Sabbat (1923)/Enchantements

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J. Ferenczi et Fils (p. 207-211).

ENCHANTEMENTS

Tu ne m’as pas dit que tu es caressant comme le pelage de l’antilope à la nudité de l’esclave préférée, mais à quoi bon ? Tu ne m’as pas murmuré un mot d’amour, mais je me suis noyée dans ton langage d’amour comme dans un Nil où les roseaux pleurent toute la langueur de l’Égypte. Tu es respectueux pour ma main, mais tes bras m’étreignent comme des serpents qui ont faim de leur victime. Tu me regardes à peine, mais je sais que tu me vois nue.

Que, par un sortilège venu de toi, mon âme prenne la forme radieuse de ma chair et que ma chair se pénètre de la science enchantée de mon âme, et je suis plus que divine. Que ta pensée me rende, soudain, la respiration des roses autour de ma robe d’enfant, et je suis plus que comblée. Qu’à ton souvenir, je frémisse de cette volupté qui m’allonge vers l’horizon comme une belle journée qui veut finir dans le soleil, et je suis la plus parfaite.

Je n’ai pas besoin que tu me touches pour connaître, par toi, un frisson aux deux courants : l’un me glace, l’autre me brûle ; l’un me fait penser à ce que l’épée et la neige ont de commun dans la pureté ; l’autre, à ce que l’œillet et le crime ont de pareil dans la violence, et ce frisson, quand il me parcourt, me fait, à la fois, blanche de toute la mort et rose de toute la vie.

Il y a longtemps que je sais que nos seules ressources sont dans nos songes. Là, se trouvent nos danseuses aux trente colliers, nos Circé plus palpitantes que le frais mouvement de leurs îles perdues, au vent du soir… Là, règnent nos fastes et nos cuivres, nos sultanes brillant dans un soleil de bruits et notre captive, celle, tu sais, que nous avons ravie aux épices et aux vins, dans un port hostile et bleu, et qui est à nous de toute son âme muette et formidable de bête triste.

Crois-tu donc que j’aie besoin de la forme, quand, devant ton ombre évoquée, la beauté incendie mes bras, le bonheur déshérite mon visage du regard, l’orgueil multiplie mon cœur cent fois et lui donne le vol victorieux des oriflammes, la folie m’inspire mille rires dont chacun appelle, cherche, contredit, approuve, adore, déteste tous les autres, la splendeur cloue, à ma nudité, le masque pâle des reines orientales, la joie m’est aussi sensible, dans sa sonorité intermittente, que les clochettes d’un troupeau de chèvres errant dans les tamaris, la musique m’entoure d’une si tendre ferveur qu’elle égale en soupirs et mélancolie la rose qui s’effeuille ?

Allez, navigateur ! Hissez la voile et commandez la proue : votre voyage éternel se fait dans mon cœur, et, partout, dans vos temples, qu’ils soient sous la puissance du dragon ou de l’acanthe, je grave le sens de ma figure.

Quand tu t’approches de moi — ô Invisible ! — c’est, dans mon âme, la palpitation légère et désespérée d’un papillon qui meurt en battant des ailes, et toi qui n’es jamais là, que de fois tu m’étends à terre comme une épaisseur de feuilles sèches qui sentent les soleils éteints, et tu te couches sur ce lit de berger en soupirant !

Chez les fruitiers qui vendent de l’automne, dans l’odeur sucrée des corbeilles débordantes, je choisis le raisin en pensant à tes paroles pleines et sobres que tu me donnes, grain par grain. Je choisis la pomme en me disant que, parfois, ton esprit me résiste, mais que je le mords quand même, que je l’entame dans sa pulpe la plus parfumée. Je choisis la poire dont les durs pépins noirs, au fond de la chair ruisselante, me font songer à ta substance la plus concentrée, la plus jalouse d’elle-même.

Enchantements !

Je ne souhaite de toi que ton reflux. C’est lorsque tu t’éloignes que ton cœur roule à mes pieds comme le butin des pirates qui compte, aussi, des étoiles et des éclairs.

Qu’ajouterait ton corps à mes fêtes quand mon destin s’appuie à ton destin comme l’Italie à la mer ?

Qu’ajouterait ta présence à la mienne puisque je sais que tu me portes sur ton cœur comme la rose rouge de la plus belle chance ?

Seule… je suis toujours seule, mais, dans la langueur de nos langueurs, tu jettes, ô pêcheur de perles, le filet d’or de tes chansons.

Quelle est la bouche qui a satisfait jamais la faim que nous avons de Dieu ?

Je n’ai jamais voulu que me soûler de rêve afin de tomber ivre-morte dans la connaissance de tout.

« Au-delà de nous… Au-delà de nous… » dis-je toujours, car j’ai connu que nous n’existons que dans nos rayonnements.

Je pose ton âme partout où il y a du soleil, comme un diadème, et c’est un sacre qui s’accomplit. Je prends ta main partout où il y a de l’ombre embaumée par des grappes de silence en fleur, et c’est une alliance qui se fait. Je te dis : « Viens… » et c’est la plus belle route qui s’ouvre. Je te dis : « Pars… » et c’est un ciel plein d’hirondelles qui secoue ses écharpes d’azur sur cet exil où tu m’emportes, c’est l’automne qui s’empare de la forêt, les bateaux qui semblent plus lointains, plus mélancoliquement légers sur la mer plus voyageuse…

Je te dis : « Silence… », et nous écoutons des pas furtifs dans les couloirs de nos songes. Je te dis : « Regarde… », et, pour te pencher sur mon âme, tu élèves lentement la lampe de Dieu. Je te dis : « Non… », et tu sais combien le gant, le masque, et la rose sont, sur moi, impitoyables. Je te dis : « Oui… », et l’univers s’approche de toi, et le blé, et les arbres, et les bêtes curieuses et méfiantes ont le visage de mon consentement.

Mais ma couche étroite, pure et farouche, a celui de mon divin refus.

Va-t’en !

Pourquoi resterais-tu ? M’étreindre dans l’espace d’un lit ? Ah ! ah ! La damnation est ailleurs, et, sûrement, dans nos silences. J’ai pitié et non horreur des serfs de la chair. Les magnifiques et les maudits, c’est nous, les chastes, et la tentation qui naquit de la bouche sifflante et de la divine tête plate et condamnée n’est que pour nous. Seuls sont assaillis ceux qui résistent, hantés ceux qui se dérobent, possédés ceux qui ne possèdent pas, et la luxure sacrée est la grande pudique : jamais elle ne consent à danser devant deux Satans, la Dame pourpre. « Un seul… » murmure-t-elle, et encore faut-il qu’il ferme les yeux.