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Scènes de la vie du clergé/La Conversion de Jeanne/6

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CHAPITRE VI

Bien des gens auraient trouvé, ainsi que Mme Raynor, que la confirmation de ce jour-là offrait un joli coup d’œil, tout au moins lorsque ces jeunes filles aux visages roses formèrent une blanche procession le long des bas côtés de l’église, et vinrent s’agenouiller en demi-cercle sous la lumière de la grande fenêtre cintrée, adoucie par de vieux vitraux peints ; et on aurait pensé, en les regardant, tandis que des mains vénérables se posaient sur ces jeunes têtes et qu’un visage respecté levait les yeux pour implorer sur elles une bénédiction, que les cœurs palpiteraient légèrement et que les yeux se mouilleraient quelque peu. Cependant je me rappelle que les yeux me parurent bien secs dans l’église de Milby ce jour-là, quoique l’évêque fût un vieillard probablement vénérable, bien qu’il ne fût pas très fort sur le grec (il était frère d’un lord whig) ; et je pense que les yeux restèrent secs parce qu’il avait de délicates petites mains de femme, ornées de manchettes, et qu’au lieu de les poser sur les têtes des jeunes filles il ne fit que les tenir au-dessus de chacune d’elles dans une rapide succession, comme s’il n’était pas convenable à l’étiquette de les toucher et comme si l’imposition des mains était comme les baisers au théâtre — une partie de la pièce à laquelle on ne devait pas croire réellement. Il est vrai qu’il y avait beaucoup de têtes et que le temps de l’évêque était limité. De plus, une perruque ne peut en aucun cas causer de l’émotion ; et de grandes manches de mousseline ne peuvent guère toucher le cœur, si ce n’est celui d’une blanchisseuse.

Je sais que Ned Phipps, qui était à genoux à mes côtés et qui, je suis sûr, me porta à me conduire plus mal que je ne l’eusse fait sans lui, me dit à l’oreille que l’évêque était un « mannequin », et certainement je me rappelle avoir trouvé que Prendergast paraissait beaucoup plus digne, avec son simple surplis blanc et ses cheveux noirs. C’était un homme de taille imposante et qui lisait la liturgie d’une voix remarquablement sonore et uniforme, que j’essayai d’imiter le dimanche suivant à la maison, jusqu’à ce que ma petite sœur se mît à pleurer et dît que je « rugissais contre » elle.

M. Tryan était assis sur un banc près de la chaire avec plusieurs autres ministres. Il était pâle et passait sa main sur son visage et dans ses cheveux, qu’il repoussait en arrière plus souvent qu’à l’ordinaire. Debout dans le bas côté de l’église, près de lui et répétant les répons avec une force édifiante, se tenait M. Budd, ancien d’église et délégué, un bâton blanc à la main et s’inclinant en avant, comme il croyait, je suppose, qu’il était convenable pour un ami de la religion établie. En évidence dans la galerie, on voyait aussi la grande figure de M. Dempster, auquel les occupations de sa profession permettaient rarement d’occuper sa place à l’église.

« Voilà Dempster, dit Mme Linnet à sa fille Marie ; il a l’air plus convenable qu’à l’ordinaire. Il a appris par cœur quelque beau discours à faire à l’évêque, j’en réponds. Mais il sera saupoudré de tabac avant la fin du service, et l’évêque ne sera pas capable de l’entendre, à force d’éternuer, ce qui est consolant. »

Enfin la dernière scène de la longue cérémonie fut terminée, et la nombreuse assemblée s’écoula, fatiguée, pour sortir aux chauds rayons du soleil de l’après-midi, et l’évêque se retira à la cure, où, après avoir fait honneur à la collation de Mme Crewe, il devait donner audience aux délégués et à M. Tryan, et décider sur la grande question du service du soir.

Entre cinq et six heures, la cure fut de nouveau aussi tranquille qu’à l’ordinaire à l’ombre de ses grands ormes, et les seules traces de la récente présence de l’évêque étaient les marques des roues sur le gravier, et la longue table avec ses plats montés dérangés de leur symétrie, sa nappe parsemée de miettes et ses carafes sans leurs bouchons. M. Crewe fumait tranquillement sa pipe au salon, et Jeanne convenait avec Mme Crewe qu’un peu de blanc-manger serait une gentille chose à porter à Sally Martin, pendant que la petite vieille dame elle-même avait une cuiller à la main pour ramasser les miettes sur une assiette, afin de les semer sur le gravier pour les petits oiseaux.

Avant cela on avait vu la voiture de l’évêque passer dans la Grand’Rue, pour se rendre chez lord Trufford, où il devait dîner. La question du service du soir était donc décidée ?

On peut deviner la nature de cette décision d’après la conversation suivante, qui eut lieu, le soir même, au bar du « Lion-Rouge ».

« Ainsi vous voilà refait, hé, Dempster ? » dit M. Pilgrim avec quelque plaisir. Il n’était pas content que M. Tryan eût gagné la partie, mais il n’était pas fâché que Dempster fût désappointé.

« Refait, monsieur ? Pas du tout. C’est ce que je prévoyais. Je savais que nous n’avions rien autre à attendre dans ces temps où l’Église est infestée par un tas d’hommes qui ne sont bons qu’à sortir d’un tonneau vide des hymnes pour des airs composés par un ouvrier savetier. Mais je n’en étais pas moins disposé à m’employer pour la cause de l’Église établie et le bien de la ville. Tout poltron peut engager une bataille où il est assuré de vaincre, mais trouvez-moi l’homme qui ait le courage de combattre quand il est sûr de perdre. C’est ma manière, monsieur ; et il y a bien des victoires qui ne valent pas une défaite, comme M. Tryan l’apprendra à ses dépens.

— Ce doit être, dit Tomlinson, une pauvre espèce d’invalide, que cet évêque, pour s’accorder avec un misérable méthodiste comme ce Tryan. Quant à moi, je crois que nous pourrions très bien nous passer d’évêques, s’ils ne sont pas plus habiles que ça. À quoi sert qu’ils touchent mille livres par an et qu’ils vivent dans un palais, s’ils ne soutiennent pas l’Église ?

— Voilà que vous sortez de la question, Tomlinson, dit Dempster. Personne ne m’entendra dire un mot contre l’épiscopat : c’est la sauvegarde de l’Église ; il faut que nous ayons là des positions et des dignités, aussi bien que partout ailleurs. Non, monsieur. L’épiscopat est une bonne chose ; mais il peut arriver qu’un évêque n’en soit pas une. De même que l’eau-de-vie est une bonne chose, quoique cette bouteille-ci soit anglaise et ait le goût d’eau de pluie recueillie par la cheminée. Ici, Ratcliffe, donnez-moi à boire quelque chose qui ressemble un peu moins à une décoction de sucre et de suie.

— Je n’ai rien dit contre l’épiscopat, répliqua M. Tomlinson. J’ai seulement dit que nous pourrions aussi bien vivre sans évêques ; et quant à ça, je le répéterai. Les évêques n’ont jamais amené de mouture à mon moulin.

— Savez-vous quand doivent commencer les méditations ? dit M. Pilgrim.

— Elles doivent commencer dimanche prochain, dit M. Dempster d’un ton significatif ; mais il n’est pas nécessaire d’être bien clairvoyant pour prévoir la fin. Il est évident pour moi que M. Tryan cherchera bientôt une autre cure.

— Il ne trouvera pas beaucoup de gens de Milby qui, au bout de quelque temps, aillent entendre ses méditations.

— J’en gagerais bien une guinée, dit M. Budd.

— Je sais que je ne garderai pas sur mon terrain un seul ouvrier qui ira à ces prières ou qui y laissera aller quelqu’un des siens.

— Ni moi non plus, dit M. Tomlinson. Aucun tryanite ne touchera à un de mes sacs ou de mes chars : vous pouvez en être certain. Et je connais beaucoup d’autres personnes qui feront comme moi.

— Tryan a un bon nombre d’amis dans la ville, et des amis qui le soutiendront, dit Pilgrim. Je dirais même qu’on ferait aussi bien de le laisser tranquille, lui et ses méditations. S’il continue à prêcher comme il le fait, avec une constitution comme la sienne il aura bientôt les poumons malades et vous en serez débarrassés.

— Nous ne le laisserons pas se rendre malade, dit Dempster. Puisque sa santé n’est pas bonne, nous le persuaderons de changer d’air. Soyez sûrs qu’il trouvera le climat de Milby trop chaud pour lui. »