Revue littéraire - Les ''Déracinés'' de Maurice Barrès

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Revue littéraire - Les Déracinés de Maurice Barrès
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 457-468).
REVUE LITTÉRAIRE

LES « DÉRACINÉS » DE M. MAURICE BARRÉS[1]

Le nouveau livre de M. Barrès a d’abord un mérite qu’il faut s’empresser de reconnaître : c’est qu’il ne ressemble pas aux précédens. Non certes que ceux-ci fussent dénués d’agrément. Une hardiesse provocante, l’outrance dans le paradoxe, l’affectation de légèreté, la recherche de l’esprit, la préciosité du style, leur donnaient au contraire un genre de séduction très particulier. Seulement le genre est épuisé ; l’auteur en a tiré tous les effets qu’il pouvait ; il les a répétés jusqu’à satiété ; il n’y avait plus moyen d’y revenir et il fallait de toute nécessité trouver autre chose, M. Barrès est trop intelligent pour ne pas l’avoir compris. Il a senti le besoin de se renouveler. Il s’est rendu compte qu’il était arrivé à ce tournant où un écrivain, favorisé par le succès, se doit à lui-même de justifier sa réputation. C’est pourquoi il s’est astreint pendant plusieurs années à ne rien publier ; il a réfléchi ; il a travaillé ; il nous rendent aujourd’hui transformé sur plus d’un point. Il a renoncé à cette ironie qui paraissait à quelques-uns si savoureuse ; mais l’ironie fatigue à la longue : elle semble un moyen de se dérober, un artifice pour éviter de livrer sa pensée. Il s’est dépouillé de tout ce qui) lui donnait un air trop dégagé, alerte et léger. Maintenant il ne v4endrait plus à l’esprit de personne de douter qu’il ne soit tout à fait sérieux. De même il répudie avec une courageuse décision des idées qui pendant un temps ont pu l’amuser, mais dont, à l’épreuve, il a reconnu le danger. Célébrant le culte du moi, il avait jadis encouragé la jeune génération dans sa tendance à l’individualisme ; il juge aujourd’hui que le triomphe de l’individualisme serait désastreux pour une nation ; que nous ne pouvons rien par nous seuls, attendu que nous ne sommes rien par nous-mêmes ; et qu’au lieu de laisser s’émietter les forces en une poussière d’individus, il faut les grouper en des blocs solidement constitués. Il n’admet plus que l’énergie soit bonne par nature et de quelque façon qu’elle se manifeste ; mais il pense qu’il importe surtout de savoir par quelle méthode et dans quel sens on la dirige. Le point de vue auquel il se place est le point de vue social. Trop de chimères et trop de sophismes ont faussé la conscience publique : il n’est que temps de la redresser. C’est la tâche à laquelle M. Barrès s’applique laborieusement. L’œuvre qu’il nous apporte est une œuvre de bonne volonté. Son livre est le livre d’un homme que nous tenions de longue date pour homme d’esprit, mais qui aspire désormais à être classé parmi les bons esprits.

Comment M. Barrès a été amené à choisir le sujet des Déracinés, ou plutôt comment il s’est vu imposer ce sujet par le développement même de sa pensée, par sa situation personnelle, par les circonstances, il est facile de l’indiquer. Le roman politique est à la mode : plusieurs essais viennent d’en être tentés coup sur coup. C’est qu’il se dégage naturellement de la période tourmentée que nous venons de traverser. Des événemens d’un relief saisissant se sont succédé pendant un court espace de temps. Nous avons été témoins de brusques péripéties, de fortunes subites, de lourds effondremens. Il y avait du drame dans l’air. Ç’a été d’abord l’aventure boulangiste, déchaînant les ambitions, affolant les cerveaux, faisant éclore des rêves insensés. C’a été ensuite le scandale de l’affaire de Panama, dénonçant le vice d’un système de gouvernement, mettant à nu la plaie du régime. En vérité il y avait de quoi frapper l’attention des littérateurs et les détourner pour un moment de leurs méditations sur les jeux de l’adultère. Mais nul parmi eux n’était mieux placé que M. Barrès pour écrire ces pages d’histoire contemporaine. Il a passé par la vie politique : il sait comment se font les élections, comment on y réussit, et comment on y échoue ; il a dirigé un journal ; il a fait partie de la Chambre ; il a assisté à telles séances mémorables ; même il a su traduire le spectacle qu’il a eu sous les yeux. Un article de journal où il dépeignait « leurs figures » le désignait pour être le portraitiste des parlementaires tarés. D’autre part, suivi comme un guide par quelques jeunes gens, combattu par d’autres, M. Barrès a eu l’occasion de se renseigner sur les tendances et sur les goûts de ceux qu’on appelle les étudians. Enfin il a toujours été porté par une vive inclination vers les hommes de pensée pure, et ne s’est-il pas lui-même réclamé maintes fois du nom d’idéologue ? Romancier, journaliste, ancien député, ancien prince de la jeunesse, il était dans des conditions exceptionnelles. Il a voulu en profiter pour écrire un livre que lui seul pourrait écrire, et qui ne serait rien moins que le « roman de l’énergie nationale ». Comprenons bien ce titre, ou plutôt énumérons quelques-unes des promesses qu’il contient.

On reproche souvent aux faiseurs de romans qu’ils dépensent beaucoup de talent sur des matières qui n’en valent pas la peine. Il est clair que ce n’est pas ici le cas, mais que, cette fois, pour égaler l’ampleur et la majesté du sujet, ce ne serait pas trop des dons les plus multiples et du talent le plus sûr de soi. L’auteur d’un tel roman devra d’abord être doué remarquablement pour l’observation ; il faudra qu’il soit renseigné sur la comédie politique de ces dernières années, et qu’il en possède tous les dessous. A la vaste information de l’homme politique, et à toutes les ressources de l’écrivain, il faudra qu’il joigne la puissance de généralisation du philosophe. Car il ne se contentera pas de rendre le pathétique des faits et le relief des figures, il ne se tiendra pas aux apparences et ne s’arrêtera pas aux réalités elles-mêmes. Il pénétrera plus avant, atteindra jusqu’aux causes profondes, découvrira les lois. Un homme d’imagination qui serait en même temps un observateur minutieux, un politique capable de s’élever aux spéculations de la philosophie, un philosophe qui aurait le sens des réalités, un créateur d’âmes qui serait un historien et un sociologue, à la fois un artiste et un penseur, il ne faut pas moins pour mener à bien l’œuvre considérable qu’a entreprise M. Barrès. Elle témoigne de beaucoup d’ambition. Le succès est-il en proportion de l’effort ? Nous n’en pourrons complètement juger que lorsque M. Barrès sera parvenu au bout de sa tâche : Les Déracinés ne sont que la première partie d’une trilogie. Néanmoins, comme M. Barrès ne souhaite certainement pas que le public, pour lire ce livre, attende que les deux autres aient paru, il nous sera permis d’étudier dès maintenant en lui-même l’ensemble que forment ses cinq cents pages.

Donc M. Barrès imagine de nous présenter une équipe de sept jeunes Lorrains. Élèves du lycée de Nancy, ils y reçoivent cet enseignement uniforme que l’Université donne à tous les Français, sans tenir compte de la différence des régions plus que de la diversité des conditions et des aptitudes. Le professeur de philosophie, un certain Bouteiller, en leur enseignant la morale de Kant et les invitant à se référera une formule abstraite et absolue du devoir, complète, couronne et parfait l’œuvre de l’éducation universitaire. Quels en sont pour ces jeunes gens les résultats ? « Si cette éducation leur a supprimé la conscience nationale, c’est-à-dire le sentiment qu’il y a un passé de leur canton natal, et le goût de se rattacher à ce passé le plus proche, elle a développé en eux l’énergie. Elle l’a poussée toute en cérébralité et sans leur donner le sens des réalités, mais enfin elle l’a multipliée. De toute cette énergie multipliée, ces provinciaux crient : A Paris ! » Ils viennent en effet à Paris pour y faire, qui des études de médecine et qui des études de droit. Ils y traînent au Quartier Latin, sont les héros de menues aventures, et se retrouvent enfin tous les sept dans la rédaction d’un journal, car, suivant la spirituelle boutade de M. Barrès, l’enseignement qu’on donne aux jeunes gens dans les lycées a pour aboutissement naturel d’en faire des journalistes parisiens. Inutile de dire que le journal, entre ces mains novices, a tôt fait de sombrer. Afin de le renflouer, le directeur, Racadot, ne trouve qu’un moyen, qui est l’assassinat ayant le vol pour mobile. Aidé de son ami Mouchefrin, il entraîne une jeune femme sur la berge de Billancourt et la tue.

Ces faits servent à illustrer une thèse qui est curieuse et mérite de fixer l’attention, car elle est significative du mouvement de réaction qui se fait aujourd’hui dans beaucoup d’esprits désintéressés et libres contre quelques-unes des idées dont la Révolution a amené le triomphe. En dehors de tout parti pris de politique ou de religion, on dresse le bilan de certaines « conquêtes », et on s’aperçoit qu’elles ont entraîné des conséquences désastreuses. Le courant d’idées qui, venu du parti philosophique et de l’Encyclopédie, traverse la Révolution et trouve sa complète expression d’abord dans le programme jacobin, puis dans l’administration napoléonienne, c’est celui que dénonce M. Barrès. Au nom du progrès, on a voulu rompre tout d’un coup avec le passé. On n’a pas compris qu’une nation est faite à mesure par toute son histoire, et que les élémens nouveaux qu’elle s’agrège ne doivent pas contrarier les énergies qui se sont peu à peu accumulées en elle. On a méconnu la vertu de la tradition. On a cru à la toute-puissance des théories. On s’est imaginé qu’on pouvait, d’après un idéal abstrait, improviser des règles de conduite également bonnes pour tous. On a eu la superstition de l’égalité conçue de la façon la plus grossière. On s’est appliqué à supprimer les différences. On a ruiné la vie de province. On a fait affluer toute l’activité vers la capitale où siège l’État souverain. On a « déraciné » les jeunes Français. Pour accomplir cette œuvre néfaste, il semble à M. Barrès que l’Université a été l’instrument le mieux approprié. Il fait retomber sur elle toute la responsabilité. M. Barrès reprend ici à son compte les idées fortement exprimées par Taine dans le livre du Régime moderne consacré à l’École. Seulement, tandis que les vues qu’il emprunte étaient déjà étroitement systématiques, M. Barrès les présente sous une forme plus âpre encore. C’est dire qu’il les fausse. Je me contenterai d’indiquer deux remarques, mais qui sont essentielles, et diminuent d’autant la portée de cette argumentation sans nuances.

M. Barrès déclare que l’Université déracine les jeunes gens. C’est le reproche qu’il lui fait, c’est le crime dont il l’accuse. Il ne paraît pas soupçonner que la question est justement de savoir si ce prétendu crime en est un. Pour sa part, M. Barrès rêve d’un enseignement approprié au caractère provincial. « Il n’y a pas d’idées innées, mais des particularités insaisissables de leur structure décident les jeunes Lorrains à élaborer des jugemens et des raisonnemens d’une qualité particulière. En ménageant ces tendances naturelles, comme on ajouterait à la variété et à la spontanéité de l’énergie nationale !... » Veut-on presser le sens des mots ? Comment s’y prendra-t-on pour modeler un enseignement sur des particularités dont c’est l’essence d’être insaisissables ? Ou peut-être faut-il que les jeunes Lorrains n’aient que des maîtres lorrains ? L’enseignement deviendra alors chose de province, de cité ou de canton. Ce sont les barrières qui se dressent, c’est l’horizon qui se rétrécit. C’est, pour tout dire, l’éducation qui manque son but, puisqu’elle a précisément pour but de nous « élever » au-dessus de tout ce qui limite notre vue et nous fait les prisonniers d’un endroit dans l’espace et d’un moment dans le temps. La condition où nous sommes nés, le milieu où nous nous sommes formés, nous imposent autant d’idées toutes faites et de préjugés. Il s’agit de nous en affranchir. C’est bien à quoi concourent toutes les parties de l’enseignement. L’histoire, les langues, les Littératures nous mettent en rapport, nous autres hommes d’aujourd’hui, avec les hommes d’autrefois. Nous nous initions à des civilisations différentes de la nôtre, et nous retrouvons tout de même, sous l’apparente diversité, des traits communs. Ces idées générales, c’est par elles que tous les hommes communient ensemble, et, à mesure que nous en prenons davantage conscience, nous devenons plus complètement des hommes. Nous dépassons les limites de notre cité pour devenir citoyens de l’humanité. On peut comparer les divers systèmes d’éducation ; on se convaincra que, pas plus dans l’antiquité que dans les temps modernes, et pas plus sous l’ancien régime que dans la France nouvelle, l’éducateur n’a compris autrement sa tâche. Qu’on s’efforce donc de maintenir dans ce qu’elles ont de bienfaisant les influences de famille et les traditions locales, il n’en restera pas moins que le rôle de l’éducateur consiste à nous délivrer des attaches qui nous immobilisent à un point du sol, et que son devoir est de faire de nous des « déracinés ». Sans s’en apercevoir, et trompé par le mirage des mots, ce n’est pas seulement l’enseignement universitaire que condamne M. Barrès : il s’attaque à la notion elle-même d’éducation.

M. Barrès en veut surtout à l’enseignement de la philosophie. Il l’incarne dans le personnage de Bouteiller. Ce personnage est, de tous ceux du roman, le mieux venu. Ou, plutôt, il est le seul qui ait quelque consistance. C’est un type de sectaire hanté par le rêve de la vie politique et pour qui les succès de la chaire professorale ne sont qu’un moyen afin d’arriver quelque jour à la tribune de la Chambre. M. Barrès a tracé ce portrait d’un crayon irrité, et c’est à peine si on peut lui reprocher de l’avoir poussé à la caricature. Il y a fort habilement présenté le mélange d’une austérité véritable, d’une ambition forcenée et d’une certaine hypocrisie. Mais il n’a pas fait attention que plus l’image devenait précise, et plus le type perdait de valeur générale. Le politicien est, par bonheur, dans l’Université une exception : le professeur qui cherche non pas à occuper dans l’État une situation en rapport avec sa compétence, mais à sortir de sa carrière pour mener la-vde parlementaire, est, au sens strict du mot, un déclassé. D’autre part, M. Barrès semble croire que l’Université enseigne une philosophie uniforme, dogmatique, qu’il y a une doctrine officielle et une philosophie d’État. Quelle erreur ! L’année où Bouteiller enseignait aux élèves du lycée de Nancy la morale kantienne est à peu près celle où je recevais moi-même sur les bancs du collège l’enseignement philosophique. L’homme charmant qui nous le distribuait se référait à des notes prises aux cours de Jules Simon, qui lui-même répétait les leçons de Victor Cousin. Ce n’était pas pour faire de nous des sectaires. Bien loin d’imposer une doctrine et d’apporter des conclusions, la philosophie universitaire — et c’est ce que d’autres lui reprochent, — se contente de plus en plus de poser les questions, remettant à chacun le soin de les trancher au gré de ses préférences et d’après son tour d’esprit, laissant au temps et à l’expérience le soin de dessiner peu à peu les réponses. C’est dire que l’enseignement philosophique universitaire est assez exactement le contraire de celui que nous présente M. Barrès.

Aussi bien est-il oiseux de ne pas nous attarder à ces discussions. Elles seraient à leur place, si nous avions affaire à un traité de pédagogie et non à une œuvre d’art. Tout ce que nous sommes en droit de demander à M. Barrès, c’est qu’il rende ses idées sensibles, qu’il les mette dans un puissant relief, qu’il nous inquiète, qu’il nous émeuve, qu’il nous passionne. Or, telle est la question qu’on se pose au sortir de cette lecture. Comment se fait-il qu’un livre qui prend son sujet en pleine actualité, et qui touche aux intérêts vitaux de la nation, nous remue si peu, ne nous irrite pas plus qu’il ne nous contente et nous laisse non pas disposés à la controverse, mais plutôt indifférens ? C’est qu’il est par trop ennuyeux. Je sais très bien que ce reproche d’être ennuyeux est le plus facile à faire, et qu’en beaucoup de cas, il n’est pas recevable. Trop souvent il ne témoigne que de la frivolité du lecteur. Il y a des chefs-d’œuvre qui ne sont pas du tout « amusans », et on pourrait même poser en principe qu’ils exigent tous de notre part un sérieux effort. Il est exact encore que certains genres comportent l’ennui. Mais, toutes ces concessions faites, il reste qu’il y a une espèce d’ennui qui provient du fait de l’auteur, qui ne s’imposait pas à lui avec un caractère de nécessité, dont il est donc coupable et qu’il a tort d’infliger à son lecteur. C’est celui qui résulte de l’insuffisance des moyens de traduction. Peut-être l’écrivain a-t-il su ce qu’il voulait faire, mais cela ne se dégage pas. Il a réuni des matériaux : il n’a pu ni les coordonner, ni les mettre en œuvre. Ils gisent dans l’attente du souffle qui devait animer l’œuvre et qui n’est pas venu : ils jonchent le sol en masse compacte et amorphe.

L’impression de confusion et d’incohérence atteint ici à un tel degré d’intensité qu’elle cause un véritable malaise. La trame elle-même du livre est faite de tous les documens que M. Barrès a recueillis par l’observation ou par la lecture. Il est clair qu’il a voulu les utiliser tous sans en laisser rien perdre. Voici donc des renseignemens précis, des dates, des fragmens de statistiques, des réflexions générales, des digressions, des anecdotes. Ce sont, sur Gambetta et ses procédés de gouvernement ; sur l’opportunisme, sur le collectivisme, sur Madagascar, sur Panama et sur beaucoup d’autres questions, des développemens, qui en eux-mêmes ne sont pas dépourvus d’intérêt, dont chacun aurait même pu fournie un bon article de journal, mais dont le pêle-mêle et l’entassement nous désobligent. Sur ce fond, assez terne, tranchent quelques épisodes, morceaux de bravoure où le styliste s’est évidemment complu. C’est l’histoire fantastique de Mme Astiné Aravian, une visite de Taine, un hymne à Napoléon, la description de l’enterrement de Victor Hugo. M, Barrès ne prend pas la peine d’amener ces différens épisodes ; mais surtout on ne voit ni comment ils se rattachent à l’ensemble, ni comment ils s’arrangent entre eux. M. Barrès admire l’œuvre de Taine, il respecte et il aime la figure si noble et si douce de ce grand travailleur. On ne saurait trop le louer d’en avoir si bien parlé, et avec une si sincère émotion. Mais on se souvient de l’étude de Taine sur Napoléon. Comment se fait-il que, tout plein encore de l’esprit de l’historien philosophe, M. Barrès ait pu, dans le chapitre voisin, exalter Napoléon, professeur d’énergie ? Car il ne se borne pas à indiquer l’influence que le prestige de la légende napoléonienne a pu exercer sur de jeunes imaginations. Il parle en son nom ; il hausse le ton ; il s’élève au lyrisme. — D’un bout à l’autre de son livre, M. Barrès insiste sur la nécessité de maintenir les caractères provinciaux et locaux. Comment se fait-il que, dans le même livre, il donne une importance si considérable au spectacle des funérailles de Victor Hugo, dont la beauté vient justement, d’après lui, de ce qu’elles ont fait communier tous les Français dans une même pensée, en leur proposant un même idéal de gloire ? — Il semble bien que, se conformant à l’esthétique réaliste, M. Barrès ait voulu nous présenter une équipe quelconque de sept jeunes gens pris dans la moyenne, et les soumettre aux influences auxquelles ont pu être soumis vers le même temps, tous les jeunes Français. Nous les voyons, en effet, façonnés successivement par la discipline du lycée, par le Quartier Latin, par la pension bourgeoise, par la fréquentation des filles ; on ne nous épargne ni les détails médiocres, ni les détails répugnans. Mais quelle est notre stupeur, de voir tout à coup ces sept conjurés se prêter serment auprès du tombeau de Napoléon ! Nous sommes à cent lieues de la vie réelle. Avec le récit des aventures extraordinaires d’Astiné Aravian, l’Arménienne aux turquoises précieuses, nous sommes transportés dans le romanesque le plus échevelé. Auprès de cette « étrangère », celle de Dumas fils était une bourgeoise. Cela nous met en garde contre la qualité de l’observation telle que la pratique M. Barrès. Nous nous souvenons malgré nous qu’il s’était fait d’abord une réputation d’humoriste à la fantaisie compliquée. Mais voici que Racadol, Mouchefrin et la Léontine, qui déjà n’avaient dans le roman que trop de place, apparaissent au premier plan. La mystérieuse soirée de Billancourt, la séance chez le juge d’instruction, la scène de nuit chez Mouchefrin, sont autant de chapitres d’une littérature spéciale, qui est la littérature de cour d’assises, très goûtée d’une certaine catégorie de lecteurs, mais non pas les plus distingués. C’est l’appel à l’émotion, par les moyens les moins délicats. Le livre commencé en « idéologie » s’achève en roman-feuilleton. Tout cet étalage de considérations et toute cette dépense d’aphorismes aboutit à un fait divers. Voilà bien des embarras pour nous conter l’affaire Lebiez !

Toutefois ce décousu n’est pas le défaut principal du roman ; M. Barrès pourrait nous répondre qu’elle aussi, la réalité est décousue, que le mélange de l’observation et de la fantaisie a son charme, qu’il a compté sur ces effets de contraste pour réveiller l’attention, et qu’enfin cela contribue à donner à son œuvre la marque de la vie. La vie ! Voilà justement ce qui manque à ce livre ; telle en est la lacune essentielle. Nous sommes bien loin de contester à un romancier le droit d’avoir des idées. Qu’il en ait au contraire, qu’il en ait d’originales et de fortes ! Seulement ces idées doivent, non pas être traitées pour elles-mêmes de façon abstraite et ex professo, mais être en quelque manière ultérieures à l’œuvre. Elles doivent passer dans la substance du récit, dans l’âme des personnages. Élémens intellectuels et élémens romanesques doivent se fondre dans une indissoluble unité. M. Barrès met d’un côté un chapitre de spéculation abstraite, d’autre côté l’exemple qui doit venir à l’appui de sa démonstration. Il disserte, explique, définit, argumente, tout à fait à la manière du professeur en chaire. « En conséquence, dira-t-il, ce qui fait question, c’est la substance française. Qu’entendons-nous par là ? En principe, la personnalité doit être considérée comme un pur accident. Le véritable fond du Français est une nature commune, un produit social et historique, possédé en participation par chacun de nous... » Cela est rude. C’est le ton de l’école. Pour notre part, on devine bien qu’il ne nous choque pas ; mais il faut que chaque chose soit à sa place. Didactique et méthodique, M. Barrès numérote ses argumens. Il expose que les forces vivantes de notre pays sont : 1° les bureaux ; 2° la religion ; 3° les ateliers agricoles, industriels ou commerciaux ; 4° d’innombrables associations de toute espèce. Sommes-nous à l’École des sciences politiques ? Beaucoup détecteurs sont mal préparés à entendre ce langage technique. M. Barrès ne leur ménage pas les formules empruntées parfois à la sociologie et d’autres fois à la pathologie. Puis il fait avancer les sept Lorrains.

Les sept Lorrains sont François Sturel, Suret-Lefort, Rœmerspacher, Renaudin, Gallant de Saint-Phlin, Racadot, et Mouchefrin. Si vous me dites que ces noms risquent de s’embrouiller dans votre souvenir, c’est qu’en effet, après avoir lu l’histoire de ceux qu’ils désignent, on n’est pas beaucoup plus avancé. M. Barrès nous les présente un à un et nous donne sur chacun d’eux des renseignemens abondans. Il leur consacre des notices détaillées. Il nous fournit toutes les indications désirables sur leur généalogie, leur cousinage et leur lieu de naissance. Rœmerspacher est né à Nomény (Meurthe-et-Moselle), François Sturel est de Neufchâteau (Vosges), Saint-Phlin habite près du village de Varennes (Meuse). Il décompose tous les élémens de leur physionomie physique, intellectuelle, morale. A chaque moment de leur développement, il récapitule les influences qu’ils ont subies. Non content de décrire isolément chacun des individus de ce petit groupe, il les compare afin de les mieux définir : « Sturel et Saint-Phlin, avec des différences de caste, sont jusqu’à cette heure des Mouchefrin, en ce sens qu’ils flottent au fil de l’eau sans réagir. Il faut l’avouer, Racadot leur est supérieur ; réaliste, il ressemble plutôt à Rœmerspacher... » Tout ce travail est en pure perte. Les traits de ces figures restent sur le papier et ne se recomposent pas dans notre imagination. Ces jeunes gens nous demeurent étrangers, et ce qu’on nous en raconte n’éveille pas notre curiosité. Ainsi arrive-t-il lorsque, entrant dans un salon, nous tombons au milieu d’un entretien où il est question de personnes que nous ne connaissons pas. C’est que les personnages de M. Barrès n’agissent pas : ils disputent. « Examinons la question de principe, dit Rœmerspacher. Tu m’étonnes, Sturel, de croire aux grands hommes. Mais ne sens-tu pas que l’individu n’est rien, la société tout ? — C’est bien, dit Sturel, très nerveux. M. Taine t’a fait panthéiste. Tu regardes la nature comme une unité vivante ayant en elle-même son principe d’action. Moi, j’y vois un ensemble d’énergies indépendantes dont le concours produit l’harmonie universelle. — Et moi, dit Saint-Phlin, je tiens l’univers pour une matière inerte, mue par une volonté extérieure... » Ce bout de dialogue n’est pas choisi à dessein. Tel est ici le ton ordinaire de la conversation. L’accent personnel y fait par trop défaut. C’est un choc d’argumens de collège ; on ne fait pas de la vie avec des bribes de dissertations. Ces jeunes disputeurs ne sont pas des êtres réels : ce sont des paragraphes.

M. Barrès le sait bien. Il devine la fatigue du lecteur occupé à poursuivre des ombres. Aussi s’efforce-t-il de venir à notre secours et s’ingénie-t-il à mille moyens pour tâcher de fixer davantage dans notre esprit ces images flottantes. Il se fait à mesure son propre commentateur et annotateur : il nous prie de faire attention à un mot que nous pourrions n’avoir pas remarqué, à une nuance qui nous aurait échappé. « Qu’est-ce que cette rude façon d’interpeller un homme d’esprit ? Voyez-vous la nuance ? Bouteiller a encore l’âpreté d’un néophyte. » Il approuve ou désapprouve : « Tout n’est pas mauvais dans ces affirmations de Bouteiller. » Il précise le rôle qu’il assigne à chacun de ses héros : « Ces deux-ci, Racadot et Mouchefrin, dans le cénacle, représentent la pauvreté. » On songe à ces enluminures naïves où s’allongent hors de la bouche des personnages des banderoles explicatives. Il interpelle tantôt ses acteurs et tantôt son lecteur. « Voyez ce sauvage François Sturel, comme il a profité de sa pension pour s’élever à une certaine délicatesse de vie !... Le fat ! à cette époque il n’a même pas de cerveau. Il ignore les coutumes ; il ne songe pas qu’une jeune fille est toujours de chasse réservée. C’est un jeune lévrier en liberté dans le taillis... » Mais si méritoires que puissent être ces artifices, ils vont contre l’objet que se propose l’écrivain. Ils soulignent le défaut dont nous nous plaignons. Ils nous rappellent à chaque instant qu’au lieu de procéder à la façon des artistes qui sortent d’eux-mêmes pour devenir tour à tour chacun de leurs personnages et vivre en eux, l’écrivain ici reste en dehors, réduit à les faire manœuvrer par l’extérieur, à les faire avancer ou reculer suivant les besoins de sa démonstration.

Si nous avons noté, avec autant de soin qu’il nous était possible, les défaillances de l’exécution trop fréquentes dans les Déracinés, c’est d’abord que l’œuvre en valait la peine, et qu’il y avait quelque intérêt à définir le talent de M. Barrès. Ce talent est très réel, et M. Barrès est à coup sûr parmi les écrivains encore jeunes l’un des mieux doués. Il semble seulement qu’il n’ait pas la vigueur qu’il faut pour soulever une œuvre de quelque étendue. Ce livre n’est décevant que si on le juge d’ensemble ; il contient, au reste, une foule de détails excellens, scènes vivement enlevées, formules saisissantes, mots heureux. De même, il y a dans les Déracinés beaucoup d’observations fines, de remarques spirituelles, d’idées ingénieuses ; c’est seulement quand il veut enchaîner ces idées et nous en faire suivre la liaison que M. Barrès éprouve quelque embarras. Il y a dans sa langue trop de mots empruntés au jargon philosophique, économique ou parlementaire, et qui nuisent à cette impression de netteté et de sobriété un peu sèche que donnait jusqu’ici son style. Ce style est heurté, tourmenté, et on y surprend sans cesse le souci de l’écrivain occupé à surveiller son originalité. Du moins M. Barrès a-t-il un style qui lui appartient et dont les procédés ou même les poncifs sont bien à lui. — Mais surtout, en parlant de M. Barrès, nous songions en même temps à d’autres écrivains de la même génération, et si nous insistons sur le défaut capital de son livre, — le contraste entre l’ambition de la pensée et l’espèce d’impuissance que décèle la mise en œuvre, — c’est que ce défaut devient de plus en plus sensible dans le roman contemporain.

On dit volontiers que la critique n’existe pas. La vérité est que la critique a pris parmi nous un tel développement qu’elle est en train d’absorber la littérature tout entière. Ce sont des critiques, un Taine, un Renan, qui ont été les maîtres des dernières générations. C’est à leur école que se sont formés tous les écrivains de culture supérieure : ils ont pris chez eux le goût de la pensée pure ; ils leur ont emprunté une tournure d’esprit, des habitudes de travail dont ils n’ont plus su se défaire et qu’ils ont transportées dans des genres qui ne les comportaient pas. Pour ce qui est particulièrement des romanciers, il serait aisé de montrer, par l’exemple des plus distingués, qu’ils sont avant tout des critiques, travaillant d’après les procédés de la critique. Au lieu d’avoir des idées d’artistes, empruntées directement à la réalité, tout imprégnées de matière, toutes chargées de vie et développant d’elles-mêmes leur force plastique, ils ont des idées « d’essayistes », décharnées, et sur lesquelles ils s’appliquent à jeter un vêtement rapporté. Aussi, comme il arrive qu’on se fasse de son insuffisance même un mérite, ils s’empressent de déprécier les qualités qu’ils n’ont pas. Nous entendons dire tous les jours : « Ce qui fait la valeur de ce roman, c’est qu’il n’est pas un roman. » Parce qu’on a perdu l’art du récit, on raille la « petite histoire ». Parce qu’on ne sait pas poser un personnage, on déclare que les figures d’un roman doivent être, comme celles de la réalité, imprécises et inachevées. Nos meilleurs romans sont des recueils de notes, des chapitres d’analyse, des cahiers d’impressions de voyage ou des gerbes d’étincelantes causeries ; mais ce ne sont pas des romans. Cette diminution des facultés créatrices est de nature à inquiéter ceux qui songent à l’avenir du roman et que n’abuse pas son apparente prospérité. Il semble qu’il ne réussisse plus à s’assimiler les élémens qu’on y introduit dans l’espoir de le vivifier. C’est le signe d’un certain épuisement, dont on ne peut d’ailleurs, après une si longue période de fécondité, ni s’étonner, ni se plaindre.


RENE DOUMIC.

  1. 1 vol. de la Bibliothèque Charpentier, chez Fasquelle.