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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/18

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CHAPITRE XVIII

Avant de quitter Mme Dempster, M. Tryan l’engagea à envoyer chercher sa mère. « Ne la blessez pas, ajouta-t-il, en la laissant plus longtemps ignorante de vos tourments. Il est convenable que vous soyez avec elle.

— Oui, je l’enverrai chercher, dit Jeanne. Mais j’aimerais mieux ne pas aller chez ma mère, parce que mon mari croit sûrement que j’y suis, et il pourrait m’y venir chercher. Je ne puis retourner vers lui — du moins pas encore. Devrais-je retourner vers lui ?

— Non certainement, pas à présent. Il faut faire quelque chose pour vous mettre à l’abri de sa violence. Votre mère, je pense, devrait consulter quelque ami sûr, quelqu’un de bonne réputation et d’expérience, qui pourrait s’interposer entre vous et votre mari.

— Oui, j’enverrai chercher ma mère. Mais je resterai ici, chez Mme Pettifer, jusqu’à ce qu’il y ait quelque chose de fait. Je désire que personne ne sache où je suis. Vous reviendrez, n’est-ce pas ? vous ne m’abandonnerez pas à moi-même ?

— Vous ne serez point abandonnée à vous-même. Dieu sera avec vous. Si j’ai réussi à vous donner quelque soulagement, c’est parce que son pouvoir et son amour étaient auprès de vous. Mais je suis reconnaissant qu’il m’ait choisi comme son intermédiaire. Je vous reverrai demain — pas avant le soir, car c’est dimanche, vous savez ; mais, après la méditation, je serai libre. Vous serez jusque-là dans mes prières. Pendant ce temps, chère madame Dempster, ouvrez votre cœur autant que vous le pourrez à votre mère et Mme Pettifer. Rejetez loin de vous l’orgueil qui nous fait répugner à faire connaître nos faiblesses à nos amis. Priez-les de vous aider, de vous préserver du péché que vous redoutez le plus. Privez-vous autant que possible des moyens et de l’occasion de le commettre. Tout effort de ce genre fait avec humilité et soumission est une prière. Promettez-moi d’agir ainsi.

— Oui, je vous le promets. Je sais que j’ai toujours été trop orgueilleuse ; je n’ai jamais pu supporter de parler de moi à personne. J’ai eu cette fierté, même auprès de ma mère ; cela me fâchait toujours quand elle paraissait s’apercevoir de mes fautes.

— Chère madame Dempster, vous ne direz plus jamais que la vie est vide, et qu’il n’y a rien qui vaille la peine de vivre, n’est-ce pas ? Voyez quelle œuvre il y a à faire dans la vie, soit dans notre âme, soit dans celle des autres. Certainement, il est de peu d’importance que nous ayons plus ou moins de bien-être dans ce monde, pendant ces courtes années où Dieu nous élève pour la jouissance éternelle de son amour. Tenez ce grand but de la vie devant vous, et vos chagrins d’ici-bas ne seront que les petites difficultés du voyage. Maintenant il faut que je parte. »

M. Tryan se leva et lui tendit la main. Jeanne la prit en disant : « Dieu a été bien bon en vous envoyant à moi. Je me confierai en Lui. Je tâcherai de faire tout ce que vous m’avez dit. »

Immense influence d’une âme humaine vraiment aimante sur une autre âme ! Elle ne peut se calculer par l’algèbre ou se déduire par la logique ; mais elle est mystérieuse, agissante, puissante, comme le procédé par lequel la petite semence est activée et se développe en tige élancée, en larges feuilles, en brillantes fleurs.

Les idées sont souvent des images diaphanes ; nos yeux pleins de lumière solaire ne peuvent les discerner ; elles passent devant nous comme des vapeurs légères et ne peuvent se faire sentir. Mais quelquefois elles sont faites chair ; elles soufflent sur nous d’une chaude haleine, elles nous touchent d’une douce main, elles nous regardent avec des yeux sympathiques et nous parlent avec des accents entraînants ; elles sont revêtues d’une âme humaine vivante, avec toutes ses luttes, sa foi, son amour. Alors leur présence est un pouvoir, alors elles nous émeuvent comme une passion, et nous sommes entraînés par elles avec une douce contrainte, comme la flamme est attirée par la flamme.

Le noble visage de Jeanne était devenu tout calme, et elle leva les yeux avec une expression humble et enfantine sur le maigre visage pâle et sur les grands yeux qui brillaient maintenant d’un éclat extatique. On aurait pu la prendre pour l’image de la force passionnée vaincue et épuisée par la lutte ; et lui pour une image du renoncement par la foi qui a calmé et changé cette lutte en repos. Comme il regardait ce doux visage soumis, il se rappela le regard d’angoisse désespéré de Jeanne, et son cœur était plein lorsqu’il la quitta. « Puissé-je vivre assez longtemps pour voir la confirmation de cette œuvre, et alors… »

Il était près de dix heures lorsque M. Tryan partit ; mais Jeanne était impatiente de voir sa mère. Mme Pettifer mit son chapeau et alla elle-même chercher Mme Raynor. La pauvre mère s’attendait trop bien à ce que chaque semaine serait plus pénible que la précédente, pour que les nouvelles que lui apportait Mme Pettifer la surprissent. Tranquillement elle fit un paquet de vêtements, dit à sa domestique qu’elle ne rentrerait pas cette nuit, et suivit en silence Mme Pettifer.

Quand elles entrèrent au parloir, Jeanne, épuisée, s’était endormie dans un fauteuil. Le bruit de la porte qui s’ouvrait la réveilla, et elle regardait autour d’elle d’un air étonné, quand Mme Raynor s’approcha et lui dit : « C’est votre mère, Jeanne.

— Mère, ma chère mère ! s’écria Jeanne en l’étreignant. Je n’ai pas été pour vous une enfant bonne et tendre ; mais je veux l’être désormais ; je ne veux plus vous chagriner. »

Le calme avec lequel la vieille dame avait supporté sa peine céda à la joie que lui causèrent ces paroles, et elle fondit en larmes.