Questions actuelles - La Fin de Carthage

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Questions actuelles - La Fin de Carthage
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 362-377).
QUESTIONS ACTUELLES
LA FIN DE CARTHAGE

Delenda est Carthago. Carthage, c’est l’empire industriel et commercial de l’Angleterre. L’ennemi juré de Carthage, le Caton qui s’endort le soir et s’éveille le matin en ruminant les moyens de lui nuire, c’est l’Allemagne, devenue industrielle et commerçante par un acte de volonté, et décidée à être la première au comptoir et à l’usine comme elle l’a été sur le champ de bataille. Sa puissance militaire avait trouvé la France en face d’elle ; patiemment et méthodiquement, son armée s’est préparée à nous vaincre, et elle nous a vaincus. Sa jeune puissance industrielle trouve aujourd’hui l’Angleterre en face d’elle ; patiemment et méthodiquement, ses fabricans, ses marchands, ses contremaîtres, ses commis voyageurs, ses ouvriers se préparent à vaincre l’Angleterre. Que dis-je ? Ils l’ont aux trois quarts vaincue. « La suprématie industrielle de la Grande-Bretagne a été longtemps un lieu commun passé en axiome ; mais elle devient rapidement un mythe. L’affirmation semble téméraire. C’est pourtant la vérité. La gloire industrielle de l’Angleterre agonise, et l’Angleterre n’en sait rien. » L’Angleterre ne remarque pas davantage d’où partent les coups, et ce n’est pourtant pas difficile à voir : « Car l’Allemagne est entrée de propos délibéré dans une lutte à mort contre elle, et combat de toutes ses forces pour détruire sa suprématie. »

Tel est le cri d’alarme jeté par M. Edwin Williams dans un livre qui vient de paraître à Londres : Fait en Allemagne[1], et dont une revue très répandue[2] avait eu la primeur. Il est presque inutile d’ajouter que des propositions aussi malsonnantes ont valu des injures à leur auteur. M. Williams en a empoché beaucoup, et de fort grosses, qui lui apprendront à jouer les Cassandre. Pour des complimens, c’est différent ; la récolte a été maigre. Il a cependant été soutenu avec chaleur par un homme d’Etat qui n’est rien moins que lord Rosebery, dans un discours dont il sera parlé en son lieu, et par un journaliste au moins, le même qui attacha le grelot dans la presse britannique, en 1884, pour forcer la main au gouvernement dans la question de l’accroissement de la flotte. Ce dernier écrit aujourd’hui avec sa décision accoutumée : « Nous sommes en face d’un danger aussi grand et aussi accablant que celui qui nous menaçait sur mer il y a douze ans… Puisons du courage dans les souvenirs de 1884… Il a suffi alors de quelques articles pour réveiller la nation. Nous espérons — et nous y comptons — que la publication de M. Williams sur l’état auquel en est réduit le commerce anglais dans sa lutte contre la concurrence allemande provoquera une volte-face semblable. » L’auteur de cet article pessimiste ajoute qu’il n’y a pas de temps à perdre ; encore quelques années d’incurie, et il sera trop tard. L’Angleterre sera une « nation ruinée », d’où montera un long cri de désespoir et de colère à l’adresse de ses gouvernans : « Nous sommes trahis[3] ! »

Comment faire entrer une idée pareille, aussi paradoxale, aussi cruelle, presque blasphématoire, dans l’esprit d’un peuple qui se croit le premier du monde, et qui a vu dans la dernière reprise sur les cotons « une dispensation spéciale de la Providence en faveur de l’Angleterre » ? M. Williams a recours à tous les argumens. D’abord, ceux qui sont à la portée du premier venu, du gentleman qui n’est pas dans les affaires, qui n’y entend rien, et qui se perdrait dans des statistiques : « Regardez autour de vous, lui dit M. Williams ; voici à peu près ce que vous verrez. Vous découvrirez que l’étoffe d’une partie de vos vêtemens a probablement été tissée en Allemagne. Il est encore plus probable qu’une partie des objets d’habillement de votre femme est d’importation allemande, et il est hors de doute que les beaux manteaux et les magnifiques jaquettes avec lesquelles ses bonnes s’endimanchent ont été faites en Allemagne et vendues par des Allemands, sans quoi on ne les aurait pas eues à ce prix-là. Le fiancé de votre institutrice est commis dans la Cité, mais lui aussi a été fait en Allemagne. Les joujoux, les poupées et les livres de contes que vos enfans abîment dans la nursery ont été faits en Allemagne, et toutes les apparences sont pour que le papier de votre journal favori (un journal patriote) ait la même provenance. Parcourez votre maison du haut en bas, et vous rencontrerez à chaque pas l’étiquette fatale, depuis le piano du salon jusqu’au pot à bière de la cuisine, en dépit de son inscription anglaise. Descendez dans les entrailles de votre maison, et vous constaterez que vos drains ont été faits en Allemagne. Vous ramassez le papier qui enveloppait un paquet de livres, et lui aussi a été fait en Allemagne. Vous le jetez au feu : le tisonnier que vous tenez à la main a été forgé en Allemagne. En vous relevant, vous cassez un bibelot sur la cheminée : vous ramassez les morceaux, et vous lisez sur ce qui formait le dessous : « Fait en Allemagne. » Et vous notez vos tristes réflexions avec un crayon fait en Allemagne. À minuit, votre femme rentre du théâtre. Elle a entendu un opéra fait en Allemagne, exécuté ici par des chanteurs, des musiciens et un chef d’orchestre faits en Allemagne, avec l’aide d’instrumens et de cahiers de musique faits en Allemagne. Vous allez vous coucher, et vos regards irrités tombent sur le verset de l’Écriture apposé à la muraille ; il est orné de la vue d’une église de village anglaise, mais il a été imprimé en Allemagne. Pour peu que vous ayez de l’imagination et un mauvais estomac, vous rêvez, à peine endormi, que saint Pierre (dont l’auréole et les clefs portent la bonne marque de fabrique, l’allemande) refuse de vous recevoir au Paradis, parce que vous n’avez pas le Sceau de la Bête sur le front, et que vous n’avez pas été fait en Allemagne. Vous vous consolez en pensant qu’après tout, ce Paradis-là n’était qu’une brasserie ; et vous êtes réveillé au matin par les cuivres sonores d’une musique allemande. »

Le tableau est peint de verve et ne laisse pas d’être saisissant ; mais les gens qui ne sont pas dans les affaires se contentent de sourire, et les autres, ceux qui ne croient qu’aux chiffres, haussent dédaigneusement les épaules, car ce sont des mots, rien que des mots.

Qu’à cela ne tienne. M. Williams va les combler de chiffres, empruntés aux statistiques officielles. Il leur prouvera par des tables que « les progrès merveilleux de l’Angleterre », dont la pensée continue à remplir d’orgueil les cœurs britanniques, sont de l’histoire ancienne. Un déclin régulier leur a succédé, et c’est l’Allemagne qui fait maintenant des « progrès merveilleux ». À la vérité, les affaires se relèvent, en ce moment même, dans la Grande-Bretagne ; mais qu’est-ce que cela signifie, si elles se relèvent encore bien davantage chez sa rivale ? Il est vrai aussi que la dépression commerciale de 1892 à 1894 n’avait pas épargné l’Allemagne ; « mais, tandis que les exportations du Royaume Uni diminuaient de 6 pour 100, celles de l’Allemagne ne reculaient que de 3 pour 100 ». De sorte que les fluctuations des dernières années sont à l’appui de la thèse de M. Williams ; l’Allemagne résiste mieux dans les mauvais jours, et elle rebondit plus vite, et plus vigoureusement, quand le baromètre commercial remonte. Au surplus, voici quelques chi lires, le moins possible ; le lecteur qu’ils ennuient n’a qu’à sauter deux pages et à en croire M. Williams sur sa parole.

En 1872, les exportations du Royaume-Uni s’étaient montées à 256, 257, 347 £. En 1895, elles n’ont été que de 226, 169, 174 £. Observez la marche de leur décroissance dans les différentes parties du monde, vous verrez que, presque invariablement, les produits anglais ont été évincés par les produits allemands, qui s’infiltrent, font tache d’huile, et finissent par régner en maîtres. Exemple : les exportations des deux pays en Russie pour les fers, les fers travaillés et les machines.

EXPORTATIONS ANGLAISES


1893 161 413 tonnes
1894 138 318 tonnes
EXPORTATIONS ALLEMANDES


1893 505 881 quintaux métriques
1894 1 568 002 quintaux métriques

Et le progrès s’est encore accéléré, pour l’Allemagne, en 1895.

Au Japon, l’un des deux rivaux fait des pas de géant, l’autre des pas de tortue ; en 1895, les importations allemandes ont augmenté de 55 pour 100 sur l’année précédente, les importations anglaises de 10 pour 100. En Égypte, où le commerce anglais est presque chez lui, les importations allemandes ont plus que triplé en quinze ans. La Grèce, qui était l’une des bonnes clientes de l’Angleterre, est en train de lui retirer sa pratique.

IMPORTATIONS ANGLAISES EN GRÈCE
Objets d’habillement et quincaillerie.


1891 7 646 £
1894 2 238 £
Cotonnades.


1891 406 855 £
1894 297 621 £

Pas n’est besoin de demander qui a profité de la différence. Une enquête faite par les Italiens constatait au même moment qu’un Macédonien est aujourd’hui habillé de la tête aux pieds par l’Allemagne : « Ça ne vaut rien du tout, ajoutait le rapport, mais cane coule presque rien. » L’Italie est aussi très entamée. À Naples, dit un autre rapport. — anglais celui-là, — « la bonneterie de coton de Chemnitz a pris la place des marchandises anglaises, qui ont moins de coup d’œil et se vendent moins bien. » Même décadence pour les étoffes anglaises, dans toute l’Italie ; les importations de tissus de chanvre, entre autres, tombent à rien.

L’Amérique du Sud passe à l’Allemagne, grâce à un déploiement d’activité vraiment admirable et auquel concourent avec un zèle égal fabricans et négocians, placiers et agens officiels. Enfin il n’est pas jusqu’aux États-Unis, si bien protégés à ce qu’il semble, qui ne voient arriver des marchandises allemandes depuis l’exposition de Chicago. Tandis que les industriels anglais faisaient la petite bouche, sous prétexte que ces exhibitions coûtent plus qu’elles ne rapportent, les Allemands profitaient de l’occasion pour se faire connaître, et ils n’ont pas eu à s’en repentir. (Toujours d’après M. Williams, je dois dire qu’ici les Allemands eux-mêmes ne sont pas tous de son avis.)

Jusqu’aux colonies anglaises qui font infidélité à la mère-patrie : « On croit généralement, écrit M. Williams, que nos colonies aident à la prospérité de la mère-patrie. En fait, elles fournissent de bons débouchés à l’Allemagne. » L’Angleterre exportait jadis des quantités considérables de fer aux Indes. Les chiffres sont tombés de près de moitié dans les douze dernières années ; et c’est au profit de la Belgique et de l’Allemagne. Question de fret, paraît-il. Même décadence pour les machines anglaises, pour le sel anglais, pour les instrumens de musique anglais, pour toutes sortes de produits anglais, et non seulement aux Indes, mais au Canada, en Australie, dans la Nouvelle-Zélande, dans la Tasmanie, et le concurrent heureux est toujours « l’invincible Allemand ». M. Williams ajoute, non sans raison, hélas ! « La France n’a pas l’air plus capable que nous de lui résister. »

Pour comble d’humiliation, l’Allemagne vient attaquer sa rivale chez elle. De cliente de la Grande-Bretagne, elle se transforme rapidement en fournisseur. « Odieuses comparaisons, s’écrie M. Williams : en 1891, nous avons exporté en Allemagne 31 839 tonnes de fers et aciers travaillés ; mais l’Allemagne (qui dépendait en très grande partie de nous-mêmes, quelques années plus tôt, pour sa propre consommation) nous en a envoyé 109 958… Nous lui avions vendu pour 196 026 £ de fils et appareils télégraphiques, contre 21 638 en 1895. » Cette énorme diminution s’explique par les statistiques allemandes, qui accusent un développement fabuleux des industries du fer, et une augmentation proportionnée, si ce n’est même plus que proportionnée, de leurs importations dans le Royaume-Uni.

De toutes les tables officielles ressort pour M. Williams une même conclusion. Qu’il s’agisse de lainages ou de pianos, de coutellerie ou de produits chimiques, de fils métalliques ou de livres d’images, l’Allemagne a commencé par s’affranchir des tributs qu’elle payait aux autres nations ; elle est devenue son propre fournisseur. Après quoi elle a procédé à l’inondation méthodique du globe par les produits allemands, sans épargner l’Angleterre. Pourquoi l’aurait-elle épargnée ? L’Angleterre n’était-elle pas, au contraire, l’ennemie naturelle ? Il ne peut pas y avoir à la fois, en Europe, deux reines du commerce et de l’industrie ; il faut que l’une des deux abdique ou périsse. L’Allemagne compte bien que ce ne sera pas elle, et toutes ses forces sont tendues vers l’étranglement de l’autre : « Tout ce qu’elle fait en faveur de son industrie est dirigé contre la rivalité de l’Angleterre. » Ce n’est pas M. Williams qui le dit, cette fois ; c’est un rapport officiel[4].

Il reste à trouver l’explication de sa facile victoire, ou — n’exagérons rien — de son commencement de victoire. M. Williams en propose une, et elle est curieuse, et elle a tout l’air d’être la bonne. Elle n’est pas tirée de considérations sur la main-d’œuvre ou les prix de revient. Elle se passe de chiffres, rassurez-vous ; elle est toute psychologique.

L’homme d’affaires allemand est modeste. Cela ne durera peut-être pas. Il est même sûr que cela ne durera pas, l’âme germanique étant une de celles qui se gonflent le plus vite dans la prospérité, témoin l’officier allemand. Mais enfin, pour l’instant, leurs hommes d’affaires sont modestes. Ils sont les premiers à dire qu’ils ont besoin de se mettre à l’école, et ils y mettent leurs fils, s’y mettent eux-mêmes, chez les Anglais de préférence, puisque ce sont les Anglais qu’il s’agit d’évincer. Chaque année voit débarquer dans la Grande-Bretagne une armée de jeunes hommes de bonne volonté et de prétentions modestes, qui donnent sans compter leur temps et leurs peines, qui sont doux et patiens, laborieux et souples, excellens commis, en somme, et très appréciés de leurs patrons. Ils ont l’air de ne rien voir, à cause de leurs lunettes, et rien ne leur échappe. Au bout de quelques mois, ils savent d’où l’usine fait venir ses matières premières et ils ont dans leur carnet les noms et adresses des producteurs qui la fournissent ; ils connaissent tous les procédés, tous les débouchés, les goûts des cliens et leur solvabilité, le fort et le faible de chaque méthode et de chaque opération, et aucun de ces renseignemens ne se perd.

En 1880, des délégués de l’Institut anglais pour le fer et l’acier visitaient Dusseldorf. Un docteur allemand chargé de leur souhaiter la bienvenue le fit dans les termes suivans : « Nous ne pouvons pas refuser de reconnaître, — il y aurait déjà de l’ingratitude à le passer sous silence devant nos hôtes anglais, — que le plus grand nombre, de beaucoup, des inventions importantes et des perfectionnemens, dans l’industrie du fer, sont venus de la Grande-Bretagne ; mais vous reconnaîtrez, vous, nos visiteurs anglais, dès que vous aurez fait connaissance avec notre industrie du fer, que les Allemands ont su adapter avantageusement aux circonstances locales ce qu’ils avaient reçu de vous, et le développer d’une façon qui leur est personnelle. » M. Williams devient amer en parlant de ce petit discours, qui lui paraît empreint d’une ironie cruelle et de mauvais goût. Je suis convaincu qu’il se trompe et que son docteur s’exprimait en toute candeur, comme un écolier qui a mérité des bons points et qui tient à se les faire donner ; tant pis s’il tombe mal à propos, au moment où ses maîtres ont le cœur barbouillé ou les nerfs malades. L’Allemand a la fureur de se faire rendre justice. Quiconque a voyagé au-delà du Rhin sait à quoi s’en tenir sur ce sujet, à quel point il peut manquer de tact, quelles questions blessantes il est capable de vous adresser avec un bon sourire et de bons gros yeux.

Les Anglais commencent à leur rendre justice, mais ils ont mis des années à ouvrir les yeux. Il n’y a pas longtemps que d’autres délégués britanniques, chargés d’expliquer pourquoi les hauts fourneaux anglais fermaient, tandis que ceux d’Allemagne donnaient jusqu’à 30 pour 100 de dividende, ont résumé dans les termes suivans leur voyage en terre germanique : « Nous avons à recommencer par le commencement et à tout rapprendre. » L’un d’eux disait, au cours de son rapport : « Je suis resté confondu. »

D’élève modeste et reconnaissant, l’Allemand devient un fournisseur non moins modeste et non moins reconnaissant. Ce n’est pas lui qui dirait jamais, comme l’industriel ou le négociant anglais d’après M. Williams : « Je sais mieux qu’eux ce qu’il leur faut. » L’Allemand est aux petits soins pour le client. Il respecte ses goûts, ses manies (qu’est-ce que ça lui fait ? ), et le client lui en sait gré, lui achète aujourd’hui un mouchoir, demain un couteau, après-demain une locomotive. Ce ne sont point des expressions symboliques. Lisez plutôt : « Il y a bien des années, l’Angleterre exportait en Russie des quantités considérables de mouchoirs rouges, qui servaient surtout de mouchoirs de tête pour les femmes. Ils étaient de forme oblongue. Les femmes russes les auraient voulus carrés, et le Lancashire avait été informé de leur désir ; mais le Lancashire se trouvait meilleur juge, d’autant qu’un changement de forme impliquait un changement d’outillage. Les jeunes filles russes continuèrent donc à maudire leur coiffure, jusqu’au jour où leur tristesse fut changée en joie par l’arrivée d’un commis voyageur allemand. Aujourd’hui, leurs têtes sont toujours égayées de mouchoirs pourpres ; mais ils ne viennent plus de Manchester. »

Autre anecdote, tirée d’un rapport (1894) du consul anglais à Belgrade. — Le Serbe est très conservateur pour les objets de ménage, très attaché aux formes et aux modèles que lui ont transmis ses pères. Il tient beaucoup plus à avoir un couteau à l’ancienne mode qu’un couteau mieux trempé, mais d’une forme nouvelle, et ce n’est pas pur caprice de sa part ; étant donné sa manière de s’en servir, il se coupe moins les doigts avec le vieux modèle. Les fabricans anglais n’ont jamais voulu se soumettre. Survint un Allemand, qui s’empressa de copier un vieux couteau. Les siens ne coupent pas, et ceux des Anglais coupent ; mais ce n’est pas l’important. « La question de modèle est également décisive pour les autres instrumens, » ajoute le consul anglais. Morale de l’histoire : en 1893, l’Allemagne a exporté en Serbie pour 1 296 £ de coutellerie et d’outils, l’Angleterre « pour moins de 10 livres sterling ».

Ce n’est pas non plus le négociant allemand qui humilierait et découragerait le client en refusant les petites commandes. Il laisse ces façons désobligeantes au gros bonnet de la Cité, qui trouve volontiers que « l’affaire n’en vaut pas la peine ». Imprudent gros bonnet, qui laisse aux Allemands le soin d’appliquer le proverbe anglais : « Prenez garde au sou ; la pièce d’or se surveillera toute seule. » L’Allemand prend garde à son petit sou, et il est récompensé une fois de plus de sa modestie : « Les grandes maisons anglaises veulent de grosses commandes. Dans leur dignité empesée, leur dédain de myope pour les expansions possibles, elles méprisent les petites, les abandonnent généreusement aux maisons allemandes, qui sont lestes à les happer au vol, quelque infimes qu’elles soient… On se racontait dernièrement dans la Cité l’anecdote suivante. Un commis voyageur anglais, de retour de l’Amérique du Sud, reçut des reproches d’un de ses patrons pour avoir accepté de petites commandes : il n’y avait pas une grande maison qui acceptât des affaires de 5 £. Le commis voyageur allégua les habitudes allemandes ; le patron envoya les Allemands au diable. Cinq ans après, le même commis voyageur revenait de nouveau et avait à subir les lamentations du même patron sur la décadence des affaires. « C’est, fit l’autre, les Allemands. Les commandes de 500 £ ont suivi celles de 5 £. » Le patron déclara qu’à l’avenir il faudrait prendre ce que l’on trouverait. « Il n’y a plus rien à prendre, répliqua le commis voyageur. Vous m’avez saboulé pour avoir accepté de petites commandes et vous avez envoyé les Allemands au diable. Ce sont nos affaires qui sont allées au diable ! »

Ce n’est pas le négociant allemand qui dirait : « C’est bien assez bon pour eux. » Il ne le pense réellement pas. La preuve en est qu’il ne se lasse pas d’améliorer sa fabrication, et qu’il lui arrive aujourd’hui de travailler mieux que ses maîtres, n’en déplaise aux industriels anglais qui continuent à répéter de confiance, en parlant des produits allemands : « Pas cher, mais de la camelote ». Ce n’est plus toujours de la camelote, et quand c’est encore de la camelote (je laisse à M. Williams la responsabilité de ce qui va suivre), l’Allemand est si désolé, il a si grande honte, qu’il n’a pas le cœur d’y mettre une marque de fabrique allemande ; il met une marque anglaise, et réserve la sienne pour les produits de choix.

Ce n’est pas le négociant allemand qui se représenterait l’humanité entière acharnée à acheter ses chaussettes ou ses assiettes au prix de n’importe quelles difficultés, pour le plaisir. et pour la gloire, et pour entrer dans les vues du Seigneur. C’est une idée anglaise ; on peut bien se donner un peu de peine pour avoir l’honneur d’être servi par un citoyen de la première nation du monde. La plupart des placiers anglais, affirme M. Williams, se dispensent d’apprendre la langue du pays où ils ont leurs affaires, quitte à prendre un interprète. Le patron leur a donné l’exemple en les faisant précéder de circulaires et de catalogues en anglais, où les prix sont en monnaie anglaise, les mesures en mesures anglaises. C’est au client à comprendre ; tant pis pour lui s’il a la tête dure ou l’humeur paresseuse. Vous avez de la peine à le croire ? Moi aussi ; mais M. Williams s’y attendait, et il cite ses auteurs. Le consul britannique à Moscou dit dans une dépêche officielle : « Les maisons anglaises ne doivent pas s’attendre à produire grand’chose en nous envoyant des listes de prix et des circulaires en anglais ; cela doit coûter très cher en impression et Irais de poste, et c’est de l’argent perdu ; les acheteurs russes ne les apprécient pas du tout. »

Arrive le commis voyageur allemand. Il prend toute la peine pour lui. Il baragouine les langues les plus bizarres, adopte sans hésiter les poids et mesures du pays, la monnaie du pays ; le pays n’aurait ni monnaie, ni poids, ni mesures, qu’il adopterait tout de même son système. On le rencontre partout, dans les endroits les plus extraordinaires, les plus ignorés des fiers agens « de la première nation du monde ». Il ne méprise ni les petites bourses, ni les petits bénéfices. Il est insinuant, et toujours si modeste ! si empressé à entrer dans les idées de chacun, fût-ce d’un enfant ! Les petites filles n’ont pas besoin de lui dire deux fois qu’elles veulent des poupées « qu’on puisse débarbouiller ». Il en rapportera à son prochain voyage, et elles détrôneront jusque dans la nursery anglaise la poupée nationale, qui déteint, et qui fond, à horreur !

Ce n’est pas le négociant allemand qui dédaignerait de donner ses soins à l’emballage de ses marchandises. Aussi arrivent-elles en parfait étal, au rebours des marchandises anglaises, emballées avec une indifférence olympienne pour la casse ou le « défraîchi ». Le client réclame ? Il ose réclamer ? « Nos émissaires commerciaux, écrit M. Williams, sont tous chargés du même message : — C’est à prendre ou à laisser. » On laisse, et « l’invincible Allemand » ramasse la commande.

Tant de choses dans la modestie ? Assurément. Elle ne suffirait pourtant pas à elle toute seule, étant essentiellement une vertu négative. L’Allemand ne serait point « parti à la conquête du monde industriel » s’il ne possédait aussi une volonté patiente et tenace, et une idée, une seule, dont se sont souvent moquées les autres nations, à commencer par nous, qui l’a fait traiter de rêveur ou de pédant, et qui s’est trouvée en définitive la bonne. Son idée, aussi contraire que possible à l’opinion courante en Angleterre, c’est que tout peut s’apprendre et gagne à s’apprendre dans les livres, même la manière de tisser la toile ou de creuser un puits de mine, à condition que le livre ait continuellement la pratique pour vivant commentaire. Il veut que les exercices pratiques soient imprégnés de théorie. Il leur donne un substratum de notions scientifiques aussi large et aussi solide que le permettent le degré d’intelligence et de culture des élèves. En un mot, il instruit l’apprenti avant de le dresser.

M. Williams ne s’est pas dissimulé la difficulté de faire admettre à ses compatriotes que la théorie doive primer la pratique pour former un contremaître ou un courtaud de boutique. « Le monde entier, dit-il, sait combien l’Etat s’occupe de l’éducation en Allemagne, et, en particulier, de l’éducation technique et scientifique. Cela ne fait pas qu’on en ait fini avec l’idée d’une Allemagne perdue dans les brumes d’une philosophie nuageuse ou dans les éternelles recherches d’une érudition de détail ; d’un peuple passant sa vie à empiler des faits inutiles à tout le monde, au compilateur tout le premier. Il y a des songe-creux partout, et l’Allemagne en a sa part ; mais l’enseignement scientifique de la masse de son peuple n’est rien moins que favorable aux songe-creux. Il est rigoureusement pratique. L’éducation technique donnée en Allemagne est très complète et tout à fuit scientifique ; mais elle est calculée en vue de l’application[5]. »

Chaque métier, là-bas, a ses écoles techniques, organisées d’après les principes qu’on vient de voir, et le système a toujours réussi. L’Etat aide au besoin ; mais le peuple a compris l’importance d’un enseignement qui fait aujourd’hui « partie de sa vie au même titre que les écoles primaires », et il est capable de lui faire des sacrifices d’argent : c’est tout dire. La caisse de prévoyance des mineurs westphaliens entretient quinze écoles préparatoires (Bergvorschulen), où les enfans apprennent tout ce qui peut servir dans le métier. On leur fait étudier les charbons et les minerais de fer, les gaz et les explosifs. Ils ont un laboratoire pour les analyses et un coin de mine pour toutes sortes d’expériences. Ils savent dresser la carte des charbonnages de la région et le plan des travaux de chaque mine. On leur fait aussi mettre la main à la pâte, creuser un puits ou une galerie ; mais la théorie d’abord.

Chemnitz possède une école de tissage fondée en 1856. On y enseigne le dessin, les principes et le mécanisme de toutes le& sortes de métiers à tisser, et l’instruction pratique marche parallèlement ; au sortir de l’école, l’enfant doit savoir faire aller sans aide n’importe quel métier.

L’école technique de Stuttgart pour l’industrie du bâtiment (qu’il ne faut pas confondre avec l’école technique supérieure établie dans la même ville) possède une bibliothèque de 70 000 volumes.

Ainsi de suite ; il y en a partout, et les effets commencent à s’en faire sentir dans le peuple. L’ouvrier allemand avait, à juste titre, la réputation de manquer d’initiative et d’invention ; il n’avait pas « d’idée », selon l’expression populaire, et c’est encore son défaut, mais déjà moins. L’ « idée » lui vient peu à peu, grâce aux maîtres qui travaillent sans relâche à lui ouvrir l’esprit, cet esprit si lent, mais si robuste, si bien outillé par la nature pour le mener loin dans tout ce qu’il entreprendra sérieusement, et il entreprend tout sérieusement. Le lièvre n’a qu’à se bien tenir s’il ne veut être battu une fois de plus par la tortue, et je ne pense plus ici à l’Angleterre ni au livre de M. Williams ; je pense au lièvre français et à sa confiance aveugle dans son génie d’invention, dans sa vivacité d’intelligence, dans toutes les qualités « qui ne se donnent pas », il le croit du moins. C’est justement la question ; elles se donnent peut-être dans une certaine mesure, et peut-être qu’elles se remplacent. Je crains que nous n’en ayons la révélation foudroyante à l’exposition de 1900, lorsqu’il sera trop tard.

M. Williams estime qu’on ne peut pas exagérer l’importance d’un bon système d’éducation technique, et il s’exprime très durement sur celui de la Grande-Bretagne : « Je me suis laissé entraîner, dit-il, dans le détail de l’éducation technique allemande, parce que je voulais faire embrasser à mon lecteur cette splendide organisation, qui est un facteur essentiel du succès industriel de l’Allemagne. Comparée à ce qui existe en Angleterre, c’est la lampe électrique et la chandelle de résine. »

Ses compatriotes ne sont point de son avis, parce qu’ils partent d’un autre point de vue, que beaucoup de Français partagent, faute d’avoir compris le système de pénétration mutuelle et intime entre la théorie et la pratique, qui fait la force et la fécondité de l’enseignement technique allemand. L’Anglais en est encore à les juxtaposer, ce qui le conduit à donner le pas à la pratique sur la théorie, au travail manuel sur la classe ; ses apprentis ingénieurs forgent tout le jour et vont au cours le soir, à moins qu’ils ne s’endorment : « On a l’air de croire, en Angleterre, qu’un jeune homme peut acquérir (dans ces conditions) l’instruction technique nécessaire. » Mieux avisé, et mieux partagé, le professeur allemand s’adresse, autant que faire se peut, à des élèves frais et dispos ; « l’enseignement du soir est une exception dans toutes ces écoles techniques. » Il n’en faut pas davantage pour marquer la différence d’attitude des deux peuples à l’égard de l’instruction ; objet de luxe pour l’un, de première nécessité pour l’autre ; l’Anglais la traite en esclave, l’Allemand en souveraine.

Il a la foi. Il croit que la science désintéressée est encore, tout compte fait, ce qui rapporte les gros dividendes, et l’événement lui donne raison : « Il existe à Elberfeld une usine (de produits chimiques) dont le personnel fixe comprend, entre autres, soixante bons chimistes. Ces messieurs ont à leur disposition des laboratoires bien installés, et ils reçoivent des appointemens pour ce que les Anglais appelleraient « ne rien faire » ; les Allemands appellent cela « faire des recherches ». Ils n’ont pas à s’occuper de ce qui se passe dans l’usine, ne sont chargés d’aucune besogne routinière ; leur tâche consiste simplement à faire des analyses et des expériences, jour après jour, année après année, jusqu’à ce que l’un d’eux ait découvert un nouveau procédé, ou un moyen d’utiliser en grand quelque déchet : ce jour-là, ses patrons et lui-même sont payés de leurs peines. L’usine d’Elberfeld n’est pas une exception ; son système est la règle en Allemagne. L’usine badoise d’aniline et de soude de Mannheim, par exemple, emploie encore plus de chimistes (soixante-dix-huit, pas un de moins ! ). Un industriel anglais dirait que c’est de l’extravagance et de la folie. Il y a apparemment des extravagances qui rapportent : le dernier dividende de l’usine badoise a été de 25 pour 100. Voilà comment les industries chimiques allemandes ont conquis une partie du monde, et comment elles continuent à étendre leur empire. Payer de gros appointemens à un gros état-major de premier ordre, à seule fin de permettre à ses membres de faire de la science à leur idée, c’est jeter l’argent par les fenêtres d’une manière idiote aux yeux du manufacturier anglais, lui qui emploie rarement plus de six chimistes, dont pas un pour la recherche pure. Avec l’argent gaspillé, il y aurait de quoi louer une forêt pour chasser le daim ou avoir une maison de campagne ! Soit ; mais que le manufacturier anglais ne vienne pas ensuite geindre parce que les affaires vont mal et qu’il faut vendre la maison de campagne, ou renoncer à inviter ses amis à chasser. »

L’Anglais s’est endormi sur ses lauriers, voilà son malheur ; l’Allemand veille et avance. Il est sans cesse sur le qui-vive, et il trouve aide et secours dans toute la machine gouvernementale. Chez lui, tout le monde pousse à la roue. Le plus grand personnage et le plus humble fonctionnaire sont également pénétrés de l’idée que le devoir de tout bon Allemand est de faire gagner des petits sous à ses compatriotes. On raconte que M. de Bismarck, lorsqu’il était au pouvoir, eut à causer avec un envoyé chinois. Les questions diplomatiques épuisées, le Chinois voulut s’en aller. M. de Bismarck ne le lâcha qu’après lui avoir soutiré une commande de rails pour une maison allemande. Un exemple pareil, tombé de si haut, est fait pour stimuler le zèle des agens officiels de tout grade. Aussi le zèle n’est-il point ce qui leur manque. Un rapport lu en 1895 à la Chambre de commerce de Londres expose qu’à Bucharest la légation allemande possède des attachés commerciaux à la piste de toutes les affaires, qu’ils signalent en détail aux maisons allemandes.

Pour toutes les raisons qu’on vient de voir, et encore pour plusieurs autres que l’on trouvera dans son livre, M. Williams se croit autorisé à clore ses lamentations de Jérémie par cette conclusion (c’est lui qui souligne) : « L’Angleterre a perdu sa position unique de maîtresse incontestée du monde industriel, et il n’y a pas apparence qu’elle la reprenne. » L’arrêt est dur. Pour toute fiche de consolation, le prophète de malheur ajoute : — « On peut encore lui rendre quelques bribes de la gloire perdue. Et voyons du moins à ce que les choses n’aillent pas encore plus mal. » Il s’attendait à être lapidé ; il l’a été. On en est venu aux gros mots : on l’a traité de protectionniste, et je dois dire qu’il ne s’en est pas défendu. Mais les injures ne sont pas des raisons, et je ne sache pas que M. Williams, au moment où j’écris, ait été réfuté sérieusement, pièces en main. Lord Rosebery a accepté ses chiffres et admis ses pronostics dans un discours auquel il a déjà été fait allusion et auquel il est temps de revenir.

C’était à Epsom, le 24 juillet dernier. Lord Rosebery vint à parler de la concurrence étrangère. « Quand même nous n’y serions pas exposés, dit-il, puisque l’ancien système d’apprentissage s’en va, il faut de toute nécessité que nos petites villes — et nos grandes villes, cela va sans dire — aient un moyen quelconque de former de bons ouvriers, et d’assurer aux artisans le capital que représente pour un homme l’habileté dans un métier. Mais nous ne sommes pas libres de concurrence, en ce moment. Nos consuls et nos divers fonctionnaires du Board of Trade n’ont pas cessé depuis des années d’appeler l’attention de la communauté sur ce fait que nous ne sommes plus comme autrefois les maîtres incontestés de l’empire du commerce, et que nous sommes menacés par un rival au moins, des plus formidables, qui gagne sur nous comme la mer sur les parties faibles de la côte, ainsi que M. Aston pourrait vous le dire d’après son expérience de la Cité, — je veux parler de l’Allemagne. Il a paru dernièrement un petit livre, Fait en Allemagne, sur lequel je crois devoir appeler votre attention. »

Suivait une analyse de la thèse de M. Williams, avec chiffres à l’appui, et l’orateur poursuivait : « A mon sens, ce sont là des faits graves et frappans. Peut-être n’est-ce pas ici le lieu de s’enquérir des causes en ce qui concerne la Grande-Bretagne, mais, en ce qui touche l’Allemagne, on n’a pas loin à aller pour les trouver. Voilà soixante ou quatre-vingts ans qu’elle se prépare à être une grande nation industrielle par le système d’éducation technique le plus parfait qui soit au monde, la Suisse exceptée peut-être. Elle a été lente, elle a été patiente, elle a été laborieuse, elle nous a envoyé des commis et des agens qui se sont appropriés les secrets que nous pouvions avoir et qui les ont perfectionnés à leur retour en Allemagne, et le résultat est que nous n’avons pas encore perdu notre position, mais que l’Allemagne nous rattrape tout doucement — ou, plutôt, pas doucement. Dans quelques-unes de nos colonies, aux Indes, en Égypte, malgré notre tutelle provisoire, le commerce anglais est gravement menacé par le commerce allemand. Je ne suppose pas qu’à Epsom nous soyons préparés à combattre à nous tout seuls une situation aussi grave ; mais nous pouvons toujours examiner la situation au point de vue de la nation en général. Nous pouvons regarder ce qui a fait le succès de l’Allemagne, et rechercher s’il n’y a pas chez nous-mêmes des causes internes, — une certaine léthargie, une certaine indifférence, un certain sentiment hautain de notre supériorité, — qui ont amené notre décadence. »

Le seul moyen d’arrêter cette décadence serait de créer un courant d’opinion qui forçât les ayans droit à prendre les mesures commandées par les circonstances. Le plus pressé est donc de fournir au public des documens officiels et authentiques : « Il est certainement possible d’instituer une enquête qui pourrait être courte, qui pourrait être pratique, et qui pourrait être complète, sur les causes de la décadence du commerce britannique et sur les progrès alarmans de nos rivaux de l’étranger. J’imagine qu’on peut la résumer d’avance ; voici ce qu’on trouvera : Depuis la défaite de l’Autriche, l’Allemagne n’a pas cessé de se préparer silencieusement et posément à deux grandes guerres. Elle en a fait une, celle pour la consolidation de l’Allemagne. L’autre, qu’elle est en train de faire, c’est la guerre industrielle. Et j’ai grand’peur — tout en lui voulant beaucoup de bien — qu’elle n’y soit aussi victorieuse, à moins que nous ne prenions nos précautions à temps. »

Lord Rosebery admet donc comme M. Williams que l’Allemagne a engagé un duel à mort avec la Grande-Bretagne sur le terrain commercial, et que l’issue en est à tout le moins douteuse. Delenda est Carthago, et Carthage ne se défend pas, engourdie dans une orgueilleuse sécurité. De quel côté est la vérité dans cette question de vie et de mort ? Nous le saurions si l’Angleterre se résolvait à l’enquête demandée par lord Rosebery, « rapide, pratique et complète ». D’autres encore que ses compatriotes y prendraient un intérêt extrême. L’Angleterre vaincue par l’Allemagne, ou simplement menacée, et s’en rendant compte, et l’avouant, il y aurait de quoi donner à penser à d’autres qu’à elle-même, il y aurait plus d’une leçon — et combien sérieuse ! — à en tirer. En France aussi, nous ne prêtons pas assez l’oreille au bruit formidable et sans cesse grossissant de ce grand peuple en marche pour la conquête pacifique du globe à coups d’échantillons. A défaut d’orgueil, nous avons la vanité, non moins berceuse et non moins dangereuse, qui nous empêche de nous interroger sans complaisance. Apportons-nous dans la bataille industrielle la haute méthode dont s’émerveillaient les délégués anglais, et qui a permis à l’Allemand de tirer un si prodigieux parti des élémens que lui fournissaient la nature et la race ? Mettons-nous le même génie pédagogique à équiper l’intelligence et à discipliner l’adresse des masses ouvrières ? Possédons-nous les qualités de caractère qui font de l’Allemand « l’invincible Allemand » sur tous les marchés du monde, et lâchons-nous à les développer en nous et autour de nous ? Avons-nous son esprit d’entreprise, sa volonté arrêtée de s’adapter à tous les besoins et de se plier à tous les goûts ? Avons-nous la vigilance infatigable qui ne laisse jamais échapper ni l’espoir d’un débouché, ni la chance d’une commande ? Et si nous n’avons pas tout cela, que faisons-nous ? Qu’attendons-nous ? Qu’espérons-nous ?


ARVEDE BARINE.

  1. Made in Germany.
  2. New Review.
  3. Review of Reviews, 15 juillet 1896.
  4. Rapport de la Royal Commission on Technical Education (1884).
  5. Souligné dans l’original.