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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/1

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CHAPITRE PREMIER

« Non ! » dit l’avocat Dempster, du ton déclamatoire d’une voix forte et depuis longtemps rauque, « tant que le Créateur me laissera en possession de ma voix et de mon intelligence, j’emploierai tous les moyens légaux pour résister à l’introduction d’une doctrine méthodiste et démoralisante dans cette paroisse ; je ne souffrirai pas lâchement que l’on insulte notre vénérable pasteur, qui, pendant un demi-siècle, nous a donné une instruction salutaire. »

Il faisait très chaud ce soir-là, mais surtout dans le bar du « Lion-Rouge », à Milby, où M. Dempster était devant son troisième verre d’eau-de-vie. C’était un homme grand et assez massif ; le devant de son costume était totalement couvert de tabac, et le chat, s’étant approché de lui, avait été pris d’un violent accès d’éternuement, accident qui, mal interprété, l’avait fait mettre à la porte. M. Dempster se tenait habituellement le menton rentrant et la tête penchée en avant, fatiguée, probablement, d’un occiput prépondérant et d’un frontal bombé, entre lesquels la surface coronale déprimée s’étendait comme une prairie plate. On remarquait ses joues bouffies et une bouche saillante, malgré l’absence de lèvres. Quant à son nez, je puis seulement dire qu’il était plein de tabac ; comme il était impossible de saisir son regard, il eût été difficile de se prononcer sur la couleur de ses yeux.

« Eh bien, ce n’est pas moi qui me donnerai la peine de rabattre ce jargon d’hypocrisie », dit M. Tomlinson, le riche meunier. « Je sais assez à quoi servent ces réunions du dimanche soir… pour que les filles y rencontrent leurs amoureux et y préparent des malheurs. On a déjà bien assez de peine avec les servantes… plus qu’autrefois, du temps de ma mère ; cela vient de nouveaux essais d’éducation. Donnez-moi une servante qui ne sache ni lire ni écrire, et qui ne puisse pas même dire dans quelle année du Seigneur elle est née. Je voudrais savoir maintenant quel bien ont fait les écoles du dimanche. Avant ça, les garçons allaient, le dimanche matin, à la recherche des nids d’oiseaux ; et c’était fameux… demandez-le à n’importe quel fermier ; oui, c’était très joli de voir ces chaînes d’œufs suspendues dans les maisons des pauvres gens. Vous n’en verrez nulle part à présent.

— Bah ! » dit M. Luke Byles, qui se targuait de savoir bien lire, et qui avait l’habitude de demander à ses connaissances d’occasion si elles savaient quelque chose de Hobbes, « il est assez juste que les basses classes soient instruites. Mais cet esprit de secte dans l’Église devrait être anéanti. En fait, ces évangélistes ne sont pas du tout des gens d’Église ; ils ne valent pas mieux que des presbytériens.

— Des presbytériens ? qu’est-ce que cela ? » demanda M. Tomlinson qui disait souvent que son père ne lui avait donné aucune éducation et qu’il se préoccupait peu qu’on s’en aperçût, car il n’en faisait pas moins ses affaires aussi bien que la plupart des gens instruits qui s’étaient trouvés sur son chemin.

« Les presbytériens », dit M. Dempster, d’un ton encore plus élevé qu’auparavant, regardant toute demande de renseignements comme lui étant naturellement adressée, « sont une secte fondée sous le règne de Charles Ier par un homme appelé John Presbyter, qui réunit toute la vermine dissidente grouillant dans de sales allées, et qui circonvint le seigneur de l’endroit, afin d’obtenir quelques aunes de terrain pour leurs assemblées de pigeonnier.

— Non, non, Dempster, dit M. Luke Byles, vous n’y êtes pas. Presbytérianisme est tiré du mot presbyter, qui veut dire un ancien.

— Ne me contredisez pas, monsieur ! vociféra Dempster. Je dis que le mot presbytérien est tiré de John Presbyter, misérable fanatique, qui portait un costume de peau et allait de ville en village et de village en hameau, pour inoculer dans les basses classes le stupide venin de la dissidence.

— Allons, Byles, cela paraît un peu plus probable, dit d’un ton conciliant M. Tomlinson, dont l’idée était que l’histoire n’est qu’un composé de suppositions ingénieuses.

— Il ne s’agit pas de probabilité : c’est un fait connu. Je pourrais aller chercher mon Encyclopédie et vous le montrer à l’instant.

— Je me moque de vous, monsieur, et de votre Encyclopédie, dit Dempster, un ramassis de fausses connaissances, dont vous avez attrapé un mauvais exemplaire dans une cargaison de papiers de rebut. Me direz-vous à moi, monsieur, que je ne connais pas l’origine du presbytérianisme ? à moi, monsieur, un homme connu dans tout le comté, chargé des affaires d’une foule de paroisses, tandis que vous, monsieur, vous n’êtes pas même connu des insectes qui pullulent dans la misérable allée où vous avez été élevé. »

Un éclat de rire général accueillit cette incartade.

« Vous feriez mieux de le laisser tranquille, Byles : vous ne l’emporterez pas si vite sur Dempster », noya la réponse du trop instruit Byles, qui se leva furieux et sortit du bar.

« Un mauvais jacobin parvenu, messieurs, continua Dempster. J’étais décidé à m’en débarrasser. Qu’a-t-il besoin de s’introduire dans notre société ? Un homme qui n’a pas plus de principes que de propriété, ce qui est, à ma connaissance, considérablement moins que rien. Un athée insolvable, messieurs. Un déiste babillard, bon pour s’asseoir au coin de la cheminée d’un cabaret et faire des commentaires blasphémateurs sur l’unique gazette graisseuse maniée par des chaudronniers pleins de bière. Je ne souffrirai pas dans ma société un homme qui parle légèrement de la religion. La signature d’un individu tel que Byles ferait tache sur votre protestation.

— Où en êtes-vous de vos signatures ? » dit M. Pilgrim, le docteur, gros personnage en bottes à revers qui était entré pendant le discours de M. Dempster. M. Pilgrim revenait d’une longue tournée au milieu des fermes, dans laquelle il avait pris deux solides repas, qu’il appelait modestement des « bouchées » ; et comme chaque bouchée avait été suivie de quelques verres de « mélange », où l’eau n’entrait que pour une faible proportion, il était dans un état que son groom désignait d’une manière poétiquement ambiguë, en disant que son maître « avait été au soleil ». Dans de telles circonstances, c’était un plaisir pour lui que d’entrer au bar du « Lion-Rouge », où, comme tous les samedis soirs, il était sûr de trouver Dempster, et d’apprendre les dernières nouvelles au sujet de la protestation contre les services du soir. « Avez-vous déjà fait signer Ben Landor ? » continua-t-il en prenant deux chaises, une pour lui, l’autre pour sa jambe droite.

« Non, dit M. Budd, le diacre, en secouant la tête ; Ben Landor sait rester neutre en toute affaire ; il ne veut pas se mettre en opposition avec son père. Le vieux Landor est tout à fait tryanite. Mais nous n’avons pas encore votre nom, Pilgrim ?

— Chut, chut, Budd, dit M. Dempster d’un air satirique ; vous ne vous attendez pas à ce que Pilgrim signe ? Il a à soigner le foie d’une douzaine de tryanites. Il n’y a rien de comparable au jargon méthodiste pour produire une abondance de bile.

— Je pensais que, Pratt s’étant déclaré tryanite, nous étions sûrs d’avoir Pilgrim dans notre parti. »

M. Pilgrim n’était pas homme à rester tranquillement sous le coup d’un sarcasme, la nature l’ayant doué d’une très belle dose d’esprit pour sa défense personnelle. Dans ses moments de sobriété il avait quelque difficulté à s’énoncer, et, comme de copieuses libations de gin ne facilitent pas la parole, mais la rendent plus difficile, il eut le temps de faire une réplique suffisamment acerbe.

« Pour vous dire la vérité, Budd, dit-il à mots entrecoupés, le bruit court par toute la ville que Déborah Traunter jure que vous, qui serez un des délégués, vous l’emmènerez avec vous, et l’on dit qu’il y aura une belle foule à votre porte le matin de votre départ, pour la voir à vos côtés. Connaissant votre tendresse pour cette personne du beau sexe, j’ai pensé que vous ne voudriez pas lui donner un démenti. J’ai un peu de répugnance à signer, en raison de cela ; car Prendergast pourrait bien ne pas favoriser la protestation, si Déborah va avec vous. »

M. Budd était un petit célibataire de quarante-cinq ans, dont la vie scandaleuse était pour ses voisins un sujet de plaisanterie après le dîner. Il n’avait point de caractère spécial, sauf qu’il était corroyeur et d’un tempérament colérique ; en sorte qu’on aurait pu s’étonner de ce qu’on l’avait choisi comme ancien, si je ne vous disais qu’il avait été récemment élu, grâce à l’active entremise de M. Dempster, qui avait résolu, en lui faisant conférer cette dignité, d’activer son zèle contre le projet du service du soir.

« Allons, allons, Pilgrim, dit M. Tomlinson, couvrant la retraite de M. Budd, vous aimez à endosser l’habit du crieur, vert d’un côté et rouge de l’autre. Vous avez été entendre Tryan prêcher à la commune de Paddiford… vous savez.

— Certainement, et j’y ai entendu un fameux sermon. C’est dommage que vous n’y fussiez pas. Il s’adressait aux simples d’esprit.

— Non, vous ne m’y attraperez jamais, répliqua M. Tomlinson, sans être piqué le moins du monde ; il prêche sans cahier, dit-on, justement comme un dissident. Ce doit être un singulier papotage.

— Ce n’est pas là le pire, dit M. Dempster, il prêche contre les bonnes œuvres ; il dit que les bonnes œuvres ne sont pas nécessaires au salut ; c’est une doctrine sectaire, antinomiène, anabaptiste. Dites à un homme qu’il n’est pas sauvé par ses œuvres, et vous ouvrez les écluses à toute espèce d’immoralité. Vous voyez cela chez tous ces innovateurs au beau langage ; ils sont tous les mêmes, quant à la ruse ; des individus à l’air de douceur, à la parole traînante et hypocrite, qui prétendent que leur bouche ne trouve pas le gingembre chaud, et qui décrient toute espèce de plaisirs innocents : leurs cœurs sont d’autant plus noirs qu’ils ont l’extérieur plus saint. N’avons-nous pas été mis en garde contre ceux qui nettoient l’extérieur de la coupe et du plat ? Voilà, par exemple, ce Tryan, qui va çà et là prier avec de vieilles femmes, et chanter avec des enfants de charité ; sur quoi a-t-il l’œil fixé, pendant tout ce temps ? C’est un ambitieux jésuite, messieurs ; tout ce qu’il désire, c’est d’avoir le pied assez avant dans la paroisse pour se glisser dans les souliers de Crewe, quand mourra ce vieux monsieur. Toutes les fois que vous voyez un homme se prétendre meilleur que ses voisins, soyez sûrs qu’il a quelque projet caché, ou que son cœur est pourri d’orgueil spirituel. »

Comme pour se garantir lui-même de ce péché, M. Dempster saisit la bouteille d’eau-de-vie et s’en versa une plus grande quantité qu’à l’ordinaire.

« Avez-vous décidé quel serait votre troisième délégué ? dit M. Pilgrim, qui avait le goût des détails plutôt que de la dissertation.

— Voilà l’homme, répondit Dempster en montrant M. Tomlinson. Nous partirons pour la cure d’Elmstoke jeudi matin ; donc, si vous voulez nous donner votre signature, il faut vous décider un peu vite, Pilgrim. »

M. Pilgrim n’en avait pas l’intention ; aussi dit-il seulement : « Je ne serais pas étonné qu’après tout, Tryan se trouvât plus fort que vous. Il a la langue bien onctueuse, et peut-être Prendergast est pour lui.

— C’est peu à craindre, dit Dempster d’un ton confidentiel. Je le retournerai bientôt. Tryan n’a qu’à se bien tenir. J’ai pour lui une bonne quantité de verges au vinaigre. »

À ce moment, le garçon entra au comptoir, et remit une lettre à Dempster, en disant : « Le domestique de Trower vient d’arriver dans la cour avec un cabriolet ; il a apporté cette lettre. »

M. Dempster lut la lettre et dit : « Dites-lui de tourner le cabriolet ; je serai à lui dans une minute. Tenez, courez chez Gruby et faites remplir cette tabatière ; vite !

— Trower est plus mal, je suppose ; eh, Dempster ? Il veut vous faire changer son testament ? dit Pilgrim.

— Affaires, affaires, affaires, je ne sais pas exactement laquelle », répondit le prudent Dempster, qui se leva résolument, mit son chapeau à fond bas et sortit du bar d’un pas lent, mais ferme.

« Je n’ai jamais vu l’égal de Dempster ; qu’on me fusille, si je l’ai vu ! » dit M. Tomlinson, suivant des yeux le légiste avec admiration. « Il a bu la plus grande partie d’une bouteille d’eau-de-vie depuis que nous sommes là, et je parie une guinée que, lorsqu’il arrivera chez Trower, sa tête sera aussi claire que la mienne. Il connaît mieux ce qui concerne la loi, quand il est ivre, que tous les autres quand ils sont sobres.

— Oui, et bien d’autres choses que les lois, dit M. Budd. Avez-vous remarqué comme il a repris Byles au sujet des presbytériens ? Sur ma parole, il sait tout, ce Dempster. Il a rudement étudié dans sa jeunesse. »