Aller au contenu

Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/11

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XI

Dans ses visites à sa voisine Mme Pettifer, trop ancienne amie pour être délaissée, bien que tryanite, Jeanne entendit quelquefois des allusions à M. Tryan, et dut même écouter son éloge : ce qu’elle subissait avec un sourire d’incrédulité.

« Eh bien, dit-elle un jour, j’aime bien mieux le cher vieux M. Crewe et ses pipes que votre M. Tryan et son Évangile. Quand j’étais petite fille, M. et Mme Crewe me laissaient jouer dans leur jardin et avaient une escarpolette entre les grands ormes ; ma mère n’avait pas de jardin. J’aime les gens qui sont bons ; la bonté est ma religion ; et c’est pour cela que je vous aime, chère madame Pettifer, quoique vous soyez tryanite.

— Mais c’est aussi la religion de M. Tryan — au moins en partie. Il n’y a personne qui s’occupe plus que lui à faire du bien aux pauvres, et il pense à leur corps tout autant qu’à leur âme.

— Oui, oui ; mais il parle beaucoup de foi et de grâce, et de tout le reste, en faisant croire à ses adhérents qu’ils sont meilleurs que les autres, et que Dieu les aime plus qu’il n’aime le reste du monde. Il remplit de ces idées la tête de Sally Martin, ce qui ne lui a point fait de bien du tout. Auparavant c’était une fille gentille, honnête et patiente ; et maintenant elle s’imagine qu’elle a une nouvelle lumière et une nouvelle sagesse. Je n’aime pas cela.

— Vous méconnaissez M. Tryan, ma chère madame Dempster ; j’aimerais que vous l’entendissiez prêcher.

— Quelle horreur ! Je me sauve. Adieu. »

Peu de jours après cette conversation, cependant, Jeanne alla chez Sally Martin vers environ trois heures de l’après-midi. Le pouding qu’on avait préparé pour elle et sa belle-mère lui parut si délicat, qu’elle pensa qu’un morceau ferait plaisir à la jeune poitrinaire ; avec sa vivacité ordinaire, elle s’était levée de table, avait mis son chapeau et était partie portant une assiette de pouding. Quand elle entra dans la maison de Sally, elle ne vit personne ; mais elle entendit sortir de la chambre où Sally était couchée une voix qu’elle n’avait jamais entendue auparavant. Elle devina aussitôt que c’était celle de M. Tryan. Son premier mouvement fut de poser son assiette et de s’en aller ; mais il se pouvait que Mme Martin ne fût pas à la maison, et il n’y aurait personne alors pour donner à Sally ce délicieux morceau de pouding. Elle resta et fut obligée d’entendre ce que disait M. Tryan. Il fut interrompu par un violent accès de toux de la malade.

« C’est bien pénible, n’est-ce pas ? dit-il quand Sally fut calmée. Cependant Dieu semble vous aider admirablement à supporter. Priez pour moi, Sally, pour que je puisse avoir aussi de la force quand viendra la grande souffrance. C’est une de mes pires faiblesses que de redouter la douleur corporelle ; et je pense que le temps n’est pas éloigné où j’aurai aussi à supporter ce que vous éprouvez. Mais je vous ai fatiguée. Nous avons assez parlé. Adieu. »

Jeanne fut surprise et oublia sa résolution de ne pas rencontrer M. Tryan ; l’accent et les paroles étaient si différents de ce qu’elle attendait. Il n’y avait rien de l’onction de satisfaction personnelle du directeur citant ou exhortant, ou expliquant pour l’avantage de l’auditeur : mais une simple demande d’aide, un aveu de faiblesse. M. Tryan avait donc ses chagrins profondément sentis ? M. Tryan aussi, comme elle-même, savait ce que c’était que de trembler d’avance pour une épreuve — de frissonner devant un fardeau plus lourd qu’on ne se sentait la force de le supporter ?

Le plus bel acte de vertu n’aurait pu attirer le bon vouloir de Jeanne en faveur de M. Tryan autant que cette communauté de souffrance, et cette pensée adoucie était dans ses yeux lorsque le pasteur parut dans le corridor, pâle, fatigué et oppressé. La vue de Jeanne, se tenant là debout, avec cette entière inconscience de soi qui est le propre d’une impression vive et nouvelle, le fit tressaillir. Il s’arrêta un peu ; leurs yeux se rencontrèrent, et ils se regardèrent gravement pendant quelques instants. Puis ils se saluèrent, et M. Tryan sortit.

Il y a une puissance dans le regard direct d’une âme humaine sincère et aimante, qui fera plus pour dissiper les préjugés et enflammer la charité que les arguments les plus étudiés. L’exposition la plus complète de la doctrine de M. Tryan n’avait pas suffi à convaincre Jeanne qu’il n’avait pas une indulgence odieuse pour lui-même, en se croyant particulièrement un enfant de Dieu ; mais un seul regard éloigna d’elle cette impression fâcheuse.

Ceci arriva en automne, peu de temps avant la mort de Sally Martin. Jeanne ne parla à personne de sa nouvelle impression, car elle avait peur d’arriver à une contradiction encore plus forte de ses premières idées. Nous avons tous des égards considérables pour notre passé, et nous n’aimons pas à jeter sur ce respectable individu des réflexions qui sont une entière négation de ses principes. Jeanne ne pensait plus à être antipathique à M. Tryan ; mais elle répugnait encore à l’idée de l’entendre et de l’admirer. C’était un renversement du passé qui s’accordait aussi peu avec ses dispositions qu’avec sa position.

Et pourtant cette entrevue avec M. Tryan fut bientôt reléguée à l’arrière-plan des souvenirs de Jeanne par l’accumulation journalière des misères de sa vie.