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Revue littéraire - Les Essais de Macaulay

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Revue littéraire - Les Essais de Macaulay
Revue des Deux Mondes3e période, tome 52 (p. 441-452).
REVUE LITTERAIRE

LES ESSAIS DE MACAULAY

Essais historiques et biographiques, 2 vol. — Essais politiques et philosophiques, 1 vol. — Essais sur l’histoire d’Angleterre, 1 vol. — Essais littéraires, 1 vol. — Essais d’histoire et de littérature, 1 vol., traduits par M. Guillaume Guizot. — Paris, Calmann Lévy.

M. Guillaume Guizot vient de terminer, ou à peu de chose près, la tâche qu’il s’était proposée, voici déjà bien des années, de mettre à la portée du lecteur français le recueil entier des Essais de Macaulay. S’il avait quelque temps, plus longtemps que nous ne l’eussions voulu, pour notre part, interrompu son labeur, c’était sans doute qu’il avait cru que, la vertu des nouveaux programmes d’enseignement secondaire opérant merveilleusement et la connaissance des langues étrangères s’étendant parmi nous prodigieusement, sa peine devenait inutile et sa traduction superflue. Mais il s’est aperçu que ce que perdaient de jour en jour le grec et le latin, non-seulement ni l’anglais ni l’allemand ne le gagnaient, mais encore, et plutôt, le français lui-même le perdait ou l’avait perdu ; et reprenant courageusement son œuvre, après un long intervalle, il a pensé que ce dernier volume ne serait pas moins favorablement accueilli qu’autrefois les premiers, qu’il avait traduits presque sous l’œil de Macaulay lui-même. Il ne s’est pas trompé. La traduction est également digne, en effet, et du grand nom que soutient le traducteur, qui fut celui de l’homme qui, dans ce siècle, en France, a peut-être le mieux connu l’Angleterre, ses institutions, son histoire, sa littérature ; et digne aussi de ce grand nom de Macaulay, qui fut celui de l’homme qui. dans le même temps, en Angleterre, et sans beaucoup aimer la France, a manifesté, si je puis ainsi m’exprimer, et par une rencontre qui n’en est que plus piquante, quelques-unes des plus rares qualités de l’esprit anglais sous leur forme la plus française.

Ce n’est pas que nous voulions disputer à l’Angleterre contemporaine un de ses plus illustres citoyens. Anglais, Macaulay le fut assurément, et des pieds à la tête, comme on dit en style familier. Mais ses qualités d’écrivain furent jetées dans le moule que nous appelons classique. Il mit au dehors, dans ses Essais, comme dans sa grande Histoire, l’ordre et la clarté que ses compatriotes, s’ils les ont peut-être dans l’esprit, ne se soucient pas toujours assez, à notre avis, de faire passer jusque dans leurs œuvres. Il tira lui-même des choses les leçons qu’elles contiennent, au lieu de les y laisser enveloppées, comme cet apocalyptique Carlyle, dont l’insupportable affectation est d’épaissir en quelque sorte la nuit dans l’esprit du lecteur pour l’illuminer d’éclairs plus éblouissans et de fulgurations plus aveuglantes. Il connut cet art du développement par les idées générales qu’avaient seuls connu, si je ne me trompe, dans l’histoire de la littérature anglaise, les grands écrivains du siècle de la reine Anne, tous formés à notre école, Pope, Swift, Addison, quelques autres encore, et Burke aussi, peut-être, depuis eux. Il eut enfin cette science de la composition, aussi rare en France, et partout, qu’en Allemagne ou qu’en Angleterre, mais où il est certain que nous attachons plus de prix, et dont nous sommes, je crois, par une plus longue expérience, meilleurs juges que l’Allemand ou l’Anglais, science difficile, de longue acquisition, mais d’importance capitale, qui consiste à trouver pour chaque sujet : le point de perspective d’où la confusion des détails se débrouille et chaque partie concourt, dans la mesure et le degré qu’il faut, à l’effet d’un ensemble unique.

M. Guillaume Guizot se nous en voudra pas si nous disons, qu’à raison de toutes ces qualités de son auteur il n’est pas étonnant que la traduction qu’il nous en a donnée se lise avec autant de facilité, de plaisir et, par conséquent, de profit qu’un recueil d’Essais originaux. Est-ce d’ailleurs, diminuer la part du traducteur ou rabaisser son mérite ? Non sans doute, et plutôt c’est le féliciter du bonheur de son choix. Qui ne sait d’ailleurs qu’il n’est donné de faire valoir les qualités les plus certaines de leur original qu’à bien peu de traducteurs, d’une science trop exacte pour n’être pas très rare, et d’un goût trop exercé pour n’être pas beaucoup moins répandu qu’il ne serait à souhaiter ? Nous ne commettrons pas l’impertinence de parler de ces six volumes d’Essais comme s’ils étaient tout à fait inconnus du public français. Rien cependant ne serait plus facile que de montrer que, pour connus qu’ils soient, ils ne le sont pas encore assez. Je vois que les cinq premiers ont atteint et deux ou trois dépassé la seconde édition : je les voudrais plus répandus encore, et dans leur pays d’adoption aussi populaires que dans leur patrie d’origine. Si l’on y retrouve, en effet, toutes les qualités que je signalais tout à l’heure, et on les y retrouve, et bien d’autres encore, ils mériteraient d’être, au sens entier du mot, ce qu’on appelle un livre classique. J’entends par là qu’ils ne contiennent pas seulement de quoi distraire l’imagination ou même occuper fortement l’esprit, mais encore de quoi former l’écrivain, et l’instruire d’exemple. Je ne sache pas au moins de leçon sur l’art de concevoir et d’ordonner un sujet qui vaille la lecture attentive de l’Essai sur François Bacon ou de l’Essai sur Warren Hastings. Et encore n’est-il question pour le présent ni de l’habileté dialectique dont le premier de ces deux Essais porte l’éloquent témoignage, ni de la magnificence oratoire, véritablement asiatique, — c’est le cas ou jamais de le dire, — qui place le second parmi les chefs-d’œuvre de Macaulay. Mais je parle de cet art de tisser ensemble, dans la continuité d’un même ample et facile récit qui se déroule majestueusement, — biographie littéraire ou biographie politique, — les événement de la vie d’un homme, l’histoire générale de son temps, l’analyse de ses œuvres, l’examen de ses actes et, enfin, ce que Macaulay n’a garde d’oublier, la discussion des principes que soulèvent naturellement, et comme sur son chemin, cet examen des actes et cette analyse des œuvres.

Il n’y a pas dans le talent de Macaulay beaucoup de parties qui soient plus admirables que cette singulière aisance avec laquelle il parcourt, sans précipitation ni lenteur et comme d’un mouvement toujours égal, toute l’étendue d’un grand sujet. Vous n’apercevez dans la trame de ses récits ni solution de continuité ni suture ? il est maître passé dans l’art des transitions, cet art dont les habiles d’aujourd’hui se moquent, faute peut-être de le posséder, mais qui pourrait bien être, en dépit d’eux, le fondement même de l’art d’écrire. Si toutes nos idées, en effet, sont comme qui dirait voisines les unes des autres, et que chacune d’elles touche à toutes les autres en une inanité de points, qu’y a-t-il de plus nécessaire, pour une bonne position des questions, que de trouver entre deux idées le vrai point de contact, le seul qui convienne à la circonstance, et qu’y a-t-il de plus délicat ? Car il n’y a de composition et je dirai même qu’il n’y a de style qu’à la condition de trouver ce point de contact, la confiance, la sécurité qu’inspire un écrivain, cette sécurité qui le dispense, en histoire comme en critique, de charger ses pages d’autant de notes qu’il écrit de mots dans son texte, ou de multiplier à la un d’un volume les appendices et les pièces justificatives, est à ce prix, et ne provient de nulle part ailleurs. On ne s’en rend pas toujours compte à la première lecture, et il y faut revenir, mais on sent que, dans son esprit et, par conséquent, sous sa plume, les idées s’ajustent comme on s’y attendait, comme il faut, comme il est nécessaire qu’elles s’ajustent, et c’est ce qui fait que, tandis que nous lisons Carlyle avec autant de défiance que nous lisons Michelet, deux visionnaires, encore qu’ils n’aient pas précisément les mêmes visions : tout au rebours, avec autant de confiance que nous lisons l’historien de Charles Ier et de Cromwell, ainsi faisons-nous de l’historien de Jacques II et de Guillaume III. Nous devions cette comparaison au traducteur de Macaulay.

Ce qui corrobore cette confiance qu’inspire Macaulay, ce qui fait mieux sentir au lecteur la solidité du terrain où l’écrivain l’invite à le suivre, — et qui n’est possible d’ailleurs que si toutes les parties d’un même ensemble sont assez fortement liées pour que l’on ne risque jamais de le perdre de vue, — c’est l’abondance, l’ampleur et surtout la nature des digressions. L’Anglais ici se retrouve tout entier, qui ne se paie ni de mots ni de phrases, à ce qu’il croit du moins, mais qui veut des argumens probans et des faits décisifs. Dickens, en divers endroits, dans les Aventures de Monsieur Pickwick et dans les Temps difficiles, si j’ai bonne mémoire, s’est agréablement moqué de ce qu’il y a d’excessif parfois dans cette manie nationale. Elle nous parait à nous aussi, Français, souvent bizarre, mais plus particulièrement quand c’est, si je puis ainsi dire, à la démonstration de la moralité qu’on l’applique. Les prédicateurs en sont presque tous possédés, et sous ce rapport, Bourdaloue, qui justement est l’un de nos grands écrivains dont les Anglais de tout temps ont fait le plus de cas, ne le cède pas à leur Tillotson. Si cependant l’objet du prédicateur ou de l’historien même et du critique n’est pas tant de plaire que d’instruire, ou de persuader que de convaincre, il faut bien avouer que cette méthode un peu lente, mais très sûre, qui se pique de ne rien avancer que l’on ne prouve, a du bon et même de l’excellent. Dès que l’on n’écrit pas pour soi seul, auquel cas je ne vois pas le motif qu’on aurait de se faire imprimer, ou pour le très petit nombre de gens qui sont en état de juger ce que l’écrivain apporte de vraiment nouveau dans le sujet qu’il traite, on peut poser en principe que rien n’est si connu du lecteur qui ne vaille la peine d’être une fois de plus répété, rien n’est si solidement établi qu’il ne soit utile d’en renouveler la démonstration, et rien enfin n’est évident d’une si pleine et si rayonnante évidence qu’on ne puisse espérer de le rendre plus évident encore. Les dilettantes font profession d’avoir horreur du lieu-commun. Mais qu’appellent-ils un lieu-commun et que deviendraient-ils eux-mêmes si nous leur ôtions la facilité d’y contredire, qui est la principale ressource du dilettantisme ? Et puis, les lieux-communs le sont-ils tant ? Est-ce un lieu-commun que de dire que les tragédies de Racine sont des chefs-d’œuvre et que de se reprendre à le démontrer ? Évidemment oui. Combien pourtant rencontrerez-vous de gens, gens cultivés et gens d’esprit, pour vous dire que, si ce sont des chefs-d’œuvre, ce sont au moins des chefs-d’œuvres ennuyeux ; sans réfléchir, il est vrai, que ce pourrait bien être eux qui fussent dignes d’être ennuyés ? Est-ce un lieu-commun encore que de dire qu’il y a certaines scènes et certaines représentations de la réalité que l’artiste, s’il est digne de ce nom, doit absolument s’interdire ? Évidemment oui. Mais à combien de gens entendrez-vous cependant professer que l’art purifie tout ce qu’il touche, et qu’il faut être, en 1882, le dernier des philistins pour oser parler seulement de moralité dans l’art. Est-ce un lieu-commun que de dire qu’il y a toujours de la bête dans l’homme, des appétits grossiers, des instincts violens et le reste, que je vous épargne ? Évidemment oui. Combien là-dessus trouverez-vous de journalistes et d’hommes politiques, combien de publicistes et de législateurs qui raisonnent, qui parlent et qui votent comme si l’homme était né naturellement bon et qu’il n’y eût qu’à favoriser le libre et l’entier développement de ses instincts et de ses appétits ? D’où je conclus que les lieux-communs, encore une fois, ne sont peut-être pas si communs, que ceux qui s’en moquent les redoutent souvent beaucoup plus qu’ils ne voudraient en avoir l’air, et que, si les dilettantes peuvent penser que Macaulay perd quelquefois bien du temps et bien de la peine à consolider des vérités que personne n’attaque, ou à dissiper des sophismes que personne ne soutient, les autres, ceux qui ne se piquent pas de dilettantisme, ne peuvent que lui savoir gré d’avoir eu le courage le plus rare qu’il y ait en critique, c’est le courage du lieu-commun.

Je serais bien fâché pour ma part que ces dissertations philosophiques et morales, où se complaît si visiblement Macaulay, fussent moins nombreuses dans ses Essais, ou seulement moins développées. Sans doute, il y en a qui sont un peu longues, ou même qui ne sont pas à leur place et qui ne tombent pas toujours très heureusement en leur temps. Elles n’adhèrent pas au fond du sujet assez étroitement, et ni l’utilité morale ni l’intérêt littéraire n’en apparaissent assez clairement. Telle est, par exemple, pour n’en citer qu’une, dans l’Essai sur Addison, cette dissertation célèbre sur la querelle d’Addison et de Pope. Pope voulait refondre sa Boucle de cheveux enlevée, et Addison le lui déconseillait, mais le poète résista contre l’avis d’Addison, et le succès lui donna raison. Il s’agirait du destin des empires que Macaulay ne déploierait pas un plus imposant appareil d’argumens et de preuves qu’il ne fait ici pour justifier Addison, dans cette mémorable circonstance de tout reproche de malveillance et de basse jalousie. L’effort est trop grand, le résultat trop mince. Mais lorsqu’au contraire ces dissertations sont le fond du sujet lui-même, c’est où Macaulay triomphe et emporte comme de haute lutte l’assentiment du lecteur.

Il est évident que, dans l’Essai sur les poètes comiques de la restauration, cette question de la moralité dans l'art, dont nous parlions tout à l'heure, est la raison d'être de l’Essai, sa cause efficiente, comme disent les philosophes, et que le théâtre de Congreve et de Wycherley n'en est que la cause occasionnelle. J’inclinerais même à croire que, si Macaulay n'a pas tenu toute la promesse de son titre et n'a pas plus amplement parlé du théâtre de Farquhar et de celui dee Vanbrugh, c'est qu'il avait épuisé ce que le sujet lui fournissait de considérations à l'appui de sa thèse, et que par suite ni de Farquhar ni de Vanbrugh il ne pouvait rien dire d'essentiel qu'il n'eût dit à l'occasion de Congreve et de Wycherley. Il n'est pas moins clair qu'en écrivant l’Essai sur Machiavel, s'il pensait sans doute aux comédies du Florentin ; il pensait surtout au livre du Prince, à la vie politique du secrétaire de la seigneurie, à l'Italie du moyen âge et de la renaissance, et que l'objet propre qui sollicitait ses réflexions, c'était la définition en soi de la moralité politique et de ce qu'elle a de variable selon les temps et selon les lieux. Mais qui niera que dans l’Essai sur lord Clive, à n'approfondir pas ce difficile problème de savoir si l'on doit appliquer à la conduite politique des fondateurs d'empire la même mesure de rigueur morale qu'à la conduite privée des marchands de bonnets de coton et de gilets de flanelle, il eût, non pas sans doute manqué, mais du moins étrangement rabaissé son sujet ? Car au fond, ce sont ces questions de principes, éternellement agitées entre les hommes, et sans doute éternellement insolubles, qui sont le grand intérêt de la critique et de l'histoire. Beaucoup de gens ont vécu sans lire les comédies de Congreve, beaucoup vivent aujourd'hui qui ne connaissent le Prince que de nom, ou même ne le connaissent pas, non plus que Machiavel, et beaucoup vivront sans entendre jamais parler de lord Clive ou de Warren Hastings, mais il n'est indifférent à personne de savoir s'il y a deux morales ou s'il n'y en a qu'une ; s'il y a des occasions où la fin justifie les moyens, ou s'il n'y en a pas ; et si l'on violera, sous prétexte d'art, ou si l'on ne violera pas toutes les convenances que la police, à défaut de l'éducation, nous oblige à respecter dans la vie quotidienne. Je ne crois pas me tromper en disant que la préoccupation de ces questions, toujours présente, a été le principe intérieur et l'âme même de la critique de Macaulay. Il n'est pas douteux au moins qu'il aime non-seulement à suivre, mais lui-même à pousser toute sorte de questions de littérature ou d'histoire jusqu'au point où elles se transforment en questions, je ne dirai pas de morale, pour faire une concession au scepticisme qu'affecte volontiers le lecteur français en pareille matière, mais de conduite. Et j’ajouterai que, bien loin de nuire à la critique de Macaulay, cette préoccupation lui a donné, tout au contraire, ce qui, dans ce siècle même, pourrait bien avoir fait défaut trop souvent à la critique française, uniquement ou presque uniquement préoccupée de la forme ; le fond, la solidité, et si j’ose dire, le lest.

Il faut d’ailleurs faire attention qu’un lieu-commun, même de morale, et de tous les lieux-communs fût-il le plus rebattu, cesse en réalité d’en être un quand il est comme renouvelé par la vertu d’une application particulière. C’est un lieu-commun assurément, s’il en fut, que de dire que la connaissance des Analytiques d’Aristote, et voire la connaissance de l’Ethique à Nicomaque ne valent pas, pour apprendre à se conduire dans le monde, un peu de cette expérience qui s’acquiert à pratiquer la vie, par l’usage des choses, et dans le commerce des hommes : ce n’en est plus un cependant que de donner à la démonstration de cette vérité la forme ingénieuse que lui a donnée Macaulay dans son Essai sur Bacon. C’en est un autre encore que de dire qu’il est d’une politique habile de faire servir à ses desseins cela même qui semblait devoir en procurer la ruine : ce n’en est certes plus un que de montrer, comme l’a fait Macaulay dans l’Essai sur l’histoire de la papauté, la politique pontificale utilisant au profit de sa domination sur les âmes ce même esprit d’indépendance qui a été, qui est encore le principe actif de dissolution des communions protestantes. Macaulay n’a pas de rival pour le nombre et la diversité de ces applications. L’étendue de connaissances qui lui a permis d’écrire avec une égale compétence l’Essai sur les orateurs athéniens et l’Essai sur Mme d’Arblay ; la richesse d’informations de toute sorte, grâce à laquelle il a pu traiter avec une égale précision des intérêts de la politique anglaise dans l’Inde, et des caractères de la poésie de Pétrarque et de Dante ; la certitude enfin d’érudition qui l’autorise à parler de Bacon et de la philosophie de l’induction avec autant de poids et de sécurité que de la tragédie de Dryden et de la comédie de Molière, tout cela lui suggère, à chaque page, à chaque ligne de ses Essais, des ressouvenirs des comparaisons, des images qui risqueraient presque d’égarer l’esprit du lecteur, si l’art de l’écrivain ne rattachait ses digressions et ne les ramenait à l’unité du sujet avec autant d’aisance et de bonheur qu’il les en a distraites. Il a été l’un des premiers à éclairer l’histoire de la Grèce antique à la lumière des mœurs politiques de l’Angleterre moderne, et tout le monde sait le parti que Grote a tiré de cette méthode, bien que sans doute en l’exagérant. Il a été aussi l’un des premiers, parmi ses compatriotes, à s’emparer de l’histoire de la littérature et de l’art italiens, et l’on sait qu’aujourd’hui si l’on veut lire un bon livre sur l’histoire de la renaissance, ce sont quelques livres allemands qu’il faut se procurer, ou du moins écrits en allemand, mais surtout des livres anglais.

Cette variété de connaissances que nous louons dans Macaulay reposait-elle sur un fonds de science qu’il eut pour ainsi dire constamment à sa disposition, ou l’acquérait-il, au contraire, à mesure, dans les livres mêmes qu’il étudiait, ou plutôt qu’il refaisait, et selon le besoin du moment ? La question vaut la peine d’être au moins posée.

Sainte-Beuve, qui savait beaucoup de choses, mais à qui manquait un peu cette connaissance de l’histoire générale, et aussi de l’antiquité, disait d’un homme qu’il n’aimait guère, « qu’il avait l’air de savoir de toute éternité ce qu’il avait appris le matin même. » Je vois bien la malice, mais je ne la comprends pas. Sainte-Beuve lui-même savait-il donc par avance tant de choses sur les Arnauld et sur le jansénisme quand il commença de faire un cours sur Port-Royal et de publier le premier volume d’un livre qui n’en est pas moins son chef-d’œuvre ? Mais c’est ici précisément le propre de la faculté critique. Les auteurs ne le savent pas ou ne veulent pas le reconnaître qui s’étonnent si souvent et si naïvement de tenir si peu de place, eux et leur livre, dans l’examen qu’on veut bien faire de leur sujet. Même lorsqu’ils sont de bonne composition, et qu’ayant soumis leur œuvre au jugement de la critique, ils accordent qu’elle a le droit (en se trompant, cela va sans dire) de la trouver médiocre, ils semblent croire que le rôle de la critique soit de les mettre eux-mêmes en avant et de leur servir complaisamment d’intermédiaire pour arriver jusqu’à l’oreille du public. Erreur ! Erreur complète, erreur dangereuse, mais erreur impertinente quand il s’agit d’un Macaulay ! Le rôle de la critique est d’examiner, avant tout et par-dessus tout, ce que les sujets comportent de ressources, et de ne tenir compte des livres qu’autant que le sujet y est traité, comme disaient nos pères, selon sa vraie constitution. Ainsi procède Macaulay. Peu importe ce qu’il pouvait savoir du sujet avant de l’étudier à fond, s’il n’en connaissait que les grandes lignes et la superficie, ou s’il le possédait à la fois dans l’ensemble et dans le détail. Le fait est qu’il n’a pas plus tôt commencé de lire qu’il a vu si le sujet était bien ou mal pris, s’il valait le développement que l’auteur ou le compilateur lui donne, s’il soutenait les rapports qu’il faut dans toutes ses parties et avec les sujets qui confinent ; et presque toujours l’auteur est mis de côté, le livre refait, et le sujet disposé comme il devait l’être, avant que la lecture soit achevée. Le compte alors du malencontreux auteur est promptement réglé. Quelques lignes y suffisent, mais de ces lignes dédaigneuses, dans la manière ironique et grave de Swift, que Macaulay reproduit quelquefois avec un singulier bonheur. « Ce livre semble avoir été manufacturé en vertu d’un contrat par lequel la famille, s’engageait à fournir des papiers et le compilateur des éloges. » Et là-dessus constatant que le contrat a été religieusement exécuté, Macaulay se donne carrière et compose l’Essai sur Warren Hastings, auquel peut-être on trouvera que nous revenons souvent, parce qu’en effet nous y voyons le chef-d’œuvre de l’histoire biographique.

On dira donc avec vérité que, sauf quelques rares exceptions, comme quand il faut bien discuter pied à pied, en raison de leur importance ou de l’importance du personnage, les assertions de son auteur, Macaulay n’aime évidemment pas à lui soumettre sa façon de concevoir le sujet, et préfère user de l’occasion pour penser à son compte. On aime à faire ce que l’on sait bien. Or Macaulay certainement excelle à discerner ce qu’il est si rare que l’on discerne dans un grand sujet, complexe et divers : le point essentiel, celui d’où tous les autres dépendent et dont la position commande, en quelque sorte, non-seulement toute l’étendue, mais encore les alentours du sujet. Quiconque ne se rendra pas d’abord possesseur de ce point, et c’est, pour le dire en passant, ce qui distingue un historien d’avec un érudit, il pourra publier les documens à tous les égards les plus neufs et les plus curieux, étaler les trésors de la science la plus sûre et la plus variée, répandre même à mains pleines les idées les plus rares et les plus originales, on dira qu’il a manqué son sujet, et l’on ne se trompera pas. L’histoire est encombrée de matériaux, mais peu de gens réussissent à les mettre en œuvre. Ils ne possèdent pas leur sujet : c’est leur sujet qui les possède. Je connais tels ouvrages qui ne seraient pas très éloignés de la perfection de leur genre s’ils étaient seulement allégés d’une bonne moitié, pour ne pas dire de la presque totalité d’eux-mêmes. Mais on ne sait pas assez combien il y en a qui sont précisément admirables autant pour ce qu’ils ne contiennent pas et qu’ils eussent pu contenir, si leur auteur l’eût voulu, que pour ce qu’en effet ils contiennent. Comparons des choses comparables. Je ne suis pas sûr que les nombreux volumes consacrés par Carlyle à Frédéric le Grand ne soient pas de la première espèce, mais je n’hésite pas à classer dans la seconde le court Essai de Macaulay sur ce même Frédéric. Et ne pourrais-je pas aller jusqu’à dire qu’il est plus complet, s’il donne, comme je crois, du fondateur de la grandeur prussienne une idée plus exacte, une connaissance plus précise, un portrait enfin plus vivant et qui se grave dans la mémoire en traits inoubliables ?

Tel est un charme encore de ces Essais. Grâce à la méthode sévère de l’historien, mais grâce aussi (car il ne faut faire croire à personne que la seule vertu d’une méthode arrive à de tels effets), grâce à la vivacité d’une imagination, qui n’en est pas moins puissante, quoique la raison la gouverne toujours, c’est une galerie que ces six volumes ; et l’intensité de vie des portraits en garantit la ressemblance. Les physionomies mêmes qui n’y sont que touchées en passant, si peut-être elles ont moins de couleur, n’en, ont pas moins de relief. Macaulay n’a parlé qu’incidemment, dans son Essai sur Addison, d’Alexandre Pope et de Jonathan Swift ; c’est assez pour qu’on les reconnaisse ; quelques mots lui ont suffi pour les caractériser. Mais quelle peinture de Burke et de Sheridan pourrait faire oublier l’esquisse qu’il a tracée de l’un et l’autre de ces grands orateurs dans l’Essai sur Warren Hastings ?

Lorsque l’on domine de si haut sa matière, il est inévitable que l’on apporta dans la critique ce que j’appellerai des instincts de justicier, Les mêmes qualités de coup d’œil qui font que l’on démêle dans un grand sujet le principal d’avec l’accessoire ; font aussi que l’on discerne, dans les œuvres, le point fort d’avec le point faible, et dans les caractères, le trait fondamental d’avec les apparences superficielles. Une erreur commune en critique est de formuler des jugemens généraux qui enveloppent tout un homme, ou tout un temps et qui substituent ainsi dans l’appréciation des œuvres et des hommes une unité logique factice à la complexité réelle de la vie. On ne divise ni l’admiration ni le blâme. On condamne en bloc et on loue pour ainsi dire en tas. On se refuse à reconnaître qu’il peut y avoir jusque dans un chef d’œuvre, des parties qui seraient à peine dignes d’un écolier. On n’admet guère qu’il y ait dans un même très grand homme beaucoup de bassesse unie souvent à beaucoup d’élévation. Vous ne ferez jamais entendre à certaines gens que l’on puisse autant qu’eux, plus sincèrement qu’eux peut-être, admirer dans Voltaire ce qu’il y a d’admirable, mais néanmoins, y blâmer ce qu’il y a de blâmable, et professer autant de mépris pour la honteuse versatilité de son caractère que de sympathie pour les grandes causes dont il s’est trouvé l’avocat. Il y en a d’autres à qui vous ne persuaderez pas aisément que l’on puisse trouver que l’auteur de Tartufe et du Misanthrope écrit quelquefois, souvent même, selon le mot de Fénelon, presque aussi mal qu’il pense bien ; et l’aimer cependant d’une affection tout aussi sincère, quoique plus éclairée, que la leur. Je les renvoie à Macaulay. Ils trouveront des modèles de cette libre critique dont l’indépendance n’abdique ni devant la latent, ni devant le génie dans l’Essai sur Dryden, dans l’Essai sur Milton, dans l’Essai sur Goldsmith, dans l’Essai sur Johnson, dans l’Essai sur Bacon, et bien d’autres encore, où ils pourront apprendre que, pour se diviser et ne s’adresser qu’où il faut, l’admiration n’en est ni moins vive ni moins sentie ; mais la critique en est plus instructive et la justice mieux distribuée. L’Essai sur Johnson est peut-être, sous ce rapport, le plus curieux. Si l’on ne connaissait en effet la manière de Macaulay, on risquerait de s’y méprendre ; et, après l’avoir vu tourner le portrait du personnage à la caricature, le premier mouvement est de s’étonner quand il conclut qu’avec tous ses défauts et tous ses ridicules, Samuel Johnson n’en demeure pas moins un très grand homme. C’est qu’aussi bien parfois Macaulay a le style, pour ainsi dire, trop fort, et qui grave trop profondément. Lorsque donc la physionomie du modèle est elle-même déjà caractérisée, comme celle de Samuel Johnson ; par une vigueur inaccoutumée des traits, la rudesse de l’aspect et l’exagération du tic, l’image qu’en trace Macaulay, quoique ressemblante, nous apparaît comme une caricature et cependant n’en est pas une. Mais quand c’en serait une, et quand il serait vrai que l’originale figure de Samuel Johnson est plus digne du crayon d’Hogarth que du pinceau de Reynolds ou de Lawrence, qu’est-ce que cela pourrait faire au talent de Johnson et, pour être grotesque à voir, en serait-il moins digne d’être compté parmi les grands noms de la littérature anglaise ? Je me reprocherais là-dessus de ne pas ajouter que le style de Macaulay, quand il le faut, a autant de souplesse et de délicatesse que de force. L’une des plus nobles vies, le plus constamment dignes, le plus simplement et le plus généreusement vouées au bien qu’il y ait dans l’histoire d’aucune littérature est celle d’Addison, et l’une des plus belles biographies littéraires qu’il y ait, le plus élégamment racontées et le plus doucement émues, sans emphase ni pompe, comme sans excès de sentimentalisme, est incontestablement l’Essai sur Addison.

Il paraîtra peut-être singulier qu’après avoir loué dans Macaulay cet instinct et presque cette passion de la justice, on se demande maintenant si sa critique est toujours impartiale. La question cependant est de celles qu’on ne saurait se dispenser d’indiquer à propos d’un écrivain anglais. La politique en Angleterre est mêlée trop intimement à la littérature pour qu’il n’advienne pas souvent que la critique n’y soit guère qu’un moyen de satisfaire des ressentimens de parti. L’impartialité d’ailleurs est-elle possible aux hommes, et ce que l’on vante sous ce nom, parce que quelqu’un l’a vanté le premier, est-ce autre chose qu’un idéal que l’on propose à l’histoire ? C’est une question plus générale, que nous aurions essayé, sinon de résoudre, au moins d’agiter, si nous avions eu la prétention d’examiner l’œuvre entière de Macaulay. Nous nous serions sans doute alors aperçu qu’on ne peut pas s’empêcher de porter, quoi qu’on en dise, les préoccupations du présent dans le récit du passé. Si quelqu’un pense qu’il ait écrit l’histoire de la révolution française sans y laisser percer, à chaque page, pour ne pas dire à chaque ligne, ce qu’il continue d’espérer ou de craindre des principes que cette révolution, bientôt centenaire, a jetés dans le monde, il se trompe lourdement. Et je dis qu’il n’est pas plus facile à un Anglais de parler avec impartialité, sans égard à ce qu’il pense du bien ou du mal actuels qui en sont résultés, de la révolution qui a chassé le dernier Stuart du trône d’Angleterre. Mais nous n’avions à parler que des Essais de Macaulay. Et nous croyons en avoir dit assez, non pas pour mettre le lecteur en garde, on ne saurait aller jusque-là, ni reprocher à Macaulay tant de partialité, mais pour l’inviter, et notamment quand il lira ceux de ces Essais que le traducteur a réunis sous le titre d’Essais politiques, ou encore d’Essais sur l’histoire d’Angleterre, à n’en pas tout accepter sans contrôle. Car, pour les Essais littéraires comme pour les Essais biographiques, et comme pour ceux enfin des Essais historiques proprement dits dont le sujet est suffisamment éloigné des controverses où Macaulay s’est intéressé en qualité d’homme politique, il n’a de parti-pris que celui de ses convictions philosophiques, littéraires, morales surtout, et que peut-on demander davantage ?

J’ai entendu dire, ou peut-être ai-je lu quelque part que, depuis quelques années, le vif éclat de la réputation de Macaulay aurait commencé de s’obscurcir en Angleterre. Ce serait une grande erreur du goût public, et j’aime mieux croire que ma mémoire me trompe ou que j’aurai mal lu. Car Macaulay a représenté quelque chose d’unique, non-seulement dans la littérature anglaise contemporaine, mais encore dans la littérature européenne, toute la solidité de l’ancienne critique enrichie de tout ce que lui ont apporté de ressources dans notre siècle la connaissance de l’étranger et les découvertes de l’histoire. Ce que l’on vante en lui d’ordinaire, c’est plutôt l’historien de Jacques il et de Guillaume III, mais l’auteur des Essais n’a pas été, à mon sens, inférieur à l’historien ; et peut-être même ces Essais, à raison de la variété des sujets et de la diversité des mérites, perpétueront-ils plus sûrement la gloire et la popularité de son nom. C’est pourquoi nous ne saurions trop remercier M. Guillaume Guizot de les avoir si heureusement acclimatés dans notre langue.


F. BRUNETIÈRE.