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Revue littéraire - Le Poète de la vie intérieure, Sully Prudhomme

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Revue littéraire - Le Poète de la vie intérieure, Sully Prudhomme
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LE POÈTE DE LA VIE INTÉRIEURE, SULLY PRUDHOMME[1]

Il y a une difficulté particulière à juger un poète qu’on a trop aimé et dont on retrouve au plus profond de soi l’intime influence. Sully Prudhomme fut ce poète-là pour ceux qui étaient de jeunes hommes quand il entrait dans le plein de sa réputation. Car un écrivain peut compter des amis parmi ses contemporains immédiats, mais sans qu’on sache jamais s’il a plus agi sur eux ou s’il leur a davantage emprunté : il ne façonne que les âmes plus jeunes que la sienne. Nous avions vingt ans. Lamartine, Vigny, Musset, étaient morts ; et leur gloire avait l’âge des admirations de nos grands parens. Victor Hugo était trop bruyant, Leconte de Lisle était trop lointain ; le poète des Stances, des Épreuves et des Solitudes était tout près de nous. Il venait à nous pour nous entretenir de rêves et de tourmens auxquels les nôtres pouvaient faire écho ; il se penchait pour nous parler à demi-voix des souffrances de l’amour blessé, des scrupules et des troubles d’une conscience inquiète. Nous l’écoutions ravis ; sa sensibilité s’insinuait dans la nôtre et la nuançait de ses propres teintes ; et ses vers qui chantaient dans notre mémoire nous inclinaient à sentir et à penser comme lui. En relisant aujourd’hui les plus délicats de ces vers, nous y reconnaissons tant de souvenirs et les traces d’émotions restées si vives, que notre jugement n’est plus tout à fait libre. Il nous faut un effort pour nous détacher de cette poésie « qui ressemble à notre jeunesse, » et pour l’apercevoir du dehors. Aussi bien notre tâche doit-elle être moins d’apprécier l’œuvre du poète qui vient de disparaître, que d’en marquer la place dans la suite de l’histoire littéraire et d’en définir le caractère essentiel. Cette originalité de Sully Prudhomme tient tout entière dans un mérite qu’il est le premier à avoir possédé d’une façon complète et exclusive : il est, plus que personne, le poète de la vie intérieure. D’autres avant lui, — et Musset plus qu’eux tous, dans le dernier siècle, — ont su lire dans le cœur humain, et se sont souciés d’en compter les battemens. Mais lui le premier il a consacré tout son art à décrire les états de l’âme qui se replie sur elle-même, et s’isole de ce qui l’entoure, uniquement attentive à surveiller les phénomènes dont elle est le théâtre. Cette curiosité psychologique, Sully Prudhomme nous l’a rapportée, à une époque où la littérature y était chez nous presque entièrement étrangère. L’instrument poétique a été entre ses mains l’outil de l’analyse. Il a fait entrer dans la poésie les nuances les plus délicates de la vie de l’âme, et qui n’avaient pas encore été notées.

Comment Sully Prudhomme est-il devenu ce poète des fines analyses et de la rêverie mélancolique ? Et qu’y avait-il dans sa nature qui l’y prédisposât ? Une sensibilité excessive, souffrante, et sur laquelle tout fait blessure, tel semble bien avoir été chez lui le fond premier, celui où toute sa poésie va plonger et prendre racine. Est-ce affaire d’hérédité ? A-t-il passé en lui un peu du mysticisme lyonnais ? Sa mère lui a-t-elle légué la douleur d’un incurable idéalisme ?


Quand tu m’aimais sans me connaître,
Pâle et déjà ma mère un peu,
Un nuage voguait peut-être
Comme une île blanche au ciel bleu…

Tu crias : Des ailes, des ailes !
Te soulevant pour défaillir ;
Et ces heures-là furent celles
Où tu m’as senti tressaillir.

De là vient que, toute ma vie,
Halluciné, faible, incertain,
Je traîne l’incurable envie
De quelque paradis lointain.


A rencontre de la plupart des lyriques, Sully Prudhomme a été très sobre de confidences. Le peu que nous savons de sa vie, ce que nous en laissent deviner sa propre modestie et la discrétion de ses amis, ce qui en perce dans quelques-unes de ses poésies, nous montre en lui d’abord un enfant délicat, débile et tout frissonnant, dans les années où les autres connaissent l’expansion joyeuse et le libre épanouissement. Il a été l’un de ces écoliers malheureux dont il nous a conté la touchante et un peu larmoyante histoire. De telles natures sont vouées aux déceptions, les attirent en quelque sorte et les appellent. Une déception d’amour meurtrit une fois pour toutes ce cœur qui ne devait plus guérir. Hélas ! renoncer si vite au bonheur, et prendre le deuil pour si peu ! Mais il n’y a pas de commune mesure pour les souffrances intimes, et ce poète n’avait pas reçu de la nature le plus précieux de ses dons : celui d’oublier. Des hommes, tels que nous en connaissons tous, ont subi des épreuves auxquelles on a peine à comprendre qu’ils aient survécu ; elles sont passées, elles sont derrière eux, ils n’y songent plus. Sully Prudhomme était de ceux pour qui une souffrance n’est jamais du passé.

Comme tous ceux qui se sentent étrangers au milieu des compagnons de leur âge et qui fuient leurs divertissemens, l’écolier timide s’enferme dans les livres. Il vit par la pensée ; il se passionne pour ses études ; elles créent en lui d’impérieux besoins d’esprit. Sully Prudhomme s’était mis aux sciences. Il en avait subi la discipline. Obligé par une ophtalmie de renoncer à la carrière d’ingénieur à laquelle il s’était préparé, il va reporter dans le métier d’écrivain le tour d’esprit qu’il a une fois pour toutes contracté. Et voilà une grande nouveauté. Poète et mathématicien, c’est une alliance qui ne s’était pas encore rencontrée, — à moins qu’on ne range Pascal parmi les poètes, — et qu’on eût taxée de paradoxale. Rappelez-vous comment Lamartine, dans les Destinées de la poésie, parle de cette époque de l’Empire où « tout était organisé contre la résurrection du sentiment moral et poétique ; c’était une ligue universelle des études mathématiques contre la pensée et la poésie. » La poésie de Lamartine ne doit rien en effet à aucune espèce de sciences ; mais Sully Prudhomme vient à l’heure où les procédés de la pensée scientifique s’imposent à la littérature elle-même. L’enseignement des classes de mathématiques fut pour lui ce qu’avait été pour Heredia celui de l’École des Chartes : l’apprentissage de la précision et de l’exactitude. Il y contracta le besoin des définitions complètes, des démonstrations rigoureuses, de la vérité prouvée, et peut-être aussi un certain goût de la composition géométrique. Ce concours d’une sensibilité maladive et de sévères besoins intellectuels est à la base de son œuvre. Encore, Sully Prudhomme n’eut-il pas tout de suite conscience de ce qui allait faire son originalité ; pour qu’il la découvrît, il fallut qu’un maître la lui révélât : ce fut Leconte de Lisle.

Les jeunes gens adoptent volontiers la manière oratoire. Les premières pièces que Sully Prudhomme écrivit, les Poèmes, ressemblaient fort à des dissertations abondantes et éloquentes ; celle notamment qui est adressée à Musset est une belle déclamation. Le débutant fut présenté chez Leconte de Lisle. Ce fut pour lui une rencontre décisive : depuis lors, dans un sentiment de gratitude, il s’est plu maintes fois à en signaler l’importance. « J’appris à cette école que la richesse et la sobriété sont données toutes deux à la fois par la seule justesse. Le mot juste prit à mes yeux toute sa valeur, et je résolus aussitôt de m’appliquer à bannir de mes vers ces qualificatifs vagues trop généraux, qui ne sont que des chevilles, pour ne conserver que ceux qui s’imposent. Voilà la leçon que je dois au chef de ce groupe de débutans dont la plupart allaient bientôt s’appeler les Parnassiens[2]. » A fréquenter Leconte de Lisle, le jeune poète était devenu un artiste. L’art vit surtout du sentiment des proportions. Le souffle était faible, le filet de l’inspiration était mince chez Sully Prudhomme : il se mit à écrire ces pièces courtes, sonnets, stances, lieds, où tout de suite il excella.

Un des traits qui font le plus d’honneur à Leconte de Lisle, et que s’accordent à reconnaître tous ceux qui l’ont approché, c’est qu’inflexible sur les principes généraux et les règles essentielles de l’art d’écrire en vers, il laissait d’ailleurs à chacun la liberté de se développer dans le sens de son tempérament. Cela explique que les Parnassiens aient pu former non pas seulement un groupe, mais une école, et que chacun y ait cependant conservé son entière personnalité. C’est le cas pour Sully Prudhomme, et il marque exactement la différence qui dès l’abord le sépara de ses confrères : « Je m’efforçai d’imiter la perfection de leur forme, mais je revêtis de cette forme un fond qui était mien. Je n’essayai pas en effet de les égaler dans la peinture des choses matérielles, dans la description des dehors de la nature et de l’homme ; je n’avais pour y réussir l’imagination ni assez vive ni assez riche. Je m’en tins à l’expression de mes sentimens intimes[3]… » Mais ici il se heurtait à une difficulté qui ne pouvait laisser d’inquiéter un disciple de Leconte de Lisle. L’auteur du sonnet des Montreurs avait protesté avec l’âpreté que l’on sait contre l’indiscrétion et contre l’impudeur de la littérature personnelle. Le jeune poète allait-il revenir à l’usage des romantiques, se prendre comme eux pour sujet de ses vers, et nous faire le récit de ses bonnes fortunes ou de ses mésaventures d’amour. Les partisans de ce genre de confidences ont coutume d’invoquer un argument spécieux : « Et de qui donc, demandent-ils, le poète nous parlerait-il, si ce n’est de lui-même ? » Mais il y a une manière de concilier la sincérité du poète avec la dignité de l’art, et c’est celle que choisit Sully Prudhomme. Que le poète nous communique le principe de son inspiration, mais qu’il nous en laisse ignorer les circonstances ! Il peut, sans nous raconter les incidens de sa vie extérieure, nous initier aux épreuves intimes de son âme : leur retentissement dans l’âme du lecteur est l’objet même de la poésie lyrique. C’est le sens des beaux vers aux « amis inconnus : »


Vous qui n’aurez cherché dans mon propre tourment
Que la sainte beauté de la douleur humaine,
Qui pour la profondeur de mes soupirs m’aimant
Sans avoir à descendre où j’ai conçu ma peine
Les aurez entendus dans le ciel seulement…

Chers passans, ne prenez de moi-même qu’un peu,
Le peu qui vous a plu parce qu’il vous ressemble.


C’est toujours où il en faut revenir. Certes le poète ou le moraliste ne peut observer directement que lui-même ; mais il faut qu’il atteigne à « la forme de l’humaine condition. » Certains qui nous renseignent uniquement sur les singularités de leur complexion morale se limitent à l’intérêt restreint d’une étude de tératologie. D’autres se plaisent à remuer le fond malsain des instincts pervers et des désirs mauvais ; Sully Prudhomme était de la famille des purs. Son âme n’était pas seulement délicate et douce ; en la scrutant dans tous les coins, il n’en pouvait rien faire jaillir qui ne fût noble, et fier, et généreux.

Ajoutons un dernier trait, et capital. Chez Sully Prudhomme, le philosophe, ou plutôt le curieux de philosophie et de science, avait précédé le poète, et devait lui survivre. Son plus long effort et sa plus durable ambition fut pour réaliser le grand rêve de la poésie philosophique. Quel plus beau rôle pour la poésie, que d’être la gardienne des souveraines conceptions de la pensée ? N’était-ce pas sa fonction originelle, et le poète ne fut-il pas d’abord l’interprète des dieux, créateur de mythes ? Pourquoi n’userait-il pas encore aujourd’hui des prestiges incomparables de la cadence et de l’harmonie pour fixer et pour répandre des vérités qui importent à l’avenir de la race humaine ? En France, c’est un fait que le langage des vers s’est plié aux plus divers emplois ; si nous le restreignons aujourd’hui à l’expression lyrique de nos émotions, c’est une conception tout arbitraire et qui méconnaît l’existence pourtant glorieuse de la comédie en vers, de l’épitre, de la fable, du poème didactique. Et à la date où nous sommes, quelle matière offrent aux chants du poète des découvertes qui ont bouleversé toutes nos idées, renouvelé toutes nos connaissances, reculé jusqu’à l’infini les bornes du monde ? Les fables mythologiques, dans toute leur richesse, égalent-elles la splendeur des données actuelles de la physique ou de l’astronomie. Quel enthousiasme plus légitime que celui dont les plus indifférens se sentent pénétrés à la vue des conquêtes toutes neuves et des bienfaits incalculables de la science ? L’inspiré de jadis a pour rival le savant d’aujourd’hui. La vieille doctrine de la hiérarchie des genres n’était pas sans fondement : elle nous autorise à mettre au plus haut degré le poème philosophique… C’est ainsi que Sully Prudhomme, après avoir commencé par être le traducteur de Lucrèce, était amené à rivaliser avec lui dans ses deux grandes compositions de la Justice et du Bonheur.

On a coutume de considérer cette double entreprise comme une sorte d’erreur infiniment honorable, et comme le type même de ces tentatives où il reste beau d’avoir échoué. Je ne crois pas que ce soit en faire suffisamment l’éloge. Il est difficile d’abord de n’être pas gagné à l’émotion dont on sent que le poète est pénétré. Quoi de plus dramatique que cette recherche passionnée à laquelle se livre l’auteur de la Justice poursuivant à tous les degrés de la création une idée qu’il ne trouve réalisée ni dans la nature, ni dans les rapports entre les espèces, ni dans les relations des individus ? Quoi de plus touchant que cet effort où se consume l’auteur du Bonheur pour saisir et fixer le mirage d’une félicité absolue que notre intelligence se refuse à concevoir ? Imparfaits sans doute, et, si l’on veut, manques dans leur ensemble, ces poèmes fourmillent de beautés de détail. La Justice ; où il est aisé de relever des vers rudes et rocailleux, contient quelques-uns des plus beaux sonnets qu’il y ait dans l’œuvre de Sully Prudhomme et dans la langue française. Le Bonheur, où abondent les vers prosaïques et qui ont tout juste une valeur de mnémotechnie, nous offre aussi de délicieux fragmens d’idylle ou d’élégie. Au surplus, on ne discute pas ce qui se présente avec le caractère de la nécessité : or, il était à peu près impossible que Sully Prudhomme n’écrivît pas ces poèmes ; ils étaient dans la logique de son développement ; ils lui étaient imposés par une force intérieure. C’est en effet une loi qui se vérifie dans l’œuvre des plus grands créateurs : à mesure que l’imagination perd de sa nouveauté et la sensibilité de sa fraîcheur, la pensée tend à prédominer sur les autres facultés. Shakspeare écrit la Tempête, et Goethe le second Faust. Ils vont jusqu’aux extrêmes limites de leur art, au risque de reconnaître qu’ils en ont forcé les moyens et excédé les ressources. De plus en plus attaché à son œuvre de recherche philosophique, Sully Prudhomme devait être conduit à tâcher d’y plier la poésie. Du jour où il constatera le conflit entre la philosophie et la poésie, c’est à la poésie qu’il renoncera. N’oublions pas que, pendant les vingt dernières années de sa vie, ce poète s’est réduit à écrire en prose. — En composant ses poèmes philosophiques, Sully Prudhomme n’a certes pas fait une œuvre vaine, car il a maintenu et fortifié une tradition. S’il invoque, à la fin de la Justice, le souvenir d’André Chénier, c’est qu’en somme il a renouvelé, et dans des conditions analogues, la tentative de l’Hermès. Comme le poète du XVIIIe siècle, et avec la même ferveur pour les découvertes de la science, il s’est proposé d’écrire le poème de l’enthousiasme philosophique. On sait qu’une ambition du même genre a pendant vingt années hanté la pensée de Lamartine et celle de Vigny. Et nul ne se résignerait à rayer de notre poésie moderne ni le Livre primitif, ni les Destinées. Après ses grands devanciers et dans le même domaine, Sully Prudhomme s’est montré novateur : il a posé avec plus de hardiesse qu’on ne l’avait fait avant lui, le problème de la poésie philosophique. Ce problème est-il insoluble ? Beaucoup l’affirment. Mais il faut toujours compter avec les surprises que nous réserve le génie. Le jour où notre littérature aurait enfin un grand poète philosophe, celui-ci ne serait redevable à personne autre plus qu’à Sully Prudhomme.

Quoi qu’il en soit, et si haut que nous les estimions, la Justice et le Bonheur ne sont que des essais. Ils intéressent l’histoire littéraire ; la littérature n’adopte que ce qui est achevé. On en convenait dans l’entourage de Sully Prudhomme ; et si le poète lui-même gardait quelque secrète complaisance pour cette partie de son œuvre, ses plus chauds partisans ne faisaient pas difficulté d’avouer que sa tentative philosophique avait abouti à un échec. Le témoignage de Gaston Paris, l’un des plus intimes compagnons de sa vie et confidens de sa pensée, est ici précieux à recueillir. « Ce n’est pas par ces hautes visées, écrivait-il sous les yeux mêmes de son ami, que l’œuvre de Sully Prudhomme a conquis les cœurs ; c’est par son côté purement sentimental et psychologique, c’est par la sincérité pénétrante et l’expression exquise de ses émotions… La partie impérissable de son œuvre, on peut le dire avec sûreté, ce sont les petites pièces où il a réussi à fixer en strophes harmonieuses et en paroles magiques les émotions les plus fugitives et les plus profondes de son cœur[4]. » Nous en conviendrons donc, nous aussi, mais en ayant soin de faire remarquer que ces petites pièces elles-mêmes n’auraient pas eu la même valeur si celui qui les a écrites n’avait pas eu l’âme d’un philosophe. Et à notre tour, nous chercherons uniquement dans les Stances, les Epreuves, les Solitudes, les Vaines tendresses, le Prisme, l’essence de la poésie de Sully Prudhomme, — une poésie où se combinent les qualités du moraliste et du mathématicien, de l’artiste et du philosophe.

Pour bien comprendre cette poésie, il faut la suivre depuis son origine, la voir naître dans sa source ; et cette source n’est autre que la poésie de Lamartine. Sully Prudhomme a souvent répété que, pour lui, Lamartine c’est la poésie elle-même et toute la poésie ; l’aveu est précieux à retenir et on n’y a pas prêté assez d’attention. Entre les deux âmes de poètes, les analogies sont frappantes. C’est des deux côtés le même idéalisme, la même façon d’envisager la poésie comme une sorte d’ascension platonicienne, et d’aspiration à


ce bien idéal que toute âme désire
Et qui n’a pas de nom au terrestre séjour.


Rapprochez de ces vers de l’Isolement cette belle définition à laquelle s’arrête Sully Prudhomme dans son Testament poétique : « L’homme institué par la nature et sacré par les conquêtes de son intelligence et de son bras, roi de sa planète, après avoir si longtemps courbé son front sur la glèbe, le redresse. Debout, parvenu aux confins extrêmes de la vie terrestre et de quelque autre vie supérieure, il emploie spontanément son génie méditatif à concevoir cette vie. Hélas ! il n’y réussit pas, mais du moins il l’imagine et la rêve. Ce rêve par lequel il y aspire est proprement l’essence de la poésie et sa raison d’être. » Même conception de l’amour comme d’un culte, même inquiétude pour les problèmes de notre destinée, mêmes alternatives de découragement et d’espérance, même tendresse, même mélancolie, même dialogue avec les étoiles. Le large fleuve de la poésie lamartinienne a été peu à peu endigué et filtré. Sainte-Beuve et Baudelaire ont donné des exemples d’une notation psychologique plus précise ; un patient travail a renouvelé la forme et révélé les secrets d’un art précieux. Il n’en est pas moins vrai qu’entre des rives plus étroites c’est le même courant qui se continue.

Or, le lyrique des Méditations et des Harmonies avait développé les grands thèmes : la Nature, l’Amour et la Mort. Il avait dit les larges émotions et les sentimens simples. Donc il faut maintenant pénétrer plus avant, raffiner et subtiliser. Le poète cherchera à atteindre dans, les replis cachés du cœur les vagues désirs, les mobiles secrets qui s’y dissimulent ; il tâchera de saisir les nuances passagères, incertaines, et sitôt changeantes. Ainsi dans les Joies sans causes. Ainsi dans le Scrupule. Il y a au fond de nous-mêmes, et par delà les parties qu’éclaire le grand jour de la conscience, tout un monde de pensées ébauchées, de sentimens furtifs, qui sourd et qui court. Il arrive qu’un peu de cette vie obscure affleure à la lumière pour rentrer aussitôt dans son ombre. Ces jeux d’ombre et de lumière qui font l’atmosphère de la vie intérieure, ces rapides apparitions qui sont au dedans de nous-mêmes comme des sillages d’étoiles, voilà ce que guette le moraliste raffiné et voilà pour le poète la matière subtile de ses vers. Étonnez-vous après cela que ces vers, au moment où il les voit sur le papier, le déçoivent ! Sully Prudhomme a plusieurs fois exprimé cette sensation qui lui est familière : quand il nous livre son poème, son cœur ne le reconnaît plus. Est-ce seulement l’espèce de désillusion habituelle à l’artiste qui compare au modèle rêvé une copie trop pâle ? Non, mais c’est plutôt la crainte d’avoir faussé le sentiment en le traduisant. Quand les grands lyriques expriment une loi générale de notre nature ou un sentiment permanent de notre cœur, ils peuvent faire appel à toute la puissance du verbe. Celui qui ne s’attache qu’aux nuances fait vraiment sa poésie avec l’étoffe de ses rêves : les mots lui semblent d’un contour trop arrêté et d’une matière trop lourde.

C’est l’analyse qui démêle la complexité intérieure ; c’est elle qui résout idées, sentimens et sensations dans leurs élémens ; c’est elle qui en décompose le mécanisme. Sully Prudhomme se sert de l’analyse précisément à la manière du psychologue étudiant les facultés de notre esprit. Les pièces où il définit l’Habitude, la Mémoire, l’Imagination, font songer, pour la lucidité de l’observation et l’exactitude du procédé descriptif, à une monographie de l’école écossaise, à un chapitre de Jouffroy. Il réalise ainsi, à force de pénétration, de merveilleuses trouvailles.

L’effet ordinaire de l’analyse, cultivée exclusivement et poussée trop loin, est, non pas toujours de dessécher en nous la sensibilité, mais de nous faire redouter tout ce qui pourrait l’émouvoir. Elle nous rend inaptes à la vie, en nous proposant de ses difficultés une image devant laquelle nous reculons. Ceux qui aiment vraiment la vie l’acceptent tout entière, telle qu’elle est, et vont au devant de ses épreuves. Écoutez les poètes de l’amour : ils ne distinguent pas entre ses tristesses et ses joies ; ils en appellent toutes les émotions ; et peut-être l’âpre attrait de la passion vient-il de la promesse de tortures qui est en elle. Le poète trop clairvoyant et qu’un premier chagrin a rendu timide, demandera surtout à l’amour de ne pas le faire souffrir. Il se contentera d’un amour silencieux et fidèle : un soupir, un regret, la chimère d’une félicité impossible, voilà ce qui tiendra bleu à ce rêveur de la comédie réelle et des drames vécus de l’amour. Aussi bien, à regarder de trop près le bonheur humain, on le reconnaît fragile et décevant. Rien n’est vrai que ce qui dure toujours. Et tout passe ici-bas, et tous les lilas meurent…

A mesure que nous prenons plus conscience de nous-mêmes, nous découvrons plus de raisons de nous attrister. Le meilleur de nos instincts, celui d’universelle sympathie, est une occasion de mille souffrances :


J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourmens multiplié les causes :
D’innombrables liens frêles et douloureux
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.

Ma vie est suspendue à ces fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime :
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.


Peu à peu tout l’être devient douloureux. Étrange pouvoir de l’analyse ! Sous son action, nos joies se dissolvent, nos peines s’augmentent, les blessures s’élargissent, les chagrins anciens se réveillent Encore la pire misère, pour qui descend au fond de la conscience, est-elle cette impression où il aboutit, d’une irrémédiable solitude.

Le thème de la « solitude » est un de ceux où s’était complu la déclamation romantique. Pour le héros de Chateaubriand ou de Byron, de Hugo, de Vigny, — ou même de Dumas père ! — la solitude était la rançon de sa supériorité. Être d’exception, il portait la peine de son génie. La solitude que découvre le psychologue, n’est pas un phénomène exceptionnel ; c’est au contraire la règle et la loi. Les lèvres peuvent s’unir,


Mais, oh ! bien à plaindre les âmes !
Elles ne se touchent jamais…
Elles se sentent bien parentes,
Mais ne peuvent pas se mêler.


Ainsi la tristesse jaillit du fond même de notre nature et des conditions normales de l’humanité. Enfin le travail de l’analyse, qui détruit les mirages dont seul le pouvoir nous enchante, et qui dissipe les apparences, nous fait toucher la réalité des choses. Et toute réalité est douloureuse.

Il arrive que sous cette impression de désenchantement le poète pousse un cri de désespoir. Mais chez lui le pessimisme n’est qu’une crise. Il est l’auteur du sonnet des Danaïdes : ce n’est pas lui qui voudrait exiler du monde la jeune espérance. Il sait au surplus que l’analyse ne suffit pas à nous fournir une règle de vie et qu’il faut la chercher ailleurs, dans ces obscures raisons du cœur que la raison n’entend pas. Il échappe aux désolantes conclusions de la psychologie individuelle, pour reporter ses regards sur l’effort commun de l’humanité. Il contemple le labeur ordonné, il écoute la chanson des métiers, il admire la beauté du sacrifice. De l’ensemble de son œuvre se dégage, en même temps que la pitié pour notre incurable souffrance, la foi dans l’efficacité de l’effort humain.

Ceux dont l’attention est surtout sollicitée par le spectacle de la vie intérieure, ne sont pas nécessairement indifférens aux aspects du monde sensible. Mais ils ne s’intéressent à celui-ci que par rapport à celle-là. Ils ne demandent à la nature et aux choses que des moyens d’expression pour traduire les faits de l’âme. Ce symbolisme est un procédé habituel à la poésie de Sully Prudhomme. Un de ses mérites les moins contestables est d’avoir créé quelques-uns de ces symboles pleins de sens. C’est la Voie lactée. Ce sont les Stalactites. C’est le Vase brisé. Chacune de ces pièces est une merveille d’agencement. Comme on peut, en étudiant les meilleurs sonnets de Heredia, en éprouver tous les mots ; de même, dans ces pièces exquises de Sully Prudhomme, il n’est pas un trait qui ne porte, pas un détail qui ne révèle une intention et n’exprime une nuance aussi fine et délicate qu’elle est juste. Les artistes sont rares, ‘en quelque genre que ce soit, dont on peut dire qu’il leur est arrivé quelquefois de toucher à la perfection. Sully Prudhomme est l’auteur de quelques-uns de ces menus chefs-d’œuvre qui ne sortiront plus des anthologies.

Il y aurait encore tout un travail à faire sur la technique du style et de la versification chez Sully Prudhomme. Au poète de la vie intérieure nous ne demanderons pas l’éclat des images et la sonorité des vocables. Le charme des vers, ici, est fait d’un choix de teintes assourdies, de notes discrètes, atténuées. S’il est capable d’aligner des alexandrins qui, pour la plénitude et la solidité, ne laissent rien à désirer, Sully Prudhomme est surtout original dans l’art des mètres inégaux, des strophes qui s’achèvent sur une note musicale et presque tremblante. La facture du vers parnassien fait souvent songer aux procédés des arts plastiques ; au contraire, c’est à la musique que Sully Prudhomme semble plus redevable. Par ce goût pour le symbole et cette prédilection pour la musique, on peut dire qu’il a frayé la voie aux plus récentes écoles. Décadens et symbolistes, il ne les aimait guère, et il a opiniâtrement défendu contre eux les droits imprescriptibles de notre versification traditionnelle. Il admettait le symbole, mais à condition de l’expliquer ; il se servait de la note musicale, mais pour soutenir l’idée, non pour la remplacer. Toutefois, et à considérer les choses dans leur succession historique, il est vrai que la poésie de Sully Prudhomme se trouve à mi-chemin entre celle de Lamartine d’où elle sort, et celle des symbolistes où elle se perd.

Les meilleurs vers de Sully Prudhomme, dont quelques-uns datent de plus de quarante années, n’ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur douceur pénétrante. C’est une épreuve qu’on peut croire décisive. Certes, cette poésie n’a pas la tranquillité de lignes et la santé morale des belles œuvres classiques. Le romantisme a passé par là. Mais à distance, les différences d’écoles disparaissent : il importe seulement que le poète se soit approprié une parcelle, si mince soit-elle, de l’éternelle vérité. Il y aura toujours des âmes qui s’enfermeront dans leur solitude, comme dans un cloître. Tristes et résignées, elles souffriront de l’existence terrestre sans la maudire, et rêveront d’une autre sans trop l’espérer. Sully Prudhomme a décrit leurs tourmens, une fois pour toutes, dans des pièces assez dépouillées de circonstances extérieures et de traits individuels, pour que toujours elles puissent s’y reconnaître. Cette poésie a pour elle sa sincérité et la pureté de sa forme. Aussi peut-on croire que le temps n’en étouffera pas l’harmonie discrète et fine.


RENE DOUMIC.

  1. Sully Prudhomme, Poésies, 4 vol. in-8o. — L’Expression dans les Beaux-Arts, 1 vol. in-8o. — Que sais-je ? — Testament poétique, 2 vol. in-12 (Lemerre). — La Vraie religion selon Pascal, 1 vol. in-8o. — Psychologie du libre arbitre. — Le Problème des causes finales, 2 vol. in-12 (Alcan). — La Philosophie de M. Sully Prudhomme, par Camille Hémon, 1 vol. in-8o (Alcan). — On consultera avec fruit le Guide bibliographique de la littérature française de 1800 à 1906, par M. Hugo P. Thieme, professeur à l’Université du Michigan, 1 vol. in-8o (H. Weller). Ce répertoire qui vient de paraître est un précieux instrument de travail.
  2. Sully Prudhomme, Testament poétique, p. 22.
  3. Ibid., p. 23.
  4. Gaston Paris, Penseurs et poètes, p. 292, 295.