Sabbat (1923)/La nuit d’une dame de qualité

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J. Ferenczi et Fils (p. 130-139).

LA NUIT D’UNE DAME DE QUALITÉ

Entrons chez la dame de qualité dûment baptisée et catholique dans l’âme, c’est-à-dire par le sadisme. Entre le portrait de Mme Lafarge, l’accusée mystérieuse, et une peinture d’amateur représentant ces anodins bluets qui pervertiraient le Diable, lui-même, tu vois, chez elle, un saint Sébastien qui a l’air d’agoniser deux fois : pour faire plaisir à ses flèches, d’abord… ensuite, pour rendre hommage à son ivoire si jaune et si parfait. Voici, encore, jetée avec désinvolture, sur le sofa, la chasuble bordée correctement, je veux dire sataniquement, de violet, et magnifiant, dans son bouquet central d’un rose si violent et si sournois, mon agression obstinée et souriante.

Que dit-elle, la dame de qualité, couchée sur le pelage qu’elle appelle si passionnément : « Ma bête ?… » Que dit-elle en caressant la douce antilope morte ? Elle dit : « Pouah ! Pouah ! Pouah ! » Qu’est-ce qui l’écœure ainsi ? Le péché commis ? Non. Le péché à commettre ? Non. figure-toi qu’en ce moment, dans sa chambre somptueuse et nette où le paroissien est en évidence, elle pense au viol.

Elle pense au viol, comme, toi, tu penses aux hirondelles et au frais feuillage, et, au fond, la dame de qualité n’est pas plus pervertie que toi. Elle pense au viol, voilà ! Ce qui l’enivre, la comble, la fait si jolie, vois-tu, c’est le dégoût qu’elle éprouve, et quand tu t’exaltes en criant : « Oh ! ce myosotis ! » tu n’es pas plus innocente qu’elle, car ce qui t’enivre, te comble, te fait si éblouissante, devant le myosotis, c’est la tentation qui t’envahit, et tu sais que la tentation est la tentation, et que si nous admettons la culpabilité constante, ce n’est pas lorsqu’elle écosse des petits pois qu’elle est moindre, la culpabilité…

La chevelure de la dame de qualité est d’un châtain fort distingué, ma foi. Les secrets de René l’empoisonneur que se transmettent toutes les grand’mères, la font souple et brillante, et le chignon de la dame de qualité est le chignon élégant et solide d’une femme qui, ce matin, a fait sa prière et pris son bain dans un peignoir.

« Quelle horreur ! » dit-elle, tout à coup, et la dame de qualité qui est toute rouge donne, la brutale, un coup de coude à l’invisible.

À quoi pense-t-elle ? Au viol. Toujours, au viol. Cette fois, il est consommé dans l’appareil légal. La dame de qualité pense à sa nuit de noce. Et que veux-tu ? Elle a le souvenir mathématique, cette charmante femme. Ne te rappelles-tu pas, toi, avec une précision qui me ravit, les cornes d’un certain grillon qui sortait de son trou poudré d’or, dans le voisinage rose d’une pivoine quinze fois multipliée ?

— Oh ! ce grillon !

— « Oh ! cette… chose ! » dit la dame de qualité, et, prête à vomir, elle se pâme d’aise.

Toi, prête à pleurer, ne te pâmes-tu pas d’aise, aussi ?

Pourquoi serais-tu moins émue que la dame de qualité qui exècre, en ce moment, la hâte congestionnée de l’époux ? Pourquoi serais-tu moins troublée qu’elle, toi qui, en ce moment, adores une pelouse d’où ton premier grillon surgit, ton premier démon de bronze et de musique ?

La dame de qualité enfouit, à présent, son rose visage bien portant dans le poil de la chère antilope, et que dit-elle ? Elle dit : « Non ! Non ! Il ne me touchera pas. Il ne caressera pas la veine de mon cou d’un doigt qui tremble et qui supplie. Il ne suspendra pas, au lobe de mon oreille exquise, sa concupiscence qui coûterait cinq sous, dans un bazar, si la concupiscence était vendue aux rayons de la pacotille. Puisque je lui refuse l’entrée de ma maison, il ne pourra pas, ce garçon qui fait ses Pâques, songer, chez moi, en soupirant de contrition anticipée, à son confesseur qui sent, toute l’année, la morue du carême… Pouah !… »

— Mais la dame de qualité, de toutes façons, ne pense qu’à…

— Et toi ?

— Ah ! par exemple, si je…

— Tais-toi. Et le foin dans la grange chaude où l’araignée de l’après-midi court avec des pattes de soleil ? Et la rose agressive ? Et l’arbre vaincu ? Et la mousse qui appelle, la bouche humide ? Et la ronce qui retient, la griffe sèche ? Et le papillon qui a, sur ses ailes, les yeux implacables de sa luxure ? Et le lézard furtif comme la séduction ? Et ce léopard que tu n’as jamais vu et que tu ne cesses pas, cependant, d’étreindre tandis que son poitrail bat, si chaud et comme si humain, contre ta poitrine de démone chaste ? Mais pas pure. Non, non, pas pure ! La dame de qualité, et toi ? Ah ! ah !

Je te surveille, va, démone joueuse et qui sembles libre. Ce qui t’émerveille, avant tout, donc t’enchaîne, c’est le miracle qui fait partie de toi-même. Le miracle de la lèvre avide, mordue par la dent sagace… Le miracle de la prunelle, cette perfide prisonnière des cils…

Et la femme qui ne pense qu’à son miracle perpétuel, ne pense qu’à la volupté. Vous y pensez toutes !

Que dit la dame de qualité en se décoiffant ? « Ma chevelure est à moi. Pas au désir ! Je hais le désir car il prend, déjà, possession de moi. Quelle audace ! J’ai envie de cingler, avec mon gant gris, fin et si dédaigneux, serpent qui vient de Suède, le visage de tous les hommes auxquels je vois de certains yeux. Je sais trop qu’ils évoquent les trois ombres veloutées de mon corps en faisant ces yeux si humbles, si plaintifs, si désespérés, les cochons !… »

— Tiens ! Elle s’exprime comme moi…

— La dame délicate ? Oui.

Écoute-la encore : « Lorsque je songe que n’importe quel homme — Pouah ! — peut, en notre présence, humilier notre dédain d’une pensée ignoble… Quand je songe au réprouvé de bas étage qui s’empare, d’un doigt calleux, du reliquaire rare… Quand je songe…

Ah ! si la profanation était commise par un Nonce très pâle, très mystérieux, très parfumé — masqué de noir, peut-être — en disgrâce majeure, et dont chaque ongle serait une améthyste princière… »

— Permets-moi de te dire que la dame de qualité…

— Chut ! Écoute, écoute : « Le lit ? C’est pour rêver et dormir, être blanche pour ses oreillers attentifs, être nue pour ses rideaux pudiques, être belle pour ses miroirs savants…

Pouah ! Pouah ! Pouah ! Avant… Après… Pendant… Et les deux hommes qui m’ont… souillée, car ils m’ont souillée — je n’en connus que deux : deux de trop — je les déteste tant que je les tuerais pour qu’ils ne sachent plus que j’ai l’aurore, ici, la nuit, là, et, dans l’aine, une grande tache brune en forme de croissant… »

— Oh ! fais-la taire !

— Que non pas. C’est trop intéressant d’entendre penser tout haut une dame de qualité. Mais écoute, écoute ce qu’elle murmure, couchée à plat ventre sur sa bête chérie :

« Dites-vous, belle Endymienne — la belle Endymienne, c’est moi — que ces deux hommes que vous haïssez avaient une si affreuse mauvaise éducation qu’ils ôtaient, sous vos yeux, leur caleçon — comme si on a un caleçon ! — leurs chaussettes — comme si on a des chaussettes ! Ah ! la chaussette qui traîne par la chambre ! — un gilet dont le chronomètre, cadeau d’un grand-oncle… — c’est curieux : les deux hommes avec lesquels vous… couchâtes possédaient un grand-oncle… comme si on a un grand-oncle ! — …dont le chronomètre faisait… toc ! sur le prie-Dieu qui est toujours au pied de votre lit…

Ces deux hommes que vous haïssez, dénouaient, encore, une cravate qui coûta 2 fr. 95 ou 49 fr. 95 — c’est la même chose — déboutonnaient un veston qui avait, là, pour cent sous d’usure — vite le stoppage ! — et les larmes frelatées d’un vaporisateur, ici…

Une cigarette, un cure-dent tombaient de la poche veule… et puis, ces deux hommes — comme ils se ressemblaient, bien que l’un fût presque trop blond et l’autre presque trop brun ! — vous disaient, ô belle Endymienne, à vous qui êtes si raffinée, si hautaine…

Dans l’odeur de l’eau de toilette et de l’animalité en pleine exaspération, eh bien ! oui, ils vous disaient : « Ma petite femme adorée !… » et ils soufflaient, ils soufflaient comme des courants d’air dans un logis pauvre.

Et, sur leur face de mauvais voyous, vous ne voyiez qu’un désir : l’effraction.

Ah ! l’homme qui, dans ces moments-là, aurait figure froide et volontaire de filou, grâce sobre de scélérat ! Mais quel est l’amant qui, pour se donner de l’allure, s’imagine, dans ces moments-là, qu’il s’est promis de dérober le trésor papal, dans la muraille secrète, et qui chausse la mule de velours, et qui s’arme des clefs fleurdelisées, forgées tout exprès pour le contact du gant nocturne ?

Comme vous rêvez d’un Être assez spirituel pour entrer, sans frapper, chez vous, sans que s’ouvre la porte ; assez matériel pour que vous le sentiez, dans votre couche, tout contre vous, tout contre vous ; assez ravissant pour vous dire : « Je ne regarde pas l’aurore que vous avez, ici, la nuit que vous avez, là, la grande tache brune qui, en forme de croissant — ah ! ma chère, ma chère ! — est la damnation de votre chair éblouissante, sa permanente confusion, sa contradiction, son égarement… Un rien de peau de mûlatresse à cet endroit — cet endroit ! — et c’est le stigmate, galérienne ; la tare, princesse ; le péché originel, Madame ; l’arc-en-ciel de la… mésalliance, belle Endymienne… Mais — rassurez-vous ! — je ne regarde pas ces merveilles. À quoi bon ? En fermant les yeux je les vois si bien… Oh ! si bien !

— Taisez-vous, maudit. Vous me faites rougir jusqu’à l’âme.

— Honte délicieuse ! Quand l’âme rougit, le péché est bon.

— Le péché, qui le connaît ?

— Ah ! belle Endymienne, permettez-vous à celui qui, étant contre vous, tout contre vous, pourrait s’accorder d’autres licences, de prendre votre main dans sa main trompeuse, brune, dorée et méchante ?

— Oui.

— Voulez-vous que nous songions à Théodora, à Cléopâtre ? L’une faisait le péché en élevant le sceptre, l’autre, en avalant la perle, car le péché, en vérité, ce n’est pas…

— Oh ! non, ce n’est pas, bel inconnu, tout nu, tout nu, ce que les autres croient… Le péché ? Voulez-vous que je vous montre combien je suis belle quand je fais couler sur mon épaule le soleil mort d’une topaze, ce soleil mort qui se souvient d’avoir été vivant dans les yeux du Diable ? Voulez-vous qu’entre mes seins, je pose une médaille de velours ? Par jeu, bel inconnu, par jeu : mes seins sont blancs, le velours est noir.

— Ah ! pécheresse !

— Voulez-vous que nous nous taisions et que, soudain, la pluie tombe sur nos fenêtres envahies par le crépuscule ? La pluie qu’elle est adorable à entendre d’un lit d’amour où l’on est chaste et nu !…

— Ah ! voluptueuse !

— Voulez-vous que je vous dise ce que je cache dans cette vitrine ?… Sous mon sachet d’odeur, à côté d’un daguerréotype élégant et lointain — un homme aux cheveux noirs et plats — j’y cache… une provision d’arsenic. Je ne m’en servirai jamais, jamais, mais la présence du poison fait mes yeux plus beaux, plus graves que la pensée dorée et noire, dans un jardin de vieux palais. J’ai toujours chéri une certaine empoisonneuse. Celle pour laquelle c’est une façon d’aimer — vous comprenez ? — une façon d’aimer…

— Oui, je comprends.

— Elle lui disait : « Bois ! » et il buvait en la regardant avec méfiance et docilité. Avec docilité car elle était ténébreuse, avec méfiance car la voix de l’arsenic lui parlait, tout bas, dans le cristal pur…

— Ah ! criminelle !

— Quant au plaisir ? Non. Il épuise nos réserves cérébrales.

— Ah ! maudite !

— Si j’avais connu Pascal…

— Ah ! littéraire ! Mais tout ça va de concert. Une perversion ne quitte pas l’autre. Elles sont, ensemble, un collier si chatoyant, si rare ! La femme non pervertie…

— Pouah ! une femelle. Nos perversions, ce sont nos aristocraties.

Mais comment vous appelez-vous, forme idéale, arrière et brûlante ? Je sais… Je sais… Votre bouche est humaine, vos yeux sont animaux, votre barbiche est celle de la chèvre, vos cornes sont celles du dieu dominateur… Je vous aime, je vous aime. Je vous aime…

— Belle chérie ! » —

. . . . . .

…Eh bien ! que penses-tu de la belle Endymienne ? Tu ne réponds pas. Es-tu donc vraiment si fâchée que nous n’ayons pas quitté ta maison ?

— Perfide ! Comme tu m’as égarée, tout d’abord ! Mais… la chasuble violette et rose, le voluptueux martyr, la belle Endymienne couchée sur son antilope ?…

— Que fais-tu des sortilèges du Diable ? Tu m’en veux encore ?

— Oui.

— Au revoir… dame de qualité.