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Quelques poëtes français des XVIe et XVIIe siècles à Fontainebleau/Jean Bertaut

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JEAN BERTAUT

1552-1611

BERTAUT



Jean Bertaut, né à Caen en 1552, était le compatriote en même temps que le contemporain de Malherbe. Il ne fut point de ses amis. Une question d’écoles les divisait. Bertaut n’adopte nullement cette esthétique nouvelle qui voulut remplacer les belles générosités des audacieux de la Pléiade par des parcimonies de grammairiens méticuleux. Pourtant il forme et marque la transition ; et cela fait qu’il est égratigné autant des uns que des autres. L’aventure est inévitable ; et c’est ce que l’on appellera la justice immanente. Ronsard l’appréciait, mais lui trouvait ce défaut d’être « trop retenu pour un jeune poëte », d’être, selon l’expression de Mathurin Regnier, « un poëte trop sage ». Malherbe n’avait pour lui qu’une considération quelque peu dédaigneuse, « De toute cette volée, raconte Tallemant des Réaux, il n’estimoit que Bertaut, encore ne l’estimoit-il guères ; car, disoit-il, il pleure toujours : Ses stances sont nichil-au-dos, et pour trouver une pointe il fait les trois premiers vers insupportables. » — Ce mystérieux nichil, ou nihil-au-dos fait allusion à certains pourpoints que l’on portait alors, dont le devant était de velours, tandis que le dos n’était que d’étoffe commune. — Au résumé le reproche est le même, et il est fondé, et caractérise assez exactement la manière de Bertaut : sur une trame trop grise, au gré de Ronsard, scintillent soudain des broderies d’or, dont l’éclat offusquait Malherbe, encore qu’il ne l’avoue pas expressément. Prenons patience, cependant ! On se chargera plus tard de le dire pour lui. Car un Malherbe crée un Boileau, et n’est-ce pas ce mauvais compliment que Boileau entend faire à Bertaut lorsqu’il le félicite d’être plus retenu ? Plus retenu que Ronsard, mais pas encore assez retenu !

Oui ! n’est-ce pas en effet de l’or bien pur que ceci ; J’ay veu souventefois Le ciel dans l’Océan secoüer ses estoilles ; n’est-il pas une beauté profonde en cette pensée : La mémoire des morts leur sert d’une autre vie ; une haute mélancolie en celle-ci : Rien ne seichant si tost qu’une larme de femme, Pleurast-elle de l’ame ; et de tels accents ne sont-ils pas véritablement d’un poëte ?


Bertaut était d’Église. Présenté à la cour par le tout puissant Desportes, il obtint la charge de Précepteur du Comte d’Angoulême, fils naturel de Charles IX ; puis il fut, douze ans durant et jusqu’au coup de couteau de Jacques Clément, secrétaire du cabinet du roi et lecteur ordinaire de Henri III. Après la mort de son royal patron, il fit une retraite prudente en l’abbaye de Bourgueil, et ne reparut plus guère qu’au moment où, Henri IV étant devenu le maître incontesté, il n’y avait plus de risque à se rallier entièrement à lui. Il ne fut pas étranger à l’abjuration du Béarnais et se mêla aux controverses entre docteurs catholiques et calvinistes. L’une de ces discussions est demeurée célèbre : c’est la Conférence de Fontainebleau, où Du Perron, qui y gagna le chapeau de Cardinal, réfuta le livre du Pape des huguenots, Du Plessis Mornay, sur l’Institution de l’Eucharistie en l’Eglise Chretienne. Bertaut, qui avait été l’un des assesseurs de l’évêque d’Évreux, composa à cette occasion un poème d’environ deux cents vers, sa première publication : Discours au Roy sur la Conference tenue a Fontainebleau. Paris, MDC. Cette œuvre n’a d’ailleurs pas d’intérêt, en dehors de celui de la polémique, et n’offre, en tout cas, aucune note locale.

L’année suivante, et encore à Fontainebleau, Louis XIII naquit. Bertaut célèbre cet événement par des Stances Sur la Naissance de Monseigneur le Dauphin, qui contiennent de beaux vers, et, parmi eux, cette fière affirmation, digne d’un Alfred de Vigny : Que l’espée est sans nom qui ne doit rien au livre. À ces Stances, et pour les renforcer, Bertaut ajoute une Imitation du 71. Pseaume Deus iudicium tuum regi da, etc… En forme de priere prophetique pour la grandeur et prosperité de Monseigneur le DAVPHIN. Ni l’une ni l’autre de ces pièces n’est bien remarquable. Est-ce le lieu de rappeler que, après Philippe-le-Bel, François II et Henri III, et, après Louis XIII, Gaston d’Orléans, le grand Dauphin, d’autres princes, et des princesses, virent le jour au château de Fontainebleau ?

L’un des ancêtres littéraires de Bertaut, Hugues Salel (dont le nom se lit aussi Salet), abbé de S. Cheron et de S. Sanson, conseiller et aumosnier ordinaire de la Royne, maistre d’hostel et valet de chambre du Roy, assista, le samedi 9 février 1543, à l’heureuse délivrance de Catherine de Médicis, femme de Henri II, François Premier régnant encore. Et il écrivit un poëme De la Nativité de Monseigneur le Duc, fils premier de Monseigneur le Dauphin. Il s’agit du duc de Bretagne, qui sera François II. Salel met en scène une nymphe de la Forêt, ou plutôt une naïade, comme le précise le nom de Callirhoé.


En la forestz de Biere, renommée
Sur tous les boys, pour ce qu’elle est aymée
Du dieu Sylvan, qu’on y void en plain jour
S’y promener et y faire sejour,
Je veis l’autre hyer, près de la claire source.
D’une forest accourir a grant course
Dieux, demy-dieux, deesses, nymphes belles,
Pour escouter les joyeuses nouvelles
Que recitoit, à voix doulce et hautaine,
Callirhoé, nymphe de la fontaine.


Gallirhoé, que l’imprimeur ignorant, Jaques Nyverd, orthographie Calliohré, comme il a mis Bievre au lieu de Biere, Callirhoé chante en dix-sept sixains la puissance de la Sallemandre, c’est-à-dire de la maison de Valois. Puis l’auteur reprend la parole.


A tant se teust Callirhoé la fée,
Tout en esprit ravye et eschauffée.
Et croy pour vray que la posterité
Un jour verra qu’elle dict verité.
O si les dieux me vouloient faire grace
De vivre tant ! Le poëte de Thrace,
Bien qu’il soit filz de la premiere muse,
Ne le dieu Pan, avec sa cornemuse.
Me me vaincront ; toute leur gloire antique
J’effacerois en veine poëtique
Sur ce subjet ; car ce qu’en mil années
Le temps coulant, les filz des destinées
Ont pu monstrer de excellent et beau
Est aujourd’huy dedans Fontaine-bleau.


Les fêtes du baptême de François II furent splendides. « Trois cents torches, dit Paradin, furent données à autant de personnes des gardes du corps du roi, lesquelles furent rangez depuis la chambre de Sa Majesté jusques en l’église des Mathurins, passant par la Petite Galerie, où la clarté étoit si grande de ces lumières qu’il sembloit que l’on fust en plain jour. La ceremonie du baptesme estant achevée, on entra en festin ; ensuite il y eut divers ballets, danses et autres pareilles rejouissances. Et sur l’estang il y avoit trois galeres ornées de leurs banderolles. Il se fit diverses escarmouches de princes et de seigneurs par terre et par eau. »

L’apparat ne fut pas moindre, soixante trois ans plus tard, pour Louis XIII que pour François II. « En 1606, le 4 septembre, Louis XIII et Mesdames ses sœurs furent baptisées avec un appareil manifiq ! » relate Nicolas de Fer (qui parle aussi des « divertissemens » de 1543). C’est dans un très précieux manuscrit : Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable à Fontainebleau… datant de la dernière année du XVIIe siècle et publié pour la première fois en tête des non moins précieuses Recherches sur Fontainebleau de M. Ernest Bourges. De Fer donne ces détails (je respecte la naïve orthographe, comme l’a respectée l’éditeur) :

« La cour du Donjeon étoit couuerte par le milieu dune grande toille pinte en bleu, ouuerte et decoupéé en certains endroits qui faisoit voir des figures de Dauphins, les chiffres du Roy et de la Reyne et des fleurs de lis de distance en distance, qui paroissoient estres faites en or par ce que le ciel estoit très beau ce jour là. »


N’est-ce pas d’une invention exquise, ces Lys de France, qui, sur champ d’azur, s’enlèvent en or, avec la complicité du soleil, parce que le ciel était très beau ce jour là !

De Fer continue :


« On fit vn grand pont qui raignoit depuis une fenestre du pauillon de St-Louis jusqu’à la terrasse qui sépare cette cour de celle des offices, et au bout de ce pont, joignant le dosme quon a nommé depuis le Dosme des Dauphins, on fit une éleuation de charpente sur laquelle fust dressé vn autel enrichy d’ornemens precieux, un dais en broderie. A droite et à gauche estoient des bancs pour les seigneurs et dames, et le long de la cour on avoit dressé des amphitheastres pour le peuple… Apres les ceremonies acheuéés le Roy donna vn grand festin. Il y vt ensuitte des feux dartiffice, des bals et autres diuertissemens. »

Le poëte, non plus, ne manqua pas à Louis XIII. La place de Salel fut prise par Bertaut ; et nous avons :


PANARETE
ov bien
Fantasie sur les
ceremonies du baptesme
de monseigneur le Dauphin

Par le sieur Bertavt, premier aumosnier de la Reyné et Abbé de Nostre Dame d’Aunay, — A Paris, chez Abel L’Angelier, au premier pillier de la grand’sale du Palais. MDCII, in-8 de 54 pp.


Hélas ! les seize cents vers de l’abbé d’Aunay ne valent pas les cent trente vers de l’abbé de Saint-Cheron. Panarete, ou Pannarette, signifie Toute-Vertu, sauf, je le crains, la vertu poétique. Et c’est le surnom dont le jeune dauphin est prié de s’affubler, ajouté à l’autre nom moins divin attendu des François. La « Fantasie » semble un peu lourde !


Andrie (la Valeur), Eumenie (la Clémence), Pistie (la Foy), Phronese (la Prudence), Euergesie {la Libéralité), Hypomene (la Constance), Cartere (la Patience), Alithie (la Vérité), Dicee (la Justice), Eusebie (la Piété), — qu’est-ce que cela ? ce sont Toutes les Vertus. Ce sont les marraines de Louis. On les attend avec impatience, qui s’attardent à l’on ne sait quelles interminables délibérations.


 
Quoy qu’un ardant desir de voir l’illustre enfance
De cet Astre naissant qui doit luire à la France
Pressast leur départie, et que de tous costez
Les sacrez ornemens pour cet œuure apprestez,
Les Princes, le Roy mesme, et les Dames parées
D’habits où s’esclattoient mille flâmes dorées,
Et tout Fontaine-bleau pompeux en ses Palais
Semblassent s’offencer des plus justes délais.


Elles arrivent, cependant. El jamais, peut-être, la ville ne vit tant de Vertus réunies.


Cependant le troupeau des immortelles Sœurs
Qui de tout vice humain purgent leurs possesseurs,
S’estant guidé par l’air sur l’aille d’une fée
Rendit Fontaine-bleau sensible à sa venue.

Le pompeux échauffaut pour cet acte eslevé,
Trembla dessous ses pieds, dés qu’il fust arrivé :
Les antiques parois du Royal édifice,
La masse du portail, son arc, son frontispice,
D’un lustre plus riant semblèrent esclairer.
Et ceste bande saincte en entrant adorer.


Le « pompeux échauffaut », ou échafaud, n’est autre chose que le « grand pont » et que « l’élévation de charpente » de la description de De Fer. Mais, que la description de De Fer est plus jolie ! On a vu qu’en terminant, le géographe du Dauphin (tel était son titre) mentionne… d’autres diuertissemens. Il en aurait pu nommer le librettiste, Berlaut, et il devrait énumérer les pièces suivantes :


Cartel pour les chevaliers de la Baleine.

Récit pour le ballet de douze dames toutes couvertes d’estoilles.

Pour le ballet des princes veslus de fleurs en broderies.

{{sc|Récit pour une masquarade.

Pour le récit d’Amphion suivy d’un rocher sur lequel douze nymphes estoient assises.

Pour le ballet des dames couronnées de myrte.

Récit pour le ballet de seize dames représentans les vertus, dont la royne estoit l’une.

Stances faittes promptement pour le ballet des princes de la Chine.

Pour des masques assez hidcux et sauvages.

Cartels pour divers Chevaliers deffiez par les chevaliers de Thrace.

Récit pour le ballet des princesses des isles.

Les chevaliers du soleil. Aux Dames.

Les chevaliers de l’aigle.

Pour des nymphes qui deffient Amour.

Amour vaincu de ces Nymphes et s’en complaignant.


La plupart de ces petits poëmes, sinon tous, furent assurément récités aux fêtes de Fontainebleau. Le discours des Nymphes qui deffient Amour débute assez joliment :


Ces Nymphes, hostesses des bois,
Bravant les amoureuses Loix,
Et ce feu dont l’ame est éprise,
Ne le cognoissent nullement,
Ou le cognoissent seulement
Comme on cognoist ce qu’on méprise.

Le soin de leur jeune fierté,
C’est de garder leur liberté.
S’orner de beautez perdurables.

. . . . . . . . . . . . . . .


Et sans aymer se rendre aymables.


Amour, vaincu, se complaint d’un style agréable. Puis vient Le Temps consolant l’Amour :


Amour, que te servent ces plaintes
Et les Dieux à qui tu t’attends ?
Tu ne peux rompre ces estraintes,
Que par moy seul qui suis le Temps.


Ces vers galants, ces vers mondains, Bertaut, abbé d’Aunay dès 1594, évêque de Seez en 1606, ne les avoua pas, ou prit un détour. En 1601, il avait réuni ses œuvres graves en un Recueil qui eut plusieurs éditions, chaque fois augmentées une sur l’autre, aux dates de 1605, 1620 et 1633. Un autre livre parut en 1602, reparut avec des additions en 1606, 1620 et 1633 : Recueil de quelques vers amoureux, anonyme ; à la première page, Le frère de l’Autheur (il ne se nomme pas autrement, lui non plus) donne cet avertissement Aux Lecteurs que le poëte, se trouvant dans l’irrésolution de faire imprimer ces petites pièces, les lui a données pour en disposer à sa fantaisie… Ruse assez simple, et mystère peu malaisé à pénétrer ! Mais la dignité du prélat était sauve.

C’est dans les Œuvres poétiques reconnues par leur auteur que se lit un Sonnet beaucoup plus intéressant peut-être pour l’histoire de Fontainebleau que pour l’histoire des lettres françaises :


Sur les figures de marbre
et de bronze
qui sont au petuit jardin de Fontainebleau.


Toy qui vis affamé de voir un bel ouvrage,
Assouvy maintenant ta généreuse faim,
Yoicy les plus beaux traits dont le cizeau Romain
Ou la fonte Grégeoise ait orné le vieil âge.

Là de Laocoon la douloureuse rage
Fait pleindre le métal par un art plus qu’humain :
Icy gist Cleopatre : ô qu’une docte main
A vivement portrait la mort en son visage.

Là, Diane chemine : icy le Tybre ondeux
Verse des flots de bronze, arrestant auprès d’eux
Le passant transformé de merveille en statuë.

Aussi raviroient-ils l’esprit le plus brutal,
Et qui n’est point émeu d’une si rare veuë.
Il est certes comme eux de marbre ou de métal.


Ce Petit Jardin, c’est le Jardin de Diane, qui, sous François Premier, s’appela Jardin particulier ou Jardin des Buis, sous Henry IV, Jardin de la Volière, sous Louis XIII, Jardin de l’Orangerie, et en divers temps, Jardin de la Reine,

Au sujet du Laocoon, les Recherches sur Fontainebleau de M. Ernest Bourges vont nous renseigner :


« Vers 1535 ou 1540, le Primatice reçut mission d’aller à Rome prendre les moulages des précieux chefs d’œuvre de la statuaire antique qui y étaient conservés. Il releva entre autres les empreintes des plus beaux marbres exposés dans les jardins du Belvédère. Dix de ces statues furent coulées en bronze à la fonderie établie par le roi François Premier et placées dans le jardin de la Reine (jardin de Diane) qui devint presque ainsi une nouvelle Rome. Le Primatice, dit Vasari, eut pour faire les statues des maîtres si excellents dans l’art de la fonte que ces œuvres vinrent non seulement à perfection, mais avec une peau si fine, qu’il ne fallut quasi pas les retoucher. — Cinq de ces chefs d’œuvre ont été convertis en sous à l’époque révolutionnaire. Les autres, sauvés de la destruction, ont été placés dans les petits jardins des Tuileries. Ce sont : l’Ariane, l’Apollon, la Venus, le Commode, le Laocoon. »


Et nous n’aurons pas non plus à nous livrer à de longues inquisitions au sujet des trois autres statues, car M. Bourges cite un boniment de gardien du temps du grand Roi, Pierre Poligny, conducteur des estrangers qui viennent voir la Maison Royale de Fontainebleau :


« … le jardin de la Reine où il y a de très beaux Orangers avec plusieurs figures de bronze : sçavoir, une Diane, sur laquelle il y a quatre gros Limiers et quatre Testes de Cerf, dans un grand bassin, qui jettent continuellement de l’eau. Plus un Gladiateur, un Arracheur d’épines, Cleopatre, la bataille de Marc Antoine, dessus un Mercure, et Lacollon qui fut dévoré luy et ses enfants par un serpent. »


Lacollon est une bien remarquable trouvaille de cicérone illettré !


Ces statues font partie de la série connue sous la dénomination des Fontes du Primatice à Fontainebleau, dit M. Bourges, qui sait ; et il ajoute que, comme elles sauf cinq, Le Tibre a été monnoyé ignominieusement à une ère difficile. Le Tibre était symbolisé par un homme tenant une corne d’abondance et ayant près de lui Romulus et Rémus allaités par la louve ; il orna la fontaine qui est au centre du Parterre. La Diane a été remplacée sous le premier Empire par une même Diane chasseresse qu’ont cessé d’escorter les quatre gros Limiers, précédemment placés aux angles du piédestal, si quatre têtes de cerf y figurent encore, plus bas, et crachant de l’eau.


Des merveilles sculpturales que vit Bertaut, aucune ne subsisterait donc, du moins à Fontainebleau.


Ici surgit un doute. Bertaut parle de bronze et de marbre. Faut-il induire qu’il y eut, en marbre, soit une Cléopatre, soit une Diane ? C’est à chercher, autour du Palais, et, à défaut, dans les inventaires anciens. Et si l’on ne trouve, il sera permis de croire que le poëte n’a su se faire la place, en ses quatorze vers, de compléter son énumération, — à moins que l’on ne donne à son premier quatrain un sens plus étendu et plus explétif qu’il n’y paraît d’abord. Ou peut-être n’a-t-il introduit là celle des deux matières qui nous manque, qu’afin de mieux équilibrer sa pointe !

Mais faut-il en effet, de ce chef, absoudre Bertaut, ou le faire bénéficier d’une incertitude ?


On rencontre sur une pelouse du Jardin Anglais un délicieux marbre de Cléopatre, mordue au sein par un aspic, debout d’ailleurs, et non pas gisant, et ayant à ses pieds une urne voilée. La tête, petite, est douloureuse, d’une douleur comme extasiée, et un frisson agite le ventre ; les formes sont riches et rondes, et tout le style indique une reproduction de Tantique par un ItaHen de la Renaissance, — autant du moins qu’on peut l’affirmer quand on n’est nullement expert.


Vaines raisons ! Bertaut dit : Icy gist Cléopatre. Et l’abbé Guilbert (Description historique des chàteau, bourg et forêt de Fontainebleau, 1731) est formel : « Au milieu est une très-belle et très-grande figure de Cléopatre, couchée et morte de la piqueure d’un aspic. Sur le pied d’estal est représenté en un bas relief de bronze le combat d’Octave Auguste et d’Antoine près d’Actium… Cette statue a été moulée sur l’antique de marbre qui est à Belvédère, et que l’on croit d’Ange Politian. »

Mais, plus loin, il voit, dans le même jardin, « les statües antiques de Bacchus et Cerés, et les modernes d’Apollon et de Diane en marbre blanc grandes comme nature ». Cette fois, est-ce la Diane blanche ? et doit-on prétendre que Bertaut n’a pas commis de faute ?


Et comme on lui en pardonnerait bien d’autres, si, pour glorifier Fontainebleau, il ne se présentait pas à nous trop décidément vêtu du fameux méchant pourpoint qu’on lui reproche !






La question de ces Marbres et de ces Bronzes se complique ! Ou plutôt, elle est résolue sans retour, grâce à la communication que M. Léon Deroy a bien voulu — et je lui en exprime ici toute ma reconnaissance — faire au Journal, très méritant, qui publia ces notices.


J’avais cru trouver la trace d’une autre Diane en marbre. Mais l’autorité de M. Deroy n’est discutable en rien de ce qui concerne Fontainebleau. Et je me range à son avis, que voici, tout à l’avantage du poète injustement soupçonné.

La statue de Diane, non celle de Cléopâtre, était bien de marbre à l’époque où écrivait le poëte.

C’était la fameuse figure antique de marbre blanc, connue sous le nom de Diane à la Biche et acquise par Primatice, sur l’ordre et pour le compte de François Ier. Elle fut placée à Fontainebleau, dans le jardin connu actuellement sous le nom de Jardin de Diane, et qui a porté successivement les noms de Jardin des Buis, Petit-Jardin, Jardin de la Reine, de l’Orangerie, etc ; elle y demeura jusqu’au règne de Henri IV, au cours duquel le prince la fit transporter à Paris, au Louvre, où il avait formé un cabinet d’antiques. Comme on le voit, l’habitude de dépouiller Fontainebleau remonte à plusieurs siècles. Mais pour dédommager sa résidence favorite, Henri IV fit mouler sur l’original de marbre et fondre en bronze une nouvelle Diane. Elle devint le principal ornement de la fontaine construite par les ordres du roi au milieu du Jardin de la Reine, et que décoraient en outre quatre chiens assis et quatre têtes de cerf, également en bronze.

Le sonnet de Bertaut a donc dû être composé antérieurement à la substitution de la statue de bronze à celle de marbre, et son titre comme son trait final sont parfaitement exacts. La première édition du Recueil des poésies de Bertaut est, en effet, de 1601, et le règne d’Henri IV ne prit fin qu’en 1610 ; c’est évidemment entre ces deux dates que dut s’effectuer le remplacement dont le P. Dan ne fixe pas l’époque d’une manière précise.

Voici d’ailleurs son texte, qui dissipera toute espèce de doute.


« Au milieu de ce Jardin est une belle Fontaine, que le feu Roy y a fait dresser avec un grand bassin rond dans lequel est esleuée sur un haut piédestal une riche Statuë de bronze de cinq pieds de haut, représentant une Diane : celle-cy a esté moulée sur l’original de marbre, qui estoit en ce mesme lieu et Jardin ; et que Henry le Grand faisant édifier cette Fontaine, a fait transporter à Paris au Cabinet, et Salle des Antiques du Louvre. »


Que si maintenant les lecteurs de l’Abeille sont curieux de visiter les deux Diane qui se sont succédées dans le Jardin de la Reine, nous leur rappellerons, si nous ne leur apprenons, qu’ils peuvent les admirer, celle de marbre comme celle de bronze, dans les galeries du Musée du Louvre.

La Diane de marbre, enlevée par Louis XIV du Cabinet des Antiques d’Henri IV pour prendre place dans la galerie de Versailles, revint après la Révolution au Louvre, où on lui fit les honneurs d’une salle spéciale, décorée, à son intention, de peintures et de sculptures relatives aux aventures de Diane, notamment d’un plafond, œuvre de Prud’hon. Par suite des remaniements du Musée, elle se trouve aujourd’hui placée dans une des galeries qui précèdent la salle où trône sa rivale, la Vénus de Milo.

La Diane de bronze, envoyée à Paris à l’époque révolutionnaire pour être convertie en canons ou en monnaie, échappa à la destruction. Elle fut remplacée à Fontainebleau par une fonte plus moderne, sous le règne de Napoléon Ier, et entra au Louvre, où elle se dresse aujourd’hui, dans le vestibule des salles de sculpture de la Renaissance, sur un piédestal élevé, accosté des quatre « gros limiers » dont parle Pierre Poligny.


Une note de M. Félix Herbet, de qui la sûreté d’information n’est pas moindre, est venue ensuite corroborer le dire de M. Léon Deroy.


L’abbé Guilbert affirme que la statue de Diane qui existait à Fontainebleau de son temps (1731) avait été moulée et fondue par Vignole, par conséquent au xvie siècle, dans la fonderie de Fontainebleau, sous les ordres du Primatice. Or il n’en est rien, et cest bien sous le règne de’Henri IV que la Diane a été fondue ; le bronze porte les initiales B. P. (Barthélemy Prieur) et la date 1603 ; le dernier chiffre renversé est d’une lecture douteuse. C’est ce bronze qui a été sauvé par une décision de la commission temporaire des arts du 15 prairial an II, transporté au Muséum à Paris, puis envoyé au château de la Malmaison le 23 germinal an IX, enfin restitué en 1877 au Louvre, où il se trouve aujourd’hui. Il y a un support sous le ventre de la biche.

Ainsi encore, lorsqu’en 1813 le duc de Cadore donnait à Denon l’ordre de restituer au château de Fontainebleau la Diane de bronze qu’on lui avait enlevée, il oubliait qu’elle avait déjà quitté le Louvre. Celle qui s’y trouvait encore, et qui fut envoyée à Fontainebleau, provenait du château de Marly, d’où elle avait été transférée au Muséum le 19 germinal an II ; elle avait été fondue en 1684 par les frères Keller : une inscription vissée sur la base porte ce nom et cette date. Et il n’y a pas de support sous le ventre de la biche.


Voilà donc un point parfaitement éclairci, et j’en rends grâces mille fois à messieurs Léon Deroy et Félix Herbet.