Rollin et le Traité des études

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Rollin et le Traité des études
Revue pédagogique, premier semestre 18829 (p. 602-623).

ROLLIN
ET
LE TRAITÉ DES ÉTUDES


Deux caractères sont si profondément empreints à chaque page du Traité des Études, que, de prime abord, l’œuvre de Rollin ne paraît pas avoir sa place marquée dans la bibliothèque pédagogique des instituteurs primaires, soit comme peu utile par son défaut d’appropriation, soit comme contraire au nouvel esprit de nos programmes scolaires.

Le premier de ces caractères, le plus saillant, c’est la passion exclusive de l’antiquité classique ;

Le second, la préoccupation constante du dogme catholique et des pratiques de dévotion.

Bien que la longue existence de Rollin se soit passée à Paris, moitié dans le xviie siècle, moitié dans le xviiie, on peut dire qu’il a, en réalité, vécu à Athènes et à Rome. À part les questions religieuses de son temps, où il a pris quelquefois une très fière attitude, il s’est confiné dans l’étude des littératures anciennes et des siècles passés. Profondément versé dans la connaissance des auteurs grecs et latins « nourri de leur moelle », plein d’admiration pour la langue, le goût, l’éloquence, les institutions des anciens, il a consacré toute sa vie à les faire connaître et à les faire aimer. C’est un éminent professeur de belles-lettres. Par modestie autant que par enthousiasme, il n’avance rien de lui-même, et se couvre de l’autorité de Cicéron, de Quintilien, de Sénèque. Son bonheur est de les citer, le les traduire, de les commenter. C’est presque toute a théorie de l’art d’écrire :

« Un auteur, semblable en cela aux abeilles, qui composent leur miel du suc qu’elles ont su adroitement cueillir sur diverses fleurs, doit tourner en sa propre substance les pensées et les beautés qu’il trouve dans les anciens ; il doit, par l’usage qu’il en fait et par le pour qu’il leur donne, se les rendre si propres qu’elles deviennent son bien, et qu’encore qu’on découvre d’où elles sont tirées, elles paraissent avoir comme changé le nature en passant par ses mains. » (Discours préliminaire.)

Il parle leur langue plus facilement que celle de son propre pays, et ce n’est que dans la pensée de se mettre plus à la portée des jeunes lecteurs qu’il a renoncé à écrire en latin le Traité des Études, à la date de 1726 : « J’aurais pu mieux réussir, dit-il, en écrivant dans une langue à l’étude de laquelle j’ai employé une partie de ma vie, et dont j’ai beaucoup lus d’usage que de la langue française. Je ne rougis joint de faire cet aveu afin qu’on soit plus disposé à ne pardonner bien des fautes qui me seront échappées dans un genre d’écrire qui est presque nouveau pour moi. » (Discours préliminaire.) Il avait alors soixante ans. D’Aguesseau, le remerciant de l’envoi de son livre, lui faisait ce compliment, assez étrange en somme, car il adresse à l’ancien recteur de l’Université de Paris : « Vous parlez le français comme si c’était votre langue naturelle. » (Lettre du 6 mai 1726.) Quelques années après, lui parlant de ses travaux historiques, il lui écrivait : « Après avoir voyagé longtemps dans l’Afrique, l’Asie et une partie de l’Europe, il faut que vous reveniez à présent dans votre patrie, je veux dire la République romaine. » (Lettre du 2 février 1735.)

Quant à la France, il n’a pas eu le temps de s’occuper de son histoire. Il avoue cependant que c’est quelque peu ridicule de rester étranger à son pays, « qu’il est honteux à tout bon Français d’ignorer » (I, p. 100). Mais il ne croit pas possible de trouver place pour cet enseignement dans le cours des classes, et il s’estimerait heureux si, par quelques anecdotes racontées à l’occasion, on pouvait inspirer aux jeunes gens le goût et le désir de connaître l’histoire de France, quand ils auront quelque loisir ! De même pour la poésie française, — c’est à dessein qu’il n’en donne pas les règles, — l’étude des auteurs grecs et latins réclame tout le temps des classes. « Il viendra un temps où ils pourront étudier les poètes français ; car il ne serait pas raisonnable que, peu curieux de faire connaissance avec les écrivains de leur pays, ils demeurassent toujours étrangers dans leur propre patrie. » (Liv. III.)

Ainsi, le Traité des Études est composé pour l’enseignement secondaire classique, en vue des maîtres chargés d’enseigner la langue grecque, la langue latine, l’histoire ancienne et l’histoire romaine, la rhétorique et la philosophie, en vue des jeunes gens de la bourgeoisie et de la noblesse qui se préparent à remplir dignement les emplois publics de l’administration, de la magistrature, du barreau, de l’armée, de l’enseignement, etc. « Les autres arts, les autres professions, écrit en toutes lettres Rollin, peuvent être négligés jusqu’à un certain point, sans que l’État en reçoive un si notable préjudice. » (Disc. préliminaire). Évidemment l’importance capitale de l’éducation de la masse de la nation n’avait pas encore frappé l’esprit des penseurs. En 1762, Lachalotais et Rousseau le disent sans détour : « Le bien de la société demande que les connaissances du peuple ne s’étendent pas plus loin que ses occupations. Tout homme qui voit au delà de son triste métier, ne s’en acquittera jamais avec courage et patience. » (Essai d’éducation nationale.) — « Le pauvre n’a pas besoin d’éducation ; celle de son état est forcée ; il n’en saurait avoir d’autre. » (Émile, liv. I.)

Ce n’est donc qu’indirectement que nos instituteurs et nos élèves peuvent profiter des conseils expérimentés et du zèle ardent de Rollin. Il n’a certainement écrit ni pour les uns ni pour les autres. Une note de Rollin nous avertit qu’il avait d’abord intitulé son ouvrage Traité des Études classiques, parce que ce titre convenait mieux à son dessein, mais qu’il a cédé au conseil de ses amis et retranché le mot classiques.

D’un autre côté, le principe de la liberté de conscience, définitivement entré dans les mœurs et dans les lois, la ferme volonté de la société civile de détruire jusqu’au dernier vestige la domination théocratique du moyen âge, ont profondément modifié l’esprit de nos écoles publiques. La loi sur l’obligation et sur la laïcité de l’enseignement primaire, votée par la Chambre des députés et par le Sénat, et promulguée le 28 mars dernier, leur enlève tout caractère confessionnel. L’instituteur n’est plus chargé que de donner, avec l’instruction élémentaire, cette éducation morale et civique qui est une dette de la société à chaque citoyen, L’école publique ne doit pas connaître, plus que l’État, toutes ces distinctions de sectes religieuses qui nous séparent. « C’est une chose fâcheuse, disait M. Paul Bert à la Chambre, que de diviser les enfants dès leur plus bas âge, sur les bancs mêmes de l’école, et de leur apprendre d’abord, non pas qu’ils sont Français, mais catholiques, protestants ou juifs… Cette séparation des enfants est une mauvaise préparation à l’union, à la concorde et à la fraternité qui doivent exister entre les enfants de la mère patrie. » (4 déc. 1880.) L’antique conception de l’école comme servante de l’Église n’est plus acceptée par les pouvoirs publics. C’est aux parents, qui en ont la responsabilité naturelle, à décider s’ils enverront leurs enfants à l’église, au prêche, à la synagogue, à la mosquée, etc. Quant à l’instituteur, il n’a plus à enseigner l’histoire sainte, il n’est plus même chargé de la récitation littérale du catéchisme. Ce n’est pas l’école sans Dieu, comme s’écrient avec indignation les défenseurs du passé ; non, c’est simplement, et la différence est notable, l’école sans prêtre.

Or, ces idées toutes contemporaines sont absolument étrangères à Rollin, qu’elles auraient, je crois, singulièrement troublé. Catholique sincère, soumis d’esprit et de cœur à l’autorité de l’Église, bien qu’un peu suspect de jansénisme, Rollin était à moitié ecclésiastique. À la fin de son cours d’humanités et de philosophie, il consacra trois années à l’étude de la théologie. Simple clerc tonsuré, il portait cependant la soutane du prêtre et récitait son bréviaire. Une relation de 1695 nous le montre acolyte à la messe et à la procession du Saint-Sacrement à Port-Royal des Champs. Vers la fin de Sa vie, il obtint d’assister aux offices en surplis dans le chœur de Saint-Etienne du Mont, et même d’y faire des conférences religieuses.

Le point le plus grave à noter, c’est que Rollin, partageant les fatales erreurs de son temps sur l’intolérance, a célébré dans deux discours solennels, prononcés en 1688 et en 1695, la révocation de l’Édit de Nantes comme le titre suprême de Louis XIV à la gloire.

« La postérité seule, dit-il, pourra dignement, célébrer l’anéantissement de l’hérésie ; nous sommes encore trop près de ce grand spectacle, pour que sa beauté paraisse en pleine lumière ! C’est une pensée suscitée au grand roi par la Providence, » ajoute-t-il en 1701, dans un discours prononcé pour féliciter Philippe V de son avènement au trône d’Espagne.

Ces détails intimes de la biographie servent à mieux saisir le caractère non seulement religieux, mais théologique, du Traité des Études. Un passage saillant entre tous fera comprendre combien de pages nous avons dû laisser de côté pour rester sur le terrain de la pédagogie pure :

« Qu’est-ce qu’un maître chrétien chargé de l’éducation des jeunes gens ? C’est un homme entre les mains de qui Jésus-Christ a remis un certain nombre d’enfants qu’il a rachetés de son sang, et pour lesquels il a donné sa vie ; en qui il habite comme dans sa maison et dans son temple ; qu’il regarde comme ses membres, comme ses frères, comme ses cohéritiers ; dont il veut faire autant de rois et de prêtres qui régneront et serviront Dieu avec lui et par lui pendant toute l’éternité. » (Liv. VIII, 1re part., art. 13.)

Il résulte de ce double caractère littéraire et religieux que les neuf dixièmes du Traité des Études n’intéressent pas nos instituteurs ou sont même absolument hors de leur portée. Des 1,326 pages que comprennent les trois volumes de l’édition de Letronne, après une revision scrupuleuse et avec le plus vif désir de mettre le plus possible notre personnel enseignant à l’école d’un si excellent maître, 140 ou 150 seulement ont pu prendre place dans notre recueil.

Nos extraits suivent le plan de Rollin ; nous ne nous permettons que de légères transpositions pour de courts fragments recueillis çà et là et qui, groupés par ordre de matières, présentent plus de suite et d’utilité. Plusieurs points marquent toujours les coupures, et l’indication du volume et de la page permet de remonter à la source et de vérifier notre travail. Nous prenons notre bien partout où nous le trouvons et tirons profit de tout ce qui peut nous servir. Quelque diverses que soient les matières d’enseignement, il y a nécessairement un fonds commun de méthodes, dont l’école primaire a besoin tout comme le lycée et le collège. Mais, pour ne pas dénaturer l’œuvre de Rollin et le transformer en pédagogue du xixe siècle, occupé des enfants du peuple, de la masse de la nation, nous avons soin de prévenir en note que tel bon conseil, que le retranchement de deux ou trois mots nous permet de généraliser utilement, était donné à propos de la langue grecque ; que tel passage où nous trouvons en germe l’idée de notre organisation pédagogique, ne concernait que les catéchistes ; que les directions pour l’étude de l’histoire ne s’appliquaient qu’aux faits de la Grèce et de Rome, etc. Quant à l’éducation, à la discipline, sauf quelques pages qui ne regardent plus l’instituteur, nous n’avons eu qu’à copier tout au long. C’est, sans contredit, la meilleure et la plus vivante partie du Traité des Etudes.

Le lecteur nous saura gré de faciliter son travail en lui exposant parallèlement la suite des idées de Rollin et des extraits de notre recueil.

Le Discours préliminaire, Réflexions générales sur les avantages de la bonne éducation, allégé de ce qui regarde la religion et borné à ce qui est du domaine de l’école primaire, établit les deux objets principaux de l’instruction : former l’esprit, former les mœurs.

Le livre Ier est consacré à un double sujet, que Rollin déclare « étranger à son premier plan, qui est comme un hors-d’œuvre et qu’il ne doit traiter qu’essentiellement » : Des exercices qui conviennent aux enfants dans âge le plus tendre ; De l’éducation des filles. Dans le Ier chapitre, il recommande de profiter des premières années sans cependant imposer un travail sérieux et rebutant, d’apprendre à lire aux enfants dans un livre français, surtout s’il s’agit des écoles des pauvres et de celles de la campagne (c’est l’un des deux passages où il pense réellement à l’école primaire), de les exercer à écrire des mots pourvus de sens, des maximes utiles à la conduite, de se mettre à leur portée dans les récits et les explications, de frapper leur imagination et de fixer leur mémoire par des images, de leur faire réciter quelques fables de La Fontaine bien comprises, de voyager avec eux sur la carte, de les initier enfin aux éléments très simples de la grammaire française.

Pour l’éducation des filles, comme Fénelon, son guide, il s’occupe beaucoup plus des personnes de condition, qui ont une gouvernante ou des maîtres particuliers, à qui leur état laisse le temps et fournit les moyens de s’occuper à des lectures, qui sont destinées à la vie du monde, que du « commun des filles », bien qu’il ne manque pas de rappeler « l’étroite et l’indispensable obligation où sont les seigneurs des villages d’y établir des écoles de filles », parce que « à la campagne encore plus qu’à la ville, l’éducation des enfants roule principalement sur les mères ». La poésie lui est suspecte. Les deux tragédies sacrées, Esther et Athalie, sont seules exceptées. Des motets, les chœurs de Racine, quelques cantiques, ne suffiraient-ils pas pour l’étude de la musique, « qui dissipe extraordinairement, et inspire du dégoût et de l’aversion pour toutes les autres occupations, infiniment plus importantes » ? Il inscrit dans leur programme d’études l’histoire de France, « qui doit les intéresser davantage que les histoires des Grecs et des Romains ». C’est un privilège qu’il leur accorde, les jeunes gens n’ayant pas le temps de s’occuper de l’histoire de leur pays ! Il attache la plus grande importance au travail des mains et aux soins domestiques et met au-dessus de la parure des églises la confection de chemises pour les pauvres.

Le livre II, De l’intelligence des langues, débarrassé de tout ce qui a trait au grec, au latin, aux thèmes, à la traduction, nous fournit deux passages, l’un sur l’étude des règles de la langue française, l’autre sur la lecture expliquée des livres français. Rollin donne ici en courant quelques judicieux conseils ; maison sent qu’il n’est plus sur son terrain habituel, et nous avons trouvé trop superficiel l’essai d’explication qu’il a tenté sur un morceau tiré de Fléchier, Histoire de Théodose pour le donner en modèle. À propos de la préparation des auteurs, nous avons retenu quelques lignes, dont il est facile de faire l’application aux devoirs dans la famille, et un passage remarquable sur l’obligation de ne pas sacrifier la classe aux élèves les plus avancés. Un bon chapitre sur la nécessité et la manière de cultiver la mémoire termine cette partie de l’ouvrage.

Le livre III, De la poésie, consacré presque tout entier à l’analyse très détaillée de Virgile et d’Homère, ne nous permet en quelque sorte de rien citer. Dominé par ses scrupules de chrétien, Rollin aborde ce sujet avec des vues étroites : pour lui « le véritable usage de la poésie appartient à la religion ». La riante mythologie de l’antiquité : Neptune, Éole, Apollon, les Muses, Cérès, Pomone, ne trouve pas grâce devant lui ; car ces divinités ne sont que néant, ou des démons, selon saint Paul, à moins qu’on ne les présente, comme les différents attributs du Dieu véritable, et il se repent bien maintenant d’avoir employé dans des vers le nom des divinités profanes ! Rollin a d’ailleurs eu le soin d’omettre les règles de la poésie française : « les différents exercices des classes ne laissent pas de temps pour en instruire les jeunes gens, et, de plus, la lecture de nos poètes pourrait leur être dangereuse ; mais surtout comme elle ne demande aucun travail de leur part, et ne présente que des roses sans épines, 1l serait à craindre qu’elle ne les dégoûtât d’autres études plus difficiles et moins agréables, mais infiniment plus utiles et plus profitables ». Tout cela manque bien d’élévation et de saine critique. Mais n’en faisons pas trop sévèrement un crime au bon Rollin, quand nous entendons Bossuet, Bossuet lui-même, condamner le Cid comme une œuvre malsaine qui excite les passions ! « Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue, qu’on tremble avec lui, lorsqu’il est dans la crainte de la perdre, et qu’avec lui on s’estime heureux lorsqu’il espère de la posséder ? » Quel parti pris ne faut-il pas pour ne pas sentir tout ce qu’il y a d’influence bienfaisante dans la peinture de ces sentiments élevés, de cet amour chaste, de ce sacrifice de la passion au devoir et à l’honneur ? Comme Montesquieu était bien plus dans le vrai, lorsqu’il déclarait se sentir meilleur après une représentation des chefs-d’œuvre de Corneille !

Le livre IV, De la rhétorique, contient plusieurs pages très judicieuses sur la composition, sur la manière d’y préparer les élèves, soit de vive voix, soit par écrit, sur le tact que le maître doit apporter dans la correction des devoirs, suivant l’âge et la capacité des enfants, sur la lecture et l’explication des bons auteurs.

Le livre V, Des trois genres d’éloquence, plein d’intérêt pour des élèves de rhétorique qui se destineraient au barreau ou à la chaire, qui étudient Cicéron, Démosthène ou l’Écriture sainte, n’est susceptible d’aucune application, même éloignée, aux études primaires. Nous n’en gardons qu’un passage à l’adresse des catéchistes, que nos maîtres pourront lire avec fruit pour se bien rendre compte de la difficulté de parler clairement aux enfants. Il est curieux d’y trouver en germe l’idée mère de notre organisation pédagogique en trois Cours.

Le livre VI, De l’histoire, est malheureusement restreint à l’histoire sainte et à celle des Grecs et des Romains. Le moyen âge et les temps modernes ne semblent pas exister pour Rollin. Quant à notre pays : j’ai déjà remarqué qu’il ne croit pas pouvoir lui ménager une place dans le programme d’études. Le passage mérite d’être cité tout au long : « Je ne parle point ici de l’histoire de France, parce que l’ordre naturel demande que l’on fasse marcher l’histoire ancienne avant la moderne, et que je ne crois pas qu’il soit possible de trouver du temps, pendant le cours des classes, pour s’appliquer à celle de la France. Mais je suis bien éloigné de regarder cette étude comme indifférente ; et je vois avec douleur qu’elle est négligée par beaucoup de personnes, à qui pourtant elle serait fort utile, pour ne pas dire nécessaire. Quand je parle ainsi, c’est à moi-même le premier que je fais le procès, car j’avoue que je ne m’y suis point assez appliqué ; et j’ai honte d’être, en quelque sorte, étranger dans ma propre patrie, après avoir parcouru tant d’autres pays. » Il rend les historiens responsables en partie de cette faute, pour n’avoir pas eu, comme les Grecs et les Romains, le talent de faire valoir nos annales, et il a quelque peu raison. Notre histoire nationale n’a été sérieusement écrite que de notre temps, grâce aux travaux d’Augustin Thierry, de Guizot, de Michelet, d’Henri Martin. Mais M. Compayré observe avec raison que Rollin n’en est pas moins en retard sur Bossuet, Port-Royal et l’Oratoire.

On peut se réjouir des progrès accomplis depuis Rollin dans cette partie des études. Ce qu’il jugeait impossible est non seulement réalisé dans les établissements d’instruction secondaire[1], mais la loi du 10 avril 1867 l’a introduit dans les écoles primaires à titre de matière obligatoire.

Nous n’avons pu extraire de cette partie du Traité des Études, ainsi incomplète, que quelques généralités sur l’utilité de l’histoire, plusieurs anecdotes, de bons conseils sur la nécessité de connaître la fable, les usages et coutumes, pour l’intelligence des tableaux, des statues, des écrits, des faits eux-mêmes.

Le livre VII, De la philosophie, suivant l’ancienne division de cette science en physique, logique et morale, nous a fourni, outre plusieurs pages sur les devoirs de l’homme envers Dieu, envers lui-même et envers la société, de très remarquables indications sur la physique des enfants (ce sont nos leçons de choses), sur l’esprit d’observation qu’il faut développer en eux au moyen des objets les plus simples, le pain, le blé, le linge, etc., afin de les préparer agréablement à des études plus sérieuses.

Quant au livre VIII, Du gouvernement intérieur des classes et du collège, le chef-d’œuvre du Traité des Études, nous n’avons eu qu’à le transcrire à peu près intégralement. Tout ce que dit Rollin de l’importance d’une bonne éducation, des avantages de l’éducation publique, de la nécessité d’étudier le caractère des enfants pour les bien conduire, des moyens de prendre sur eux de l’autorité et de leur inspirer de l’amour en même temps que de la crainte, des règles qui doivent présider aux châtiments et aux réprimandes, de la manière de rendre l’étude aimable, de l’importance de l’exemple, n’a aucunement vieilli et mérite toujours les plus sérieuses méditations.

À part la question d’internat et l’observance des pratiques religieuses, les directeurs des écoles à plusieurs classes peuvent croire adressées à eux-mêmes toutes les recommandations de Rollin au principal sur la direction des études et sur l’éducation. À part les exercices publics et les représentations théâtrales, nos instituteurs adjoints prendront leur part de ce qui concerne les régents et les précepteurs. Il a suffi de quelques retranchements pour rendre l’assimilation aussi complète que possible, Enfin Rollin dit quelques mots des devoirs des parents et des écoliers. Comme les pères de nos élèves n’auront pas à s’occuper de choisir des domestiques ou des précepteurs, il est inutile de leur recommander de leur payer de bons appointements. Nous n’avons conservé que le conseil d’entretenir avec les maîtres des rapports suivis pour le plus grand profit des enfants. Pour les écoliers, il est toujours à propos de leur dire que la docilité et la reconnaissance sont leurs vertus propres et la marque d’un bon cœur.

« Il ne me reste plus, écrit Rollin dans une conclusion d’une bonhomie vraiment touchante, qui achève de peindre l’écrivain et son œuvre, qu’à prier celui qui est le Maître unique des hommes, de qui vient toute lumière et tout don excellent, qui dispense les talents comme il lui plaît, et qui en donne le bon usage, à qui seul if appartient de parler au cœur aussi bien qu’à l’esprit ; de le prier, dis-je, qu’il veuille répandre sa bénédiction sur cet ouvrage, sur l’auteur, sur les enfants, sur les pères, les maîtres, les domestiques ; en un mot, sur tous ceux qui sont employés à l’éducation de la jeunesse, en quelque lieu et dans quelque collège qu’ils soient ; et en particulier qu’il daigne verser abondamment ses grâces sur l’Université de Paris, y conserver et y augmenter de plus en plus non seulement le goût des sciences et de l’étude, qui y a toujours régné, mais encore plus celui de la piété et de la religion, qui en a fait jusqu’ici la plus solide gloire. Amen. »

Cette revue rapide, mais exacte et complète, du Traité des Études permet au lecteur de se former un jugement général assez motivé sur les mérites, les imperfections et les lacunes de l’ouvrage. Rollin n’est pas un novateur, il est avant tout l’homme de la tradition, « avoisinant un peu la routine », observe M. Compayré.

« Mon dessein, dans cet ouvrage, écrit-il, n’est pas de donner un nouveau plan d’études, ni de proposer de nouvelles règles et une nouvelle méthode d’instruire la jeunesse, mais seulement de marquer ce qui s’observe sur ce sujet dans l’Université de Paris, ce que j’y ai vu pratiquer par mes maîtres, et ce que j’ai tâché moi-même d’y observer en suivant leurs traces. Ainsi, à l’exception d’un très petit nombre d’articles, où je pourrai hasarder quelques vues particulières, par exemple sur la nécessité d’apprendre la langue française par principes et de donner plus de temps à l’histoire, je ne ferai dans tout le reste que rapporter fidèlement tout ce qui s’exécute depuis longtemps dans les collèges de l’Université. » (Discours préliminaire).

Le Dr Völcker, dans une fort intéressante brochure, Rollin pédagogue, 1880, ne croit pas devoir prendre à la lettre ce langage modeste de l’auteur, et les raisons qu’il en donne sont très acceptables : « Il ne faut pas oublier que personne peut-être n’eut plus d’influence que Rollin sur l’Université pendant son double rectorat, ainsi que par sa position de principal, et que, par conséquent, bon nombre des principes méthodiques contenus dans son livre ont été introduits par lui-même dans les collèges, circonstances dont, par un noble sentiment de réserve, il ne parle jamais. »

Il serait assurément difficile aujourd’hui de faire avec précision la liste des réformes dues à initiative de Rollin. Mais ce qui est certain, après les belles études de M. Sainte-Beuve, c’est que « le Règlement des études dans les lettres humaines, cet évangile de la méthode de Port-Roval, composé par Arnauld, peut être considéré comme la préface du Traité des Études », et que « Port-Royal a pénétré dans l’Université par Rollin », tempéré, rendu plus humain par l’action d’une âme plus tendre et d’un caractère moins dominateur. Rollin n’est plus, comme Saint-Cyran, un homme, au dire de Richelieu, plus à craindre que cinq armées. Sa religion n’était point assombrie par l’effrayant spectre de la prédestination. S’il avait un vif sentiment de la responsabilité du maître, il n’y voyait pas cependant, avec l’imagination un peu troubléc par une dure théologie, « quelque chose de terrible…, une tempête de l’esprit ».

À part ces terreurs exagérées pour le salut de l’enfant, Rollin est bien de l’école de Port-Royal en ce qui concerne l’instruction et l’éducation : il demande aux maîtres une surveillance continuelle, la douceur et la fermeté, l’amour et le respect de l’enfance ; il réclame les droits de la langue maternelle, recommande l’explication des auteurs, la traduction de préférence aux thèmes, l’insistance sur les premiers principes, l’appel à la réflexion plus qu’à la mémoire, la prédominance de la pratique sur la théorie, « peu de préceptes, beaucoup d’usage ». C’est par ses leçons, par sa direction et par son Traité des Études que s’est introduit dans l’Université de Paris cet esprit nouveau, dont notre éminent ministre de l’instruction publique vient d’assurer le triomphe par une réorganisation générale de l’enseignement qui fera époque dans notre histoire intellectuelle, parce qu’elle sauvera les études classiques de la ruine complète dont les menaçait la routine jésuitique.

Rollin mérite donc une place d’honneur dans l’histoire de la pédagogie française : il a rendu les plus précieux services, et notre travail est la preuve de notre conviction qu’il peut encore très utilement aider aux progrès et à la bonne direction des écoles primaires, auxquelles il ne songeait pas. Nous regrettions avec M. Villemain que son ouvrage fût un peu négligé en France, mais en nous gardant bien d’ajouter avec l’illustre critique : « comme si l’on avait, depuis Rollin, découvert des méthodes nouvelles pour former l’intelligence et le cœur. Hélas ! il n’en est rien : on n’a pas fait un pas ; on ne fera pas un meilleur Traité des Études. » C’est d’un coup de plume bien légèrement biffer tous les noms des pédagogues modernes. Le jugement de M. Nisard, moins pessimiste à notre égard, est identique au fond : « Dans les choses de l’éducation, le Traité des Études est le livre unique : c’est le livre ! » Voltaire, moins exclusif, se bornait à dire : « livre à jamais utile. »

Nous hasarderons, avec M. Compayré, cette appréciation que « l’auteur valait peut-être encore mieux que le livre », et nous demanderons la permission d’achever de le faire connaître en complétant sa biographie.

Charles Rollin est né à Paris le 80 janvier 1661 ; il y est mort le 14 septembre 1741. Cette longue existence de quatre-vingts ans, consacrée tout entière à l’étude et à la piété, présente peu d’incidents : elle est simple et calme et n’en donne que mieux cette grande leçon et ce bel exemple du dévouement le plus consciencieux, le plus persévérant, le plus désintéressé, à la noble tâche d’instruire la jeunesse. « C’est le saint de l’enseignement », s’écrie M. Villemain avec enthousiasme.

Fils d’un pauvre coutelier, le jeune Rollin intéressa, par son intelligence, un religieux dont il servait la messe, et qui décida sa mère, devenue veuve, à le faire étudier au collège du Plessis, où par protection il obtint une bourse. Ses succès furent brillants. « Je suis quelquefois tenté de le qualifier de divin, » disait son maître, M. Hersan, dont il nous a laissé un éloge plein de cœur, où l’on trouverait les termes les meilleurs et les plus justes pour louer Rollin lui-même : « À la qualité de maître il avait Joint à mon égard celle de père, m’ayant toujours aimé comme son enfant. Il avait pris dans les classes un soin particulier de me former, me destinant dès lors pour son successeur ; et je l’ai été en effet en seconde, en rhétorique et au Collège royal. Je puis dire sans flatterie que jamais personne n’a en plus de talent que lui pour faire sentir les beaux endroits des auteurs, et pour donner de l’émulation aux jeunes gens… Mais il était encore plus estimable par les qualités du cœur que par celles de l’esprit. Bonté, simplicité, modestie[2], désintéressement, mépris des richesses, générosité portée jusqu’à l’excès, c’était là son caractère. Il ne profita de la confiance entière qu’un puissant ministre (M. de Louvois) avait en lui, que pour faire plaisir aux autres. Quand il me vit principal au collège de Beauvais, il sacrifia, par bonté pour moi et par amour du bien public, deux mille écus pour y faire des réparations et des embellissements nécessaires. Mais les dernières années de sa vie, quoique passées dans la retraite et l’obscurité, ont effacé tout Le reste. Il S’était retiré à Compiègne, lieu de sa naissance. Là, séparé de toute compagnie, uniquement occupé de l’étude de l’Écriture sainte, qui avait toujours fait ses délices, ayant continuellement dans l’esprit la pensée de la mort et de l’éternité, il se consacra entièrement au service des pauvres enfants de la ville. Il leur fit bâtir une école, peut-être la plus belle qui soit dans le royaume, et fonda un maître pour leur instruction. Il leur en tenait lieu lui-même : il assistait très souvent à leurs leçons ; il en avait presque toujours quelques-uns à sa table ; il en habillait plusieurs ; il leur distribuait à tous, dans des temps marqués, diverses récompenses pour les animer ; et sa plus douce consolation était de penser qu’après sa mort ces enfants feraient pour lui la même prière que le fameux Gerson, devenu par humilité maître d’école à Lyon, avait demandée par son testament à ceux dont il avait pris soin : « Mon Dieu, mon Créateur, ayez pitié de votre serviteur Jean Gerson ! Il a eu le bonheur de mourir pauvre en quelque sorte au milieu des pauvres, ce qui lui restait de bien avant à peine suffi pour une dernière fondation qu’il avait faite des sœurs de charité pour instruire les filles, et pour prendre soin des malades. »

Rollin professa les humanités au collège du Plessis de 1683 à 1692, époque où sa santé ne lui permit de conserver que la chaire d’éloquence latine au Collège royal. Il désirait d’ailleurs se livrer à l’étude de l’histoire. L’Université de Paris le choisit deux fois pour recteur en 1694 et en 1695. Puis on le décida à se charger de relever le collège de Beauvais, dont il fut principal jusqu’en 1712, où l’influence victorieuse des jésuites le contraignit à résigner ses fonctions. Fidèle imitateur de M. Hersan, il aidait de sa bourse les maîtres, n’étant pas au collège, disait-il, pour s’enrichir, mais pour servir l’Église et l’État. Ses relations avec les jansénistes, son amitié pour le P. Quesnel, lui attirèrent de nouvelles persécutions de Le Tellier, confesseur du roi. Cependant ce fut lui qui reçut la mission de remercier le roi de l’établissement de l’instruction gratuite en 1719, et l’année suivante, il fut une troisième fois recteur. C’est à ce titre qu’il protesta contre la bulle Unigenitus et en appela à un concile futur. Lorsque l’Université, le 11 mai 1739, fit solennellement sa soumission au pape et accepta la bulle, Rollin, fort de sa conscience, s’avança résolument au milieu de l’assemblée et renouvela sa protestation, malgré les efforts du recteur pour lui imposer silence.

Forcé de se démettre par ordre supérieur, il se retira tout à fait dans la vie privée et publia, de 1726 à 1798, le Traité des Études, pour éclairer comme écrivain ceux qu’il ne pouvait plus guider comme professeur. De 1730 à 1788, il fit paraître son Histoire ancienne, et commença une Histoire romaine, qu’il laissa inachevée. Ces travaux, où manque absolument la critique, sont cependant loin d’avoir perdu toute valeur. « M. Rollin, écrivait Montesquieu, a, par ses ouvrages d’histoire, enchanté le public : c’est le cœur qui parle au cœur. On sent une secrète satisfaction d’entendre parler la vertu ; c’est l’abeille de la France. » Notre appréciation n’a pas changé : « Une saveur de morale et d’honnêteté répand de la douceur sur ces pages, » dit M. Sainte-Beuve. Même au point de vue historique, la critique allemande vient encore de lui rendre hommage. M. le Dr Völcker (1880) s’exprime ainsi : « On ne doit pas oublier qu’il n’a jamais eu de prétention personnelle au litre de chercheur en matière historique ; qu’il avait plutôt en vue un but pédagogique. Comme il a été le premier à introduire l’enseignement de l’histoire dans les collèges français, il a cherché à remédier à l’absence complète de lecture historique appropriée à la jeunesse. C’était là un grand fait pédagogique ; car il est incontestable que ses ouvrages sont de nature à donner à la jeunesse de toutes les nations un goût réel pour l’étude de l’histoire, en même temps qu’une vive intuition des différentes époques et de la vie des peuples. »

Il était alors retiré dans un quartier de Paris peu habité, jouissant de Dieu et de lui-même, comme dit l’inscription latine[3] gravée sur sa maison.

Une lettre charmante de Rollin, qui a pris place dans nos recueils classiques de morceaux choisis, décrit son petit jardin avec ses deux allées, son petit espalier. Là il vit heureux. « Ma joie n’est pourtant pas sans inquiétude, et la tendresse que j’ai pour mon petit espalier et pour quelques œillets me fait craindre pour eux le froid de la nuit, que je ne sentirais pas sans cela. Il ne manquera rien à mon bonheur, si mon jardin et ma solitude contribuent à me faire songer plus que jamais aux choses du ciel. » La police tracassière, inspirée par j’implacable rancune des jésuites, vint seule troubler encore son repos et ses méditations. En 1732, une dernière et minutieuse perquisition eut lieu dans sa cave et jusque dans son puits, à la recherche d’une presse clandestine.

À la mort de cet homme de bien, le recteur de l’Université ne fut pas autorisé à prononcer son éloge. M. de Boze, secrétaire perpétuel de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, dont Rollin était membre depuis 1701, ne put qu’à grand’peine (ce fut une affaire d’État, dit-il) obtenir de louer l’homme de lettres. Peut-être, outre la raison, bien suffisante d’ailleurs, des haines religieuses, sentait-on instinctivement un adversaire dangereux dans ce modeste et dévoué professeur, absolument étranger à toute agitation politique, mais qui, remarque fort justement M. Demogeot, « par son enthousiasme naïf pour les vertus républicaines, par ces longs et charmants récits des grandes actions de la Grèce et de Rome, était à son insu l’un des ennemis les plus redoutables du gouvernement corrompu qui pesait à la France. »

C’est un lien de plus qui nous attache au bon Rollin : nous en recevrons avec. d’autant plus de sympathie ses directions pédagogiques.


  1. Le plan d’études, préparé par le Conseil supérieur, arrêté par M. Jules Ferry, le 2 août 1880, répartit de la manière la plus heureuse les matières historiques : la France,en huitième et en septième ; les peuples de l’Orient en sixième, la Grèce en cinquième, Rome en quatrième, et dans les quatre dernières années l’Europe et particulièrement la France de 393 à 1270, puis à 1610, à 1789, à 1875.

    L’esprit de l’enseignement n’est pas moins à remarquer:« L’histoire de France devra mettre en lumière le développement général des institutions d’où est sortie la société moderne; elle devra inspirer le respect et l’attachement pour les principes sur lesquels cette société est fondée. »

  2. Il n’a jamais voulu consentir à être élu dans l’Université. — R.
  3. Ante alias dilecta domus, quà ruris et urbis
    Incola tranquillus meque Deoque fruor.

    « Maison chérie avant toutes les autres, où, tranquille habitant de la campagne et de la ville, je jouis de moi et de Dieu. »