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Revue littéraire - Les Amies de Bernardin de Saint-Pierre

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Revue littéraire - Les Amies de Bernardin de Saint-Pierre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 113 (p. 690-704).
REVUE LITTÉRAIRE

LES AMIES DE BERNARDIN DE SAINT PIERRE

I. Bernardin de Saint-Pierre, par M. de Lescure. Paris, 1891 ; Lecène et Oudin. — II. Bernardin de Saint-Pierre, par M. Arvède Barine. Paris, 1891 ; Hachette. — III. Étude sur la vie et les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre, par M. Fernand Maury. Paris, 1892 ; Hachette.

Pour tout le monde, non-seulement en France, mais dans toute l’Europe qui lit, et jusque par-delà les mers, Bernardin de Saint-Pierre est l’auteur de Paul et Virginie, ce chef-d’œuvre qui semble grandir à mesure que Jocelyn et qu’Atala décroissent et pâlissent. Pour quelques artistes, pour quelques curieux, pour les historiens de la littérature, il est, avec Rousseau, — plus que Rousseau peut-être, parce qu’il l’est plus exclusivement, avec moins de tendance oratoire, — l’inventeur de cette prose, non pas précisément descriptive, mais pittoresque et colorée, dont les dessous, pour ainsi dire, sont établis avec autant de soin, préparés par autant de croquis, de notes, ou d’études, que ceux d’un paysage, et retouchés avec autant d’amour. Il est aussi l’un de ces poètes qui, dans les dernières années du XVIIIe siècle, ont achevé d’émanciper le sentiment, son expression littéraire et sa fonction sociale, des contraintes un peu sévères que la raison lui avait imposées jusqu’alors, et même, à cet égard, si l’on voulait le définir d’un mot, on le nommerait assez bien celui de nos grands écrivains qui n’a écrit le premier qu’avec le sentiment. Le dialecticien qu’il y avait encore dans Rousseau, — le raisonneur et le logicien, — s’évanouissent avec Bernardin de Saint-Pierre. Enfin, pour les rares savans qui daignent quelquefois parcourir les Études ou les Harmonies de la nature, et pour les philosophes, il est assurément le cause-finalier le plus convaincu, le plus systématique, le plus intrépide que l’on ait jamais vu ; — et d’ailleurs le plus ingénieux. Quelques-unes de ses découvertes en ce genre sont demeurées célèbres. Il ne s’est point contenté d’affirmer que les nez sont faits pour porter des lunettes. Mais il a trouvé que, si « le melon a des côtes, c’est pour être mangé en famille ; » et on lui doit de savoir qu’aux premiers jours du monde, par un effet peu connu de la bonté de la Providence, « des cadavres furent créés pour les animaux carnassiers. »

C’est l’occasion ici de dire qu’après cela, les Études de la nature n’en demeurent pas moins l’un des livres les plus curieux de la langue française. Il est seulement un peu long. Mais le charme de style en est incomparable. On ne le sent pas mieux, mais on en apprécie mieux la rare originalité quand on fait attention au nombre de choses que l’auteur y a exprimées pour la première fois. Et l’idée générale en est fausse ; — ou du moins on nous ferait difficilement croire aujourd’hui que la Providence ait tout arrangé, ne fût-ce que sur terre, dans l’intérêt, pour le plaisir ou pour la volupté de l’homme. Tel est cependant le pouvoir d’une idée générale, qu’aussitôt qu’on la pousse à ses dernières applications, elle n’en devient pas plus vraie, quand elle est fausse, mais de toutes parts les questions se lèvent, pour ainsi dire, et voici que des aspects de la nature et de la vérité, jusqu’alors enveloppés d’ombre ou même inaperçus, s’éclairent brusquement d’une lumière nouvelle.

Qui croirait, par exemple, que ce rêveur sentimental a presque formulé, avant Hegel, le principe fameux de l’identité des contradictoires ? Ou combien encore d’observations n’a-t-il pas faites qui sont, quand on les examine, d’un darwiniste avant Darwin ? à la seule condition, il est vrai, qu’au lieu de mettre la cause finale des caractères spécifiques des êtres ou des choses dans l’utilité de l’homme, on la place où il faut, c’est-à-dire dans l’intérêt des espèces elles-mêmes. Ajoutons en passant que Bernardin de Saint-Pierre n’a pas laissé de le faire quelquefois lui-même et ainsi d’élargir beaucoup la Providence de Fénelon. Mais, mieux encore : il n’y a pas jusqu’à nos symbolistes qui ne pussent trouver, eux aussi, leur profit dans quelques-unes de ces Études, et notamment dans la manière dont Bernardin de Saint-Pierre y développe les rapports, les affinités secrètes, les « correspondances » des formes, des couleurs et des sons, la signification mystique du « rouge, » ou les vertus cachées de la circonférence de cercle.

Je connais quelques livres dont la science et l’érudition contemporaines, la critique et l’histoire ont vainement anéanti les détails, si l’idée maîtresse en subsiste toujours, et qu’il suffise ainsi d’en corriger les applications. Les Études de la nature nous offrent en quelque sorte le phénomène littéraire inverse. Les morceaux en sont demeurés bons, si l’édifice est tombé par terre ; — et, après tout, de combien de systèmes n’en pourrait-on pas dire autant ? Ils n’en ont pas moins eu leur raison d’être, à leur heure, ou leur utilité même, et les auteurs n’en ont pas toujours déployé la richesse d’imagination, la souplesse de talent et la grâce de style de Bernardin de Saint-Pierre.

Pour toutes ces raisons, nous avons donc été bien aises de voir, dans ces derniers temps, un peu d’attention revenir à Bernardin de Saint-Pierre, et trois biographes, qui ne s’étaient pas sans doute entendus, essayer, en les dégageant du vague plutôt que de l’oubli, de préciser son rôle et sa physionomie.

Le Bernardin de Saint-Pierre de M. de Lescure a paru le premier, je crois. La facture, ou la manière, en est un peu molle, peut-être, et ce Bernardin-là ressemble trop encore à celui de la légende. Aussi lui préférera-t-on l’élégant aventurier, le bonhomme quinteux, si je puis ainsi dire, le philanthrope égoïste, et le barbon amoureux dont M. Arvède Barine nous a donné le portrait pour la collection des Grands écrivains français. Moins aimable, et moins « sympathique » ou moins douceâtre, on le trouvera plus ressemblant et plus vrai, mais surtout plus vivant. Car, si notre personnalité ne peut jamais être tout à fait absente de notre œuvre, il arrive assez souvent pourtant qu’on ne retrouve à peine dans nos écrits qu’un trait ou deux de notre caractère ; — et il semble bien que ce soit le cas de Bernardin de Saint-Pierre. Nos lecteurs savent d’ailleurs que la touche ironique et légère d’Arvède Barine se plaît à ces contrastes, excelle à en tirer parti, et met ainsi dans la ressemblance comme un air de malice qui l’égaie sans y nuire. C’était le genre de talent qui manquait le plus à M. de Lescure.

Si maintenant on était curieux d’un supplément d’informations, et pour s’assurer de l’entière vérité du portrait, si l’on voulait plus de documens qu’un tout petit cadre n’en pouvait utiliser ou contenir, alors il faudrait consulter la consciencieuse et volumineuse Étude de M. Fernand Maury sur la Vie et les Œuvres de Bernardin de Saint-Pierre. Elle a tout près de sept cents pages, cette étude, et encore M. Maury nous dit-il « qu’il en a dû retrancher plusieurs chapitres. » Elle ne se laisse pas moins lire, et même sans fatigue. La partie biographique en est surtout intéressante et neuve. Un Bernardin plus complet en ressort, peint par lui-même, cette fois-ci, dans ses lettres intimes, et comme achevé de peindre dans les lettres de ses correspondantes, de ses « amies, » — plus nombreuses encore que celles de Rousseau, — dans les lettres aussi de ses deux « femmes, » la pauvre Félicité Didot, et l’heureuse Désirée de Pelleporc.

Remercions donc M. Fernand Maury de ses laborieuses recherches, et, puisque d’ailleurs nous ne saurions rien ajouter d’essentiel à ce qu’il a dit de la philosophie de Bernardin de Saint-Pierre, des Études de la nature, de Paul et Virginie, ou de l’influence enfin du premier maître de l’exotisme jusque sur M. Pierre Loti, ne parlons aujourd’hui que de l’homme, ou, si l’on veut, — car ce sera presque la même chose, — des femmes sensibles auprès desquelles il a d’abord cherché la fortune ; qui lui ont donné la popularité ; et dont la dernière lui a rendu la un de sa vie aussi douce que les commencemens en avaient été pénibles, agités, et parfois douloureux.

Douloureux ? Non pas au moins sans quelque compensation ; et s’il y a dans la femme, comme il l’a si bien dit lui-même, « une gaîté légère qui dissipe la tristesse de l’homme, » cette revanche, ou cet adoucissement de ses pires infortunes ne lui a pas manqué. C’est qu’aussi bien il était beau, nous disent à l’envi ses biographes, d’une beauté que l’on remarquait, et la beauté, qui ne semble plus être aujourd’hui d’un grand secours à l’homme dans le combat pour l’existence, était encore au XVIIIe siècle un moyen de parvenir. Lisez plutôt la notice que Talleyrand nous a laissée sur le duc de Choiseul, ou les Mémoires qu’écrivit Marmontel pour l’instruction de ses enfans. Choiseul fut plus habile ; Marmontel était plus vigoureux ; Bernardin de Saint-Pierre fut le plus beau des trois. « Jeune, fait comme Adonis, un léger coton couvrait ses joues comme la pêche… On aimait sa bonne mine et sa taille légère… — c’est lui-même, sur ses vieux jours, qui se mire ainsi, comme une jolie femme, dans le souvenir de ses grâces un peu fanées alors ; — et habile d’ailleurs à saisir le temps, un mot, un soupir… il n’y avait point de femme qui ne fût jalouse de le subjuguer[1]. » Faut-il en croire les bruits de cour ? et, tout jeune encore, fuyant une ingrate patrie, quand il alla tenter le sort en Russie, la grande Catherine elle-même aurait-elle daigné l’honorer de son impériale faveur ? Aimé Martin, son premier biographe, le nie avec indignation, et se porte garant de la vertu de Bernardin de Saint-Pierre. « Il ne pouvait, dit-il, aimer que l’innocence ! » L’impératrice, en tout cas, s’intéressa bien plus pour « les grands yeux bleus » du jeune officier, que pour son projet de coloniser la région de la mer d’Aral. Mais c’est en Pologne surtout qu’il fit de nobles conquêtes, et qu’un moment même il y crut sa fortune assurée par l’amour de l’une de ces « princesses, starostines et palatines » chez lesquelles il fréquentait, au titre de sa nationalité d’abord, de la noblesse de race et de nom qu’il s’attribuait, — et de sa beauté.

Nous avons quelques-unes des lettres de la princesse Marie Miesnik à Bernardin de Saint-Pierre ; et elles sont caractéristiques. Elles changent un peu de l’air de roman qu’Aimé Martin a donné à cette histoire d’amour. Adroitement assiégée, la jeune femme a cédé, mais en cédant, ou plutôt en suivant son caprice, elle a bien entendu que la passion du beau Français ne fût pour elle qu’une aventure, un épisode aussitôt oublié que vécu. Ce n’était pas l’affaire de Bernardin de Saint-Pierre, et il s’était, lui, flatté d’épouser. Aussi sa princesse était-elle souvent obligée de le rappeler au sentiment des distances. « Votre protégée qui a épousé son serviteur me paraît une aventurière. Adieu, portez-vous bien, » lui écrivait-elle un jour ; et il semble que l’on devine à quelle insinuation cet « avis » répondait. Mais Bernardin n’en persista pas moins. Il revint à la charge. On le repoussa. Et après plusieurs leçons de cette jeune femme — sur laquelle on dirait qu’il se croit en vérité les droits d’une femme sur l’homme auquel elle a cédé, — il s’attira finalement ce congé :

« Je viens de recevoir, lui écrivait-on le 24 mai 1765, une de vos lettres qui est sans date, et où vous me faites part d’une résolution qui n’est ni d’un homme raisonnable, ni d’un homme de courage. — Il avait parlé de s’aller faire tuer par désespoir d’amour. — Vous demandez de l’estime et vous faites tout ce qu’il faut pour la perdre… Qui s’expose au péril est une vertu trop connue, mais le vrai courage est de vaincre une passion qui nous rend malheureux… sans s’abandonner à des fureurs qui dégradent l’homme que la raison doit guider. Je vous annonce franchement que c’est la dernière lettre que je vous écris, jusqu’à ce que je ne vous revoie pas dans votre patrie, ou que je n’apprenne que vous avez pris un parti raisonnable ; et je n’en vois pas d’autre pour vous que d’aller dans votre province, et ensuite à Versailles, où vous trouverez des amis. »

Il était alors à Dresde, où sa figure lui avait valu d’être littéralement « enlevé » par une riche courtisane, et, pendant une dizaine de jours, « chambré » dans le palais d’Alcine.


On le logea dans un appartement
Tout brillant d’or et meublé richement,
Grande chère surtout, et des vins fort exquis,
Les Dieux ne sont pas mieux servis…


Il s’empressa d’en envoyer la nouvelle à l’un de ses amis de Varsovie, qui lui répondait aussitôt : « L’aventure que vous avez eue pendant votre route est singulière. Elle ne m’a pas cependant surpris. Aimable comme vous l’êtes, il est naturel d’imaginer qu’il vous en arrive de semblables. » Ainsi parlaient les nombreux adorateurs de la fiancée du roi de Garbe. Mais on a quelque peine à « s’imaginer » un capitaine d’artillerie dans ce rôle, quoi que son complaisant correspondant en dise. Aimé Martin l’a bien senti lui-même, et fidèle à son rôle d’hagiographe, il proteste que cette aventure, « loin de dissiper la tristesse de M. de Saint-Pierre, ne fit que le troubler davantage, en altérant la pureté de ses souvenirs. »

Autre affaire à Berlin, d’un autre genre, mais qui n’éclaire pas moins tout un côté du personnage. Quoique la guerre de sept ans ne fasse que de finir, il est venu solliciter de Frédéric ce que l’on n’a pas pu ou voulu lui donner à Dresde : un grade militaire et des « appointemens. » Un honnête homme, le conseiller Taubenheim, s’éprend de lui, l’installe dans sa demeure, à sa table de famille, l’apprécie tous les jours davantage, essaie de se l’attacher par des liens plus étroits, et finalement lui offre la main de sa fille aînée. C’était cette Virginie qu’il devait plus tard immortaliser. Il refuse pourtant, comme il avait refusé la nièce du général du Bosquet, à Saint-Pétersbourg, et la belle-sœur du journaliste Mustel, à Amsterdam. Quelles raisons en a-t-il ? Je crains, hélas ! que M. Maury ne soit tout près de la vérité quand il ne voit là que « le dédain de la condition bourgeoise et l’indifférence pour un ménage inglorieux, pour la discipline des devoirs sans faste et des vertus sans retentissement. » Oui, de la princesse Marie Miesnik à Virginie Taubenheim, la distance était trop grande, la chute était trop lourde ! L’amour, dans l’idée de Bernardin de Saint-Pierre, ne se sépare pas encore de la fortune ; il ne s’en distinguera que quand la sienne sera faite ; et, en attendant, il lui semble que la dorure d’un grand mariage déroberait aux yeux du monde ce que le marché pourrait d’abord en avoir d’un peu vil.

Aussi bien n’avait-il pas cessé de penser à sa princesse, et, de retour en France, nous le voyons toujours continuer de correspondre avec elle. Jamais femme d’ailleurs ne donna de plus sages conseils. Ne l’eût-elle dissuadé que « d’embrasser l’état ecclésiastique, sans autre disposition que celle d’y faire fortune, » il lui en eût dû déjà quelque reconnaissance ; — et nous aussi. Il semble encore que ce soit elle qui lui ait doucement persuadé de passer aux colonies, « où se concluent les riches mariages, » disait un autre de ses amis. Et, d’une adresse très féminine, elle conciliait ainsi les intérêts de son repos avec ceux de son amour-propre, qui se fût senti blessé de l’indignité de « l’objet aimé. » Mais, en lui ouvrant ainsi des horizons nouveaux, et comme en l’obligeant à compléter ses études de peintre, elle allait achever de révéler Bernardin de Saint-Pierre à lui-même, — et d’en faire l’auteur de Paul et Virginie.

On lira dans l’Etude de M. Maury et dans le Bernardin de Saint-Pierre de M. Arvède Barine la triste histoire de son séjour à l’Ile de France. Bernardin de Saint-Pierre passa là quelques-uns des pires momens de son existence tourmentée. Pas plus qu’en Allemagne, en Pologne ou en Russie, ses ambitions ni son cœur n’y trouvèrent ce qu’ils cherchaient. Mais des lettres de femmes l’y consolaient encore, et l’aidaient à supporter les ennuis de son exil ; — si peut-être elles ne l’encourageaient pas dans sa métaphysique. Je songe, en écrivant ceci, à une demoiselle Girault, la sœur de l’un de ses amis, originale et hardie personne, audacieuse même en ses propos, dont quelques fragmens de lettres donnent vraiment à regretter que M. Maury, qui le pouvait, n’en ait pas publié davantage.

« Je voudrais bien, lui écrit-elle, dans une lettre datée du mois de juin 1769, je voudrais bien qu’il me fût possible d’admettre cette providence que vous supposez actuellement, parce que vous en avez besoin. Mais je crains bien que le malheur ne vous rende faible. Consultez vos sens, les seuls auteurs à la fois et les juges de vos idées. Quel témoignage vous rendent-ils de la divinité ? Quel de l’existence de votre âme ? En quel lieu fixerez-vous la demeure de l’un ou de l’autre ? Ah ! mon ami, s’il y avait un Dieu, nous ne pourrions qu’aimer sa grandeur, mais sans l’admirer ni la craindre, ni lui plaire, ni l’offenser, enchaînés par les lois éternelles qui gouvernent l’univers. Soumis malgré vous aux impressions des objets et aux modifications produites par toutes les circonstances de la vie, vous ne pouvez produire un geste, un son, avoir une idée qui ne soient une suite nécessaire de cet enchaînement et de ces rapports. Quelle peine ou quel prix pouvez-vous attendre pour des actions dont la plus indifférente n’aura pas dépendu de vous ? »

Voilà ce qui s’appelle aller jusqu’au bout de son raisonnement ; et par parenthèse, si l’on fait attention qu’il devait y avoir, dans le Paris de 1770, plus d’une demoiselle Girault, voilà qui explique bien des choses ! Notez après cela, que, pour être aussi résolument déterministe que M. Taine lui-même, cette fille d’esprit n’en avait pas le cœur moins léger ni moins gai.

« J’ai peine à vous pardonner l’ennui dont vous vous plaignez, lui écrit-elle une autre fois. Quand je me porte bien, je ne connais pas cette maladie, et il me semble qu’avec autant d’esprit et de philosophie que vous en avez, n’étant assujetti à la volonté de personne, étant libre en un mot, vous devriez vous suffire à vous-même. Je sais qu’on regarde cette puissance comme un attribut de la divinité…Si cela est, apprenez, monsieur, à me respecter dorénavant comme une divinité… Car, moi qui vous parle, moi qu’on ne peut pas même placer dans la classe des gens médiocres, eh bien ! je l’ai, cette puissance de me suffire à moi-même. »

Était-il de retour en France, et à Paris, quand il lisait cette lettre ? Car elle ne porte point de date. Nous apprenons.seulement par une autre lettre, datée du {{{{1er}}}} août 1771, que, toujours soucieuse de contenter les moindres désirs de l’ami de son frère, Mlle Girault lui avait ménagé dans les environs de Rouen, chez une dame Burel, une agréable retraite. Bernardin de Saint-Pierre n’en profita point. Curieux encore de savoir pourquoi, M. Maury a donc de nouveau compulsé les papiers de la bibliothèque du Havre, et il y a trouvé que tandis que Mlle Girault battait pour lui la Normandie, le volage Bernardin était à Rennes, où il essayait de se faire marier par une autre de ses amies, Mme Delaville-Jehannin.

Ce qui est assez plaisant, à ce propos, mais bien humain, c’est la vivacité de son irritation contre les héritières de Rennes. Il en a plusieurs en vue, trois ou quatre à la fois, mais qui croirait que les mères de ces demoiselles « regardent sa bourse plus que sa figure ? » Évidemment les grosses dots lui paraissent assignées, par un décret de la providence, aux hommes de lettres pauvres ; et il n’admet pas que l’on soit insensible à l’honneur de son choix. Il ne fait pas d’ailleurs attention que, n’ayant pas même encore publié son Voyage à l’Île de France, on ne pouvait guère soupçonner à Rennes qu’il y eût un homme de lettres en lui. Faute de jeunes filles, et dégoûté de deux ou trois échecs, il se rabattait donc sur les veuves, quand il en fut préservé par Mlle Girault. « Gardez-vous, lui écrivit-elle, de croire ceux qui vous conseillent d’épouser une veuve à si bon marché. Douze mille livres de rente ! Une fille du même prix vaudrait mieux à tous égards. » Il en crut Mlle Girault et revint à Paris jouer le rôle de solliciteur.

Il ne le jouait pas, en effet, on le sait peut-être, avec moins d’obstination que celui de soupirant. Mais y réussissant moins bien encore, et ne recevant du ministère que de rares gratifications, il se résolut, enfin, selon son mot, « à vivre du fruit de son jardin » et, en 1773, il faisait paraître son Voyage à l’Île de France. L’ouvrage le classa parmi les gens de lettres, lui ouvrit le salon de Mlle de Lespinasse, et l’enrôla pour un moment parmi les philosophes. Si d’ailleurs le succès n’en eut rien de soudain, ne le tira pas d’abord de pair, il fut pourtant plus qu’honorable, et assez grand pour que l’auteur, encouragé, commençât dès lors d’ébaucher ses Études de la nature.

Il y travailla dix ans, avec des alternatives d’ardeur et de lassitude qu’expliquent également son caractère, et la nouveauté de l’entreprise. Le vocabulaire pittoresque n’existait pas, nous l’avons dit, si l’on veut bien ici se souvenir que ni les Confessions, ni les Rêveries de Rousseau n’avaient encore paru ; et d’ailleurs il s’en faut, même dans ces ouvrages, que le vocabulaire de Rousseau, s’il a d’autres qualités, ait l’étendue, et pour ainsi dire l’heureuse technicité de celui de Bernardin de Saint-Pierre. Et puis, entre ses Études, quand il ne s’occupait pas de « coloniser » la Corse ou de « conquérir Jersey, » ses velléités matrimoniales lui revenaient, et, de nouveau, d’écrire à Mme Delaville-Jehannin. Excès de travail, mécontentement des hommes, ou pour quelque autre cause que ce soit, il semble aussi qu’en ce temps-là il ait passé tout près de la folie. « Il avait pour l’eau une horreur qui ne lui permettait pas de passer, sans une crise de nerfs, sur la Seine ou devant le bassin d’une place. » Il ne pouvait non plus « traverser un jardin public où se trouvaient plusieurs personnes rassemblées sans les croire occupées à médire de lui. » Un de ses frères est mort fou. Mais enfin les Études de la nature parurent en 1784, et cette fois le succès passa son espérance. Bernardin de Saint-Pierre était désormais célèbre, et l’aisance n’allait pas tarder à lui venir avec la célébrité.

Si nous rappelons après cela que Paul et Virginie paraissait quatre ans plus tard, en 1788, avec le dernier volume des Études de la nature, dont l’idylle était comme une sorte d’illustration, nous aurons nommé les seuls ouvrages de Bernardin de Saint-Pierre qui soutiennent encore la gloire de son nom. À l’exception peut-être de la Chaumière indienne, les autres auraient tous péri que l’auteur n’y eût rien perdu. Il ne fera guère désormais que se recommencer pendant un quart de siècle, et les Harmonies de la nature elles-mêmes ne seront, comme on l’a dit, qu’une « pâle répétition des Études. »

Quelques lettres de femmes nous aideront encore à bien comprendre la nature du succès de Bernardin de Saint-Pierre, à ce moment précis du siècle. Mme Mesnard, la femme de l’un de ses amis, auquel même il avait voulu dédier ses Études, lui écrit l’une des premières :

« J’admire surtout deux passages. L’un nous peint la tourterelle d’Afrique avec sa teinte coralière sur le cou. Si vous reconnaissez dans cette tache la livrée de l’amour, j’ai reconnu son pinceau dans la peinture suave que vous en faites. L’autre morceau nous offre le spectacle sublime du soleil se jouant dans les tropiques, à travers les nuages qu’il colore de la manière la plus variée et la plus riche… Vous jugez avec quel intérêt j’ai dû lire un morceau où vous enseignez si bien l’art de nuancer les couleurs. Je voudrais faire mon profit de ces aimables leçons, et je ne crois pas que l’on pût pour cela me taxer de coquetterie, car enfin notre but est de plaire, et ce but, selon vous, rentre dans le système harmonique de la nature. »

Une autre correspondante, Mme Boisguilbert, lui écrit, au mois de novembre 1785 :

« Ces lectures, — celles qu’elle avait faites des « philosophes » ou des « encyclopédistes, — laissaient mon cœur vide, en contentant mon esprit. Je voyais l’histoire de la nature et n’entendais point parler de son auteur. Votre ouvrage, monsieur, bien différent, ne cherche, en nous éclairant, qu’à augmenter notre reconnaissance envers lui ; vous y faites rentrer l’homme dans ses droits, dont on cherche à le faire déchoir, en voulant lui persuader que c’est un orgueil insensé à lui de croire qu’il est entré pour quelque chose dans les vues du Créateur. » Et, dans une autre lettre, où elle s’étonne de l’intérêt tout inattendu qu’elle se sent prendre è la botanique : « Cette science, lui dit-elle, dont tous les noms sont, tirés de deux langues que je n’entends point, ne m’offrait que des mots sans idées, ne se gravait point dans ma mémoire. Vous la présentez sous un aspect bien plus intéressant, et elle redeviendra, je n’en doute pas, une de mes plus douces occupations. »

L’originalité des Études de la nature est bien indiquée là. Si le charme de style en est bien senti dans le dernier de ces deux passages, l’idée maîtresse n’en est pas moins heureusement saisie dans le premier. Avec son idée de la Providence, Bernardin de Saint-Pierre, venant après Voltaire et l’Encyclopédie, a essayé, avant Chateaubriand, de réconcilier la « nature, » non pas peut-être avec le « christianisme » encore, mais avec un Dieu dont la philosophie du siècle avait étrangement appauvri la substance. Il réintégrait dans la pensée de son temps la notion de la personnalité divine. Flatté d’être si bien compris, il entretint donc avec Mme Boisguilbert une assez longue correspondance, qui semble de sa part avoir changé promptement de caractère, et, d’un commerce épistolaire de félicitations réciproques, être devenue bientôt le courrier de ses confidences. La galanterie aussi s’en mêle, et les velléités amoureuses reparaissent. Il faut que Mme Boisguilbert fasse pour lui son portrait : « Je suis grande, et, comme vous paraissiez le croire, une blonde aux yeux bleus… Je ne suis nullement jolie… Le soleil a bruni mon teint, et en outre j’ai eu quatre enfans… » Mais elle lui parle d’une de ses nièces. Comment est-elle faite ? demande aussitôt Bernardin, et, les renseignemens ne se trouvant pas favorables, peu s’en faut qu’il ne se fâche brutalement avec sa correspondante. « Je ne doute pas qu’une amitié intime ne charmât mes peines, — répond-il à la proposition que lui fait Mme Boisguilbert de venir passer quelque temps auprès d’elle, à Pinterville, pour s’y soigner, — mais les affections exquises que j’ai éprouvées me rendent les communes indifférentes. »

Naturellement, Paul et Virginie ne pouvait qu’augmenter encore la ferveur, et on pourrait presque dire la piété de ses admiratrices. Les jeunes filles viennent à lui, Mlle Bauda de Talhouet, Mlle Lucette Chapelle, Mlle Audoin de Pompéry, Mlle de Constant, Mlle de Kéralio, Mlle Pinabel ; elles lui proposent le mariage ; et c’est lui toujours, dans cette revue de partis qui s’offrent à lui, c’est lui qui gronde, et qui gourmande, et qui se plaint, et qui blesse.

« Isabelle m’a demandé du café pour mardi dernier, écrit-il à l’une d’elles. Je l’ai attendue toute la matinée, et elle n’est point venue. Elle devait au moins m’écrire, et elle ne m’a pas écrit. J’ai été bien surpris d’entendre Isabelle se féliciter de ce qu’on l’avait trouvée ressemblante à la duchesse de Kingston… Isabelle, je vous dois la vérité, non désormais pour mon bonheur, mais pour le vôtre. Vous aimez le monde, qui s’amuse de tout et qui n’aime rien. Quand on veut plaire à tout le monde, on ne captive personne, et le bonheur d’une fille est d’avoir un mari… Je vous dois la vérité parce que vous l’avez demandée et que je vous crois capable de l’entendre, parce que vous êtes naïve, que vous avez désiré mon amitié, et que ma sincérité en est la plus grande preuve… Je ne fais plus de vœux pour mon bonheur, mais j’en ferai toujours pour celui des amies sensibles qui me témoignent de la confiance. » Pauvre Isabelle !

Moins à plaindre, cependant, — puisqu’elle ne l’épousa pas, — que Félicité Didot, sur laquelle enfin il détermina son choix, non sans s’être fait étrangement prier. Elle avait dix-sept ans, et il en avait cinquante-cinq ; on était en pleine Terreur, mais il n’en poursuivait pas moins son amoureuse idylle ; et c’était Virginie qui craignait de ne pas assez plaire à ce vieux Domingo. « Jour heureux pour Félicité, » écrivait-elle naïvement au bas d’une lettre du 22 août 1792, où son fiancé lui demandait « de bannir de ses lettres l’expression froide de Monsieur ! » Et il avait beau se faire un rêve de mariage où, tandis qu’il remplacerait Buffon à l’intendance du Jardin des plantes, sa femme serait installée dans une île, du côté d’Essonnes, « avec une vache, des poules et Madelon qui s’entend à merveille à les élever ; » il a beau lui proposer de n’être son mari que pour elle et les siens « sans que personne en sache rien à Paris ; » il a beau, pour l’amener à penser sur ce point comme lui, se démasquer sans plus de façons, et lui dire que « si tout le monde trouve tout simple qu’un homme âgé ait une jeune maîtresse, tout le monde le blâmerait d’épouser une jeune femme. » Rien n’y fait. À peine si la jeune fille, de loin en loin, laisse échapper une plainte discrète, mais amoureuse encore. C’est elle qui est aveugle, elle qui consent à se marier en cachette, — octobre 1793, — elle enfin qui ne voit dans l’époux que le grand homme, et à l’époque de leur union, je ne sais si l’on ne pourrait dire le gentilhomme, dont la fille des Didot semble vraiment trop heureuse d’accepter l’aristocratique alliance.

Les lettres de Félicité Didot ont été imprimées, en 1826, par Aimé Martin, dans la Correspondance de Bernardin de Saint-Pierre. Il en manquait pourtant quelques-unes à la collection, et Aimé Martin, selon l’usage des anciens éditeurs, ne s’était pas fait scrupule d’en « arranger » quelques autres. Grâce à l’obligeance de M. Gélis-Didot, M. Maury a pu rétablir le texte authentique des dernières, et nous en faire connaître un bon nombre d’inédites. Félicité ne fut pas heureuse. Pour complaire à son vieil époux, il lui avait fallu se confiner dans son « île, » où les soins de la cuisine et du ménage remplaçaient désormais le mouvement affairé, les causeries, les fréquentations habituelles du magasin de son père. Elle tomba malade. Son mari lui conseilla de « mettre toute sa confiance en Dieu. » — « Il est le grand médecin de la vie, lui disait-il encore, puisque c’est lui qui nous la donne. » Félicité le savait sans doute, mais elle eût bien aimé que son mari feignît au moins d’aider Dieu. Il n’en avait pas le temps. Il continuait de solliciter les faveurs du Directoire, comme autrefois il avait fait celles de l’ancien régime. Il demandait que la république achetât pour lui le papier nécessaire à l’impression de ses Harmonies. Il proposait d’entreprendre une tournée scientifique en France pour y vérifier « les correspondances » indiquées dans ses Études. Ou bien encore il voulait qu’on le chargeât de parcourir le pays « à la recherche des talens et des vertus précoces. » Félicité, dans sa solitude, continuait de mourir lentement. Elle s’éteignit, dans les premiers mois de l’an vin, victime peut-être de ses désillusions autant que de la phtisie, et laissant deux enfans en bas âge, une fille et un garçon. Ai-je besoin de dire que le garçon s’appelait Paul, et la fille Virginie ?

Elle n’eut pas plus tôt disparu que le séjour de son île devint insupportable à Bernardin de Saint-Pierre : « Les vergers qu’il avait plantés, cette petite rivière qui les environnait de ses eaux limpides, ces îles collatérales couvertes de grands saules et d’aunes touffus, — raconte Aimé Martin, — tout ce qu’il avait aimé autrefois faisait alors couler ses larmes en lui rappelant celle qu’il avait perdue. » Il revint donc à Paris, et à soixante-trois ans sonnés, plus avide que jamais d’hommages féminins, il fit sa principale distraction de fréquenter un pensionnat de demoiselles. « Environné de jeunes personnes, M. de Saint-Pierre se plaisait à les suivre dans leurs promenades champêtres, et quelquefois il leur dictait de petits sujets de composition qu’il revoyait avec intérêt. » L’une de ces jeunes personnes, Mlle Désirée de Pelleporc, fit une vive impression sur ce cœur toujours jeune, trop jeune peut-être même, et six mois n’étaient pas encore écoulés depuis la mort de Félicité qu’il volait à de nouvelles amours. Mlle de Pelleporc avait environ dix-huit ou dix-neuf ans.

Il y a quelque chose de pénible à voir, dans les lettres inédites de Bernardin de Saint-Pierre, comment il s’y prit et de quels moyens il usa pour circonvenir Mlle de Pelleporc. Ce qui n’est guère moins grave, c’est la naïve impudeur des déclarations qu’il lui adresse : « Ne voudriez-vous être que la gouvernante de mes enfans ? Cette âme qui a pénétré dans la mienne par ses sentimens ne conçoit-elle pas d’autres pénétrations plus intimes ? Êtes-vous plus sage que la nature et plus sublime que celui qui en a établi les lois ? Oh ! ma tendre Désirée, il m’est impossible de vous aimer à demi. » Une autre lettre est curieuse encore, et on est tenté de se demander, sans avoir d’ailleurs autrement de goût pour la statistique, si c’est à en écrire de semblables que s’emploient de nos jours les séances des Académies :

« J’écris ce peu de lignes encore dans notre séance, au milieu des distractions. D’un autre côté, votre charmante image m’en donne jour et nuit. Mon amour pour vous croît de nuit en nuit. Votre personne l’augmentera ; sous combien de rapports vous me serez chère ! Je développe en vous, chaque fois que je vous vois, de nouvelles grâces et de nouvelles vertus. Oh ! ma bonne amie, comment pouvez-vous craindre que je vous sois infidèle ? Vous serez jalouse, dites-vous. Mais ce serait à moi de l’être. Oh ! ne donnez à personne, ni des regards, ni des baisers semblables à ceux qui troublent mon repos. Ce sont des sceaux d’amour. Vous l’avez fixé pour jamais dans mon cœur. Je ne serai tout à fait heureux, ma chère amie, que quand tu seras en ma possession. Je m’en vais hâter l’heureux moment. »

Le mariage eut lieu dans le courant de brumaire an ix, et une vie nouvelle commença de là pour Bernardin de Saint-Pierre. Plus aimée qu’aimante, peut-on dire avec M. Maury que Désirée de Pelleporc vengea Félicité Didot ? En tout cas, ce fut d’une manière que son vieil époux trouva singulièrement douce, et le barbon adora son servage. Même il fit les « commissions » à son tour, et de Paris à Éragny, où il s’était fixé, couleurs et pinceaux, parfumerie, bibelots, ce fut lui qui rapporta les mille futilités de femme dont la seconde Mme Bernardin de Saint-Pierre, plus exigeante que la première, entendait bien ne pas se passer ; — et elle avait raison. Il l’appelait aussi son « pigeon, » et sa « colombe, » et ses « amours, » et ses « délices, » et son « joli mois de mai. » C’est qu’elle avait à ses yeux deux grands avantages sur Félicité Didot : le premier d’être presque née, comme l’on disait encore ; et le second, que la fortune était entrée avec elle dans la maison de Bernardin. Non qu’elle fût riche, et au contraire, démentant ce jour-là les principes de toute sa vie, son mari l’avait prise sans dot. Mais la « Providence » avait voulu que les « bienfaits » du consulat et de l’empire coïncidassent avec leur union, — deux mille quatre cents francs de pension d’un côté, sur les fonds de l’intérieur ; six mille francs d’un autre ; deux mille francs d’un troisième, sur le Journal de l’empire ; trois mille quatre cents francs encore sur le grand livre ; Paul au lycée Napoléon, Virginie à Écouen, etc., etc. — et l’imagination du vieillard, toujours romanesque, lui montrait dans sa jeune femme une bénédiction comme envoyée d’en haut pour le consoler de ses misères passées. Assurément ce sont là des sentimens trop nobles pour que nous osions les railler ; et puisque, après tout, quand le vieux homme expira, le 21 janvier 1814, on peut dire que ce fut de bonheur, il y aurait du mauvais goût, de l’indiscrétion, ou de l’impudeur même à trop plaisanter sur son second mariage.

Devenue veuve, on sait sans doute que Mme de Saint-Pierre épousa en secondes noces Aimé Martin, le fidèle secrétaire et le pieux biographe de Bernardin. La remarque en serait superflue, s’il n’y fallait voir l’origine des travaux mêmes dont nous venons de parler, leur justification, pour ainsi dire, et la raison enfin que nous avons eue de n’en retenir ici que le côté anecdotique.

Sans doute, nous n’aimons pas beaucoup, en général, ces incursions, — presque toujours et nécessairement un peu hostiles, — dans la vie privée d’un grand écrivain ou d’un grand artiste, mais c’est à une condition, qui est que l’on connaisse au moins, avec quelque précision, les lignes essentielles de sa biographie. Il faut aussi que ses admirateurs ne l’aient point trop défiguré, comme si par exemple on transformait Montaigne en un stoïcien, ou Rabelais en une espèce d’ivrogne


Qui, parmi les écuelles grasses,
Sans nulle honte se touillant,
Allait dans le vin barbouillant
Comme une grenouille en la fange.


Et quand ce n’est point la légende, — laquelle peut avoir quelquefois ses raisons, — quand ce n’est point quelque admirateur désintéressé, quand c’est le secrétaire et le successeur d’un grand écrivain qui l’a métamorphosé, comme Aimé Martin l’a fait pour Bernardin de Saint-Pierre, quand c’est le mari de sa veuve, alors il faut bien y regarder de plus près, et tous les moyens qu’il y ait de rétablir la vérité dans ses droits, il faut alors qu’on les cherche et qu’on les accepte. C’est ce que M. de Lescure avait fait trop négligemment dans son Bernardin de Saint-Pierre ; c’est ce que M. Arvède Barine a commencé de faire dans le sien ; c’est enfin ce que M. Fernand Maury a fait dans son Étude avec autant d’impartialité que d’abondance, — et c’est ce que nous avons essayé de faire surtout d’après lui. Il n’y a pas de loi si générale qui ne souffre des exceptions, ou, pour mieux dire peut-être, que quelque autre loi ne limite.

Je ne crois pas, d’ailleurs, que cette connaissance plus précise de la vie de Bernardin de Saint-Pierre soit tout à fait inutile pour comprendre et pour mieux expliquer la nature de son talent. De qui donc a-t-on dit que l’on goûtait à le lire une « volupté » à laquelle il semblait que les sens mêmes fussent intéressés ? C’est de Massillon, si j’ai bonne mémoire ; mais on en peut dire autant de Bernardin de Saint Pierre, et dans ses Études de la nature, sous la sentimentalité de sa manière, qui va quelquefois jusqu’à la fadeur, il y a toujours quelque chose de vif, de pénétrant, et presque de passionné. En d’autres termes encore, il est dans l’histoire de notre littérature un des premiers auteurs de cette confusion qui consiste à mêler aujourd’hui presque universellement l’adoration de la femme au sentiment de la nature et à l’idée de la beauté.

Vous rappelez-vous ces lignes du Préambule de Paul et Virginie ? Il vient d’expliquer à sa manière les origines de la civilisation, et de célébrer en termes émus le « vertueux Penn, » le « divin Fénelon, » « l’éloquent Jean-Jacques, » quand il change brusquement de thème, et il s’écrie :

« Mais les femmes ont contribué plus que les philosophes à former et à réformer les nations. Elles ne pâlirent point, les nuits, à composer de longs traités de morale ; elles ne montèrent point dans des tribunes pour faire tonner les lois. Ce fut dans leurs bras que les hommes goûtèrent le bonheur d’être tour à tour, dans le cercle de la vie, enfans heureux, amans fidèles, époux constans, pères vertueux…

« Ce fut autour d’elles que dans l’origine les hommes errans se rassemblèrent et se fixèrent…

« Non-seulement les femmes réunissent les hommes entre eux par les liens de la nature, mais encore par ceux de la société. Remplies pour eux des affections les plus tendres, elles les unissent à celles de la divinité, qui en est la source…

« O femmes, c’est par votre sensibilité que vous enchaînez les ambitions des hommes…

« Vous êtes les fleurs de la vie. C’est dans votre sein que la nature verse les générations et les premières affections qui les font éclore…

« Vous êtes les reines de notre opinion et de notre ordre moral… Vous avez perfectionné nos goûts… Vous êtes les juges nés de tout ce qui est décent, gracieux, bon, juste, héroïque… C’est par vos souvenirs que nos soldats s’animent à la défense de la patrie… Vous avez inspiré et formé nos plus grands poètes et nos plus grands orateurs… À vos regards modestes le sophiste audacieux se trouble, le fanatique sent qu’il est homme, et l’athée qu’il existe un Dieu… »

Ce n’est pas aujourd’hui le temps d’insister sur cette indication, et nous nous contentons de l’avoir donnée. Les suites en ont été presque infinies dans le siècle où nous sommes ; et les poètes ou les peintres de l’amour y ont gagné d’être supérieurs peut-être à tous ceux qui les avaient précédés dans l’histoire. On comprendra sans peine que si Bernardin de Saint-Pierre, — je veux dire l’auteur de Paul et Virginie et des Études de la nature, — est aux origines de cet état d’esprit, il ne soit pas indifférent de savoir quel homme il fut lui-même, et, pour être plus cachée, quelle fut cependant la liaison nécessaire de son œuvre avec sa vie.


F. BRUNETIERE.

  1. Presque toutes les citations que nous ferons sans en indiquer autrement la source seront tirées de l’Étude de M. Maury, et nous les choisirons généralement inédites.