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Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations/Livre 3/1

La bibliothèque libre.
Traduction par Germain Garnier, Adolphe Blanqui.
Guillaumin (tome Ip. 469-474).

LIVRE III.

DE LA MARCHE DIFFÉRENTE DES PROGRÈS DE L’OPULENCE
CHEZ DIFFÉRENTES NATIONS.



CHAPITRE I.

du cours naturel des progrès de l’opulence.


Le grand commerce de toute société civilisée est celui qui s’établit entre les habitants de la ville et ceux de la campagne. Il consiste dans l’échange du produit brut contre le produit manufacturé, échange qui se fait soit immédiatement, soit par l’intervention de l’argent ou de quelque espèce de papier qui représente l’argent. La campagne fournit à la ville des moyens de subsistance et des matières pour ses manufactures. La ville rembourse ces avances en renvoyant aux habitants de la campagne une partie du produit manufacturé. La ville, dans laquelle il n’y a ni ne peut y avoir aucune reproduction de subsistances, gagne, à proprement parler, toute sa subsistance et ses richesses sur la campagne. Il ne faut pourtant pas s’imaginer pour cela que la ville fasse ce gain aux dépens de la campagne. Les gains sont réciproques pour l’une et pour l’autre et, en ceci, comme en toute autre chose, la division du travail tourne à l’avantage de chacune des différentes personnes employées aux tâches particulières dans lesquelles le travail se subdivise. Les habitants de la campagne achètent de la ville une plus grande quantité de denrées manufacturées avec le produit d’une bien moindre quantité de leur propre travail qu’ils n’auraient été obligés d’en employer s’ils avaient essayé de les préparer eux-mêmes. La ville fournit un marché au surplus du produit de la campagne, c’est-à-dire à ce qui excède la subsistance des cultivateurs, et c’est là que les habitants de la campagne échangent ce surplus contre quelque autre chose qui est en demande chez eux. Plus les habitants de la ville sont nombreux et plus ils ont de revenu, plus est étendu le marché qu’ils fournissent à ceux de la campagne ; et plus ce marché est étendu, plus il est toujours avantageux pour le grand nombre. Le blé qui croît à un mille de la ville s’y vend au même prix que celui qui vient d’une distance de vingt milles. Or, le prix de celui-ci, en général, doit non-seulement payer la dépense de le faire croître et de l’amener au marché, mais rapporter encore au fermier les profits ordinaires de la culture. Ainsi, les propriétaires et cultivateurs qui demeurent dans le voisinage de la ville gagnent, dans le prix de ce qu’ils vendent, outre les profits ordinaires de la culture, toute la valeur du transport du pareil produit qui est apporté d’endroits plus éloignés, et ils épargnent de plus toute la valeur d’un pareil transport sur le prix de ce qu’ils achètent. Comparez la culture des terres situées dans le voisinage d’une ville considérable, avec celle des terres qui en sont à quelque distance, et vous pourrez aisément vous convaincre combien la campagne tire d’avantage de son commerce avec la ville. Parmi toutes les absurdités de cette théorie qu’on a imaginées sur la balance du commerce, on ne s’est jamais avisé de prétendre, ou que la campagne perd dans son commerce avec la ville, ou que la ville perd par son commerce avec la campagne qui la fait subsister.

La subsistance étant, dans la nature des choses, un besoin antérieur à ceux de commodité et de luxe, l’industrie qui fournit au premier de ces besoins doit nécessairement précéder celle qui s’occupe de satisfaire les autres. Par conséquent, la culture et l’amélioration de la campagne, qui fournit la subsistance, doivent nécessairement être antérieures aux progrès de la ville, qui ne fournit que les choses de luxe et de commodité. C’est seulement le surplus du produit de la campagne, c’est-à-dire l’excédant de la subsistance des cultivateurs, qui constitue la subsistance de la ville, laquelle, par conséquent, ne peut se peupler qu’autant que ce surplus de produit vient à grossir. À la vérité, il se peut bien que la ville ne tire pas toujours la totalité de ses subsistances de la campagne qui l’avoisine, ni même du territoire auquel elle appartient, mais qu’elle les tire de campagnes fort éloignées ; et cette circonstance, sans faire exception à la règle générale, a néanmoins fait varier considérablement, chez différents peuples et dans différents siècles, la marche des progrès de l’opulence.

Cet ordre de choses, qui est en général établi par la nécessité, quoique certains pays puissent faire exception, se trouve, en tout pays, fortifié par le penchant naturel de l’homme. Si ce penchant naturel n’eût jamais été contrarié par les institutions humaines, nulle part les villes ne se seraient accrues au-delà de la population que pouvait soutenir l’état de culture et d’amélioration du territoire dans lequel elles étaient situées, au moins jusqu’à ce que la totalité de ce territoire eût été pleinement cultivée et améliorée. À égalité de profits, ou à peu de différence près, la plupart des hommes préféreront employer leurs capitaux à la culture et à l’amélioration de la terre, plutôt que de les placer dans des manufactures ou dans le commerce étranger. Une personne qui fait valoir son capital sur une terre l’a bien plus sous les yeux et à son commandement, et sa fortune est bien moins exposée aux accidents que celle du commerçant ; celui-ci est souvent obligé de confier la sienne, non-seulement aux vents et aux flots, mais à des éléments encore plus perfides, la folie et l’injustice des hommes, quand il accorde de grands crédits, dans des pays éloignés, à des personnes dont il ne peut guère bien connaître la situation ni le caractère. Au contraire, le capital qu’un propriétaire a fixé par des améliorations, au sol même de sa terre, paraît être aussi assuré que peut le comporter la nature des choses humaines. D’ailleurs, la beauté de la campagne, les plaisirs de la vie champêtre, la tranquillité d’esprit dont on espère y jouir, et l’état d’indépendance qu’elle procure réellement, partout où l’injustice des lois ne vient pas s’y opposer, sont autant de charmes plus ou moins séduisants pour tout le monde ; et comme la destination de l’homme, à son origine, fut de cultiver la terre, il semble conserver dans toutes les périodes de sa vie une prédilection pour cette occupation primitive de son espèce.

À la vérité, la culture de la terre, à moins d’entraîner avec soi beaucoup d’incommodités et de continuelles interruptions, ne saurait guère se passer de l’aide de quelques artisans. Les forgerons, les charpentiers, les faiseurs de charrues et de voitures, les maçons et briquetiers, les tanneurs, les cordonniers et les tailleurs, sont tous gens aux services desquels le fermier a souvent recours. Ces artisans ont aussi, de temps en temps, besoin les uns des autres ; et leur résidence n’étant pas nécessairement attachée, comme celle du fermier, à tel coin de terre plutôt qu’à l’autre, ils s’établissent naturellement dans le voisinage les uns des autres, et forment ainsi une petite ville ou un village. Le boucher, le brasseur et le boulanger viennent bientôt s’y réunir, avec beaucoup d’autres artisans et de détaillants nécessaires ou utiles pour leurs besoins journaliers, et qui contribuent encore d’autant à grossir la ville. Les habitants de la ville et ceux de la campagne sont réciproquement les serviteurs les uns des autres. La ville est une foire ou marché continuel où se rendent les habitants de la campagne pour échanger leur produit brut contre du produit manufacturé. C’est ce commerce qui fournit aux habitants de la ville et les matières de leur travail, et les moyens de leur subsistance. La quantité d’ouvrage fait qu’ils vendent aux habitants de la campagne détermine nécessairement la quantité de matières et de vivres qu’ils achètent. Ainsi, ni leur occupation ni leur subsistance ne peuvent se multiplier en raison de la demande que fait la campagne d’ouvrage fait, et cette demande ne peut elle-même se multiplier qu’en raison de l’extension et de l’amélioration de la culture. Si les institutions humaines n’eussent jamais troublé le cours naturel des choses, les progrès des villes en richesses et en population auraient donc, dans toute société politique, marché à la suite et en proportion de la culture et de l’amélioration de la campagne ou du territoire environnant.

Dans nos colonies de l’Amérique septentrionale, où l’on peut encore se procurer des terres à cultiver à des conditions faciles, il ne s’est jusqu’ici établi, dans aucune de leurs villes, de manufactures pour la vente au loin. Dans ce pays, quand un artisan a amassé un peu plus de fonds qu’il ne lui en faut pour faire aller le commerce avec les gens de la campagne voisine, en fournitures de son métier, il ne cherche pas à monter, avec ce capital, une fabrique pour étendre sa vente plus au loin, mais il l’emploie à acheter de la terre inculte et à la mettre en valeur. D’artisan il devient planteur ; ni le haut prix des salaires, ni les moyens que le pays offre aux artisans de se procurer de l’aisance, ne peuvent le décider à travailler pour autrui plutôt que pour lui-même. Il sent qu’un artisan est le serviteur des maîtres qui le font vivre, mais qu’un colon qui cultive sa propre terre, et qui trouve dans le travail de sa famille de quoi satisfaire aux premiers besoins de la vie, est vraiment son maître et vit indépendant du monde entier.

Au contraire, dans les pays où il n’y a pas de terres incultes, ou du moins qu’on puisse se procurer à des conditions faciles, tout artisan qui a amassé plus de fonds qu’il ne saurait en employer dans les affaires qui peuvent se présenter aux environs, cherche à créer des produits propres à être vendus sur un marché plus éloigné. Le forgeron élève une fabrique de fer ; le tisserand se fait manufacturier en toiles ou en laineries. Avec le temps, ces différentes manufactures viennent à se subdiviser par degrés, et par ce moyen elles se perfectionnent de mille manières dont on peut aisément se faire idée, et qu’il est conséquemment inutile d’expliquer davantage.

Quand on cherche à employer un capital, on préfère naturellement, à égalité de profil ou à peu près, les manufactures au commerce étranger, par la même raison qu’on préfère naturellement l’agriculture aux manufactures ; si le capital du propriétaire ou du fermier est plus assuré que celui du manufacturier, le capital du manufacturier, qui est toujours sous ses yeux et à son commandement, est aussi plus assuré que celui d’un marchand qui fait le commerce étranger. À la vérité, dans quelque période[1] que soit une société, il faut toujours que le surplus de ses produits bruts et manufacturés, ou ce qui n’est point en demande chez elle, soit envoyé au-dehors pour y être échangé contre quelque chose dont il y ait demande au-dedans. Mais il importe fort peu pour cela que le capital qui envoie à l’étranger ce produit superflu soit un capital étranger ou un capital national. Si la société n’a pas encore acquis un capital suffisant pour cultiver toutes ses terres et aussi pour manufacturer le plus complètement possible tout son produit brut, il y a même pour elle un avantage considérable à ce que son superflu soit exporté par un capital étranger, afin que tout le capital de la société soit réservé pour les emplois les plus utiles. La richesse de l’ancienne Égypte, celle de la Chine et de l’Indostan, suffisent pour démontrer qu’une nation peut parvenir à un très-haut degré d’opulence, quoique la plus grande partie de son exportation se fasse par des étrangers. Si nos colonies de l’Amérique septentrionale et des Indes occidentales n’avaient eu d’autre capital que celui qui lui appartenait pour exporter le surplus de leurs produits, leurs progrès eussent été bien moins rapides.

Ainsi, suivant le cours naturel des choses, la majeure partie du capital d’une société naissante se dirige d’abord vers l’agriculture, ensuite vers les manufactures, et en dernier lieu vers le commerce étranger. Cet ordre de choses est si naturel, que dans toute société qui a quelque territoire, il a toujours, à ce que je crois, été observé à un certain point. On y a toujours cultivé des terres avant qu’aucunes villes considérables y aient été établies, et on a élevé dans ces villes quelques espèces de fabriques grossières avant qu’on ait pensé sérieusement à faire par soi-même le commerce étranger.

Mais quoique cet ordre naturel de choses ait eu lieu jusqu’à un certain point en toute société possédant un territoire, cependant il a été tout à fait interverti, à beaucoup d’égards, dans tous les États modernes de l’Europe. C’est le commerce étranger de quelques-unes de leurs grandes villes qui a introduit toutes leurs plus belles fabriques ou celles dont les produits sont destinés à être vendus au loin, et ce sont à la fois les manufactures et le commerce étranger qui ont donné naissance aux principales améliorations de la culture des terres. Les mœurs et usages qu’avait introduits chez ces peuples la nature de leur gouvernement originaire, et qu’ils conservèrent encore après que ce gouvernement eut essuyé de grands changements, furent la cause qui les mit dans la nécessité de suivre cette marche rétrograde et contraire à l’ordre naturel.


  1. La marche progressive d’une société, depuis l’état qu’on nomme sauvage jusqu’à celui d’une grande opulence, peut être partagée en plusieurs divisions relatives à chacun de ces divers degrés d’avancement, et c’est dans ce sens que doit être pris ici le mot de période, qui désigne une de ces divisions.