Questions politiques et sociales/24

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Calmann Lévy (p. 347-354).



XXIV

LETTRE À UN AMI


« Où en êtes-vous, maE dis-tu, dans ces jours de trouble et d’angoisses ? Où sont allés les rêves de ceux qui, s’élevant au-dessus du temps présent, contemplaient dans l’avenir la terre embellie par la famille humaine ? »

Pauvre famille ! voilà, en effet, « deux races dont le génie particulier devait se servir mutuellement de contre poids dans la marche et le progrès de l’universelle intelligence », forcées de s’égorger pour des questions diplomatiques où la lumière de l’opinion n’a pas encore pénétré, autant dire forcées de s’égorger sans savoir pourquoi.

« Il est trop tard, ajoutes-tu, pour philosopher, il faut agir. »

Sans doute, il faut agir, et la question n’est pas douteuse, il faut combattre ; mais après ? Quel fruit recueillerons-nous de ces immenses désastres ? L’héroïsme du soldat est une ivresse : il a fait le sacrifice de sa vie, il n’est plus dans les conditions normales de la vie. Le soldat français surtout a cette prodigieuse surexcitation que ses ennemis même reconnaissent et admirent. Maïs, au lendemain des combats homériques, les nations armées, palpitantes, exaltées, se retrouvent-elles tout à coup dans les conditions de raisonnement et de prévoyance qui empêcheraient à jamais le retour de ces atroces étreintes avec la mort ?

Peut-on concevoir la pensée de détruire une race au profit de l’autre ? Le mal que nous font nos ennemis, ne retombe-t-il pas sur eux-mêmes, par la loi absolue de la solidarité humaine ? « Pas un Prussien, disent les belliqueux purs, ne sortira de France ! » Si nous étions chez eux, ils diraient de nous la même chose. Qu’en dit là haut le Dieu des armées ? Encore une fois, pauvre famille humaine ! et ajoutons : pauvre Dieu, que celui qui est investi par les hommes du devoir de tuer le plus d’hommes possible !

Oui, mon ami, je suis plongée dans la douleur à la veille des batailles décisives ; je le serai encore le lendemain, quelle que soit l’issue. Elle ne peut être que fatale à tous, à moins d’un grand réveil de l’esprit public, qui est plus à espérer pour la race latine que pour les autres. L’esprit germanique, en particulier, bien plus étendu dans un sens que le nôtre, semble absorbé dans une passivité sociale qui exclut ou paralyse le sens pratique. Nous ne pouvons pas, nous, nous abstraire des préoccupations du droit et de la justice de notre cause. C’est pour cela qu’on a appelé la France le Christ des nations. On peut rappeler ce mot, aujourd’hui qu’elle est de nouveau mise en croix à la face des nations stupéfaites.

L’esprit public se réveillera-t-il ? La question est là depuis le début de la guerre. C’est à ce moment qu’elle eût dû être résolue. Juger le pouvoir exécutif, lui accorder ou lui retirer la confiance publique et passer outre à la défense du pays, tel eût été le devoir d’une majorité qui, dès nos premiers revers, n’a pas trouvé un mot pour accuser ou défendre le pouvoir absolument responsable. Étrange mutisme, unique peut-être dans l’histoire !

Le Corps législatif s’est contenté de changer un ministère sans prononcer le nom de celui qui avait remis à ce ministère le sort de la France. Paris s’est contenté de ce changement. Si, comme je le crois, ceci est une grande faute, difficile à réparer, la responsabilité doit peser sur tous. Le précepte mis à. l’ordre du jour : Pas de politique ! imposé par les uns, accepté par les autres, au Corps législatif et dans tous les rangs de la population active, me paraît le nœud d’une immense déception pour tous, car ce qui est minorité sur un point est majorité sur un autre. Il est certain que, depuis cette fatale transaction, le sentiment conservateur a regardé son triomphe comme assuré, tandis que le sentiment révolutionnaire regarde la question réservée comme le refuge de sa croyance. L’avenir ainsi atermoyé ne nous promet pas le plus parfait accord entre nous, quand la lutte de races aura cessé de nous absorber.

À l’heure qu’il est, avec l’ennemi à nos portes, il est certes trop tard pour résoudre ce que nous avons laissé en suspens. En face de l’amour de l’humanité qui est une foi permanente et inaliénable, se dresse l’amour de la patrie, sentiment plus exclusif et plus fiévreux. Qu’il était beau, cet amour sacré quand il rimait dans nos âmes avec liberté chérie ! C’est qu’alors il n’était pas en contradiction avec l’amour de la famille Universelle. Dans les âmes pures et tendres qu’il exaltait, il avait un sens sublime, celui delà lutte contre le passé féodal, celui de l’espoir de la fraternité rétablie entre tous les hommes. Chanter la Marseillaise avec d’autres idées est désormais un sacrilège ; mais 92 et la Révolution tout entière n’ont-ils pas été profanés dans les souvenirs du temps présent ?

N’importe. Il y a encore de l’écho pour les chants de triomphe patriotique, et, si nous devons, au contraire, suspendre nos harpes aux saules brisés par la mitraille, n’oublions pas qu’il y a pour les nations civilisées quelque chose de mieux à faire que la guerre à l’étranger. Il y a la lutte sociale, qui est tout le contraire de la guerre civile. La guerre civile, elle est facile à allumer. Il n’est pas besoin pour cela de talents militaires, il suffit de lancer Bazile et de calomnier. Si, comme il semble, il y a un parti qui emploie ces moyens bien connus pour amener des jacqueries dans toute la France, tenons-nous sur nos gardes, et laissons-nous massacrer plutôt que de répondre à d’infâmes provocations. La France, toujours en tête de l’action, possède une arme que les Teutons ne lui arracheront pas, et qui est l’engin suprême des batailles de la volonté : le suffrage universel. J’ai entendu beaucoup maudire, dans ces derniers temps, même par des hommes sérieux, cette arme redoutable qui s’est tant de fois retournée dans nos mains pour nous blesser. Mais il en est ainsi de toutes les armes dont on ne sait pas se servir. Celle-ci est le salut universel de l’avenir. C’est cette mitrailleuse-là qui doit résoudre pacifiquement toutes les questions réservées dans les jours de trouble et d’épouvante, ne l’oublions pas !

Le jour où elle fonctionnera bien, les fautes des pouvoirs, quels qu’ils soient, deviendront impossibles Dès aujourd’hui, éclairons-nous de nos revers. Battons-nous aujourd’hui, cela n’empêchera pas de réfléchir demain, et notre cruelle épreuve ne sera peut-être pas perdue. Mais ne croyons pas ceux qui nous disent que raisonner et comprendre sont des crimes d’État. Si l’on pouvait rire encore en ce temps désastreux, si le sang du cœur ne coulait pas par toutes les blessures de nos pauvres soldats, on trouverait plaisant ce cri des majorités en détresse : « Ne nous reprochez rien, réparez nos fautes ! »

Et cet autre axiome digne de Brid’oison : « Vous compterez après la bataille. » Quoi ? que compterons-nous ? Aurons-nous autre chose à faire que d’embrasser nos vaillants frères noirs de poudre, de jeter des fleurs à ceux qui reviendront debout, de donner des larmes à ceux qui ne reviendront pas ? Sera-ce un jour de discussion et de colère, celui où ils rentreront parmi nous ? Non, non, ce jour-là ne sera pas pour la lutte. On aimera trop pour trouver le temps de haïr.

Le lendemain de la crise sera donc inscrit à la date des réélections de tous les pouvoirs qui nous ont procuré les doux loisirs de 1870. C’est alors que la France entière fera son enquête et prononcera sort verdict sur les représentants qui ont ainsi disposé d’elle.

Attendez donc, vous que le général Trochu appelle les ardents, épithète que vous ne devez pas prendre pour une injure, tant s’en faut ! Attendez, car, à cette heure, la France perd le meilleur sang de ses veines, et ce n’est pas à cette généreuse mère épuisée qu’il faut demander une goutte de plus. Attendez ! personne n’a le droit dé penser à soi-même. Il faut soigner les blessés, enterrer les morts, et la besogne est effroyable ! Attendez ! le sentiment humain, remué dans ses phis douloureuses profondeurs, n’a plus la pensée de sa propre conservation. Attendez, car l’histoire de ces terribles événements n’est pas faite, et il faut que l’opinion s’éveille en pleine lumière !

Mais alors, quand chaque conscience aura jugé le fait épouvantable de cette guerre entreprise sans moyens de la faire, quand chacun aura fait le compte de ce qu’il a fallu de deuils et de sacrifices pour réparer les fautes commises, ouvre ton entendement, malheureuse patrie, et prononce sur tes destinées futures. Décide par ton vote si la vie des nations doit être jouée à pile ou face sur des plans stratégiques, si le sang des hommes n’est bon qu’à engraisser la terre, si le génie humain n’a pas d’autre but que celui d’inoculer des moyens de destruction de plus en plus féroces, si la diplomatie est une chose mystérieuse et sacrée où l’État est responsable du plus ou moins d’habileté d’un agent, si enfin deux grandes nations doivent s’égorger pour relever le gant d’une querelle de cabinet.

S’il est prouvé que cela devait être ainsi, que la gloire d’un mutuel écrasement est le bien suprême, que la France ne peut respirer heureuse, libre et fière que dans cette atmosphère de poudre et cette vapeur de sang, que la richesse publique s’en accroît, que la repopulation confiée aux rachitiques épargnés par les conseils de révision doit amener de splendides résultats, enfin que tout est pour le mieux dans la meilleure des sociétés possible, dites-le, ayez le courage de le dire, vous qui ne dites rien maintenant, et tâchez de le persuader à la patrie décimée, foudroyée, brisée par la victoire autant que par la défaite.

Si, au contraire, la France est sûre de son opinion, si elle se sent l’énergie de protester en temps utile contre la barbarie du préjugé, qu’elle attende son jour, et qu’en attendant elle coure au feu, qu’il n’est plus temps d’éteindre. Elle se battra beaucoup mieux avec la conscience de son droit qu’avec une préoccupation de rémunération immédiate. Que les ardents y courent les premiers. C’est à eux de donner l’exemple du patriotisme ; mais que les tranquilles ne leur disent pas qu’il faut faire taire l’amour de la liberté pour sentir celui de la patrie ; car ceci, c’est un blasphème. L’un de ces amours se puise dans l’autre : l’amour de la liberté, c’est l’amour de l’humanité, et les âmes vraiment héroïques le comprennent ainsi, même dans le formidable enivrement des batailles.

Nohant, 31 août 1870.




POST-SCRIPTUM

Cher ami, je t’écrivais il y a quatre jours. Attendons ! Paris n’a pas attendu. Il s’est levé, il a proclamé en même temps la patrie et la liberté ; il les a proclamés sans violence, sans menaces, dans un sentiment de fraternité admirable. Voilà du moins ce qu’on m’écrit, ce que je sais jusqu’à présent. Les dépêches nous apportent des noms aimés, dignes de toute la confiance du pays. Nos populations centrales, affolées de terreur et de colère, vont se ranimer et savoir ce qu’elles font en marchant à l’ennemi, Paris aura proclamé la République sans effusion de sang ; je n’osais le rêver ! Qu’il sauve la patrie à présent, comme il a sauvé l’honneur et l’humanité !

Nohant, 5 septembre 1570.