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Revue littéraire - Une Histoire du sonnet

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Revue littéraire - Une Histoire du sonnet
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 444-455).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE HISTOIRE DU SONNET

Il suffirait d’être érudit, polyglotte et doué d’un vif sentiment de la poésie : on écrirait à propos du sonnet un curieux chapitre de l’histoire des littératures comparées. On démêlerait les origines du genre, on suivrait ses transformations pendant sept siècles et ses voyages à travers toute l’Europe, on montrerait comment des sociétés différentes l’ont façonné à leur image, et quelle empreinte il a reçue des plus nobles génies, puisque ni Dante, ni Pétrarque, ni Shakspeare, ni Ronsard n’ont été d’avis que sa petitesse dût le faire dédaigner. A ne prendre que l’histoire du sonnet en France, on aurait encore la matière d’une attrayante et instructive étude. Elle offrirait ce premier avantage de s’enfermer dans des limites précises et de se diviser en périodes nettement déterminées. Le sonnet pénètre un jour en France, y fait un beau chemin, puis disparait pendant un long espace de temps pour reprendre dans la seconde moitié du siècle dernier toute sa vitalité et tout son éclat. Notez qu’il est peu de genres plus souples que ce poème à forme fixe, et que nul autre n’offre une plus grande variété d’aspects. Il a pris tous les tons : on l’a vu tour à tour amoureux, satirique, élégiaque, mondain et débraillé, grave et burlesque, profane et dévot, psychologique, philosophique, héroïque. Et, dans chacun de ces emplois, il a toujours su réaliser son objet, remplir sa définition ; quoi qu’en ait pu dire Boileau, ce n’est rien de rare qu’un sonnet sans défaut, et ce genre fertile en chefs-d’œuvre semble avoir été inventé pour peupler les anthologies. Parmi nos meilleurs poètes, il n’en est presque pas qui, au moins par occasion, n’aient voulu se prêter à sa discipline ; et quelques-uns se sont si exclusivement épris de lui qu’ils lui ont consacré tout leur talent. Tel sonnet a fait la fortune de son auteur et tel autre a fait sa gloire. Où sont ceux qui ont lu les quatre chants de la Franciade ? où ceux qui ne savent pas par cœur le sonnet à Hélène ? Il suffit de la réussite d’une fois. Soyez l’heureux auteur d’un chef-d’œuvre unique, — celui qui l’a peut-être fait exprès, mais qui n’a pas recommencé, — votre célébrité est assurée ; à peine est-ce si elle fera un peu sourire. Aussi est-il singulier que personne n’ait encore été tenté d’écrire l’histoire de ce genre privilégié : les monographies superficielles de Charles Asselineau ou d’Alfred Delvau ne servaient que de prétexte à offrir aux dilettanti un choix de sonnets. Il est fâcheux surtout que cette histoire reste tout entière à écrire après l’Histoire du Sonnet en France[1] qui a valu à M. Max Jasinski le titre de docteur en Sorbonne. Travail de patience, si l’on veut, cette sèche nomenclature n’apporte sur le sujet aucun aperçu nouveau et n’en laisse pas même entrevoir l’intérêt. Comment le sonnet a-t-il pénétré en France, d’où vient qu’il ait triomphé des genres rivaux, quelles ont été les conséquences de son succès au point de vue du développement général de notre poésie, à quoi tiennent sa progressive déchéance et sa longue éclipse, quelles circonstances ont favorisé son renouveau et peut-on de ses fortunes diverses dégager quelque loi ? Autant de questions que l’auteur a effleurées d’un air de n’en pas soupçonner l’importance.

Nos anciens théoriciens tenaient que le sonnet est français, étant provençal ; vous n’en eussiez pas fait démordre le vieux Colletet, auteur d’un traité sur la matière. Il n’est plus guère possible aujourd’hui de contester qu’il ne soit venu d’Italie ; en tout cas, lorsqu’il apparaît en France et commence d’entrer dans l’histoire de notre littérature, il a déjà trois siècles de vie italienne. Sainte-Beuve était plus près de la vérité quand il faisait honneur à Du Bellay de l’avoir apporté de Florence. Toutefois ce n’est encore là qu’une demi-vérité, et l’historien est obligé de préciser en la rectifiant l’assertion du critique-poète. Du Bellay par l’ardeur avec laquelle il a préconisé l’emploi du sonnet et surtout par la maîtrise avec laquelle il a su lui-même le traiter, s’est acquis sur le genre des droits exclusifs : il en a fait sa propriété ; mais il n’en a pas été chez nous l’introducteur. Marot et Saint-Gelais en avaient fait avant lui. Eux-mêmes ne s’y étaient essayés, semble-t-il, que parce qu’ils le trouvaient déjà en faveur dans une ville dont le mouvement intellectuel au début du XVIe siècle égale et souvent dépasse et devance celui de Paris. Lyon, qui est sur la route, était tout désigné pour que le genre arrivant d’Italie y fît sa première étape. Cette période de début, dans l’histoire du sonnet en France, n’est pas seulement une période d’essai. La Pléiade lyonnaise comprendra, peut-être avant Du Bellay, tout ce qu’on pouvait, grâce au sonnet, obtenir comme intensité de sentiment et perfection de forme. Et c’est déjà un avantage appréciable que, pour avoir essayé de retracer les origines du sonnet, nous ayons pris contact avec cette Renaissance lyonnaise qui est la première forme et l’initiatrice de la Renaissance.

Pour s’introduire définitivement en France, le sonnet va être obligé d’entrer en concurrence avec des genres déjà existans ; et puisqu’il veut en hériter, il faudra donc qu’il commence par les tuer. C’est ici un exemple de la lutte entre des genres rivaux et voisins. Car notre ancienne poésie possédait déjà des poèmes à forme fixe ; et ce qu’on lui proposait, c’était de les sacrifier au nouveau venu. « Laisse-moi, ô poète futur, toutes ces vieilles poésies françaises aux jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouen, comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries qui corrompent le goût de notre langue et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance… Sonne-moi ces beaux sonnets, non moins docte que plaisante invention italienne, conforme de nom à l’ode et différente d’elle seulement pour ce que le sonnet a certains vers réglés et limités, et l’ode peut courir par toutes manières. » L’innovation n’alla pas sans résistance, et les adversaires de Du Bellay lui rétorquaient, avec quelque apparence de raison, que si nos vieux poèmes à forme fixe présentaient l’inconvénient d’emprisonner la fantaisie et de gêner la liberté du poète, ce n’était guère la peine de les remplacer par un autre dont la contrainte n’était pas moindre et qui ne se recommandait même pas d’une tradition française. Par quelles vertus le sonnet s’est-il montré le mieux armé et le plus fort ? Quelles raisons ont assuré son succès ?

Il en est d’abord d’extérieures et de formelles. Le sonnet a une incomparable valeur d’art, et c’est le mérite des poètes de la Pléiade de s’en être avisés. S’il a des analogies de constitution avec les autres poèmes à forme fixe, il en diffère par un trait essentiel : il n’a pas le refrain ; ce refrain au charme mystérieux et enfantin, soit qu’il rappelle les balbutiemens de la chanson populaire ou soit qu’il reproduise les subtils enfantillages des rimeurs de Cour. Le sonnet est de caractère plus viril. A l’avantage de la symétrie, en laquelle réside un attrait inexplicable mais certain, il joint celui de la variété : les tercets répondent aux quatrains, mais ils en diffèrent par la coupe et par l’agencement des rimes. Et il y a dans le sonnet un élément qui lui est particulier : c’est la nature de son dernier vers. C’est ici la caractéristique du genre. Ce dernier vers n’est pas la pointe de l’épigramme, le « mot de la fin » pour lequel toute la pièce a été faite ; au contraire, toutes les fois que les treize premiers vers n’ont été mis que pour amener le quatorzième, le sonnet perd sa valeur plastique. Mais le sens du sonnet se ramasse dans ce dernier vers, qui en augmente la force et en prolonge l’harmonie. C’est pourquoi il n’est si grand sujet qui ne puisse tenir dans ce cadre limité mais non pas étroit. Encore est-il possible, en reliant par le sens une série de sonnets, d’en faire une sorte d’ouvrage qui se compose et se continue. Le poète est d’ailleurs obligé, par l’effet de la concision, de faire subir à la pensée un travail de condensation, à la forme un travail d’achèvement : chevilles, termes impropres, vers faibles sont ici plus intolérables que partout ailleurs. Il s’y soumet d’autant plus volontiers qu’il y faut un effort intense plutôt que prolongé et vigoureux plutôt que persévérant. Telle est la beauté propre du sonnet. Sûrement notre littérature, en l’empruntant à l’étranger, réalisait un gain ; et on comprend sans peine que son éclat ait promptement éclipsé les grâces gothiques de nos genres nationaux.

Il est ensuite à ce succès des raisons intérieures et morales. Ce n’est pas tout que le mérite de la forme, même en poésie, et l’idée a, elle aussi, sa vertu. Pour apprécier la vitalité d’un genre, encore faut-il regarder à son contenu. Si les poètes de la Pléiade se montrent si impitoyables à nos vieux genres, c’est en partie parce qu’ils ne leur pardonnent pas d’avoir servi à exprimer tant de fadaises et de niaiseries Ils pouvaient convenir aux poètes courtisans et ignorans qui prenaient dans les menus faits de la vie quotidienne la matière d’une poésie à ras de terre. Comment suffiraient-ils au poète nouveau dont ils conçoivent avec tant de sérieux et célèbrent avec un respect si religieux le labeur patient et la studieuse ardeur ? Or le sonnet avait trouvé sa place dans la Vita nuova de Dante et dans le Canzoniere de Pétrarque. Il arrivait tout chargé de la pensée, tout imprégné de la sensibilité de ces grands hommes. Il en avait reçu une autorité et une force qui lui assuraient une supériorité incontestable. Rondeaux ni virelais ne devaient point tenir contre le rival glorieux qui arrivait chez nous accompagné d’un cortège de sentimens tout brillans de l’éclat de leur délicatesse et de leur pureté.

A ce point de vue encore, l’introduction du sonnet témoignait d’un progrès notable. Grâce à lui, une conception nouvelle de l’amour allait pénétrer notre poésie. L’amour tel que le célébraient les poètes de l’école de Marot, c’était l’amour à la gauloise, dont le vrai nom est le plaisir. C’est maintenant l’amour courtois qui nous revient idéalisé encore par le rêve de deux grands poètes. Il s’adresse comme un culte à la femme et révère en elle des perfections qui l’élèvent en quelque sorte au-dessus de l’humaine condition. Il n’est plus de sa nature inconstant et changeant ; mais il se fait au contraire une loi de la fidélité. Il n’est pas badin, railleur et jovial ; mais vivant dans l’inquiétude, dans la crainte de déplaire à l’aimée et de la perdre, il trouve à la mélancolie elle-même une irrésistible séduction. Tout à la fois il subit avec angoisse l’obsession de l’idée toujours présente de la mort, et il s’exalte à se savoir plus fort que celle-ci. C’est l’amour épuré de tout ce qu’il y a de grossier dans le désir des sens, démesurément agrandi par la pensée de l’infini et de l’éternel. Dès son premier recueil, Du Bellay a su en donner dans son fameux sonnet de l’idée une expression adéquate. Et puisque ce sonnet est une traduction de l’italien, c’est donc bien la preuve que nous devons à l’Italie ce courant de sensibilité, qui venu du platonisme de Dante et du pétrarchisme, pénètre désormais notre poésie pour aboutir quelque jour à l’idéalisme lamartinien.

Est-il d’ailleurs une preuve plus significative de la part prépondérante qu’a eue dans notre Renaissance l’influence de Titane ? Certes, c’est du nom des anciens que les jeunes poètes se recommandent. Mais, on l’a souvent remarqué, les anciens étaient depuis longtemps connus, admirés, commentés chez nous ; les œuvres antiques ne nous devinrent d’utiles modèles que du jour où elles nous apparurent transfigurées par la conception artistique venue de l’Italie. Et ce sont les genres de l’antiquité que les novateurs se proposent de restaurer : c’est l’ode pindarique, le long poème imité d’Homère, l’églogue imitée de Théocrite, la satire à la manière d’Horace, la tragédie dans le goût de Sophocle. Mais c’est dans cette partie de leur programme qu’ils furent inégaux à leurs ambitions. Ils ne s’étaient pas avisés que les genres créés par l’âme antique en accord avec ses besoins, pourraient se trouver moins bien adaptés à l’esthétique moderne. Cette idée ne leur était pas venue qu’un espace de plus de-seize siècles eût pu creuser un abîme dans le monde de l’art. Aussi faudra-t-il faire subir à ces genres tout un travail de mise au point qui voudra du temps et que les impatiens révolutionnaires ne sauront pas accomplir eux-mêmes. Au contraire la forme du sonnet était toute prête, et pouvait, sans difficulté, passer d’une littérature moderne à une autre littérature moderne. C’est pourquoi les poètes de la Pléiade, si souvent maladroits dans l’ode, dans l’épopée, dans la tragédie ou dans l’idylle, ont été presque du premier coup des maîtres sonnettistes dont on n’a pas dépassé la virtuosité.

Ce n’était pas assez d’introduire le sonnet en France, il fallait l’y acclimater. Un genre ne peut vivre dans un pays à titre étranger. Il faut qu’Use dépouille de ce qui rappelle trop expressément son origine exotique, qu’il prenne l’air de sa patrie nouvelle, qu’il se naturalise. Ce fut l’œuvre de Du Bellay dans les Regrets et dans les Antiquités de Rome. L’auteur de l’Olive était resté très italien ; on devinait que s’il se haussait à des sentimens nouveaux pour lui, il s’y guindait aussi ; il n’était pas tout à fait à l’aise dans cette sensibilité d’emprunt. De là vient sans doute dans ce recueil, comme aussi bien dans ceux de Ronsard, l’indéniable impression de monotonie et de convenu. Ici au contraire, Du Bellay s’est dégagé de tout ce qui n’est pas l’exacte traduction de sa sensibilité personnelle, et c’est désormais le caractère de son œuvre. Il ne sait que son âme et la met tout entière dans ses vers :


Je me plains à mes vers si j’ay quelque regret,
Je me ris avec eux, je leur dy mon secret
Comme estans de mon cœur les plus sûrs secrétaires
Aussi ne veulx pas tant les pigner et friser
Et de plus braves noms ne les veulx déguiser
Que de papiers journaux ou bien de commentaires.


Il se peut que, comme vient de le montrer M. Vianey dans une curieuse étude, Du Bellay ne se soit jamais interdit toute réminiscence de ses lectures italiennes ; le sonnet s’est entièrement francisé. Et il a acquis, avec la sincérité de l’accent, la souplesse, la variété et l’ampleur. Il est élégiaque, chaque fois que le poète soupire son ennui, et du milieu des splendeurs de la Ville Éternelle jette un regard nostalgique vers son « Loyre gaulois » et son « petit Lire. » Il est satirique lorsque le poète, pour se venger des besognes maussades où on le ravale et des humiliations que lui apporte le voisinage des grands, esquisse un tableau de mœurs, dessine une silhouette risible ou pitoyable. Il est historique, lorsque le poète, en présence des vestiges d’une civilisation détruite, conçoit déjà le sentiment tout moderne de la poésie des ruines. Il ne lui manque plus guère aucun des moyens d’expression dont il peut utilement se servir ; il est un raccourci de la poésie tout entière.

Mais c’est la loi de tous les êtres qu’arrivés à leur plein développement, ils doivent s’altérer et dépérir. Les espèces littéraires n’y échappent pas. La décadence a commencé pour le sonnet dès le temps de Desportes. Il a perdu avec celui-ci tout ce que la Pléiade lui avait conservé de gravité ; redevenu tout italien, il n’a pris au sonnet italien que ses défauts, l’afféterie, la manière, le goût des concetti. Dès lors nous allons assister à sa progressive décomposition, et voir par son exemple « comment les genres meurent. » C’est d’abord que les autres genres s’organisent ; ceux qui, au jour de la brillante entrée en scène du sonnet tout armé, se débattaient encore dans l’incertitude et les tâtonnemens, ont pris conscience d’eux-mêmes. Ils s’approprient et donc ils enlèvent au sonnet ce qui faisait le meilleur de sa substance. L’ode à la façon de Malherbe l’écrase de son voisinage, et le réduit décidément à n’être qu’un genre inférieur. La satire à la manière de Régnier lui retire les tableaux de mœurs. L’élégie prend pour elle l’expression de la tristesse, et le théâtre revendique l’analyse des passions de l’amour. Sans doute, on continue de faire des sonnets amoureux, élégiaques, satiriques, héroïques, parce que l’habitude est prise ; mais le courant n’est pas de ce côté. Aussi, pour se renouveler le sonnet est-il obligé de se prêter aux pires caprices de la mode. Il était précieux avant le règne de la préciosité : il devient le divertissement des ruelles. Les beaux esprits de province avaient naguère fait assaut d’ingéniosité pour célébrer la puce de Mlle Desroches ; les salons de Paris vont se diviser au sujet des deux sonnets de Job et d’Uranie. La préciosité sous une autre de ses formes s’appelle le burlesque. Le sonnet descriptif de Saint-Amant s’amuse aux peintures triviales et truculentes. Le sonnet burlesque de Scarron est une perversion et une parodie du genre. Douze vers sérieux n’ont pour objet que d’amener une conclusion saugrenue et triviale qui éclate soudain et par le contraste produit un effet de bouffonnerie. Mauvais plaisant et pince-sans-rire, le poète passe en revue pyramides, palais, Colisées « superbes monumens de l’orgueil des humains, » et, après avoir constaté qu’ils sont tous insultés et ruinés par le temps, il conclut :


Dois-je trouver mauvais qu’un méchant pourpoint noir
Qui m’a duré deux ans soit percé par le coude ?

Enfin une dernière variété surgissait appelée à un succès assez durable : le sonnet en bouts-rimés. Ce sera le suprême avatar du genre, et c’est sous cette forme que le sonnet déjà défunt se survivra à lui-même : c’est à coups de sonnets en bouts-rimés qu’on se querellera autour de la Phèdre de Racine. Italianisme, préciosité, description triviale, pantalonnade, pointes, on le voit, le sonnet a recueilli successivement toutes les modes littéraires les plus fâcheuses contre lesquelles va se faire au milieu du siècle une réaction puissante et décisive. La littérature de 1660 dédaigne le sonnet. Les vers de Boileau dans l’Art poétique équivalent à une signification de congé. Dans un système où la rime est une esclave et ne doit qu’obéir, où le vers régulièrement coupé à l’hémistiche a perdu en souplesse ce qu’il gagnait en vigueur, il est clair que le sonnet n’a plus sa place. Boileau ne voit guère dans ses règles si précises qu’une gageure, ou une torture. L’hommage qu’il lui rend est si outré qu’on a peine à le prendre au pied de la lettre : car le moyen d’admettre qu’un sonnet même excellent vaille un long poème ? Au surplus il s’empresse de retirer l’éloge qu’il vient de décerner au sonnet sans défaut :


Un si rare phénix est encore à trouver.


Le plus sage est de ne pas s’essouffler à la poursuite d’une perfection qu’on n’atteindra pas ; car la réciproque est vraie, et un sonnet qui n’est pas sans défaut ne saurait manquer de tomber au-dessous du rien. Relégué au rôle d’amuseur mondain, le sonnet trouve autour de lui, même pour cet emploi, des concurrences redoutables. Mascarille a composé « deux cents chansons, autant de sonnets, quatre cents épigrammes et plus de mille madrigaux, sans compter les énigmes et les portraits. » C’est l’épigramme et c’est le madrigal maintenant qui ont la faveur : juste retour des choses d’ici-bas ! Au sonnet comme à la ballade on trouve un air suranné et vieillot. Molière a fait rire aux dépens du sonnet d’Oronte, qui est charmant, si celui de Trissotin est inepte. Et on ne guérit pas facilement des blessures que fait le rire de Molière. Les médecins en savent quelque chose. Je ne jurerais pas qu’il n’ait causé presque autant de tort aux sonnettistes. Aujourd’hui encore, dans certaines préventions que de bons esprits ont gardées contre le sonnet, je ne sais si on ne démêlerait pas quelque obscur ressouvenir du comique que soulève dans le théâtre du grand railleur la chute amoureuse des sonnets d’antan.

Le fait est que pendant plus de cent cinquante années, le sonnet disparaît de notre littérature. Il est vrai que le XVIIIe siècle n’aimait guère la poésie ; les salons eux-mêmes ne savaient pas s’en faire un amusement : ils n’avaient de goût qu’à la philosophie et à la gaillardise. De plus, la langue s’était faite incolore ; on avait perdu le sens du rythme, comme celui du mot propre. Mais surtout il faut dire que le XVIIIe siècle, s’il ne donne qu’une pâle copie de notre littérature classique, reste tout de même fidèle à ses principes : c’est de lui qu’il a hérité le dédain pour le sonnet. Remarque bien significative : dans le recueil des poésies de Chénier, on trouve des élégies, des idylles, des épigrammes : on ne trouve pas de sonnets. Il semblerait que le romantisme dût s’empresser de faire réparation au genre qui avait le mérite d’avoir déplu aux classiques. Le Cénacle ne savait pas au juste quelles étaient ses propres tendances ; il n’est jamais arrivé à formuler sa conception poétique ; mais ce qu’il savait, à n’en pas douter, c’est qu’il voulait en toutes choses prendre le contre-pied du programme classique. Il raffolait de l’Italie et de l’Angleterre ; il aimait le pittoresque et l’élégiaque ; d’ailleurs il réparait la langue, rendait aux mots leur couleur et leur sonorité, réinventait la rime et le rythme, se plaisait aux exercices de virtuosité. Toutefois aucun des grands romantiques n’a songé à réhabiliter le sonnet. Lamartine est du petit nombre des poètes qui n’ont jamais écrit un sonnet. Vigny en a composé trois ou quatre, d’ailleurs assez insignifians. Victor Hugo en a composé quelques-uns de plus que celui dont M. Jasinski fait mention : d’abord le sonnet à Judith Gautier cité notamment dans le Livre des Sonnets de Lemerre, puis le « roman en trois sonnets » de Toute la Lyre : Mais il est bien exact qu’il ne goûtait pas le sonnet et qu’il en a parlé avec irrévérence :


Dans le parc froid et superbe
Rien de vivant ne venait ;
On comptait les brins d’une herbe
Comme les mots d’un sonnet.


Au surplus, on s’explique sans trop de peine que les premiers maîtres du romantisme n’aient pas été attirés vers le sonnet. D’abord, dans les recueils qui vont jusqu’à 1830, ils sont encore prisonniers de la technique de l’âge précédent. Lamartine a toujours dédaigné le travail de la lime, qu’il trouvait indigne de son génie. Vigny est tout à fait dépourvu de virtuosité. Hugo affectionne les développemens par grandes masses. Et pour eux tous, le poète est un inspiré, un porteur de lyre, un voyant ; ce n’est pas l’artiste patient et appliqué qui ciselle les mots et compte les vers.

Mais, à côté des grands inspirés, et cherchant à se ménager, dans leur ombre, une place qui fût à lui, il se trouvait dans l’école un poète plus laborieux que spontané, et doué de plus de subtilité pour l’analyse que de puissance pour la création. C’était un lettré, presque un érudit ; et cela seul suffisait à le distinguer de ses compagnons, fiers de leur ignorance superbe. Il venait de découvrir la Pléiade et par une erreur ou une complaisance ingénieuse, il allait y rattacher le Cénacle. Or dans le trésor de la poésie du XVIe siècle, il avait trouvé le sonnet. Il le recommandait à ses amis.


Ne ris point des sonnets, ô critique moqueur !
Par amour autrefois en fit le grand Shakspeare :
C’est sur ce luth heureux que Pétrarque soupire
Et que le Tasse aux fers soulage un peu son cœur.
Camoens de son exil abrège la longueur,
Car il chante en sonnets l’amour et son empire.
Dante aime cette fleur de myrte et la respire
Et la mêle au cyprès qui ceint son front vainqueur.
Spencer s’en revenant de l’île des féeries,
Exhale en longs sonnets ses tristesses chéries,
Milton chantant les siens ranimait son regard,
Moi, je veux rajeunir le doux sonnet en France
Du Bellay le premier l’apporta de Florence
Et l’on en sait plus d’un de notre vieux Ronsard.


Lui-même donnait l’exemple. Par malheur, l’exécution restait inférieure. C’était peu de chose que la note grêle de Joseph Delorme et des Consolations dans le grand concert du lyrisme romantique. Aussi le sonnet ne va-t-il reprendre faveur que peu à peu et lentement. En 1857, sur les cent pièces des Fleurs du Mal, on compte quarante-quatre sonnets : Baudelaire réalisait, avec des ressources d’art singulièrement plus riches, le rêve de poésie intime et morbide qui avait été celui de Sainte-Beuve. Et il se trouvait amené par-là à se servir de la même forme. En 1862, Leconte de Lisle, conquis au sonnet dans les Poèmes barbares, clame dans son admirable sonnet des Montreurs sa protestation contre la poésie personnelle. Une ère nouvelle commence dans l’histoire du sonnet. Le Parnasse contemporain de 1866 contient une série de sonnets signés des noms de tous ceux qui vont composer l’école nouvelle, de Dierx à Coppée, de Cazalis à Verlaine et de Valade à Albert Mérat. Désormais le sonnet va être l’instrument le plus sûr dont se servira l’école parnassienne pour accomplir sa réforme.

Composé de poètes artistes, d’écrivains réfléchis et scrupuleux, l’école parnassienne se proposait d’abord la recherche de la forme parfaite, du terme exact, de la rime riche. Mais en outre elle voulait, au lieu de revenir sans cesse aux thèmes personnels, subordonner la poésie à l’objet, la rapprocher de la nature et de l’histoire, là soumettre au contrôle de la philosophie et de la science. Il est impossible de ne pas voir quel merveilleux secours la forme du sonnet devait lui apporter pour réaliser un tel programme. Car la vielle distinction de la forme et du fond n’est pas vaine. Pour enfermer dans quatorze vers, idée ou émotion, il faut l’avoir condensée et précisée. Pour y faire tenir un tableau, il faut en avoir choisi chaque détail parmi les plus expressifs. C’est ce qu’il est aisé de vérifier, en prenant texte des modernes chefs-d’œuvre du sonnet, tel que nous le devons à MM. Coppée, Sully Prudhomme, de Hérédia. Dans les sonnets du Reliquaire s’exprime une fine sensibilité attestant le travail d’une âme repliée sur elle-même. Le sonnet a servi ici d’un merveilleux instrument d’analyse. La vague mélancolie lamartinienne devient avec Sully Prudhomme une tristesse plus précise qui se traduit dans un langage serré et subtil. C’est en sonnets qu’est écrit ce drame de conscience intitulé les Epreuves. Et dans la Justice, le sonnet sert au chercheur pour poser les termes du problème philosophique et condenser les objections. On sait assez que dans la Légende des siècles, Victor Hugo a refait l’histoire de l’humanité suivant le caprice souverain de son génie, et qu’il s’est magnifiquement arrogé le droit d’encadrer sa personnalité dans des décors empruntés à toutes les époques et d’ailleurs fantaisistes. Qu’on lise ensuite les Trophées ; on ne sait si chacun des sonnets qui les composent vaut davantage par la sûreté de l’érudition ou par l’intensité du rendu. Dans tous ces cas, c’est au sonnet que la poésie parnassienne a dû la plus complète expression d’elle-même ; et c’est pareillement grâce à la poésie parnassienne que le sonnet a retrouvé avec un caractère un peu différent, un lustre égal à celui qu’il avait eu jadis.

Depuis lors, Verlaine a pu écrire les fameux sonnets de Sagesse, et M. de Régnier en composer qui sont d’une exécution achevée ; l’un et l’autre ils ont subi la discipline parnassienne et ne se rattachent que par des liens assez lâches à l’école symboliste. Avec celle-ci, qui proscrit les poèmes à forme fixe, nous assistons de nouveau à la désorganisation du sonnet. Mais peut-être en avons-nous assez dit pour qu’on aperçoive maintenant la courbe qu’a suivie l’histoire du sonnet dans notre littérature. Il est introduit chez nous par des écrivains d’un lyrisme timide, médiocrement doués du sens artiste ; aussi les Marot et les Saint-Gelais ne comprennent-ils pas bien tout le parti qu’on en peut tirer, et il languit entre leurs mains. Le mouvement de la Pléiade est une magnifique éclosion de lyrisme ; porté à sa perfection par les meilleurs poètes de l’école, le sonnet devient un rival des plus grands genres. Toutefois, la poussée de lyrisme diminuant, la fortune du sonnet baisse pareillement ; elle succombe de façon définitive sous le triomphe de la littérature classique et impersonnelle. La renaissance du lyrisme au XIXe siècle amènera une renaissance du sonnet. Et un premier caractère de la définition du sonnet est donc son lyrisme. — Cependant il ne suffit pas du triomphe de la poésie lyrique pour rendre au sonnet la vitalité. Les romantiques, à l’époque de leurs plus effrénées effusions de lyrisme, ne se soucient pas d’utiliser le sonnet. Il faut en outre un temps où les poètes aient à un haut degré le sentiment de la forme. De là un second élément de la définition du sonnet, et qui réside dans son caractère artiste. — La Pléiade et le Parnasse sont dans l’histoire de notre poésie les deux époques d’élection du sonnet ; et ce sont aussi bien deux écoles de poètes à la fois lyriques et artistes. On voit par-là quels sont les deux élémens qui constituent le genre dans son essence. Le sonnet, c’est le lyrisme dans la doctrine de l’art pour l’art.


RENE DOUMIC.

  1. Histoire du Sonnet en France, par Max Jasinski, 1 vol. in-8, Douai, Brugère et Dalsheimer. — Le Sonnet en Italie et en France au XVIe siècle. Essai de bibliographie comparée par Hugues Vaganay, 1 vol. in-8, Lyon (Bibliothèque des Facultés catholiques). Cf. Chamard, Joachim du Bellay. — J. Vianey, La Part de l’imitation dans les Regrets (Annales de la Faculté de Bordeaux).