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Revue dramatique - Quelques pièces de théâtre

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Revue dramatique - Quelques pièces de théâtre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 152 (p. 922-933).
REVUE DRAMATIQUE

QUELQUES PIÈCES DE THÉÂTRE

Les théâtres ont fait preuve pendant ces derniers mois de beaucoup d’activité. On y a monté un grand nombre de pièces et changé l’affiche avec une fréquence qui témoigne d’un vif désir de nouveauté ; on n’a pas marchandé sur les décors et sur les costumes, on a mis en ligne les chefs d’emploi et fait donner les troupes d’élite. Les personnes qui vont au théâtre surtout pour les acteurs et n’attachent pas plus d’importance qu’il ne faut aux choses qu’on leur fait dire peuvent, à l’heure qu’il est, applaudir Mmes Sarah Bernhardt, Réjane, Jeanne Granier, Jane Hading, MM. Mounet-Sully, Coquelin, Guitry, Brasseur. Celles qui sont friandes du « spectacle, » avides du plaisir des yeux et de ses « vaines jouissances, » sont servies à souhait au Vaudeville et à la Porte-Saint-Martin. Celles qui tiennent pour la grivoiserie et les propos risqués ont bonne mesure aux Variétés. Celles qui demandent au théâtre mieux qu’un divertissement frivole et qui ont des aspirations, goûteront au Théâtre-Antoine des joies austères. Celles qui restent fidèles à la poésie entendront encore déclamer des vers à la Comédie-Française et à l’Odéon. Cela fait un ensemble fort brillant. A vrai dire, aucune des pièces qu’on représente sur ces scènes diverses n’appelle d’abondans commentaires. L’institution fortement établie et encore inébranlée d’une critique dramatique qui fonctionne avec régularité toutes les semaines, et même tous les jours, induit le public en erreur. Elle l’incline à croire que, pour peu que le rideau se lève sur quatre mètres de planches et de carton peint, c’est une fête à laquelle la littérature est conviée. Il n’en est rien. Ce malentendu explique et justifie l’amertume avec laquelle les écrivains de théâtre ont l’habitude de récriminer contre la critique. Celle-ci leur prête des intentions qu’ils n’avaient pas. Elle les juge indûment sur des préoccupations qui leur ont été étrangères autant qu’aux spectateurs. Le théâtre et la littérature ne coïncident que rarement. Néanmoins, c’est au point de vue de la littérature que nous allons être obligés de nous placer pour apprécier les principales productions dramatiques de ces derniers mois. Mais nous y sommes autorisés par le nom de leurs auteurs, parmi lesquels nous trouvons quelques-uns des écrivains les plus réputés d’aujourd’hui.

Le Lys rouge a eu une courte carrière ; cette pièce sitôt morte après avoir si peu vécu, nous apporte, au lendemain de Judith Renaudin, une nouvelle preuve de l’irrésistible attrait qu’exerce le théâtre sur ceux qui sont le moins faits pour y réussir. Car entre les romanciers d’aujourd’hui ; s’il y en a un qui soit désigné pour ne pas écrire de pièces de théâtre, c’est à coup sûr M. Pierre Loti ; mais, s’il y en a un autre, c’est M. Anatole France. L’esprit de M. France, ingénieux, souple, varié, fertile en nuances, s’échappe en tous sens et par tous les chemins de traverse, s’amuse aux mille détails curieux de la route, se joue à la surface des choses et ne s’attarde à rien, si ce n’est à jeter au bon sens ses ironiques défis. Le public assemblé dans les théâtres se prête mal à ces jeux ; fût-il même composé de dilettantes, ce public est une foule et se meut avec quelque lenteur ; il veut savoir où on le mène et préfère aux plus séduisantes sinuosités l’honnête perspective de la ligne droite ; il aime fort ceux qui se moquent, mais à la condition de n’avoir pas à craindre qu’ils se moquent de lui ; il goûte moins la dérisoire subtilité des propos que la vigueur concise et ramassée du dialogue. M. France le sait comme nous, mieux que nous. Il ne croit aucunement être un auteur dramatique. Ne prêtons pas cette illusion à un écrivain qui a si peu d’illusions ! Ne l’accusons pas de donner ce démenti à son universel scepticisme ! Ce serait à peine loyal. Mais il a voulu se divertir. Habitué à considérer que tout ici-bas n’est que spectacle et comédie, il a voulu ordonner à son tour un de ces spectacles comme on en voit à la scène, agencer une de ces comédies comme on en joue dans les théâtres. Il en avait bien le droit. Quelques juges délicats et chagrins le lui ont contesté. Ils ont prétendu qu’il est fâcheux de tirer une médiocre pièce d’un agréable roman et que la pièce leur gâte le roman. C’était une mauvaise querelle, et c’est le contraire qu’il eût fallu dire, N’est-il pas vrai que pour avoir vu la maquette et les dessous nous apprécions mieux les mérites d’une œuvre d’art achevée ? C’est justement à quoi nous a servi la représentation du Lys rouge.

Nous assistons d’abord à une conversation où des comparses échangent des propos inutiles. Ils font en conscience leur métier de comparses, et nous ne songerions pas à leur en vouloir, s’il n’y avait parmi eux cette insupportable miss Bell. Clochette qui tinte à tous les vents et à tous les courans d’air, cette Anglaise babillarde ne justifie que trop son nom. Avec des minauderies de pensionnaire, des gentillesses attendries et des grâces sautillantes qui ne conviennent guère à sa maturité, elle débite des sentences ornées de petites fleurs et de petits oiseaux, comme on en voit sur le papier à complimens. Chaque fois qu’elle ouvre la bouche, il en tombe une cascade de niaiseries prétentieuses et de préciosités sentimentales. Cruelle, l’assistance se pâme et feint d’être charmée, afin de l’exciter. Puis, c’est Choulette, fier de son paletot déteint et de son cache-nez rouge, et que nous retrouverons à l’acte suivant sous un déguisement fait de peau de chèvre. Il parle peu, et on voit bien qu’il n’est laque pour le costume : c’est un pitre. Puis encore, quelques vagues fantoches, parmi lesquels le vieil archéologue, membre de l’Institut, objet depuis si longtemps de plaisanteries si faciles ! Enfin Thérèse et Dechartre. Thérèse s’ennuyait, elle a pris un amant. Son amant l’ennuie, elle va en prendre un autre. Cet autre, ce sera Dechartre. Nous le voyons faire sa première visite, la cravate lâche et le langage libre ; nous pensons : voilà un homme mal élevé et déplaisant de sottise avantageuse. Thérèse en juge autrement ; le « genre artiste » de Dechartre la transporte d’aise et son snobisme l’enflamme. La liaison de Thérèse et de son sculpteur va remplir tout le reste de la pièce. C’est cela qui nous épouvante. Thérèse lâche Le Mesnil pour Dechartre ; Dechartre, jaloux de Le Mesnil, lâche Thérèse ; telle est l’aventure qui va se dérouler en quatre actes. Elle est si banale, cette aventure, et, depuis que le théâtre et le roman nous la ressassent uniquement, nous en sommes si fatigués ! Que ces gens se prennent ou qu’ils se laissent, cela ne fait rien à Sirius, mais qu’est-ce que cela nous fait à nous-mêmes ? Je sais bien que les histoires Les plus banales, étant les plus simples, sont aussi les plus pleines de sens. Il suffit d’un peu d’émotion pour rajeunir les thèmes les plus usés. Mais, justement, c’est d’émotion que manquent le plus les personnages de M. France. Ils échangent toutes les phrases qu’on est convenu d’échanger en ‘pareilles circonstances, et que leur mémoire fournit abondamment aux personnes qui ont de la lecture. Ils se disent tout ce qu’on peut se dire, rien qu’avec de l’esprit. Pas un mot n’indique ni que le cœur ait été touché, ni que les sens aient été troublés. C’est la froideur même. Réplique, gestes, sanglots, tombent subitement gelés dans une atmosphère de glace.

A la vérité, tous ces élémens se trouvaient dans le roman ; mais ils y étaient autrement présentés, et dans d’autres proportions. La liaison de Thérèse et de Dechartre sert bien d’armature au livre ; les détails n’en sont pas moins ennuyeux et y sont peut-être plus déplaisans, car il n’est rien qui rebute le lecteur plus que l’expression étudiée de la passion sans amour et la recherche de la sensualité. Mais on se rend compte que ces variations sur l’adultère mondain ne sont là que parce qu’il faut se conformer aux usages ; et on plaint l’auteur de la tâche que lui ont imposée les convenances du roman contemporain. Le bavardage de miss Bell y est pareillement puéril ; mais l’auteur le fait passer à la faveur de son ironie mêlée de pitié. Choulette s’y étale incongrûment avec ses yeux farouches, ses oreilles de satyre, ses paradoxes obscurs et ses gestes incohérens ; mais on sait gré à M. France de tous les efforts qu’il a faits pour rendre ce drôle intéressant, et d’avoir mis à contribution la mythologie, l’hagiographie et l’histoire pour prêter quelque originalité à la physionomie de cet alcoolique. Surtout on s’attache peu aux personnages et aux événemens. On a bien assez de suivre à travers ses détours la fantaisie capricieuse de M. France, et de subir sans réfléchir la griserie qui vient de ces propos sans consistance, épars dans l’air sonore de la cité florentine.


M. Anatole France n’est, au théâtre, qu’un romancier en rupture de roman, un philosophe qui fait l’école buissonnière. Revenons aux professionnels. Dans leurs ouvrages nouveaux, M. Henri Lavedan, M. Jean Richepin, M. François de Curel, se retrouvent semblables à eux-mêmes ; ils n’y sont que trop semblables, et ce dont nous nous plaignons, c’est qu’ils exagèrent la ressemblance. Ils se complaisent dans leurs défauts, ils en font l’essentiel de leur manière. L’auteur du Prince d’Aurec, de la Haute, des Petites fêtes, s’était institué naguère le peintre ordinaire du monde qui fait la fête, et l’historiographe de la partie corrompue, superficielle et brillante de notre société. Il y apportait de remarquables dons d’observation aiguë, de raillerie à l’emporte-pièce. Il était satirique avec amertume, moraliste avec une drôlerie qui cingle. On le suppliait de ne pas limiter son regard à un horizon si étroit. On l’avertissait sans malveillance qu’il y a dans la vie d’autres gens que les viveurs et singulièrement plus intéressans que la description minutieuse de ce petit monde risquait de devenir monotone, que la psychologie de ces âmes vidées, vannées, vraies images du rien, devait être nécessairement courte, qu’il dépensait pour nous en faire les honneurs beaucoup d’esprit mal à propos, et que parfois il se mettait vainement en frais d’éloquence. On l’assurait qu’il y avait en lui beaucoup mieux que la mince étoile d’un écrivain parisien. Il n’en a rien voulu croire. Il est devenu de plus en plus parisien. Il s’est attaché désespérément à ses tristes cliens, il a inventorié les secrets de leur beau physique, de leurs cravates conquérantes et de leurs chapeaux aux huit reflets. Il a promené la sonde dans les abîmes de leur veulerie. A mesure, il s’éloignait davantage de la réalité, se contentait de types plus artificiels, figeait son observation dans des procédés plus factices, poussait au jargon la rhétorique exaspérée de son dialogue, cherchait la nouveauté dans des exhibitions plus désobligeantes que rachetaient mal d’intermittentes berquinades. Le Vieux Marcheur marque jusqu’à présent l’aboutissement de cette sorte de progrès.

Ce n’est pas au nom de la morale qu’il faut blâmer M. Lavedan d’avoir écrit cette pièce ; il est clair que la morale n’a rien à faire ici et qu’on ne l’a pas convoquée. Mais, fût-ce dans les peintures les plus libres, le goût conserve ses droits et ses lois. Le vice chez un vieillard n’est pas seulement honteux ; il est laid, il est vilain, il chagrine, il attriste. Faire des turpitudes d’un vieux noceur le thème d’une comédie, c’est une étrange faute de goût. Croire que le spectacle de cette dégradation puisse amuser, c’est une lourde erreur. En contraste avec ce vieillard qui aime trop les femmes, on a mis un jeune homme qui ne les aime pas assez ; en sorte que le vieux gourmande le jeune avec une autorité de père noble, le rappelle au sentiment de ses devoirs et lui donne des leçons de débauche. Mettez dans ce milieu ignoble, joignez à ces personnages, que l’auteur lui-même qualifie d’écœurans, un curé de campagne, une petite fille idiote. Qu’y viennent-ils faire ? Quel rôle louche a-t-on voulu leur prêter ? En vérité il n’y a ici que la fille galante qui soit à sa place, et, tandis qu’elle fait son métier avec une conscience ennuyée, c’est encore elle qui nous choque le moins. Cela est gênant, pénible : ce n’est pas gai.

Toute ambition de peindre un coin de la société, quel que soit ce coin, a disparu. Il n’y a pas un trait d’observation, pas un détail de mœurs pris dans la réalité, pas un mot qu’on veuille se rappeler. Pas un instant, on n’est tenté de songer que ces personnages pourraient avoir vécu. Ils n’appartiennent ni à notre monde, ni à aucun monde, sauf à ce monde conventionnel du vaudeville. Ce sont de purs fantoches, grimaçant et gesticulant ; et c’est leur seule excuse. Au reste, l’auteur, ne se faisant aucune illusion sur leur valeur, ne s’en est servi que comme des pantins indispensables dont il avait besoin pour amener la situation dans laquelle réside tout le comique de son œuvre. Cette situation essentielle, vers laquelle tout converge et pour laquelle tout l’ouvrage a été fait, est celle qui occupe le quatrième acte, et qu’il faut admirer dans sa beauté savoureuse et compliquée. Nous sommes chez l’institutrice Léontine Falempin, résolue à rester honnête, car elle veut se faire épouser, mais serrée de près à la fois par le vieux marcheur Labosse et par son neveu. C’est la nuit. Elle enferme le neveu dans le grenier, l’oncle dans sa chambre à coucher. Et, la Providence lui ayant envoyé justement ce soir-là son amie, Pauline, la fille galante, elle prie Pauline de se substituer à elle auprès du neveu d’abord, auprès de l’oncle ensuite ; les choses se passent à la satisfaction de tous, grâce à l’obscurité qui est profonde et à l’expérience de Pauline qui ne l’est pas moins. C’est pour arrivera ce jeu de l’amour, du hasard et des ténèbres que l’auteur a disposé ses combinaisons laborieuses et toutes les ressources d’une stratégie savante. Il a mis tout son art à faire accepter du public une situation d’une grivoiserie inédite. Mince mérite, puisque le public est prêt d’avance à tout accepter !

Il faut savoir gré aux acteurs des Variétés, surtout à Mlle Jeanne Granier et à M. Brasseur, d’avoir, autant qu’il se pouvait, sauvé, par la rapidité et la rondeur de leur jeu, les rôles fâcheux qui leur étaient confiés.


Le mérite éminent de M. Richepin, c’est une habileté de versificateur vraiment merveilleuse et que peu d’écrivains aujourd’hui possèdent au même degré. A toute heure, et sur n’importe quel sujet, il est prêt à jeter un manteau de rimes éclatantes. Les sujets changent, la forme reste la même, aussi souple, aussi abondante, d’une égale perfection extérieure. C’est cette habileté superficielle qui nuit à M. Richepin ; elle le dispense de s’installer à l’intérieur même des sujets qu’il traite et de les étudier par le dedans. Elle enlève ainsi à son œuvre, lyrique ou dramatique, tout accent de sincérité et de conviction. C’est pourquoi, lorsque, au temps des Blasphèmes, il montrait le poing au ciel, adjurant Dieu le père qu’il le foudroyât, nul ne fut effrayé des roulemens d’yeux et des effets de torse de ce brave homme de blasphémateur. C’est pourquoi le farouche peintre des Gueux a pu sans se démentir être aussi le coloriste des plus fades paysanneries. Mais je pense bien que nulle part moins que dans les Truands M. Richepin ne s’était soucié de mettre quelque accord entre la qualité de ses personnages et celle de leurs sentimens et de leurs actes, et que rarement on avait vu mieux éclater la disconvenance entre le cadre d’un drame et le drame lui-même.

Ce cadre, il est vrai que M. Richepin nous le donne à imaginer plutôt qu’il ne nous le montre. Il se peut que la description de la truanderie du XVe siècle prêtât à quelque évocation pittoresque dans le goût romantique. Elle eût été le prétexte d’un bariolage amusant. La verve d’un peintre en belle humeur y eût prodigué les contrastes, les brutalités de touche, les empâtemens et les reliefs. Et encore l’historien des mœurs, l’analyste des âmes eût trouvé là matière à exercer sa sagacité. Ce qui donne à ces truands accès dans la poésie, c’est qu’un grand poète s’est affilié à leur bande. Comment, grâce à quel état social, dans quelle atmosphère a pu se réaliser le mélange d’ignominie et de naïveté qui est au fond de l’âme de Villon et qui, avec nos idées d’aujourd’hui, dans notre société aux compartimens réguliers, nous apparaît comme une énigme indéchiffrable ? Mais M. Richepin n’a pas même essayé cette résurrection de l’époque et du milieu qu’il avait choisis. Tout son effort a consisté à nous montrer au premier acte, dans une salle de l’Université envahie par une bande joyeuse, des figurans qui se trémoussent et se battent les flancs pour avoir l’air drôle.

Le héros de la pièce est le roi des Truands, Robin Costeau. Son prestige est fait tout à la fois de la séduction qu’exerce sa personne et de la vénération qui s’attache à ses vertus. Il est brave et prudent, hardi et de bon conseil, prodigue de son sang et ménager de la vie de ses hommes. Célèbre par ses conquêtes, il est surtout un conquérant des cœurs. Il n’en est plus à compter ses bonnes fortunes, et elles ajoutent à sa gloire un rayonnement incomparable. Il est celui que toutes les femmes ont aimé. Il a beau être sur le retour et se sentir un peu fourbu, c’est à lui que vont encore les soupirs des plus jeunes poitrines. C’est qu’il a en amour des délicatesses infinies et telles qu’on peut les attendre de son caractère chevaleresque. Il est homme à résister à la Mignote, une gentille enfant, toute haletante de passion et qui s’offre à lui, si tentante, sous les ponts. On ne sait pas assez où la réserve va se nicher, et c’est par erreur qu’on la cherche sous les lambris dorés de nos maisons. Amant scrupuleux, Robin Costeau est un époux tendre, patient, compatissant. Il a pour ménagère une certaine Marion l’Idole, belle jadis, hideuse maintenant, ivrognesse avec des accès de folie furieuse ; Robin Costeau ne se résigne pas à faire enfermer cette mégère, ainsi que feraient allègrement tant de bourgeois : il lui est reconnaissant des beaux jours d’autrefois, et, en mémoire de l’idylle passée, il lui garde sa place au foyer. Les sentimens de famille sont chez lui extraordinairement développés. Bon époux, il est le modèle des pères. Au cours de sa vie aventureuse, il a connu bien des traverses, vu beaucoup de choses, coudoyé beaucoup de gens, et il a pu juger le train du monde. Il s’est fait une philosophie et cette philosophie est sans amertume. Quels qu’aient pu être à son égard les torts de la destinée, il ne lui jette pas l’anathème ; il n’a pas le geste qui maudit, mais bien plutôt le geste bénisseur. Il ne se plaint pas ; il estime qu’il a été heureux, et il nous livre avec le dernier mot de son expérience le secret du bonheur : c’est d’être bon. — Nous nous demandons : Quelles auront donc été, durant les années de sa vie mortelle, les occupations ordinaires de ce saint homme ? Elles ont consisté à s’approprier le bien d’autrui par larcin furtivement fait, à s’introduire dans les maisons mal gardées, nuitamment de préférence et par effraction, à détrousser les passans, et, s’ils font mine de se défendre, à les calmer d’un coup de poignard… Est-il permis de se moquer du monde à ce point-là ?

Le drame lui-même, dans son fond, est essentiellement cornélien. La lutte entre la passion et le devoir, l’exaltation de l’esprit de sacrifice, l’héroïsme surhumain, voilà de quoi est faite toute l’action. Déjà nous avons vu Robin Costeau, dans la scène avec la Mignote, sacrifier les séduisantes réalités de la chair à l’idée abstraite du devoir. Mais cet homme est tout sacrifice et son rôle n’est qu’une longue et continuelle immolation. Il juge que le moment est venu pour lui de se retirer de la carrière, qu’il a fait son temps et qu’il faut laisser la place aux jeunes. Il abdique entre les mains du prince héritier. Tout à l’heure il voudra mourir à la place de son fils. Ce jeune homme, que les lauriers paternels empêchaient de dormir, est recherché pour un assassinat consécutif à plusieurs autres. Le père s’accuse d’être le coupable et se livre aux gens du roi. C’est ici que le drame rebondit. Car le fils n’accepte pas le dévouement du père ; il réclame hautement la responsabilité de ses exploits ; nous nageons dans la grandeur d’âme, nous sommes en plein dans le sublime. Cette rivalité du père et du fils luttant à qui mourra pour l’autre et se disputant la palme du martyre est bien l’une des plus plaisantes inventions qui aient pu germer dans le cerveau d’un poète lyrique. Superbement dédaigneux de toute vérité, M. Richepin ne s’est pas même douté de ce qu’il y avait de bizarre à transposer le Cid et Polyeucte dans le monde des cambrioleurs.

Les Truands ne sont que passablement joués. M. Decori est un Robin Costeau emphatique et sans fantaisie. Mme Tessandier est mélodramatique comme il convient dans le rôle inutile de Marion l’Idole. Mlle Laparcerie est assez gracieuse dans le rôle de la Mignote.


Le cas de M. de Curel est le plus affligeant. Celui-là est un grand coupable, et nous lui en voulons pour toutes les espérances que nous avions mises en lui, et qu’il s’obstine à ne pas réaliser. Ce n’est pas lui qui peut se plaindre de la critique ; tout ce que nous avions d’encens dans notre magasin, nous l’avons brûlé en son honneur. Nous avons tous fait assaut d’épithètes et surenchéri dans la louange ; ceux qui souhaitaient de voir mettre quelques idées dans les pièces de théâtre l’ont adopté pour champion ; les boulevardiers, flairant en lui un penseur, l’ont célébré, afin qu’il en rejaillît sur eux de la considération ; les faiseurs de manuels d’histoire littéraire ont inscrit son nom parmi ceux dont il faut bourrer la cervelle des candidats bacheliers. Mais il n’arrive pas à mettre en œuvre des dons pourtant remarquables. Il a le goût des problèmes de l’âme, une noble inquiétude de pensée. Il a de la fougue, de l’emportement, une hardiesse de lutteur qui fonce droit devant lui. Il ne manque ni d’éloquence, ni de poésie, ni même par instans de force dramatique. Et, après cinq ou six essais, alors qu’il devient difficile de le traiter comme un débutant de beaucoup d’avenir, nous en sommes encore à attendre de lui une pièce qui soit une pièce. Pourquoi ? La raison n’en est pas très mystérieuse. C’est qu’il ne veut pas admettre que la forme du théâtre ait ses exigences.

D’abord, il s’en faut que tous les sujets puissent être mis au théâtre. Supposez qu’on vous demande : A-t-on le droit, dans l’intérêt de la science, d’inoculer le cancer à un être humain ? Vous penserez que c’est là une grave question, qui mérite d’être discutée et qui peut devenir embarrassante. Ce qui est sûr, c’est que vous ne vous écrierez pas : voilà justement une idée de pièce ! Le théâtre est un endroit fort spécial ; les discussions relatives à l’amour, aux passions, à la constitution de la famille y sont tout à fait à leur place. Le lieu est mal choisi pour y mesurer les droits de la science et la responsabilité du savant. Les intérêts engagés dépassent infiniment le niveau moyen d’une assemblée de braves gens réunis pour se divertir. Pour mieux compromettre une partie qui, d’elle-même, était assez périlleuse, l’auteur a choisi « l’espèce » la plus désobligeante qu’il pût trouver. D’un bout de la pièce à l’autre, il tient notre attention fixée, et, pour ainsi dire, il promène nos yeux sur un mal hideux, ajoutant ainsi à notre angoisse morale une sorte de torture physique. Ce savant qui, par erreur, a planté le germe d’un mal impitoyable dans la chair d’un être plein de vie, hélas ! et plein de santé, nous apparaît comme un bourreau grotesque et la présence nous en est intolérable. Il y a mieux, et c’est toute une perspective d’horreur qui s’ouvre devant nous au dénouement. Car le savant, en manière d’expiation, s’est à son tour inoculé la maladie. La victime et le bourreau, rongés par le même mal, vont s’enfermer dans une maison de campagne pour y subir, dans le tête-à-tête, les sûres approches d’une mort dégoûtante. Et nous devinons qu’une sympathie inavouée les attire l’un vers l’autre. Nous emportons la vision de cauchemar de cet amour entre cancéreux. Mais cette situation, par ce qu’elle a de violent et de violemment exceptionnel, a réjoui l’imagination romantique de l’auteur.

Une pièce de théâtre n’est pas un dialogue philosophique. Or, les personnages de M. de Curel ignorent totalement que nous sommes dans la salle, que nous les écoutons, et que notre patience a des bornes. Ils dissertent, ils argumentent, ils font alterner les tirades abstraites avec les couplets lyriques, et s’abandonnent à tous les caprices de leur fantaisie pédantesque. Le second acte de la Nouvelle Idole est en ce sens un chef-d’œuvre de maladresse. Au moment où le savant, Albert Donnât, vient d’avoir la révélation de son crime, et lorsque nous sommes uniquement curieux de savoir quelles en seront les conséquences, on nous introduit chez son ami le psychologue. On égaie la scène par la méprise, comique cette fois, d’un garçon de laboratoire qui prend une visiteuse saine d’esprit pour une hystérique venue à la consultation. Puis, c’est un long développement sur les méthodes, sur les résultats, sur les desiderata et sur l’avenir de la psychologie. On va jusqu’à nous décrire un appareil enregistreur destiné à mesurer l’intensité des émotions. « Il se compose d’un cylindre recouvert d’un papier enduit de noir de fumée. Contre ce cylindre appuie la pointe d’un stylet. Ce stylet, au moyen de ce tube en caoutchouc, etc. » J’ignore si la description de cet appareil, dans un cours professé à l’École de médecine ou à la Salpêtrière, provoquerait notre admiration. Au théâtre, elle produit un effet de stupeur.

Ce qui importe surtout dans une pièce à idées, c’est que l’idée de l’auteur apparaisse dans tout son jour. Dans la Nouvelle Idole, comme c’est l’ordinaire dans les pièces de M. de Curel, l’idée reste incertaine, douteuse, enveloppée de nuages. M. de Curel (a-t-il voulu faire le procès de la Science ? On est tenté de le croire, et c’est l’impression qui s’accuse en maints endroits. Albert Donnat ne personnifie-t-il pas l’infatuation du savant, sûr de lui-même, et qui, du haut de certitudes problématiques, s’adjuge un droit souverain sur la vie humaine ? Cette jeune fille condamnée par la Faculté et qui s’avise de ressusciter, n’est-ce pas une âpre dérision de l’infaillibilité scientifique ? Cette psychologie qui peut-être arrivera à se constituer dans quatre cents ans, n’est-elle pas un symbole de l’impuissance de ces lointaines spéculations pour soulager nos souffrances immédiates ? Ou M. de Curel a-t-il voulu opposer la religion à la science et montrer la supériorité de la première ? Tel pourrait bien être le sens de sa conclusion, puisque nous voyons une pauvre fille, simplement inspirée par l’esprit de charité et formée par les enseignemens du catéchisme, s’élever sans effort aussi haut qu’un maître de la pensée. Ou encore M. de Curel a-t-il prétendu indiquer que la science, elle aussi, est une religion qui a ses fanatiques et ses martyrs ? Peut-être n’accepterait-il aucune de ces interprétations. Peut-être les accepterait-il toutes ensemble. Mais nous n’allons pas au théâtre pour déchiffrer des énigmes. Et, si l’impression que nous emportons est sans netteté, nous sommes bien trop vaniteux pour en accuser notre défaut de pénétration. Nous aimons mieux croire que l’œuvre n’était pas au point, que les matériaux, mal dégrossis, y ont été mal combinés, et que du chaos n’a pas jailli la lumière.

La Nouvelle Idole est bien jouée par M. Antoine, M. Gémier, et surtout Mlle Bellanger, exquise de charme et de sensibilité dans le rôle de la petite novice Antoinette.


Il faut louer sans réserve les spectacles charmans qu’on nous montre au Vaudeville et à la Porte-Saint-Martin, et qui sans doute ont déjà fait passer des heures délicieuses aux collégiens et à leurs familles durant ces maussades vacances de Pâques. L’auteur de Madame de Lavalette, M. Émile Moreau, fut l’un des collaborateurs de M. Sardou : on s’en aperçoit à son entente de la scène, à son goût du détail pittoresque et amusant. On passe en revue dans Madame de Lavalette les modes de 1815, costumes de ville, habits de cour, mobilier ; on y voit le vestibule de la chapelle des Tuileries, un cachot de la Conciergerie, une salle du ministère des Affaires étrangères, Louis XVIII avec le grand cordon du Saint-Esprit et des bas de goutteux, la duchesse d’Angoulême, Condé, Richelieu, des émigrés, un paysan breton, un magistrat en robe rouge. Le drame est savamment mené et les effets en sont ménagés avec art. Richelieu a-t-il, d’ailleurs, connu, ignoré, favorisé la fuite de Lavalette ? Que dit l’histoire ? C’est le dernier de nos soucis. Il nous suffit que Mme Réjane, dans le rôle de Mme de Lavalette, soit élégante et spirituelle comme toujours, que les costumes y soient curieux à inventorier, et la mise en scène du plus joli effet.

On assiste avec un plaisir égal et de même qualité au long spectacle qui se déroule à travers les sept tableaux de Plus que Reine. C’est l’histoire tout entière des rapports de Joséphine et de Napoléon que M. Bergerat a imaginé de nous conter. Pour commencer par le commencement, il remonte à la première entrevue, qui aurait eu lieu en l’an, IV et nous mène jusqu’au divorce. Il est vrai que le drame n’apparaît qu’aux derniers actes, et on s’en est plaint. On a eu tort : il serait plus juste de reconnaître que rien n’a été négligé pour nous faire prendre patience jusque-là. On nous mène au Palais-Royal, à l’hôtel de la rue Chantereine, à la Malmaison, aux Tuileries ; on nous présente Bonaparte, Talleyrand, Junot, Murat, Louis, Lucien et Lætitia, Élisa, Joséphine, Pauline, Caroline, bien d’autres encore. Les propos que tiennent ces personnes célèbres sont presque tous garantis authentiques. D’ailleurs, le dialogue, dans ces sortes de pièces, est généralement ce qui nous les gâte. Très heureusement, l’auteur a placé au centre même de son œuvre la cérémonie du sacre, reconstituée d’après le tableau de David. Les meilleurs tableaux historiques sont les tableaux muets.

Mme Jane Hading a obtenu un grand succès dans le rôle de Joséphine, où elle se montre fort séduisante. C’est un prodige d’être à la scène un Napoléon à peu près supportable. Il ne fallait pas moins que le talent de M. Coquelin pour réaliser ce prodige.


Il y aurait peu de choses à dire de la traduction d’Othello que M. Jean Aicard a fait représenter à la Comédie-Française. Les vers en sont médiocres et ternes. M. Mounet-Sully, le seul acteur aujourd’hui qui puisse tenir le rôle d’Othello, y a été inférieur à lui-même. Mlles Lara (Desdémone) et de Boncza (Emilia) méritent des éloges pour leur bonne volonté et leur bonne grâce.


RENE DOUMIC.