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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/22

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CHAPITRE XXII

Le lendemain matin, Jeanne fut si calme et parla si nettement à déjeuner d’aller chez sa mère, que Mme Pettifer et Mme Raynor s’accordèrent pour lui apprendre peu à peu ce qui était arrivé à son mari, puisque, dès qu’elle sortirait, elle courrait risque de rencontrer quelqu’un qui trahirait le mystère. Mais Mme Raynor pensa qu’il serait bien d’aller d’abord aux nouvelles.

« Ma chère, dit-elle à Jeanne, j’irai d’abord à la maison voir comment vont les choses et préparer votre chambre. Vous n’avez pas besoin de venir tout de suite, vous savez. Je reviendrai dans une heure, et nous irons ensemble.

— Oh non ! dit Mme Pettifer, restez avec moi jusqu’à ce soir. Je serai perdue sans vous. Vous n’avez pas besoin de me quitter avant ce soir. »

Jeanne était plongée dans la lecture de la Vie de Henry Martyn, que Mme Pettifer avait de la bibliothèque de Paddiford, et son intérêt était si fort excité par la pathétique histoire de ce missionnaire, qu’elle consentit facilement à ce qu’on voulait, et Mme Raynor la quitta.

Elle était partie depuis plus d’une heure et il était près de midi lorsque Jeanne posa son livre ; et, après être restée quelques minutes à méditer, les regards fixés sans y faire attention sur le mur opposé, elle se leva, alla à sa chambre, et, mettant à la hâte son châle et son chapeau, redescendit vers Mme Pettifer, qui était occupée à la cuisine.

« Madame Pettifer, dit-elle, vous direz à ma mère, quand elle reviendra, que je suis allée voir les pauvres Lakins dans le passage du Boucher. Je sais qu’ils meurent presque de faim et je les ai bien négligés dernièrement. Puis j’irai, je pense, chez Mme Crewe. Je désire voir la chère petite femme, pour lui dire moi-même comment et pourquoi je suis allée entendre M. Tryan. Elle n’en sera pas à moitié si peinée, si je le lui dis moi-même.

— Ne voulez-vous pas attendre le retour de votre mère et renvoyer cela à demain ? dit Mme Pettifer alarmée. Vous serez difficilement de retour pour le dîner, si vous vous mettez à causer avec Mme Crewe. Et il vous faudra passer devant la maison de votre mari, vous savez ; et hier vous aviez une telle frayeur de le voir.

— Oh ! Robert est à son étude maintenant, s’il n’est pas en course hors de ville. Il faut que je sorte — je sens que je dois faire quelque chose pour quelqu’un — n’être pas plus longtemps une souche inutile. Je viens de lire l’histoire étonnante de Henry Martyn ; il est tout à fait comme M. Tryan — se fatiguant pour les autres tandis que je reste assise à ne penser qu’à moi. Il faut que je sorte. Adieu ; je reviendrai bientôt. »

Elle sortit en courant avant que Mme Pettifer pût trouver d’autre argument pour la dissuader, laissant la bonne femme très inquiète que cette détermination de Jeanne ne rendît inutiles toutes les précautions prises pour lui épargner une nouvelle secousse.

Jeanne, après sa visite au passage du Boucher, rentra dans la rue du Verger pour aller chez Mme Crewe ; elle pensait assez tristement que le ménage économique de sa mère ne lui offrirait guère de surplus à envoyer aux affamés Lakins, quand elle vit M. Pilgrim de l’autre côté de la rue. Il marchait rapidement, et, quand il atteignit la porte de Dempster, il tourna et entra sans frapper.

Jeanne fut surprise. M. Pilgrim n’entrerait pas de cette manière, à moins qu’il n’y eût dans la maison quelqu’un de très malade. C’était son mari : elle en fut aussitôt convaincue. Quelque chose lui était arrivé. Sans hésitation elle traversa la rue, ouvrit la porte et entra. Il n’y avait personne dans le vestibule. La porte de la salle à manger était grande ouverte — il n’y avait personne. M. Pilgrim donc était déjà en haut. Elle s’élança aussitôt vers la chambre de Dempster — sa chambre à elle. La porte était ouverte, et elle s’arrêta pâle d’horreur au spectacle qui s’offrit à ses yeux et qui se présentait avec une netteté d’autant plus effrayante que la lumière de midi illuminait la chambre.

Deux vigoureux infirmiers employaient toute leur force à retenir Dempster dans son lit, tandis que l’aide-chirurgien lui appliquait une éponge sur la tête et que M. Pilgrim s’occupait plus loin à préparer quelque appareil. Le visage de Dempster était pourpre et enflé, ses yeux dilatés et fixés avec terreur sur quelque chose qu’il croyait voir sortir du coffre-fort. Il tremblait violemment et faisait des efforts pour s’élancer hors du lit.

« Laissez-moi, laissez-moi, disait-il d’une voix rauque et basse ; elle vient — elle est froide — elle est morte — elle m’étranglera avec ses cheveux noirs. Ah ! ses cheveux, ce sont des serpents — ce sont des serpents noirs — ils sifflent — ils sifflent — laissez-moi aller — laissez-moi aller — elle veut m’entraîner avec ses bras froids — ses bras sont des serpents — ils veulent m’enlacer — elle veut m’entraîner dans l’eau froide — son sein est froid — il est noir — les serpents, les serpents !…

— Non, Robert, s’écria Jeanne, émue de pitié, s’élançant vers lui, les bras étendus, non, voici Jeanne. Elle n’est pas morte : elle vous pardonne. »

Le délire de Dempster sembla recevoir une nouvelle impression de cet aspect. La terreur fit place à la rage.

« Ah ! vous voilà, lâche hypocrite ! s’écria-t-il d’une voix rauque, vous me menacez……, vous voulez vous venger de moi, n’est-ce pas ? Faites ! J’ai la loi pour moi……, je connais la loi…, je vous poursuivrai comme un lièvre……, prouvez-le……, prouvez que j’ai été acheté avec…… ; prouvez que j’ai pris l’argent……, prouvez-le……, vous ne pouvez rien prouver……, damnés magots, chanteurs de psaumes ! J’allumerai un feu pour vous enfumer tous…… ; je vous balayerai……, je vous broierai en poudre……, en poudre fine…… (ici sa voix baissa et prit un accent de dégoût)… de la poudre sur les draps……, elle court…… Des blattes noires……, elles viennent en essaims…… Jeanne ! venez les ôter…… Malédiction sur vous ! pourquoi ne venez-vous pas, Jeanne ? »

La pauvre Jeanne était à genoux près du lit, le visage caché dans ses mains. Elle désirait presque le retour de son moment le plus cruel plutôt que cela. Il lui semblait que son mari était déjà emprisonné dans la Géhenne et qu’elle ne pouvait l’atteindre ; que ses oreilles étaient pour toujours sourdes aux accents d’amour et de pardon. Ses péchés avaient formé une enveloppe autour de son âme ; la voix miséricordieuse de sa femme ne pouvait la percer.

« Est-ce qu’elle n’est pas là ? continua-t-il d’un ton de défi. Pourquoi me demandez-vous où elle est ? Je tirerai jusqu’à la dernière goutte du sang jaune de vos veines, si vous venez me questionner. Votre sang est jaune……, dans votre bourse…… ; il coule hors de votre bourse… Comment ! vous le changez en crapauds, en vérité. Ils rampent……, ils volent……, ils volent par là. Palefrenier ! palefrenier ! amenez mon cabriolet…… Amenez-le donc, paresseux, imbécile…… Ha ! Vous voulez me suivre ? mauvaises bêtes !…… vous voulez voler autour de ma tête……, vous avez des langues de feu…… Palefrenier ! damnation ! pourquoi ne venez-vous pas ? Jeanne, venez ôter ces crapauds…… ; Jeanne ! »

Cette fois, il prononça son nom avec un tel cri de terreur, que Jeanne se releva involontairement et resta debout, comme pétrifiée par cette horrible vibration. Dempster fixa vaguement ses yeux sur elle en silence pour quelques moments, puis il recommença à parler d’une voix basse et rauque :

« Morte……, est-elle morte ? Elle l’a fait, alors. Elle s’est ensevelie dans le coffre-fort…… ; elle a laissé ses vêtements dehors, cependant……, elle n’est pas morte…… Pourquoi prétendez-vous qu’elle est morte ?…… Elle vient, elle sort du coffre-fort……, arrêtez-la……, elle veut m’entraîner dans l’eau noire……, son sein est noir……, il est tout serpents……, ils s’allongent……, les grands serpents blancs s’allongent……  »

Ici M. Pilgrim s’avança avec l’appareil pour lier son malade ; mais les efforts de Dempster devinrent de plus en plus violents. « Palefrenier ! palefrenier ! cria-t-il, amenez le cabriolet…… donnez-moi le fouet ! » — et, s’échappant des mains robustes qui le tenaient, il commença à frapper furieusement les couvertures avec son bras droit.

« Ôtez-vous, brute boiteuse ! — sc — sc — sc ! c’est ça ! vous allez ! Ils pensent m’avoir attrapé, n’est-ce pas ? Les lâches imbéciles ! Je les retrouverai. Je leur ferai dire la Prière du Seigneur à l’envers…… Je les poivrerai si bien que le diable les mangera tout crus…… Sc — sc — sc — nous verrons qui gagnera alors…… Allez donc, damnée bête boiteuse……, je vous ouvrirai le dos……, je……  »

Il se souleva avec un effort plus violent que jamais pour battre les draps, et retomba en arrière, en proie aux convulsions. Jeanne poussa un cri et retomba à genoux. Elle crut qu’il était mort.

Dès que M. Pilgrim fut libre de lui donner un moment d’attention, il vint à elle et, la prenant par le bras, essaya avec douceur de l’emmener hors de la chambre.

« Voyons, ma chère madame Dempster, ne restez pas dans cette chambre pour le moment. Nous calmerons bientôt cela, je l’espère ; ce n’est rien autre chose que le délire qui accompagne ordinairement de pareils cas.

— Oh ! qu’est-ce donc ? qu’est-il arrivé ?

— Il est tombé du cabriolet ; la jambe droite est cassée. C’est un terrible accident, et je ne vous cache pas qu’il présente un assez grand danger, en raison de l’état du cerveau. Mais M. Dempster est d’une constitution vigoureuse, vous savez ; dans peu de jours, la fièvre sera calmée et il ira bien peut-être. Je vous prie, ne restez pas dans cette chambre ; vous ne pouvez rien faire avant que M. Dempster soit mieux et puisse vous reconnaître. Mais il ne faut pas que vous soyez seule ; je vous engagerais à avoir Mme Raynor près de vous.

— Oui, j’enverrai chercher ma mère. Mais vous ne vous opposerez pas à ce que je reste dans cette chambre. Je serai tranquille, à présent ; seulement la première secousse a été si violente ; je ne savais rien. Je pourrai aider les gardes ; je puis faire les applications froides sur la tête. Il peut reprendre sa connaissance. Je vous en prie, ne vous y opposez plus ; mon cœur tient à rester près de lui. »

M. Pilgrim céda, et Jeanne, ayant envoyé chercher sa mère et quitté son châle et son chapeau, revint prendre sa place au chevet de son mari.