Aller au contenu

Revue littéraire - Pierre Loti

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - Pierre Loti
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 913-924).
REVUE LITTÉRAIRE

M. PIERRE LOTI

Les amis de M. Pierre Loti n’étaient pas sans inquiétudes. Ils comptaient les années écoulées depuis le temps de Mon frère Yves et de Pêcheurs d’Islande; mais parmi les livres publiés par l’auteur au cours de ces années déjà nombreuses aucun ne leur avait rendu leurs impressions de jadis. Ils trouvaient dans ces livres trop de fragmens sans valeur, trop d’épisodes sans portée, trop de redites surtout, un abus de procédés qui revenaient toujours les mêmes, un étalage de sensibilité indiscrète, une prolixité fâcheuse qui se répandait en des séries de pages descriptives où la description était à elle-même son objet. Ils craignaient que le rêve de Loti ne se fût exprimé tout entier; ils en regardaient derrière eux déjà et dans le passé le lumineux sillage. C’était trop tôt s’affliger et c’était avoir mal compris la nature du talent de leur ami. Car l’écrivain à qui l’étude de nos mœurs fournit une matière jamais épuisée peut à la rigueur, et puisque nous le condamnons aux travaux forcés de la production régulière, nous donner bon an mal an ce qu’on est convenu d’appeler un roman nouveau. Mais M. Loti est un poète. Il faut du temps au poète pour rafraîchir et pour varier son inspiration. Pour accomplir sur lui-même ce lent travail presque inconscient, il a besoin de la méditation et du recueillement. Donc les livres aux beaux titres pleins de promesses qu’ils ne tenaient pas: Fantôme d’Orient, le Livre de la Pitié et de la Mort, le Désert, la Galilée, Jérusalem, n’étaient que pour occuper le tapis et maintenir le nom sur les catalogues. Cependant l’auteur se transformait peu à peu, et il accumulait à part lui des ressources dont il trouverait quelque jour l’emploi. Son talent, sans rien perdre de sa souplesse et de son charme si pénétrant, se faisait plus vigoureux, plus simple, plus humain, tel enfin qu’il nous apparaît dans cette noble idylle de Ramuntcho[1]. Ce livre marque, non le terme sans doute, mais une étape importante du développement de l’écrivain. Il nous aide à mieux apprécier le chemin parcouru depuis les débuts, et à démêler en quel sens s’est accompli le progrès. Guidé par un sûr instinct, ou peut-être éclairé par une connaissance plus complète du métier, l’artiste s’est dépouillé à mesure de tout ce qu’il y avait en lui d’extérieur, de superficiel, de factice, de volontairement bizarre, et par quoi il avait séduit la curiosité frivole du lecteur. Il n’a pas été prisonnier de son succès ; et cela est rare. Il a dégagé, en les précisant et en les accentuant, les élémens encore enveloppés de son originalité véritable. La forme sous laquelle son art se présente aujourd’hui est en opposition presque absolue avec celle où il nous était apparu jadis. Cet art avait été d’abord tout subjectif. C’était lui-même que Loti mettait en scène ; il nous contait ses aventures, ses émotions, ses déceptions ; il ne savait que recommencer le roman de son âme. Je pense, au rebours de l’opinion reçue, que ce qu’il y avait dans ces livres de moins intéressant, c’était la personne de l’auteur. C’est elle aussi bien qu’il est arrivé à éliminer de son œuvre, au point d’atteindre à la largeur et à la sérénité de l’art impersonnel.

M. Loti répète volontiers qu’il n’a jamais rien lu ; et il s’en vante, soucieux qu’il est de ne relever d’aucun maître et de ne devoir qu’à lui seul toute sa littérature ; c’est un enfantillage. Ne rien avoir lu, cela signifie avoir lu peu de livres ; c’est le moyen d’en être étroitement dépendant. En fait, l’influence de ses premières lectures a pesé lourdement sur M. Loti. L’idéal romantique s’est imposé à son imagination de jeune homme. L’universel désenchantement, la lassitude ennuyée, l’amertume à la manière de Byron, le dandysme à la manière de Musset, et en général toutes les modes de 1830 lui ont paru élégantes, quoique surannées. De là plusieurs aphorismes truculens et vieillots sur l’inanité de tous nos efforts et sur l’efficacité de la débauche. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible… telles sont les impertinences de collégien que M. Loti prend pour des blasphèmes. Il jette le défi aux obligations sociales, aux « devoirs conventionnels », à cet ensemble de « préjugés » dont nous avons fait le code de nos lois. Le paradoxe brille à ses yeux d’une beauté qui lui est propre. Il met sa coquetterie à contredire le sens commun et ambitionne d’être tenu pour un garçon invraisemblable qui ne fait rien que d’extraordinaire. Pris au piège de ces attitudes et dupe lui-même du rôle qu’il joue, il découvre en soi des merveilles de complexité. Protestant devenu incrédule, petit enfant sage devenu un coureur d’aventures, ces contrastes lui semblent inouïs. Il se convainc qu’il est un être d’exception et il s’admire d’être seul de son espèce.

Comme ils lui ont enseigné le goût de la désespérance, les romantiques lui ont révélé le dogme de la couleur locale. Il l’a appliqué avec conscience ; apparemment cela lui était plus facile qu’à d’autres, attendu qu’il avait beaucoup voyagé. Il nous a fait faire avec lui le tour du monde, en prenant soin de nous arrêter aux bons endroits, à ceux où notre badauderie d’Européens devait trouver plus de prétextes à s’émerveiller. Choses d’Afrique et d’Océanie, turqueries et japoneries, modes maories et modes kassonkhées, mœurs, coutumes, croyances et étoffes assorties, bariolages et tatouages, oripeaux et verroteries, ç’a été tout le bazar de l’exotisme. — Dans chaque coin du monde où l’ont mené les hasards de sa vie errante, le premier soin de Loti a été, de se travestir en endossant le costume du pays. Le second a été de se conformer aux usages qui règlent sous les latitudes diverses les unions libres. Il nous a conviés à tous ses « mariages ». Il nous a décrit avec une complaisance inépuisable toutes les sortes d’amour dont il s’est composé une expérience bigarrée, l’amour à la turque, l’amour à la japonaise, l’amour bien saharien, l’amour très polynésien. Rien de plus déplaisant, et rien aussi de plus monotone. Il n’y a que le cadre qui change et que la couleur de l’épousée. Car, l’âme n’étant pas engagée dans l’affaire, et la partie sentimentale en qui seule réside toute variété en étant bannie, il ne reste dans l’amour ainsi entendu que l’élément pareil pour toutes les contrées, pour tous les hommes et pour toutes les bêtes. Mais nul doute que M. Loti n’ait trouvé dans la description de l’amour d’un civilisé pour une sauvagesse, et d’un blanc pour une femme de couleur un charme de perversité tout baudelairien — Et enfin le moment où M. Loti a commencé d’écrire a été marqué par un retour offensif de la sensiblerie dans la littérature. Ce n’étaient, d’un bout du monde des lettres à l’autre bout, qu’attendrissemens, apitoiemens, et crises de larmes où se détendaient les nerfs exaspérés. M. Loti a suivi la mode. Il s’est apitoyé sur lui-même d’abord. Il nous a fait part de ses tristesses et de ses plus intimes souffrances. Il a évoqué avec un mélange de naïveté et de mièvrerie les souvenirs de sa petite enfance. Et pour nous intéresser plus sûrement à quelques-uns de ses personnages il n’a pas dédaigné de recourir aux moyens consacrés par lesquels on a de tout temps provoqué l’émotion facile. Le petit soldat qui meurt là-bas en héros, tué d’une balle tonkinoise, la vieille grand’mère apprenant le décès du dernier de ses petits-enfans, la femme du marin qui s’affole dans l’attente obstinée de celui qui ne reviendra pas, lequel d’entre nous aurait le cœur assez dur pour ne pas sentir se mouiller ses paupières au récit de leur lamentable histoire ? Ces épisodes mélodramatiques gâtent un livre tel que Pêcheurs d’Islande et y diminuent l’effet de parties admirables, par un voisinage de banalité.

Les professions de foi désenchantées, la fantasmagorie de l’exotisme, la sensualité maladive, les vains apitoiemens, rien de tout cela n’est essentiel au talent de M. Loti; c’est au contraire ce qui s’y est surajouté par le dehors, ce qui lui est venu d’ailleurs, des conventions littéraires acceptées, des influences dont il n’a pas su d’abord se défendre. M. Loti est tout à fait impropre au travail de la pensée abstraite, et son cerveau ne se prête pas aux procédés discursifs d’où naît l’idée. Il est pareillement incapable d’analyser et de traduire le sentiment. Toute psychologie est absente de son œuvre, où il n’y a pas de place pour l’individu. Son art ne procède que de la sensation; mais c’est la sensation avec toute son intensité, avec ses prolongemens infinis, telle que nous la trouvons chez les artistes et chez les voyans. Il est organisé pour recevoir uniquement l’impression des choses extérieures. Cette impression est si vive qu’elle en devient douloureuse, et que le plaisir, comme n’arrive toutes les fois qu’il est poussé jusqu’à ses extrêmes limites, se change en souffrance. Tous les pays ont leur charme qui leur est particulier, qui se découvre peu à peu ; et plus ce charme est subtil, plus intime est la façon dont Il nous pénètre et plus sûre est l’action qu’il exerce sur nos âmes prisonnières. M. Loti n’a pas aimé d’abord cette âpre et mélancolique terre de Bretagne ; finalement il s’est pris pour elle d’une si filiale tendresse qu’elle lui est devenue comme une patrie d’élection. Cette Afrique qu’il nous peint si inhospitalière avec ses chaleurs irrespirables et ses parfums empoisonnés, il en subit, au moment où il l’exprime, l’attrait meurtrier. Où que ce soit et dans quelque contrée qu’il s’attarde, il se plaint au bout d’un certain temps de souffrir d’il ne sait quelle oppression. Le milieu extérieur agit sur lui d’une façon trop directe, fait peser sur lui son enveloppe trop lourde, l’enserre dans des liens trop étroits et qui l’étouffent. Il sent que sa volonté s’y anéantit, que sa personnalité s’y absorbe, qu’une âme qui n’est pas la sienne se substitue à son âme. Il faut qu’il s’échappe. Cette faculté de subir jusqu’au malaise l’impression des choses, c’est chez M. Loti le don originel, qui a. fait de lui l’un des meilleurs peintres qu’il y ait dans notre littérature, à coup sûr le plus richement doué parmi ceux d’aujourd’hui.

D’où vient que certains individus sont mieux préparés que d’autres à saisir et à rendre les aspects extérieurs des choses? Est-ce que, pareils à des demi-aveugles et vivant habituellement dans une sorte d’obscurité où se détachent mieux les images lumineuses, ils en reçoivent le choc soudain comme le heurt d’une surprise? Au contraire, dans le cas de M. Loti c’est le phénomène justement opposé qui s’est produit. Parmi les spectacles que le monde aux mille visages a successivement déroulés devant lui, il ne lui a pas semblé qu’un seul fût nouveau : ils étaient pour lui déjà vus; il les reconnaissait à mesure, il les retrouvait. Depuis longtemps, depuis sa plus lointaine enfance, il en portait l’image en lui. Il avait deviné les forêts des tropiques dans les horizons de la Saintonge natale. Telle gravure du Magasin pittoresque ou du Jeune naturaliste lui avait «rappelé » la flore exotique. Les noms seuls de l’Océanie, du Brésil, éveillaient en lui des images que par la suite il éprouva être conformes à la réalité. Les seules syllabes de ce mot : les colonies, produisaient sur son imagination d’enfant un effet magique et troublant. Elles désignaient pour lui l’ensemble des pays chauds avec leurs palmiers, leurs grandes fleurs, leurs nègres, leurs bêtes, leurs aventures. « De la confusion que je faisais de ces choses se dégageait un sentiment d’ensemble absolument juste, une intuition de leur morne splendeur et de leur amollissante mélancolie. » La mer, la première fois qu’il l’aperçut, lui causa un trouble, une émotion, une angoisse sans doute, mais pas d’étonnement. « Avait-elle été si souvent regardée par mes ancêtres marins, que j’étais né ayant déjà dans la tête un reflet confus de son immensité?... Évidemment dans les dessous de tout cela il doit y avoir, sinon des ressouvenirs de préexistences personnelles, au moins des reflets incohérens de pensées d’ancêtres, toutes choses que je suis incapable de dégager mieux de leur nuit et de leur poussière. » Le témoignage est précieux à recueillir et il peut être accepté, quelle que soit d’ailleurs la part d’illusion qui se môle toujours à l’évocation de nos souvenirs d’enfance, et quoique nous ne puissions en éliminer tout à fait ce qui s’y môle des acquisitions postérieures. C’est l’antique théorie platonicienne d’après laquelle nous ne faisons, au cours de la vie, que prendre conscience des idées qui étaient déjà en nous. Nul n’admet aujourd’hui que l’esprit soit une table rase au jour où l’expérience y vient déposer ses premiers caractères. Et nos dons primitifs, ceux-là mêmes dont il arrive que nous tirions vanité, sont en nous l’aboutissement d’un long travail continué à travers les siècles, le résultat d’une impersonnelle et mystérieuse élaboration.

Ce don de voir s’accompagne chez M. Loti d’une habituelle disposition à la rêverie. Il nous dit quelque part que l’état qui lui est ordinaire est un état intermédiaire entre la veille et le rêve. On s’en douterait, rien qu’à voir la façon dont ses personnages conduisent ou laissent aller leur pensée ; le rêve est pour eux comme un état normal où cette pensée s’achève et s’épanouit sous une forme plus complète et plus harmonieuse. Les obligations professionnelles ont développé ce qui était d’abord une tendance de la nature ; et ici il faut bien reconnaître ce que M. Loti doit à son métier de marin. Je n’ignore pas qu’il y a sur le sujet de redoutables clichés et qu’on a étrangement abusé des variations sur ce thème de la poésie des « nuits de quart ». N’allons pas jusqu’à croire que tout officier de marine soit nécessairement et de par l’effet de son métier un poète ! Mais comment nier l’influence exercée sur une âme de poète par le voisinage de la mer ? C’est Henri Heine dont nous lisions l’autre jour qu’il a trouvé des accens tout nouveaux rien que pour avoir vécu quelques semaines en face de la mer du Nord. C’est Victor Hugo dont le génie ne s’est développé dans toute sa plénitude, ou dans son ampleur démesurée, qu’après les années de contemplation devant l’Océan. Mais celui qui a vécu de la vie maritime, après des années écoulées dans une carrière aimée, comment admettre qu’il n’ait pas appris à bercer sa pensée au rythme de la mer? Et le moyen de croire que sa sensibilité ne se soit pas élargie au cours de ces rêveries prolongées sur la mer immense pendant les nuits silencieuses ?

Mais, ici-bas, la grande enchanteresse, qui ne sait que c’est la mort? C’est elle qui est l’ouvrière de toutes nos illusions, la source de nos joies, si intenses parce qu’elles sont si brèves. Elle est la condition même de l’amour, qui, sans elle, n’aurait pas de raison d’être. C’est parce que nous la sentons toute proche que nous étreignons avec tant de passion ce qui va nous échapper. Les poètes, de Villon à Musset, et de Malherbe à Lamartine, sont ceux qui l’ont vue projeter son ombre sur toute la création. Cette vision de la mort toujours présente, poursuivant partout et à toute heure son œuvre inévitable, M. Loti en est obsédé. Il a, à un degré exceptionnel, avec une acuité maladive, l’intuition de l’écoulement de toutes choses. Ce qui se présente à d’autres sous l’aspect d’une énigme, d’un problème soulevant toutes sortes de questions, s’impose à lui sous la forme d’une sensation pénible entre toutes les autres. De là lui est venu de bonne heure le besoin d’écrire. « J’avais déjà ce besoin de noter, de fixer des images fugitives, de lutter contre la fragilité des choses et de moi-même... pour essayer de prolonger au delà de ma propre durée tout ce que j’ai été, tout ce que j’ai pleuré, tout ce que j’ai aimé...» C’est cela qui explique que M. Loti éprouve si vivement la séduction des spectacles de la nature, spectacles d’un jour, fêtes sans lendemain, qui ne sont déjà plus qu’un souvenir pour celui qui les a contemplés, qui auront si tôt cessé de briller dans l’esprit des hommes !

On voit maintenant grâce à quelle organisation spéciale et par quel concours de facultés M. Loti est arrivé, après ses grands devanciers et profitant du travail déjà fait, à perfectionner encore l’art de la description. Il a autant que d’autres la justesse du coup d’œil; il sait noter le trait dans toute son exactitude, et la nuance dans toute sa délicatesse. En outre, et par un raffinement qui lui est propre, il a réussi à rendre ce qui est sans forme précise, sans contour arrêté, sans couleur définie, impalpable, immatériel, irréel. C’est beaucoup que d’avoir ainsi reproduit l’enveloppe extérieure des choses. Pourtant un art qui ne la dépasserait pas et ne pénétrerait pas plus avant ne nous laisserait après lui qu’une déception. Que nous importent les lignes et les couleurs ? Elles ne nous intéressent qu’autant qu’elles sont révélatrices de l’âme qui y est enfermée. C’est aussi bien ce que M. Loti excelle à rendre. L’hostilité de la nature africaine, l’accablement qu’apportent les pays d’Islam, la volupté de Tahiti l’île délicieuse, l’intimité du ciel breton, nous devons à ses livres d’en avoir reçu l’impression plus vive que nous n’eussions fait du contact avec la réalité elle-même, nous autres hommes de pensée abstraite, pour qui le livre du monde reste à jamais fermé. Et enfin, par de la les aspects transitoires de la nature, sous le décor dont elle se pare pour quelques siècles, il a été donné à M. Loti d’en deviner les aspects éternels. « Aux premiers âges géologiques, avant que le jour fût séparé des ténèbres, les choses devaient avoir de ces tranquillités d’attente... aux époques où les mondes n’étaient pas encore condensés, où la lumière était diffuse et indéfinie dans l’air, où les nuées suspendues étaient du plomb et du fer incréés, où toute l’éternelle matière était sublimée par l’intense chaleur du chaos primitif (Roman d’un spahi.) — Il y avait une sorte d’immense lueur diffuse dans les eaux. Ces nuits étaient pâmées de chaleur, pleines de phosphore, et toute cette immensité couvait de la lumière, et toutes ces eaux enfermaient de la vie latente à l’état rudimentaire, comme jadis les eaux mornes du monde primitif... A la surface des eaux courent des souffles vivifians que personne ne respire ; la chaleur et la lumière sont répandues sans mesure ; toutes les sources de la vie sont ouvertes sur les solitudes silencieuses de la mer et les font étrangement resplendir... (Mon frère Yves.) » De telles pages nous remuent profondément ; elles nous troublent par l’illusion qu’elles nous apportent des plus lointaines perspectives. Ici d’ailleurs l’art de l’écrivain échappe à toute analyse. L’effet auquel d’autres tâchent vainement avec un appareil compliqué et prétentieux, M. Loti le produit sans peine. Et plutôt ce qu’en serait tenté de lui reprocher, c’est une certaine nonchalance dans la composition, quelque chose de décousu, un air de laisser les tableaux se succéder, se grouper ou se répéter au hasard. De même pour ce qui est de son style. Il semble qu’il n’ait recours à aucun procédé et qu’il n’emploie que les mots les plus simples. Mais c’est qu’il a, à la manière des poètes, l’intime connaissance de la valeur musicale des syllabes; il choisit d’instinct les sons qui se répercutent en de longues vibrations, éveillant en nous les mêmes sensations dont il les avait imprégnés.

La nature seule est vivante ; dans les choses réside toute beauté et toute énergie; elles agissent sur nous et en nous, alors que nous nous croyons maîtres de nos volontés... telle est la conception qui se dégage de l’ensemble des livres de M. Loti. Elle devait logiquement l’amener à une manière nouvelle d’envisager son art. Dans Ramuntcho la personne de M. Loti n’apparaît plus avec ses singularités. Il n’intervient pas pour juger ses personnages ou pour les plaindre. La sensibilité n’est pas moindre, mais elle est partout répandue et diffuse. C’est fini des déclamations et des apitoiemens. Fini aussi des perversions sentimentales et des raffinemens morbides. L’amour qui pousse l’un vers l’autre ces deux enfans, Gracieuse et Ramuntcho, c’est le grand amour, le seul digne de ce nom, l’amour chaste. Tout ce qui s’y trouve associé en reçoit un caractère de grandeur: «Les moindres choses de cette dernière soirée prenaient dans leur esprit une importance singulière ; à l’approche de cet adieu tout s’agrandissait et s’exagérait pour eux, comme il arrive aux attentes de la mort; les bruits légers et les aspects de la nuit leur semblaient particuliers et à leur insu se gravaient pour toujours dans leur souvenir. Le chant des grillons d’été avait quelque chose de spécial qu’il leur semblait n’avoir jamais entendu. Dans la sonorité nocturne, les aboiemens d’un chien de garde arrivant de quelque métairie éloignée, les faisaient frissonner d’une frayeur triste. » M. Loti n’a eu garde cette fois de nous faire assister à l’une de ces unions qui jadis lui étaient chères et qui mêlent une nature raffinée avec une autre qui est primitive et grossière. Ou plutôt il l’a placée dans les faits qui précèdent le drame, il l’a reléguée à la cantonade. Ramuntcho est le fils d’un citadin blasé et d’une paysanne. Il ignore le nom de son père. Et lorsqu’il tient en mains les papiers qui vont le lui révéler il détruit lui-même ces témoins d’un passé louche et maudit. — Le drame est réduit aux lignes essentielles : l’inclination réciproque, l’obstacle venu de la division des familles, l’éloignement, la séparation définitive. Ce qui est merveilleux, c’est qu’avec des élémens aussi simples, M. Loti ait évité la monotonie et la fadeur : c’est proprement l’art qui fait quelque chose de rien. Même sobriété et même largeur dans les tableaux qui à chaque instant nous remettent sous les yeux des scènes de mœurs pastorales. « C’était la saison tardive où l’on coupe ces fougères qui forment la toison des coteaux roux. Et de grands chariots à bœufs qui en étaient remplis roulaient tranquillement au beau soleil mélancolique, vers les métairies isolées, laissant au passage la traînée de leur senteur. Très lentes, par les chemins de montagne s’en allaient ces charges énormes de fougères, très lentes avec des tintemens de clochettes. Les bœufs attelés, indolens et forts, traînaient ces chariots lourds, dont les roues sont des disques pleins, comme celles des chars antiques. » Les chants alternés des bergers improvisateurs, les luttes des joueurs de pelote, les expéditions nocturnes des contrebandiers, sont autant de récits d’un dessin très pur, d’une forme toute classique. Et les procédés eux-mêmes du récit qui à force de maîtrise savante prennent un air d’être rudimentaires, contribuent à nous faire songer de quelque idylle épique.

On ne s’attend pas que les personnages aient une physionomie très particulière et s’enlevant avec beaucoup de relief. Itchoua, brigand et dévot, est une figure assez vivante ; mais c’est un comparse. Dolorès, Franchita, Gracieuse ne sont guère que des esquisses. Pour ce qui est de Ramuntcho, l’auteur a ingénieusement mêlé en lui deux sortes d’hérédité dont l’une le rattache au sol natal et l’autre lui inspire de vagues inquiétudes, un obscur désir d’autre chose. Mais peu importe, et comme dans tous les livres de M. Loti, les êtres sont condamnés à une sorte d’effacement. Ils disparaissent à demi dans l’ombre que projettent sur eux les choses. En fait, bien plus que le roman de Gracieuse et de Ramuntcho, c’est ici le poème d’une race. Cette race basque, venue d’on ne sait quelles origines lointaines, s’est, par un phénomène inexpliqué, gardée intacte ; c’est, dans un coin de monde fermé, le débris d’un peuple très mystérieusement unique, sans analogue parmi les peuples. Depuis un temps immémorial les mêmes usages s’y sont conservés. La langue y est encore cette langue euskarienne dont l’âge semble incalculable et dont l’origine demeure inconnue ; les paysans y labourent, suivant les mêmes méthodes, le champ des ancêtres ; et l’écho des rivières y répète les plaintives chansons d’autrefois. Le jeu national de la pelote s’y est perpétué d’âge en âge ; et les jeunes gens nouveaux venus trouvent dans leur sang, dans les instincts formés par une hérédité accumulée ce goût pour la contrebande contre lequel aucune défense, aucune idée de morale sociale ne saurait prévaloir. Par combien de générations ont été usés ces bancs de pierre où les amoureux devant les maisons se disent des choses toujours pareilles ! Combien de fêtes et combien de glas ont sonnés ces cloches, combien de prières ont entendues ces murs croulans ! On a l’impression de la vétusté des choses. L’ombre des siècles est sur cette terre. L’esprit des temps anciens l’habite, invisible et caché aux heures où notre attention est distraite et dupée par les apparences multiples, mais présent toujours, agissant sans cesse, maintenant la cohésion de ce peuple, conduisant les enfans à agir comme avant eux leurs pères avaient agi, au flanc des mêmes montagnes, dans les mêmes villages, autour des mêmes clochers. À de certains momens il prend forme et il prend corps, et il devient perceptible à nos sens. Ramuntcho le rencontre dans ses courses au milieu des ténèbres. « L’estuaire qui achève de s’enténébrer et où n« se voient plus les amas d’habitations humaines lui semble peu à peu devenir différent, puis étrange tout à coup comme si quelque mystère allait s’y accomplir ; il n’en perçoit plus que les grandes lignes abruptes qui sont presque éternelles, et il s’étonne de penser confusément à des temps plus anciens, d’une antiquité imprécise et obscure… L’esprit des vieux âges qui parfois sort de terre durant les nuits calmes, aux heures où dorment les êtres perturbateurs de nos jours, l’esprit des vieux âges commence sans doute de planer dans l’air autour de lai ; il ne définit pas bien cela ; mais il en a la notion et l’inquiétude… Cependant quand les deux cornes agrandies et rongées de la lune s’enfoncent lentement derrière la montagne toute noire, les aspects des choses prennent pour un inappréciable instant on ne sait quoi de farouche et de primitif ; alors une mourante impression des époques originelles qui était restée on ne sait où dans l’espace se précise pour lui d’une façon soudaine et il en est troublé jusqu’au frisson. Voici même qu’il songe, sans le vouloir, à ces hommes des forêts qui vivaient ici dans tes temps, dans les temps incalculés et ténébreux, parce que tout d’un coup d’un point éloigné de la rive un long cri basque s’élève de l’obscurité en fausset lugubre, un irrintzina. » Cet irriniziria, c’est le cri qu’on pousse pendant les fêtes ou pour s’appeler le soir dans la montagne, le grand cri basque qui s’est transmis avec fidélité du fond de l’abîme des âges jusqu’aux hommes de nos jours. Il se fait ainsi à l’horizon des « paysages » de M. Loti de brusques déchirures. Autour de ce coin du monde où s’agitent quelques hommes à peine distincts de cette terre où ils vont rentrer, on devine l’immensité des terres et des firmamens. Par delà le moment où tient le drame de nos courtes existences on devine la série des existences antérieures. C’est une seconde d’angoisse qui apporte le frisson d’un double infini : celui de l’espace et celui de la durée.

Dans cet esprit des vieux âges où M. Loti personnifie la force de la tradition une vertu réside, contre laquelle viennent se briser nos caprices individuels. C’est aussi bien le sens de la scène qui termine le roman. Gracieuse a été enfermée dans un couvent. Ramuntcho conçoit le projet de l’enlever, et ce projet lui semble à distance d’une exécution facile. Les sœurs qui gardent ce couvent sont quelques femmes sans défense ; Ramuntcho s’est fait accompagner d’un de ses camarades de contrebande ; sans doute ils ont mené à bien de plus hardis coups de main. Or, devant la paix du cloître, devant toutes ces blancheurs et tout ce recueillement ils sentent peu à peu tomber leur bravoure. L’un et l’autre ils sont incrédules ; et pourtant ces symboles vides de toute signification ont gardé assez de puissance pour les mettre en déroute. Donc à quoi bon lutter? Pourquoi chercher à s’affranchir et user ses forces en d’inutiles révoltes? Sachons nous soumettre et nous résigner. Gardons la tradition de nos pères, qui nous relie aux hommes du passé comme à ceux de l’avenir. Derrière les formules vénérables et consacrées, se cache peut-être tout ce que nous pouvons entrevoir des vérités inconnaissables. « Faire les mêmes choses, que depuis des âges sans nombre ont faites les ancêtres, et redire aveuglément les mêmes paroles de foi est une suprême sagesse, une suprême force. » Et de s’unir ainsi à travers les temps, de former avec les ancêtres et avec les descendans encore à naître un ensemble, c’est Ile seul moyen que les hommes aient trouvé pour opposer une résistance à la mort.

Pourtant, elle-même, cette résistance est illusoire. Tandis que partout ailleurs, par suite des mélanges et des croisemens, la notion même de la race est, entre toutes, une notion trompeuse et qui ne répond à aucune réalité, il se peut que quelque part, sur un point du globe, une race se soit conservée dans son intégrité. Vain effort contre les puissances destructives du temps Elle aussi cette race s’en va mourir, elle disparaît tous les jours un peu, et on peut prévoir l’époque où elle sera complètement anéantie sans laisser d’elle-même aucune trace sur le coin de terre où elle a tâché de se maintenir. Il en est ainsi de toutes les créations des pauvres hommes. Ils refont sans cesse ce rêve de l’immortalité. Ils l’attendent de l’amour, ils l’espèrent de la gloire. Ils organisent des sociétés et fondent des religions. « A quoi bon avoir résisté à la tempête de cette nuit? disait le vieux clocher triste et las, à quoi bon puisqu’il en arrivera d’autres, éternellement d’autres, d’autres tempêtes et d’autres équinoxes, et que je finirai tout de même par passer, moi que les hommes avaient élevé comme un signal de prière, devant demeurer là pour d’incalculables durées ? » Mais tandis que change et passe tout ce qui est de nous, c’est un affligeant contraste et c’est une amère dérision de voir la constance de la nature à reproduire de la même façon les mêmes spectacles. De cette constatation il s’élève une indicible tristesse. Ceux qui ne veulent pas la sentir peser sur eux n’ont qu’un moyen, c’est de n’y pas penser. Qu’ils s’interdisent de promener leurs regards sur des horizons trop vastes ! Qu’ils s’astreignent à ne rien apercevoir au delà du champ où s’exerce leur activité limitée, au delà du but précis qu’ils assignent à leur effort! Une telle tristesse est au fond de l’œuvre que nous analysons et lui donne sa dernière signification. Qui ne voit combien elle diffère de cette mélancolie mièvre ou de cette langueur débile qui traînait entre les pages des premiers livres de M. Loti? Elle est maintenant réfléchie et virile, et non plus maladive et malsaine, mais grave et presque religieuse. Au lieu d’un dépit d’enfant gâté, déçu dans ses caprices, c’est la grande tristesse humaine, inhérente à notre condition elle-même, issue de la conscience que nous prenons de notre fragilité d’éphémères en face de la Nature éternelle et impassible.


RENE DOUMIC.

  1. Pierre Loti, Ramuntcho, 1 vol. ; Calmann Lévy.