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Revue littéraire - Sur l’Éloquence judiciaire

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REVUE LITTERAIRE

SUR l’ÉLOQUENCE JUDICIAIRE.

Les Époques de l’Éloquence judiciaire en France, par M. Munier-Jolain, avocat à la cour d’appel. Paris, 1888; Perrin.

Pour un bon livre, on ne peut pas dire que ce soit un bon livre que celui de M. Munier-Jolain sur les Époques de l’éloquence judiciaire en France; on ne peut même pas dire que ce, soit un livre très intéressant; mais il aurait pu l’être, et la question qu’il soulève est curieuse. D’où vient, en effet, dans la plupart de nos histoires de la littérature, comme dans nos Recueils de Morceaux choisis, tandis que nos sermonnaires et nos orateurs politiques y tiennent une si large place, — Trop large même quelquefois, — d’où vient que l’on mesure si parcimonieusement à nos plus fameux avocats, non pas même la louange, mais les analyses et les citations ? quand ce ne serait que pour les critiquer, pourquoi n’y parle-t-on point davantage des Lemaistre et des Patru, des Loyseau de Mauléon, des Elie de Beaumont, des Dupin et des Chaix d’Est-Ange? Et quelle est enfin la raison, s’il y en a une, depuis quatre ou cinq cents ans, je ne dis pas de cette injustice, mais de cette apparente inégalité de traitement ? Les avocats en sont un peu blessés; — Et on s’en aperçoit bien dans l’Avant-propos, emphatique, mais tout de même amer, du livre de M. Munier-Jolain.

C’est donc lui-même ce qu’il n’aurait pas mal fait de rechercher d’abord, au lieu d’accuser la critique d’ignorance, de négligence dédaigneuse, et de «mépris affecté» pour l’éloquence du barreau; puisque aussi bien c’est de là que dépendait l’intérêt de son livre. On ne nous demande pas de nous intéresser aux « époques » de la procédure ou de l’instruction criminelle, et de donner une place dans l’histoire de la littérature au conseiller Pussort. Mais les grands mots et les phrases n’y sauraient rien faire, que de prouver peut-être combien la critique a raison dans son indifférence. « Tu te fâches, donc tu as tort. » Et, en effet, il n’est pas croyable, depuis La Harpe jusqu’à Sainte-Beuve, si les historiens de la littérature en eussent espéré autant de plaisir ou de profit que de la lecture de Bourdaloue, qu’ils eussent négligé celle des plaidoyers de Cochin ou de Patru. Ils en ont fait, ils en font tous les jours de moins divertissantes. Et, à qui, comme Nisard, n’a pas reculé devant les œuvres de Mélanchthon, ou, comme Sainte-Beuve, s’est chambré, pendant des années, avec les pieux et diffus historiens de Port-Royal, j’ose dire qu’il était facile de lire, après cela, en manière de délassement, quelques plaidoiries d’Antoine Lemaistre ou quelques belles « actions » de Guillaume du Vair. Mais, apparemment, il leur aura semblé, toutes les fois qu’ils y mettaient le nez, que c’était un peu toujours la même chose, que de trop nombreux défauts y gâtaient de trop rares qualités, je veux dire trop clairsemées, que ces défauts eux-mêmes ne procédaient pas tant des personnes que du genre ; et qu’ainsi l’histoire de l’éloquence judiciaire en France était extérieure et assez étrangère à l’histoire de la littérature française. Je vais essayer de motiver le jugement qu’ils se sont bornés à prononcer, et dont j’entends bien que M. Munier-Jolain fait appel, mais que je ne vois pas qu’il ait mis à néant.

Il y a peut-être en littérature des genres qui ne sauraient souffrir la médiocrité, — je ne sais trop lesquels, — mais on dit qu’il y en a, et pour aujourd’hui, je le crois. Il y en a d’autres, au contraire, qui la souffrent, qui ne la supportent pas seulement, qui la comportent, et dont on peut aller jusqu’à dire qu’ils en vivent : tels sont le sermon, le discours politique, tels encore le réquisitoire, et le plaidoyer d’avocat. La raison n’en est pas difficile à donner : c’est qu’on ne les a point inventés pour caresser les oreilles des hommes, mais pour traiter de nos affaires, pour assurer l’exercice de nos droits, pour nous apprendre celui de nos devoirs ; et ils ne sont littéraires que par accident ou par occasion. Ou encore, ce sont des actes autant que des paroles ; et s’ils sont éloquens, c’est bien, mais ils peuvent se passer de l’être, et communément ils s’en passent. De quoi se plaignent donc ici les avocats ? Vous diriez à les entendre que nous leur faisons cruellement injustice, et je crains qu’ils ne nous soupçonnent de complaisance pour les orateurs politiques, et surtout pour les prédicateurs. Mais combien sont-ils, ces prédicateurs, dont l’histoire ait gardé le souvenir ? et combien ces hommes politiques ? C’est ce que l’on a généralement oublié de considérer.

Car je vois bien jusqu’à trois sermonnaires : Bossuet, Bourdaloue, Massillon; Massillon, Bourdaloue, Bossuet; Bourdaloue, Bossuet, Massillon ; avec cela, loin derrière eux, Mascaron ou Fléchier, que j’abandonne aux avocats, s’ils veulent les prendre pour eux; et plus loin, beaucoup plus loin, des Fromentières et des Bretonneau, des abbé Poule et des père Cheminais, des Bridaine et des Neuville. Je demande à M. Munier-Jolain s’il les croit beaucoup plus illustres, ou beaucoup plus connus, qu’Antoine Lemaistre et qu’Olivier Patru? Cependant, depuis deux siècles et demi, si l’on a beaucoup plaidé, on a beaucoup prêché aussi en France; et l’on continue d’y prêcher comme d’y plaider; et de tant de sermons, voilà ce qui surnage, et de tant d’orateurs, voilà ce qui survit : cinq Avens, quatre Carêmes, une cinquantaine de sermons pour toutes les fêtes de l’année, huit ou dix Oraisons funèbres; et trois noms ! En vérité, les avocats ne se moquent-ils point quand ils se prétendent frustrés dans ce partage de l’attention publique. Mais, dans nos Recueils de Morceaux choisis ou dans nos histoires de la littérature, si quelqu’un tient encore trop de place, c’est le vénérable d’Aguesseau. Je le supprimerais, si j’en étais le maître, et, une fois supprimé, je voudrais bien savoir ce qui manquerait à l’histoire de la littérature française. Car il se peut qu’une Mercuriale soit éloquente, comme une plaidoirie, comme un sermon, comme un discours aussi sur le relèvement des tarifs de douane ou sur la conversion de la rente : je dis seulement qu’ils ne doivent l’être, qu’ils ne le peuvent être que de surcroît; et surtout qu’autant qu’ils ne veulent pas l’être. L’une des raisons qui, certainement, en France, ont contribué le plus à discréditer l’éloquence du barreau, ç’a été sa prétention d’être de l’éloquence, et l’abus qu’elle a fait, pour la soutenir, des ornemens appelés littéraires : la citation et l’allusion savantes, la métaphore et la périphrase, le grec et le latin, l’ithos et le pathos, l’exclamation et la prosopopée. Rien aussi, comme l’on sait, n’a plus retardé les progrès de l’éloquence de la chaire que cette manie d’étaler, cette ambition d’être « littéraire, » et cette fureur même de se faire admirer.

Mais voici d’autres raisons, plus profondes ou plus intimes, qui, depuis qu’elle s’est dégagée du pédantisme et de l’érudition, ont empêché l’éloquence judiciaire, et l’empêcheront toujours de s’égaler à ses rivales. Je ne dirai pas qu’elle manque de sincérité : on l’a trop dit; et l’expression, en même temps qu’elle serait malhonnête, ne traduirait avec exactitude ni ma propre pensée, ni la nuance, assez délicate qu’il s’agit d’indiquer. Est-il cependant vrai que, tandis que ni le prédicateur ne compose avec ses croyances ou n’est censé composer avec elles, ni l’orateur politique avec ses convictions, ou avec ses intérêts, — lesquels sont toujours lui-même, et suffisent conséquemment à passionner son discours; — L’avocat, au contraire, ne parle jamais en son nom, dans une cause qui soit entièrement sienne, mais toujours au nom d’un client dont il est le porte-paroles, l’interprète et le substitut? C’est pour cela que nous le voyons si souvent entreprendre des causes si diverses, où sans doute il est également de bonne foi, mais dont on conviendra qu’il ne saurait faire également son affaire. L’avocat se se donne ses convictions, il se fait sa passion; et son éloquence n’en est pas moins sincère, mais elle en contracte pourtant quelque chose de factice. C’est un acteur interprétant un rôle, et un rôle qu’il n’a pas choisi, un rôle que son client, que les circonstances de la cause, que l’occasion lui imposent. Et, tout au rebours de l’homme politique ou du prédicateur, qui ne nous persuadent qu’autant qu’ils sont l’homme de leur discours, l’avocat n’est pas plus tenu que l’acteur d’être l’homme de son rôle; — si même, comme l’acteur, son triomphe n’est pas de rester maître de soi, impassible, indifférent, et supérieur à l’émotion qu’il excite.

Insistons et précisons. J’ai sous les yeux, en ce moment même, les Discours et Plaidoyers de M. Chaix d’Est-Ange, où je vois qu’après avoir défendu comme avocat, en 1836, devant la cour des Pairs, la vie de Fieschi, le même orateur, en 1858, devenu procureur-général, demandait aux jurés de la Seine la tête d’Orsini. Inversement, dans une affaire capitale, tout autre et plus récente, je pourrais montrer l’accusé défendu devant la cour d’assises par le magistrat même, qui, s’il n’avait abandonné son siège quelques mois auparavant, eût peut-être requis contre lui. Les mauvais plaisans s’égaient volontiers là-dessus, mais ce sont les mauvais plaisans. S’ils y réfléchissaient davantage, ils n’y verraient rien que de naturel, et même de nécessaire. Magistrat ou avocat, dans l’une comme dans l’autre occasion, chacun d’eux prêtait sa voix à des intérêts plus généraux que lui-même, et dont on peut dire que l’importance sociale se subordonnait, effaçait, absorbait la personnalité du défenseur ou du procureur-général. On ne saurait, en effet, livrer sans défense quelque accusé que ce soit à toutes les forces de la justice et de la société réunies contre lui, ni laisser d’autre part une maladroite pitié désorganiser ou dissoudre l’institution sociale ; et ce sont deux thèmes oratoires qui sont aisés, qui sont beaux, qui sont nécessaires à soutenir.

Aussi n’est-ce point de la sincérité des orateurs que je doute, non plus de celle de leur éloquence, mais de la sincérité de mon impression. Je vois d’une part l’intérêt social, et d’autre part l’intérêt de la défense ; je sais qu’ils se limitent l’un l’autre, et par leur conflit même ; cependant et tour à tour on essaie de me persuader qu’ils doivent l’emporter l’un sur l’autre. On n’y peut parvenir qu’en les exagérant tour à tour; je sens qu’il n’est plus question de trouver la vérité, mais uniquement de vaincre; on veut me déterminer contre mon sentiment ou contre ma raison. C’est ici l’un des pires défauts de l’éloquence judiciaire, et ce qui en fait une forme singulièrement inférieure à l’éloquence politique ou à l’éloquence de la chaire. Dans ces procès de cours d’assises, elle remet en question la certitude et l’évidence mêmes; au lieu de les appuyer ou de les éclaircir, elle s’efforce au contraire d’embrouiller l’une et d’affaiblir l’autre; et, de quelque manière ou par quelque artifice qu’elle ait pu me surprendre, sa gloire est de m’avoir surpris. Aussi, tous les moyens y deviennent-ils bons, comme étant justifiés, ou excusés, par l’importance de la fin. Si l’on n’essaie pas d’obtenir la condamnation d’un faussaire en l’accusant d’avoir la physionomie de son crime, ou de sauver la vie d’un parricide en alléguant que le sien l’a rendu orphelin, il ne s’en faut de guère. Un magistrat compte ses services par le nombre des condamnations qu’il a arrachées au jury; la réputation d’un avocat dépend du nombre de grands ou de petits coupables qu’il a ôtés des prisons pour les restituer à la circulation sociale; et nous, ne sachant plus où est la vérité, la justice et le droit, nous ne savons plus où est l’éloquence.

Dira-t-on qu’il n’en est ainsi qu’au criminel? dans les procès de cours d’assises? Et, en effet, au civil, dans les contestations qui s’élèvent entre particuliers, c’est autre chose; mais, pour d’autres raisons, c’est bien pis ! On s’étonne parfois des subtilités bizarres que nos jeunes avocats débattent dans leurs conférences, et leurs anciens répondent pour eux que, fussent-elles plus bizarres encore, les subtilités qu’ils agitent ne le seront jamais tant, que la réalité ne les surpasse encore. Ils ont raison. La réalité se joue de nos efforts pour définir dans nos formules et pour borner en quelque sorte la fécondité de ses combinaisons. Plus riche, plus complexe, plus inventive que l’imagination du dramaturge et du romancier, à plus forte raison la vie ne se laisse-t-elle pas emprisonner dans les textes du législateur. C’est pourquoi jurisprudence et casuistique sont sœurs; toutes les deux, dans leur principe et à leur origine, également légitimes, puisqu’elles sont également indispensables, mais toutes les deux également subtiles, et pleines de pièges, si l’on peut ainsi dire, qu’elles n’ont point tendus. Il faut donc que l’avocat apprenne à voir les questions sous toutes leurs faces, et combien un seul genre légal est capable d’engendrer d’espèces. C’est autant de principes ou de motifs de décision dont ils se précautionnent pour les cas à venir. Et on remarquera que s’ils ne le faisaient point, c’est la matière même ou l’étoffe qui manquerait à leur éloquence, puisque c’est de là que dépend pour eux l’invention oratoire.

Mais on conviendra que, pour ces raisons mêmes, embarrassée de tant d’entraves, cette éloquence, rappelée perpétuellement à terre, ne saurait s’élever jamais bien haut, ni s’y déployer bien librement, ni planer bien longtemps. Autre, et nouvelle, et manifeste infériorité de l’éloquence judiciaire par rapport à l’éloquence de la chaire ou à l’éloquence politique. L’éloquence politique n’est point gênée par l’autorité positive des textes, ni par la difficulté de les interpréter, ou la nécessité de les concilier. Car, c’est elle qui les fait, et elle qui les défait. Dans des lois que l’on ne saurait jamais regarder comme immuables, puisqu’elles ne sont point descendues du ciel, sa mission ou sa raison d’être est d’introduire plus de clarté, plus de justice, plus d’humanité. Et l’éloquence de la chaire, si l’on veut résumer en quelques mots son objet, que se propose-t-elle que de nous détacher de ces intérêts mêmes qui sont entre nous l’occasion, l’aliment et la fin des procès civils? Si elle a une mission sociale, c’est de nous enseigner les moyens d’entretenir la paix parmi les hommes, et, selon le terme consacré, c’est de nous élever, par un peu de u désappropriation, » au-dessus des motifs habituels de nos disputes et de nos querelles. Mais les avocats, eux, sont comme emprisonnés sous le réseau des subtilités juridiques, et pour peu qu’ils essaient d’en sortir, on voit communément qu’ils perdent les procès qu’on leur avait confiés pour les plaider sans doute, mais d’abord pour les gagner. Sur quoi, la question n’est pas de savoir si leur métier n’en vaut pas bien un autre, mais de voir, et de dire, que l’éloquence n’y est guère de mise.

Mêlée qu’elle est ainsi aux affaires de tous les jours, il en résulte enfin pour l’éloquence judiciaire une autre raison d’infériorité. Car il y a de grandes causes, mais il y en a beaucoup plus de petites, qui n’intéressent que les plaideurs, et non pas même les avocats qui les soutiennent ou les magistrats qui les jugent. Le 18 mai 1634, il y a donc de cela deux cent cinquante-quatre ans. Me Olivier Patru, devant MM. de la Grand’Chambre, prit la parole pour « la veuve et les enfans de défunt Pierre Doublet, fermier de Grenelle, et pour quatre habitans de Vaugirard, appelans, contre M. le curé de Saint-Etienne, intimé; » et je conviens qu’il ne par la point mal, encore qu’un peu pompeusement, et en y mêlant trop de citations de Josèphe ou de Diogène Laerce. Il s’agissait de savoir si le défunt, Pierre Doublet, avait eu le droit, quoique étant de la paroisse de Saint-Étienne, de se faire enterrer dans l’église de Vaugirard. Quel intérêt veut-on que nous prenions à Pierre Doublet? j’ai rappelé tout à l’heure les Plaidoyers et Discours de M. Chaix d’Est-Ange, et ils ne datent pas encore de deux cent cinquante-quatre ans. Le 2 avril 1835, devant la 6e chambre du tribunal de la Seine, Chaix d’Est-Ange plaida pour M. Ardisson, que l’on accusait calomnieusement d’avoir mis lui-même le feu dans son appartement de la rue du Temple, pour incendier son mobilier et toucher une assurance de 600,000 ou 700,000 francs. Que nous font aujourd’hui les affaires de M. Ardisson? Et parmi les causes que l’on plaidait hier, les civiles ou les criminelles, je demande combien il y en a qui soient plus intéressantes et d’un intérêt plus durable que celle de M. Ardisson ou de la veuve Doublet? Là peut-être est surtout la grande infériorité de l’éloquence judiciaire : elle ne s’exerce que sur ce qu’il y a de plus transitoire ou de plus contingent au monde, et sous peine de manquer son objet, il faut qu’elle s’enferme dans les faits de la cause. Mais les faits de la cause, toujours particuliers, sont toujours petits, et toujours ou presque toujours indifférens en soi.

Il en est autrement de ceux qui font la matière de l’éloquence politique ou de l’éloquence de la chaire. Sans doute, et tous les jours, on voit discuter dans nos parlemens, comme devant nos tribunaux ou nos cours d’assises, des intérêts aussi dont, l’année prochaine peut-être, et dans vingt-cinq ans à coup sûr, l’opinion ne se souciera guère. Il n’est besoin, pour s’en rendre assuré, que de lire le Journal officiel, ou de feuilleter négligemment la collection du Moniteur. On peut dire, toutefois, que, dans les plus ingrates ou les plus ennuyeuses de ces discussions, il y va presque toujours d’intérêts généraux, ou au moins collectifs; et cela seul, donnant à l’orateur plus de confiance dans la grandeur ou dans la portée de sa cause, donne aussi à son éloquence, — quand il en a, — plus de corps, plus de souffle et plus d’envergure. Pour l’éloquence de la chaire, on me permettra de n’y point insister. Il est trop évident qu’elle fait sa matière des intérêts les plus généraux et les plus durables de l’humanité, de ceux qui ne passent point avec les générations, ou qui survivent aux nations elles-mêmes. Un sermon de saint Jean Chrysostome ou de saint Augustin est aussi vrai, aussi actuel pour nous qu’il pouvait l’être jadis pour les habitans d’Hippone et les fidèles de Constantinople. Un sermon de Bossuet ou de Bourdaloue sur la Mort seront aussi lisibles et aussi profitables dans cent ans, dans mille ans, qu’ils le sont aujourd’hui. De telle sorte que, quand un prédicateur manque parfois d’éloquence, — Et j’en connais plus de ceux-là que des autres, — c’est lui qui manque à sa matière, non pas la matière qui lui fait défaut. Et l’orateur politique lui-même, s’il peut éprouver quelque crainte, c’est bien plutôt de n’être pas, comme l’on dit, à la hauteur de son sujet, que de l’écraser du poids de son éloquence. Car il n’y a pas de « mouvemens » hardis ou passionnés, il n’y a pas de formes de l’éloquence humaine, il n’y a ni souvenirs historiques, ni moyens d’émotions qu’on ne puisse employer dans la cause de la liberté, de la justice, ou de la patrie. Mais l’avocat ne saurait être éloquent sans sortir de son sujet, et ainsi s’exposer au juste reproche d’emphase ou de déclamation.

C’est le danger d’abord de quelques grandes causes qui se rencontrent parmi les petites. Et je n’entends pas sous ce nom de grandes causes, comme l’on pense bien, ces procès de cours d’assises, où je ne vois ordinairement de grand que l’énormité du crime et la faiblesse du jury. Mais je parle de ces causes où se trouvent parfois enveloppés des intérêts plus généraux qu’elles-mêmes. Antoine Lemaistre, jadis, en a plaidé quelques-unes, et depuis lui, Loyseau de Mauléon, par exemple, le défenseur des Calas. Telle est l’affaire de Madeleine de Poissy, religieuse carmélite, enlevée par l’apothicaire de l’Hôtel-Dieu de Beaumont, devenue sa femme, et attaquant le testament par lequel Jacques de Poissy, son père, l’avait déshéritée. Et, en effet, il y allait à la fois de deux choses très considérables, l’étendue de l’autorité paternelle et le droit de tester. Telle est encore l’affaire de Louis Marpault, fils de Jean Marpault et de Louise Chapelet, obligé par ses parens, dans sa neuvième année, de vêtir l’habit de cordelier. C’était comme l’envers de la cause précédente. Après l’étendue de l’autorité paternelle, il s’agissait d’en plaider les limites, et après l’abus de la liberté dans une fille, il était question d’en revendiquer l’usage dans un fils. Je n’ai pas besoin de rappeler autrement l’affaire des Calas, et quelles questions s’y trouvaient impliquées, si ce n’est pour dire qu’ayant inspiré d’assez « médiocres mémoires » à Voltaire, cependant ils valent encore mieux que ceux de Loyseau de Mauléon. Ne serait-ce pas que, dans ces grandes causes, les avocats se sentent comme dépaysés? Du moins est-il qu’on les y trouve toujours au-dessus du ton, comme s’ils usaient d’une langue étrangère, ou d’un vocabulaire qui ne leur serait pas habituel. Et, en effet, ils ne sont point chargés de critiquer ou de juger les lois, mais de les interpréter. Cependant toutes ces graves questions ne se discutent qu’autant que l’on s’élève au-dessus des lois positives, que l’on en cherche la réponse ailleurs que dans le Code civil ou le Digeste, et qu’aux qualités enfin d’un avocat on en joint qui ne s’acquièrent pas dans le commerce des jurisconsultes.

Qu’au surplus la déclamation soit l’écueil inévitable de l’éloquence judiciaire, on le sait; elle l’a toujours été, elle le sera toujours ; et le plus grand des avocats lui-même, — c’est Cicéron que je veux dire, — Est plein de ces « fausses beautés. » L’abus de la rhétorique, voilà le défaut des avocats, dans tous les temps et dans tous les pays, parce qu’il leur faut presque toujours surfaire, pour la plaider éloquemment, la cause qu’ils out entreprise. De là tous ces moyens qu’ils emploient tour à tour ou simultanément pour essayer de donner aux choses une importance qu’elles n’ont point; — Et le change aux plaideurs eux-mêmes sur l’intérêt de leurs contestations. Il s’agirait de délibérer sur le destin des empires qu’on n’y mettrait pas plus d’ardeur ou plus de véhémence. De là ces interpellations qu’ils échangent entre eux et ces invectives dont ils accablent la partie adverse. Si leur client doit perdre sa cause, il faut du moins que l’adversaire, en gagnant la sienne, n’en ressente pas une joie sans mélange. De là encore cette emphase habituelle, de là ces éclats de voix, cette mimique intempérante et cette gesticulation exagérée par laquelle le corps parle au corps, pour procurer à l’auditoire la sensation d’une éloquence que le lecteur essaie vainenement de retrouver. Les intérêts sont si petits que, s’il ne lâchait pas lui-même de se faire illusion, l’avocat n’oserait pas les plaider. Et ainsi, pour donner à l’éloquence judiciaire son tour déclamatoire, les exigences de la profession s’unissent aux prétentions littéraires qui sont celles de la corporation.

Après cela, je n’insisterai point sur la grande raison que les avocats font valoir lorsqu’ils se décident à laisser imprimer leurs discours ou leurs plaidoyers. — Nous ne sommes point des hommes de lettres, disent-ils, et nous ne composons pas à loisir, dans le silence du cabinet; nous vivons sur la place publique, et si l’on prétend nous juger, ce n’est point assez de nous lire, il faut nous avoir vus, il faut nous avoir entendus. — Mais d’abord, et la première critique qu’on leur fasse, n’est-ce pas que le physique de leur éloquence a passé presque tout entier dans leur œuvre imprimée? Non, assurément, ce n’est point d’animation que l’on reproche à leurs plaidoyers de manquer, mais au contraire, on en trouve l’animation factice : il s’y voit trop de points suspensifs, exclamatifs et interrogatifs! trop d’adjurations et de supplications, trop de « mouvemens » enfin, et d’un seul mot trop d’action! Et puis, si l’action était une partie si considérable de l’éloquence, comment donc se ferait-il que tant de discours politiques, et tant de sermons aussi, ne fussent pas, eux, moins beaux à lire, ni moins persuasifs, qu’à entendre? Ou encore, et sous ce rapport, tous les orateurs, avocats, prédicateurs, ou tribuns étant soumis aux mêmes conditions, comment en les lisant distinguerions-nous si bien l’orateur d’avec le rhéteur, et celui-ci d’avec le déclamateur? C’est que justement, pour être lui-même et renouveler en chacun de nous l’émotion de son ancien auditoire, le véritable orateur, Démosthène ou Bossuet, n’a pas besoin de tout cet appareil, ni du secours extérieur de l’action ou du geste. Une tragédie de Racine ou un drame de Shakspeare n’ont pas besoin non plus d’être joués pour être sentis, admirés et compris : même on a soutenu qu’ils y perdraient plutôt. Tout ce que nous pouvons donc accorder, c’est que comme il y a des pièces, des vaudevilles et des mélodrames, qui ne valent leur prix qu’aux chandelles, il est vrai qu’il y a des discours qu’il faudrait avoir entendus pour en apprécier l’éloquence. Nous pensons seulement qu’ils n’appartiennent pas à l’histoire de la littérature.

Est-ce à dire, toutefois, que l’éloquence judiciaire ne vaille pas la peine d’être étudiée, ni l’histoire d’en être écrite? Bien loin de là : et l’idée de M. Munier-Jolain était bonne ; elle l’est encore. Si, par exemple, au lieu de chercher la peinture anecdotique des mœurs du passé dans les sermons de nos grands prédicateurs, qui ne font pas de personnalités, quoi que l’on en ait dit, ni de « portraits, » parce qu’ils croiraient ainsi dégrader à un honteux usage la dignité de leur ministère, on la cherchait dans les plaidoyers de nos avocats du XVIIe et du XVIIIe siècle, on l’y trouverait, souvent piquante, plus authentique en général que dans les Mémoires ou les Correspondances, et toujours et surtout très circonstanciée. C’est ce qu’avait fort bien montré jadis, dans un gros livre sur l’Eloquence judiciaire au XVIIe siècle, M. Oscar de Vallée. C’est aussi ce que M. Munier-Jolain à son tour, dans ses Époques, eût pu faire bien mieux ressortir. Car parlez-moi d’un bon procès pour nous faire voir les gens in naturalibus, dans toute la naïve impudeur de leur égoïsme ou de leur cupidité, de leur ingratitude ou de leur lâcheté, de leur bassesse ou de leur férocité! Ni leurs confesseurs, et en ce temps-là tout le monde avait un confesseur, ni leurs médecins mêmes n’obtiennent d’eux, n’en tirent ou n’en arrachent de semblables aveux. On dit tout à son avocat, et même ce qu’on ferait beaucoup mieux de lui taire. C’est pourquoi ce serait une mine à creuser, un trésor à exploiter peut-être, que les annales de l’éloquence judiciaire, dont je ne connais pas bien la richesse ni la profondeur, mais tout de même où je m’étonne que l’on n’ait pas regardé de plus près. Dût la tentative en être infructueuse, au moins encore faudrait-il qu’on l’eût faite, puisque là où il n’y a rien, c’est nous avoir appris quelque chose que de nous avoir montré qu’effectivement il n’y a rien. Mais il y a quelque chose dans les annales de l’éloquence judiciaire; à défaut d’intérêt littéraire, elles ont un intérêt historique certain ; et ce que l’on y trouve ne se trouve que là.

A un autre point de vue, plus historique, si je puis ainsi dire, ou moins anecdotique, il serait curieux d’y étudier les variations de la morale publique, et c’est encore un peu ce que j’avais espéré de trouver dans le livre de M. Munier-Jolain. Les grands crimes sont toujours les grands crimes; et, en dépit de nos « criminologues, » on aime à croire que, longtemps encore, on les traitera comme des crimes plutôt que comme des maladies, par la prison de préférence aux bromures, et avec plus de sévérité que d’affectueuse indulgence ou de douce pitié. Mais ce qui varie d’un siècle à l’autre, ou plusieurs fois dans un même siècle, c’est le jugement que l’on fait de certaines actions notoirement immorales, et que cependant les lois mêmes, s’accommodant à l’opinion, frappent, selon les temps, avec plus de mollesse ou d’impitoyable dureté. Ce n’est pas encore chez les prédicateurs que l’on peut suivre et relever ces variations à la trace ; ils parlent de trop haut, au nom d’une morale trop pure; c’est déjà chez les moralistes, plus curieux que les prédicateurs et plus malicieux; mais c’est surtout peut-être chez les avocats, mêlés comme ils sont à la vie quotidienne, et généralement attentifs à ne s’écarter de l’opinion qu’autant qu’il le faut pour l’exciter sans la blesser. Une bonne histoire de l’éloquence judiciaire, avec plus de citations que n’en donne M. Munier-Jolain, et des analyses mieux faites, ne laisserait pas, j’imagine, d’être instructive à cet égard, peut-être même divertissante; — à moins pourtant qu’elle ne nous attristât.

Et enfin elle serait utile encore aux avocats, comme une histoire de la procédure est utile à nos praticiens pour les perfectionner dans leur art, en le rapportant à ses principes. Si nos avocats ont autre chose à faire, en effet, que de « flatter nos oreilles par des cadences harmonieuses » ou de « charmer les esprits par de vaines curiosités; » si leur tâche est assez belle encore sans cela, et assez difficile; si leur art a ses secrets, ses règles et ses lois qu’il faut connaître pour l’exercer, c’est assez pour justifier l’histoire de l’éloquence judiciaire. Je regretterai donc, avec M. Munier-Jolain, que le sujet n’ait encore tenté personne, ou du moins qu’à peine en a-t-on tracé quelques rares chapitres. Mieux que cela, et cette histoire, si je l’osais, je l’inviterais lui-même à l’écrire, à la condition seulement que ce fût d’un style plus simple, ou même plus naïf, mais surtout moins «littéraire.» Car j’ai quelque idée qu’en nous en retraçant plus fidèlement les époques, il aboutirait aux mêmes conclusions que nous-mêmes; qu’il s’apercevrait qu’à mesure qu’elle s’éloignait de la littérature, et qu’elle se souciait moins de faire revivre parmi nous les Démosthène et les Cicéron, l’éloquence judiciaire se rapprochait de son véritable objet; et qu’il conviendrait enfin qu’à vouloir égaler l’éloquence politique ou celle de la chaire, comme elle y perd absolument son temps, l’éloquence du barreau ne saurait rien gagner.

Mais, en tout cas, lui ou un autre, si jamais quelqu’un écrivait cette histoire, il ne devrait pas croire qu’en « bannissant l’éloquence judiciaire de l’univers des belles-lettres, » les représentans de la haute critique, — c’est toujours M. Munier-Jolain qui parle, — « n’aient conformé leurs plans qu’à leur seule ignorance.» Ils ont eu leurs raisons, que même ils croyaient tellement évidentes que, de peur de se faire moquer, ils ont négligé de les donner. C’était un tort; et M. Munier-Jolain le leur prouve. Je consens d’ailleurs très volontiers que ni Sainte-Beuve, ni Désiré Nisard n’eussent fait une étude bien approfondie d’Antoine Lemaistre ni d’Olivier Patru, de d’Aguesseau ni de Cochin. Mais s’il n’est pas vrai, selon le mot impertinent de Rivarol, que « quatre lignes de prose jugent et classent un homme sans retour, » il n’est pas vrai non plus que quelques bonnes pages égarées dans quinze ou vingt volumes en fassent un écrivain. L’histoire d’une littérature ne se compose que de l’histoire ou des écrits de ceux qui ont ajouté quelque chose à la somme des idées de leur temps ou aux moyens de l’art d’écrire. De quel avocat peut-on faire cet éloge? Et si l’on n’en nomme pas un, si même l’on avoue qu’en tout temps le barreau n’a témoigné « que de sa docilité aux règles changeantes de notre goût littéraire, » si l’on ajoute enfin, sans en être prié, que les « réformateurs du langage ou de la pensée ne partirent jamais du Palais; » de quoi se plaint-on? à qui en a-t-on? et à qui faut-il s’en prendre, — qu’à soi-même?


F. BRUNETIERE.