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Scènes du drame hellénique/02

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QUELQUES SCÈNES
DU
DRAME HELLÉNIQUE [1]
(juin-décembre 1916)

II. — DE JUIN A OCTOBRE


I

Peu de temps après son arrivée à Athènes, l’attaché naval de France, le capitaine de frégate de Roquefeuil, avait été reçu par le Roi. Dans cette audience, la mentalité du souverain se révèle sous les formes les plus significatives et son ressentiment contre les Alliés se traduit par une suite de protestations tendant à démentir certains faits dont ils l’accusent. Ses mensonges saisis sur le vif par l’attaché naval mettent celui-ci en défiance et, par la suite, le souvenir qu’il en garde nous aide à comprendre son altitude envers le prince à la loyauté duquel il ne veut plus croire. Constantin se défend d’abord de ravitailler les sous-marins allemands dans les eaux de la Grèce. « Vous savez très bien, dit-il, que les sous-marins se ravitaillent en Asie-Mineure. » L’attaché naval ayant objecté que l’avant-veille, un sous-marin a coulé un bâtiment près de Salonique, c’est-à-dire dans les eaux territoriales grecques, le Roi reconnaît que la chose est possible, qu’il se peut que les sous-marins se rapprochent des côtes pour se ravitailler en vivres et qu’ayant rencontré un navire, ils l’aient coulé ; mais on ne trouvera aucune preuve de la complicité de la Grèce.

En passant, il se plaint du service de renseignements organisé par les Anglais. « Il est dirigé, dit-il, par une espèce de romancier à la Scherlok : Holmes qui s’appelle Mackensie : c’est pour répondre à ce service de sûreté anglais que les Allemands ont créé le leur. » Cette affirmation était fausse, celui des Allemands existait avant celui des Anglais et s’était donné pour but d’abattre le parti vénizéliste, de détruire la liberté d’action des Alliés, autrement dit de violer la neutralité de la Grèce. L’entretien s’engagea ensuite sur la police grecque ; l’attaché naval insinua qu’il s’y trouvait des agents allemands, ou tout au moins des policiers grecs qui parlaient la langue germanique. « C’est possible, répliqua le Roi, de même qu’il y a des Grecs qui portent des noms allemands. J’ai connu un colonel qui s’appelle Hoffmann et qui ne sait pas un mot de cette langue. » L’affirmation n’était pas heureuse ; elle était le contraire de la vérité et M. de Roquefeuil put en fournir la preuve sur-le-champ.— « J’en connais un, moi aussi, dit-il, qui porte le même nom et qui, j’en donne l’assurance à votre Majesté, est arrivé en droite ligne de Berlin, j’ai même son adresse, il habite au Pirée. » Pris en flagrant délit de mensonge, le Roi répondit froidement : « Je ne le connais pas. » Il mentait de nouveau pour couvrir sa retraite.

A mesure que cette conversation se déroulait, il s’excitait de plus en plus. « Les Alliés commencent à m’agacer, s’écria-t-il tout à coup ; ils ont vis-à-vis de moi des procédés que je ne peux admettre, je ne suis pas un enfant à qui l’on donne une tape sur la joue, et qu’on met dans un coin jusqu’à ce qu’il soit sage. Quand on me marche sur le pied, je gueule (sic). Vous aviez pour vous les neuf dixièmes de ma population ; aujourd’hui vous n’avez presque plus personne, parce que l’Entente ne sait pas ce qu’elle veut et qu’elle agace le pays par ses piqûres d’épingles. — Mais alors, Sire, que doivent faire les Alliés ? Peut-être votre Majesté préférerait-elle qu’ils aient un plan d’ensemble et qu’ils en discutent avec ses ministres les conséquences et les conditions. — Certainement, cela vaudrait mieux. » Il oubliait que les Puissances avaient déjà proposé au Cabinet grec de faire un bloc de foules les difficultés pour les résoudre toutes à la fois et qu’il avait toujours refusé de se prêter à ce procédé. La mauvaise foi de Constantin éclatait, dans son langage ; c’est en vain qu’il s’efforçait de la dissimuler sous des expressions de colère et de violence. « Je ne suis ni pour les Allemands, ni pour les Français, ni pour les Anglais, bien que je préfère les Anglais et que Paris m’ait laissé le plus charmant souvenir. Je suis pour les Grecs et je veux que vous cessiez d’abuser de mon pays. Si je vous parle ainsi, c’est pour qu’on sache ce que je pense. M. Briand s’est fait de la Grèce une idée absolument fausse ; il a orienté l’opinion publique vers ses conceptions. Tout ce qui est favorable à son opinion trouve en France une large publicité ; tout ce qui y est contraire est arrêté par la censure, et c’est pourquoi je ne puis me défendre contre l’opinion malveillante que le public français a de moi. J’en vois tous les jours des preuves. Ainsi, ces jours derniers, je lisais dans un journal que l’armée d’Orient craignait d’être attaquée par les Grecs. Eh bien ! l’armée grecque est ma propriété ; elle obéira à tous les ordres que je lui donnerai et vous vous faites une illusion si vous croyez le contraire. Or, j’ai donné ma parole d’honneur de Roi que l’armée grecque n’attaquerait jamais l’armée d’Orient. Pourquoi continue-t-on à laisser circuler le bruit contraire ? Vous, qui êtes militaire, vous ne pouvez pas ne pas comprendre qu’à cette heure la diplomatie s’époumone en vain parce qu’elle a la prétention de diriger les événements, alors que ce sont les armes qui doivent le faire. » Il y eut un silence ; puis le Roi reprit sur un ton adouci : « Voyez tous les Rois qui sont aujourd’hui en exil : le roi de Serbie, le roi des Belges, le roi de Monténégro… Moi je ne veux pas aller en exil. »

A prendre au pied de la lettre le langage que venait de tenir Constantin à l’attaché naval de France, on n’y trouve rien qui en apparence excédât son droit d’être maître chez soi. M. de Roquefeuil n’en eût pas douté, si, dès ce moment, il n’eût déjà recueilli les nombreuses preuves de la duplicité du souverain. N’était-il pas visible que sous l’influence de la Reine, de ses frères, du personnel germanophile de sa cour, et tout en se déclarant neutre, il s’était vendu corps et âme aux Allemands et formait incessamment des vœux pour leur victoire et la défaite des Puissances alliées ? M. de Roquefeuil emporta de cette audience sensationnelle la conviction que le Roi ne se rangerait jamais du côté de l’Entente et que c’était une utopie d’espérer le faire évoluer dans ce sens. Tandis qu’il évoquait sans cesse les arguments propres à justifier ses défiances et ses colères contre les gouvernements alliés, il feignait d’ignorer tout ce qui était de nature à lui montrer la mainmise des Allemands sur lui-même et sur son pays. Tout ce qu’ils lui disaient était pour lui paroles d’Evangile, tout ce que lui disaient les Alliés était sujet à caution. C’est ainsi que l’attaché naval voyait dans le langage du Roi se confirmer tout ce qu’il avait appris depuis son arrivée à Athènes sur les dispositions de ce prince et c’est pour cela que, par la suite, les promesses du gouvernement royal le laisseront incrédule.

Quelques semaines après la remise de la note collective, les engagements pris par Zaimis le 23 juin étaient pour la plupart éludés. Pour une cause ou pour une autre, ils semblaient oubliés. Fixées au 4 septembre, comme on l’a vu, les élections n’étaient décidées qu’en principe ; le décret de dissolution ne devait venir qu’après que les troupes auraient été démobilisées. Donc, si la Chambre gounariste était prorogée, elle n’était pas dissoute. Elle avait encore une existence légale. Les élections d’ailleurs inquiétaient par avance le parti royaliste ; il redoutait que le général Sarrail imposât par la force les candidats vénizélistes et c’est pour conjurer ce danger que le roi Constantin négociait secrètement à Sofia pour appeler les Bulgares en Grèce, ce qui était un moyen facile de ne pas tenir les promesses de ses ministres. Ou bien les élections auraient lieu, et la présence des Bulgares ferait élire une majorité royaliste, ou bien on déclarerait les élections impossibles à cause de la guerre qui désolait le pays. Ainsi l’ancienne Chambre resterait en fonctions, parce qu’il fallait bien en avoir une ; et ce serait du temps perdu pour l’Entente.

De leur côté, les Vénizélistes n’opposaient pas à ces manœuvres l’activité nécessaire ; ils pratiquaient la tactique des bras croisés. Ils attendaient tout de leur chef et de l’intervention de l’Entente. Vénizélos, enfermé dans sa retraite, gémissait sur les mauvais jours que traversait la Grèce. « Si j’étais resté au pouvoir, disait-il, rien de tout cela ne serait arrivé. » Que n’y était-il resté ?… Cette question venait naturellement sur les lèvres de ses auditeurs ; mais il pouvait rappeler que lorsqu’il avait demandé aux Alliés si, dans le cas où il demeurerait au pouvoir, ils soutiendraient son gouvernement, la réponse avait été négative. Cet état ne pouvait se prolonger ; les Puissances alliées ne le permettraient pas. Mais en attendant, le Roi et ses complices en prenaient à leur aise avec la Constitution et avec les lois.

A travers ces incidents, on arrivait au 10 juillet. À cette date, deux frères du Roi, les princes André et Nicolas, partaient pour Copenhague, d’où Nicolas irait à Pétrograde et André à Paris. A la fin de l’après-midi qui précéda leur départ, ils se rendirent chez l’ancien ministre Streit, accompagnés du germanophile Métaxas. Ils y trouvèrent Gounaris. On sut par le service des renseignements qu’on avait discuté une à une les clauses du traité gréco-serbe, et que leçon avait été faite aux deux princes pour les mettre en état de justifier à Paris, à Londres et à Pétrograde, le gouvernement royal de s’être refusé à exécuter le traité et à porter secours à la Serbie.

A Copenhague, ils se séparèrent. Tandis que Nicolas se dirigeait vers la Russie, André se mettait en route pour sa destination, avec Métaxas pour compagnon de route. Nicolas s’arrêta à Stockholm. Dans les entretiens qu’il eut avec des hommes politiques, il se plaignit amèrement de l’attitude des Puissances de l’Entente, qui méconnaissaient, déclara-t-il, l’amitié du Roi pour la France et son dévouement à l’Angleterre. Mais ce fut surtout Vénizélos qu’il prit à partie. Il l’accusa de vouloir renverser la monarchie. A Pétrograde, il le qualifia de démagogue, et il s’efforça de démontrer que l’intérêt de la dynastie était mis en péril par l’appui que donnait l’Entente à l’ancien chef du gouvernement.

Pendant ce temps, le prince André arrivait à Paris ; il apparut alors clairement qu’en envoyant ses frères dans les pays alliés, le roi Constantin poursuivait un double but : d’une part, il voulait opérer un sondage et savoir si les ministres accrédités à sa cour interprétaient exactement les ordres de leurs gouvernements ; d’autre part, il espérait obtenir à Paris le rappel du ministre de France. À ce moment, M. Guillemin s’était rendu à Salonique pour voir le général Sarrail et la presse germanophile insinuait que ce voyage était le prologue de son rappel.

Bientôt après, les deux princes rentraient à Athènes. Il ne semblait pas que la mission de Nicolas à Pétrograde eût modifié les sentiments du gouvernement russe et le bruit courait qu’elle était restée sans résultat ; mais à en croire le prince André, la sienne avait mieux réussi. De Paris, il avait envoyé à Constantin plusieurs télégrammes qui n’avaient pas tous été communiqués à Zaïmis, déclarait ce ministre. Nous ignorerions donc ce qu’ils contenaient, si nous ne pouvions le pressentir en nous rappelant les propos par lesquels le prince André rendait compte au Roi, son frère, des incidents de son voyage, propos qui bientôt ne furent plus un secret pour l’entourage royal et y causèrent une joie exubérante. André racontait qu’il avait été reçu par M. Briand à plusieurs reprises et avec la plus grande cordialité : il se disait convaincu qu’il avait définitivement déconsidéré Vénizélos aux yeux des Alliés et que le rappel du ministre de France à Athènes n’était plus qu’une affaire de jours. Les événements allaient prouver que ces propos étaient illusions et mensonges au moins en ce qui touchait le rappel de M. Guillemin.

Entre temps s’était produit un événement dramatique qui fit de nombreuses victimes, et où le roi Constantin avait failli périr. Un formidable incendie s’était déclaré le 13 juillet, sous l’action d’une chaleur tropicale et d’une sécheresse intense, dans la résidence où la famille royale passait l’été, construite plusieurs années avant par le roi Georges Ier à quelques kilomètres d’Athènes, près du hameau de Tatoï. Sur les hauteurs boisées qui dominent le paysage, de vastes espaces étaient à vendre ; il s’en rendit possesseur et, sur ses plans, des jardiniers venus de Copenhague transformèrent cette forêt en un parc somptueux où deux constructions s’élevèrent, dites l’une le château d’été, modeste cottage à l’anglaise, l’autre dite palais d’hiver. Un peu plus tard, le roi compléta son œuvre en élevant une église dont les cryptes sont devenues la sépulture royale. C’est au milieu de ce domaine que le feu avait éclaté dans la matinée. Le soir venu, il avait progressé, malgré la multiplicité des secours. Les Athéniens qui prenaient l’air sur les promenades de la capitale suivaient d’un regard consterné, à travers un épais nuage de fumée, les colorations lointaines qui de plus en plus rougissaient le ciel. Dès le lendemain, les bruits les plus contradictoires circulaient ; les journaux racontaient qu’il y avait déjà plus de trois cents morts et que l’incendie, loin de s’arrêter, faisait toujours rage. On racontait aussi que la reine Sophie avait pu s’enfuir avec la petite princesse, grâce au baron de Grancy, attaché naval de la légation d’Allemagne, et à von Falkenhausen, attaché militaire.

Pendant ce temps, le Roi essayait vainement de circonscrire le feu. A en croire les bruits qui circulaient, il avait fait allumer en face du brasier qui s’étendait de minute en minute un autre foyer dans l’espoir d’opposer au premier une barrière de flammes. Cette manœuvre, loin d’atténuer le sinistre, l’avait aggravé en créant autour de Constantin un cercle embrasé qui menaçait de devenir infranchissable quand le château d’été encore préservé serait atteint, ce, qui ne pouvait tarder, les communs commençant à brûler. Il fallait déguerpir au plus vite sous peine de périr.

Le Roi s’élança droit devant lui dans la direction où il croyait voir une issue. Mais à une bifurcation d’allées, il fut arrêté par deux fonctionnaires de sa cour, le capitaine Chryssospatris, chef de sa police privée, et le colonel du génie Dellaporta, chargé de la direction du service des automobiles royales. Germanophiles militants, leur remplacement avait été demandé par les Alliés et, certes, ils ne prévoyaient pas qu’ils allaient avoir à regretter que la protection du prince eût empêché qu’on les expulsât. « Sire, Sire, par ici, crièrent-ils en voyant le Roi. — Non, non, pas par-là, répondit une autre voix. » C’était celle d’un caporal qui, tandis que Constantin semblait hésiter, le prit à bras le corps et l’entraîna presque malgré lui dans une autre direction, tandis que Chryssospatris et Dellaporta s’engageaient dans celle qu’ils avaient choisie. Mais ils ne purent aller loin. Aveuglés et étouffés par la fumée, ils tombèrent dans les flammes et lorsqu’on retrouva les deux cadavres, ils étaient carbonisés.

L’incendie ne prit fin que le surlendemain ; il s’arrêta devant la sépulture royale où reposent le roi Georges et son petit-fils, le roi Alexandre, ce qui fut interprété comme un témoignage de la protection céleste. Le palais d’hiver avait échappé aux flammes, mais le château d’été n’existait plus : les dommages occasionnés par le sinistre furent évalués à vingt millions. La forêt, le parc, les serres, le parterre qui étaient, parait-il, incomparables, avaient été entièrement consumés[2].


II

Des quatre conditions posées à la Grèce par les Puissances alliées dans la note collective du 21 juin et dont le ministre Zaïmis avait promis formellement l’exécution immédiate, c’était la quatrième, celle qui exigeait le remaniement de la police grecque, dont les ministres de l’Entente demandaient le plus impérieusement l’exécution. Or, c’était justement à celle-là que le gouvernement royal se dérobait systématiquement, tout en déclarant qu’il faisait ses efforts pour y satisfaire.

Une première satisfaction avait été donnée à l’Entente par la nomination, au poste de préfet de police, du lieutenant-colonel Zimbrakakis. Il avait remplacé un germanophile avéré et semblait tenir à honneur de remplir loyalement la tâche qui lui était confiée. Mais comme militaire, il allait être atteint au bout de quelques mois par la limite d’âge ; s’il n’était pas nommé colonel, il serait obligé d’abandonner ses fonctions ; et ses adversaires se disaient résolus à empêcher sa promotion au grade supérieur, afin, par ce moyen, de se débarrasser de lui. Cette situation était une cause de faiblesse et ne lui permettait pas d’user de toute son autorité pour obtenir une entière obéissance à ses ordres. S’il en était ainsi dans un service dont le chef était favorable aux gouvernements alliés, c’était bien pire dans d’autres services dont les chefs leur étaient hostiles.

La multiplicité des polices existant en Grèce aggravait cet état de choses. Il y avait la police du ministère de l’Intérieur ; il y avait la police de l’Etat-major ; il y avait la police du palais ; il y en avait plusieurs autres plus ou moins dissimulées, celles de provinces notamment et que leur nombre et le mystère dont elles s’enveloppaient rendaient en quelque sorte impénétrables tant tout y était confus et embrouillé. Les changements et les mutations qui s’opéraient dans ces divers groupes ne paraissaient pas toujours au Journal officiel, et, quand ils y paraissaient, cela ne voulait pas dire que le fait était accompli. C’est donc avec raison que les ministres de l’Entente se plaignaient d’un manquement important à la parole donnée et qu’une fois de plus ils étaient conduits à penser qu’ils n’obtiendraient rien du gouvernement royal, si ce n’est en montrant la force, c’est-à-dire en recourant à la démonstration navale à laquelle on avait si malheureusement renoncé le 21 juin.

A travers ce déchaînement d’intrigues souterraines, par lequel la cour d’Athènes essayait encore de duperies Puissances alliées que leur aveuglement et leur crédulité avait empêché de voir le péril qui les menaçait, il est consolant d’entendre M. Jean Guillemin le leur dénoncer avec une lucidité persuasive et crever le ballon allemand dont Constantin s’est fait l’aéronaute pour asservir son royaume au profit des Hohenzollern.

« Il n’y a que deux hommes en Grèce, le Roi et M. Vénizélos, écrit le ministre de France dans une dépêche à M. Briand. Le premier est le champion des Allemands, le second est le nôtre. Que nous le voulions ou non, dans ce pays devenu un champ de bataille diplomatique, la victoire du parti vénizéliste aux prochaines élections sera notre victoire, sa défaite sera notre défaite. Je ne nie pas qu’en dehors de ce parti, il n’y ait des hommes qui aiment sincèrement la France, tel M. Zaïmis, par exemple ; mais ils n’existent pas à l’état de groupement politique, de force utilisable au profit de notre cause.

« Ce n’est pas là seulement ma conviction personnelle, c’est l’avis unanime de tous ceux qui m’entourent. Il me sera peut-être permis d’ajouter que ce n’est pas non plus, comme on l’a dit souvent, un préjugé, une idée préconçue ; je n’y suis arrivé qu’après avoir épuisé tous les efforts pour trouver un terrain d’entente avec le Roi, avec les personnes de son entourage, avec des hommes comme M. Streit, le général Dousmanis, M. Stratos, même les Skouloudis, Gounaris et Rallys, chez lesquels je n’ai jamais rencontré, sous une obséquiosité de surface, que le désir ardent de la victoire allemande.

« Après la guerre, il se peut que nous ayons intérêt à changer de politique en Grèce, mais actuellement nous ne devons pas y favoriser nos ennemis. Si nous nous laissions duper par l’apparence de leur repentir tardif, fruit d’une salutaire terreur, nous les retrouverions demain dressés devant nous, l’outrage et la calomnie à la bouche, comme ils l’ont été pendant ces neuf mois, où, en dehors du parti vénizéliste, aucune voix ne s’est jamais élevée en notre faveur dans ce pays trompé, trahi, vendu et livré peu à peu sous nos yeux aux Allemands, aux Bulgares et aux Turcs par la complicité expresse ou tacite de ceux qui nous demandent aujourd’hui de nous lier à leur amitié. »

C’est le 6 août que ce langage si précis, si clair, si lumineux était tenu au gouvernement de la République par son représentant en Grèce. À ce même moment, le roi Constantin allait se rendre coupable d’une trahison envers l’Entente et d’un crime pire encore envers ses sujets.

A la mi-août, le Cabinet hellénique recevait à l’improviste la nouvelle de l’avance des Germano-Bulgares sur Cavalla. C’était le renouvellement de ce qu’on avait vu se produire au mois de mai précédent, lors de l’occupation du fort de Rupel. À cette époque, Skouloudis, — qui était encore président du Conseil, — avait prétendu que l’apparition des Bulgares était tout à fait inattendue et que la Grèce neutre ne pouvait moins faire que de leur livrer le fort. Mais les ordres donnés dès le 9 mars par le ministre de la Guerre aux commandants des 3e et 4e corps d’armée des places de Salonique et de Cavalla, et de la gendarmerie de Macédoine, indigent à cette affirmation le démenti le plus formel.

À cette date, ce ministre écrit :

« En cas d’invasion d’armées ennemies, nous ordonnons aux troupes de couverture d’évacuer les forts et de se replier sur l’emplacement de leur régiment, en emmenant avec elles leur matériel. » Il indique en même temps l’itinéraire que suivra probablement l’invasion, cette invasion à laquelle, dit-il, il ne s’attendait pas. Il ajoute : « A la question relative à l’attitude à observer si les Bulgares ne sont pas accompagnés par les Allemands, je réponds que la chose est impossible ; mais si le cas se produit, éviter tout engagement et demander des ordres. »

Le 27 avril/10 mai, l’événement se produit : « Si les Allemands ou les Bulgares insistent pour pénétrer, — pour des raisons d’ordre défensif, — sur notre territoire, retirez-vous. Agissez avec les Bulgares d’une manière amicale. » Le 13/26 mai, ces ordres sont confirmés, et, après que la garnison du fort, dont le patriotisme s’étonne d’être obligé de s’y soumettre, a tiré déjà quelques coups de canon, elle est obligée de cesser toute résistance.

Veut-on une autre preuve des accords antérieurs ? La voici, et celle-là est décisive : « Déclarez aux Germano-Bulgares que la gare de Sidaro Kastron n’est pas comprise dans les accords avec les gouvernements allemand et bulgare. Qu’ils attendent donc le résultat des négociations. » Le procès-verbal dressé le 14/27 mai, après la reddition du fort, n’est pas moins significatif : « Le commandant du fort, Johannis Mavroudis, a livré le fort à la cavalerie allemande, capitaine Thiel, ainsi que le matériel suivant : 2 canons de 15 centimètres, 2 canons de 7 cinq avec 800 coups, 1 200 000 cartouches de fusils, 500 décimètres de poudre, 350 décimètres de sucre, 150 décimètres de beurre. »

Quelques jours plus tard, la 5e division annonçait au gouvernement royal que les Bulgares maltraitaient les populations, bétonnaient et chassaient les gendarmes, foulaient aux pieds le drapeau grec. Le chef d’Etat-major, Dousmanis, répondait : « Les faits en question regardent les gouvernements qui ont pris des mesures et ne sont pas inquiets, et non pas les armées. Evitez tout frottement. »

Le 7/20 août, la situation affectait le même caractère qu’au mois de mai. Lorsque la 6e division de l’armée grecque avait voulu empêcher, en collaboration avec l’armée française, l’occupation de Serrés par les Bulgares, le commandant de ce corps, lieutenant-colonel Hatsopoulos, envoyait de Cavalla l’ordre suivant : « Le gouvernement interdit toute résistance aux Bulgares. J’interdis absolument toute action commune avec les Français. Evacuez Serrés et acheminez-vous sur Eleuthérès. » Et le 25 août : « Laissez aux Bulgares la route circulaire des forts. Les Bulgares doivent être laissés libres de creuser tous ouvrages de défense. » Trois jours plus tard, les Bulgares demandaient l’occupation de Cavalla et l’éloignement de la garnison grecque à l’intérieur, ce qui leur était aussitôt accordé. Il est donc prouvé que le plan qui s’exécutait avait été dressé depuis longtemps, et que le gouvernement royal y avait prêté les mains.

En occupant Florina, les Bulgares rouvraient les voies de communication et de ravitaillement avec la Serbie et l’Allemagne, alors que depuis longtemps les Allemands de Grèce ne pouvaient plus que très difficilement communiquer avec Berlin. Maintenant, leurs communications étaient assurées, les ravitaillements se faisaient plus nombreux, par contrebande, il est vrai ; mais les marchandises se précipitaient vers la Serbie, et, dès le 20 août, les Allemands achetaient à Patras de grandes quantités de fruits secs à destination de Monastir. Le mouvement commercial du Pirée vers cette région augmentait brusquement à partir de la même date.

Il ne faudrait pas croire cependant que toute l’armée grecque acceptât sans protester la situation qui lui était faite. On trouve une preuve de son ressentiment dans la manifestation qui, à la même date, se produisait à Athènes et au Pirée : cinquante mille soldats, comprenant un grand nombre de réservistes et d’officiers, acclamaient à la fois la France et Vénizélos qu’ils suppliaient de les aider à repousser les Germano-Bulgares. Il est vrai que les partisans de ceux-ci se réjouissaient, parce que c’était « un bon tour joué aux Français. » « L’avance bulgare, disaient-ils, ne nous trouble pas. L’armée grecque, chargée des lauriers balkaniques, est indomptable, et le jour où il le faudra, elle balaiera ses ennemis jusqu’à Constantinople, conduite par le glorieux Constantin devant lequel Napoléon devra s’effacer. »

En dépit de ces vantardises, le Roi ne laissait pas d’être profondément troublé par l’anarchie qu’il constatait partout dans le royaume. En prévision des périls qu’il redoutait, il prenait des mesures qui permettraient à la famille royale de se replier sur le palais de Tatoï, à la faveur de la résistance organisée dans la capitale par des troupes sures, puis de se rendre à Larissa par chemin de fer. Aux abords du palais, on creusait de petites tranchées, on amenait des canons légers et tout révélait le dessein de couvrir la retraite de la famille royale par une défense énergique.

Contre qui ces précautions étaient-elles prises ?… Il est assez difficile de le préciser, mais, en admettant même que ce fût contre tous les dangers prévus et à prévoir, ceux qui pouvaient venir des troupes alliées étaient considérés dans l’entourage royal comme les plus redoutables.

Du reste, l’état-major et le Gouvernement grecs affectaient de se réjouir du mouvement des Bulgares en Macédoine, lequel « allait couper les ailes de l’armée d’Orient en la réduisant à la défensive dans un cercle de plus en plus étroit. » La croyance à ce résultat était assurément fragile, mais, dans l’état des choses, ces incidents avaient pour conséquence d’enlever à Vénizélos et à ses partisans leurs chances électorales, et c’était tout au moins une manière de retarder les élections, car il serait impossible de réunir les électeurs sur un territoire envahi.

Zaïmis avait été averti de cette invasion nouvelle par une démarche collective des ministres d’Allemagne et de Bulgarie à Athènes. Ils lui avaient notifié l’avance des troupes en invoquant des nécessités stratégiques, mais en y ajoutant une promesse d’évacuation pour la fin des hostilités, évacuation qui comprendrait toutes les contrées grecques occupées pendant la guerre. Aucune garantie d’ailleurs n’était donnée en ce qui touchait l’exécution de cette promesse.

On apprenait en même temps qu’une effervescence violente se déchaînait dans les contrées envahies : d’un côté les habitants accueillaient les envahisseurs avec enthousiasme et d’un autre côté, dans la Macédoine orientale, la population était tout entière en proie à une terreur folle à l’approche des Bulgares. D’une manière générale, ordre était donné aux autorités civiles et à la gendarmerie de ne pas abandonner leurs postes, mais le gouvernement grec serait-il obéi ?… Dans ces circonstances où il eût été nécessaire de savoir ce que pensait le Roi, il se taisait en alléguant que, pour se prononcer, il devait attendre les événements. Ici encore il n’était pas sincère, à en juger par la joie intense qui régnait au Palais. Cette joie, les germanophiles la laissaient voir jusque dans les rues d’Athènes ; d’après eux, l’occupation de Florina rouvrait le chemin entre Athènes et Berlin, « bonne leçon pour les Alliés qui allaient se trouver enveloppés par les Bulgares et les Allemands et bientôt obligés de déguerpir. »

L’invasion avait fini par secouer l’apathie des libéraux, mais leur action était encore bien timide, et à ce point qu’on pouvait se demander s’il serait prudent de compter sur eux. Un observateur de ce spectacle faisait observer que la faiblesse du parti vénizéliste provenait de ce qu’en fait il était anti-royaliste et qu’il n’osait ni l’avouer, ni agir en conséquence. « En Orient, disait-il, plus encore qu’ailleurs, il est plus facile de mener la campagne contre quelqu’un que pour quelqu’un. » C’est ce qu’avaient admirablement compris les royalistes et leurs complices allemands ; ils faisaient de la politique négative en prenant comme mot de ralliement : « A bas le traître Venizélos, » cri de guerre auquel les libéraux n’oseraient jamais répondre par le cri : « A bas le traître Constantin, à bas le Roi indigne qui a vendu la patrie aux Bulgares ! »

Dans les milieux diplomatiques alliés, on commençait cependant à comprendre que l’entrée en scène des Germano-Bulgares commandait à l’Entente de sacrifier ses préventions contre le parti vénizéliste et de se lier entièrement à lui, malgré les hésitations qu’on lui reprochait. Lié à la politique française, il nous avait donné d’indiscutables garanties de loyauté. Son retour au pouvoir serait pour la France un triomphe, à la condition qu’il s’effectuât avec une majorité importante.

Il était d’ailleurs impossible que l’occupation de Larissa et de Cavalla par les Germano-Bulgares ne donnât pas lieu aux nouvelles les plus alarmantes. C’était un événement d’une gravité exceptionnelle un ce sens qu’il assurait au gouvernement du roi Constantin un succès électoral dans la Macédoine orientale et menaçait Vénizélos d’un échec.

Dans ce mois d’août, tout concourait à prouver combien les esprits travaillaient et la crédulité avec laquelle ils acceptaient tout ce qui pouvait les effrayer. C’est ainsi que le 22, le bruit se répand que les ennemis envoient des forces importantes à Ekaterini, pour s’emparer du chemin de fer d’une part et des contreforts du Mont Olympe de l’autre. On parle d’artillerie lourde déjà prête à s’installer à la frontière pour battre le golfe de Salonique, de forces importantes qui marcheraient sur Larissa d’où un détachement austro-allemand se porterait sur Athènes, pour arrêter Vénizélos ainsi que les ministres de France et d’Angleterre. Le service des renseignements franco-anglais était parvenu à saisir la correspondance de la Légation allemande. Ces documents ne laissaient aucun doute sur les préférences du Roi ; on y trouvait plusieurs lettres de l’attaché militaire de cette Légation, dans lesquelles il se félicitait de son intimité avec le souverain et avec la Reine. Il se flattait de les voir trois ou quatre fois par semaine, de savoir manier le Roi, de causer seul à seul avec lui pendant des heures entières après ses fréquents diners au Palais et, en un mot, d’être l’ami et le confident à qui on a recours en toutes circonstances.

Dans une autre lettre signée de Théotokis, maréchal de Cour de la Reine, écrite en grec à son frère, ministre de Grèce à Berlin, la germanophilie du Palais se révélait avec force ; tout y était envisagé au point de vue allemand. Il faut y relever la phrase où il est dit que « l’Autriche a subi de rudes défaites et que, malheureusement, les Allemands ne peuvent boucher tous les trous. Si les choses continuent ainsi, il faut s’attendre à une troisième année de guerre. » « Du reste, est-il dit encore dans cette pièce révélatrice, à l’intérieur la situation est satisfaisante ; Vénizélos perd du terrain tous les jours. »

Parmi les bruits qui se répandaient, il en est un qui menaçait directement le Prince Demidoff. Il allait partir pour Salonique avec sa femme par voie de terre, lorsque Politis était venu le supplier de renoncer à son voyage. Partir, c’était s’exposer à être arrêté par des uhlans dont la présence était signalée dans les contrées qu’il devait traverser.

D’autre part, un député français, M. Garat, membre de la Commission de la Marine, qui se trouvait alors en Grèce, télégraphiait, à Paris, à l’un de ses collègues :

« A Athènes, depuis un mois, j’ai le devoir de vous signaler une situation grave créée par avance germano-bulgare en Macédoine, actuellement à 60 kilomètres de Larissa qu’elle atteindra dans peu de jours.

« Cette invasion inattendue entraine, comme conséquences immédiates : encerclement du côté terre de notre armée, mainmise de l’Allemagne sur la Grèce avec complicité manifeste du Roi et de l’Etat-major, rétablissement de la ligne Berlin-Athènes, accaparement par nos ennemis des récoltes de Thessalie, des denrées, huiles, graisses, vivres de tout le territoire grec expédiés par convois, au point de provoquer une hausse des prix, possibilités d’installations de bases navales qui aideront le ravitaillement des sous-marins et risquent de compromettre nos communications par mer.

« De sources diverses et sures, j’apprends plan des Germano-Bulgares concerté avec État-major grec d’arriver jusqu’à Athènes pour achever conquête morale et économique de ce pays, ruiner influence des Alliés. Cette éventualité menaçante destinée à avoir contre-coup considérable en Orient comme dans le monde entier, ne rencontrera aucun obstacle, mais au contraire des encouragements de nos adversaires ; elle est dénoncée depuis quelques jours par tous nos agents et nos amis en Grèce.

« Je vous supplie d’intervenir avec maximum d’énergie auprès du Gouvernement qui subit trop l’influence de nos alliés défavorables à politique d’action et auprès de Commission des Affaires extérieures pour obtenir : Débarquement au Pirée de forces militaires et maintien de forces navales, seul moyen d’arrêter tentatives trop certaines. »

Cependant, si d’une part les documents saisis par le service des renseignements révélaient les intentions les plus agressives, d’autre part apparaissait lotit à coup la preuve que les nouvelles étaient singulièrement exagérées. L’enseigne de Béarn, placé sous les ordres de l’attaché naval français, envoyé sur les lieux pour se rendre compte de l’état des esprits, n’avait rien trouvé de suspect, ce à quoi aurait peut-être pu être objecté que « les oiseaux s’étaient envolés. »

A Athènes, Zaïmis laissait entendre que l’attitude de la cour l’inquiétait, qu’il préférait voir la Grèce occupée par les Alliés que par des Allemands ou des Bulgares : « Si les Alliés occupaient la Grèce, ce serait certainement désagréable pour elle, mais ils ne rencontreraient pas de résistance, car nous les considérons comme des amis et, au fond, nous n’avons pas peur d’eux. » C’était dire aussi clairement qu’il le pouvait qu’il ne verrait aucun inconvénient à ce que les Alliés devinssent les maîtres. C’est dans ce sens que Vénizélos interprétait ce langage. « Que vous faut-il de plus ? s’écriait-il en s’adressant aux ministres de l’Entente. On vous livre la Grèce. »

Le langage de Politis n’était pas fait pour infirmer cette interprétation. Appelé à s’expliquer, le secrétaire général du Ministère des Affaires étrangères déclarait qu’il était de l’intérêt de la Grèce d’affirmer sa neutralité en ne résistant à aucune mesure coercitive, qu’elle vint des Alliés ou qu’elle vint des Germano-Bulgares.

Mais en dépit de ces apparences, le désir de voir l’Allemagne triompher de l’Entente, — désir que l’Etat-major et le personnel de la Cour ne dissimulaient pas, — mettait le roi Constantin en fâcheuse posture, surtout lorsqu’on rapprochait son attitude des révélations qu’avaient faites les documents germaniques saisis par le service des renseignements.


III

Entre temps, l’activité des royalistes sur les électeurs s’exerçait sous toutes les formes. Le mot d’ordre était partout le même : « Voter pour Vénizélos, c’est voter contre le Roi, c’est voter pour la remobilisation et la guerre. » Ou négligeait d’apprendre aux ignorants que la Constitution interdisait de mêler le Roi à la lutte électorale, parce que, — d’après cette constitution, — le peuple était libre de choisir son orientation politique et le Roi obligé de la suivre, n’ayant aucun pouvoir pour imposer la sienne. L’Etat-major se prodiguait pour maintenir son influence parmi les réservistes. Il avait d’abord tenté de retarder la démobilisation et il avait fallu l’intervention des ministres de l’Entente pour la faire avancer d’un mois. Mais les réservistes congédiés étaient longuement sermonnés par les officiers : « Vous devez voter pour le Roi ; si Vénizélos était élu et faisait décréter la remobilisation, il faudrait rester chez vous, refuser de vous rendre à l’ordre d’appel. Si vous revenez à la caserne à la suite d’élections vénizélistes, vous aurez affaire à nous. » C’était le sabotage militaire organisé par les chefs de l’armée.

A toutes les gares, les officiers faisaient crier : « Vive le Roi. » Ils inscrivaient sur les wagons des propos insultants pour l’Entente. Des agents déguisés en soldats faisaient journellement le trajet d’Athènes à Patras, distribuant aux réservistes de l’argent et du tabac, les obligeant à crier : « Vive le Roi, à bas Vénizélos, à bas l’Entente ! » Au Pirée des bandes armées s’étaient constituées, composées de réservistes sans ressources et d’individus sans aveu. Ces bandes circulaient ouvertement, manifestant dans les endroits publics et terrorisant la population. D’autres événements plus graves avaient lieu en province où les démonstrations anti-ententistes se multipliaient. Les meneurs obligeaient les soldats à y prendre part à la veille de leur libération et la gendarmerie était complice. Sur un vapeur faisant le service des Iles ioniennes, un médecin militaire avouait, devant un Français qu’il prenait pour un Grec, qu’il était envoyé en mission par le ministre de la Guerre pour entraver la démobilisation en retenant, comme malades, les vénizélistes. Il déclarait qu’officiellement il faisait une tournée d’inspection et que les Français n’y comprendraient rien. Des incidents analogues se déroulaient à Patras, à Corinthe, à Larissa, à Salonique, et dans d’autres centres importants ; à Athènes et au Pirée, des clubs se constituaient sous le nom d’Associations de Réservistes, mais toujours on y voyait dominer des officiers, des agents allemands, des Gounaristes, c’est-à-dire tout le groupe hostile à l’Entente. L’argent qui payait ces manifestations, promenades dans la rue, banquets tumultueux, ovations enthousiastes au Roi, provenait d’Allemagne ; il était versé par l’agent Hoffmann. Le 5 juillet, les organisateurs de l’une de ces manifestations étaient invités par le Roi à déjeuner à Tatoï. Constantin prononça une allocution se terminant par ces mots : « Je remercie sincèrement tous mes compagnons d’armes du Pirée pour leurs témoignages de dévouement. » Le soir même, cette phrase était reproduite dans les journaux germanophiles. C’était la reconnaissance officielle, de l’association du Roi avec les pires malfaiteurs, sous l’égide de l’Etat-major. Ainsi, plus on regardait à ces innombrables incidents et plus on arrivait à cette conviction que la haine du parti de la Cour avait pour principale cause la faveur que l’Entente accordait de plus en plus à Vénizélos. Si elle l’abandonnait ou si elle déclarait qu’elle ne s’accorderait pas avec lui, la situation pourrait se modifier.

On peut comprendre dans une certaine mesure que les Alliés se soient demandé à plusieurs reprises s’il était de leur intérêt de se mêler à la guerre civile qui se déroulait en Grèce. Peut-être vaudrait-il mieux laisser cette partie se jouer sans s’y mêler, sans afficher de préférence et ne s’attacher qu’à détruire l’influence allemande. Il était nécessaire d’insister sur ce détail, car il aide à expliquer les tergiversations qui ont caractérisé la politique de l’Entente en Grèce et ont donné lieu à tant de malentendus, de contradictions et de rivalités d’influences.

Dans les derniers jours d’août, les Puissances garantes se ralliaient à l’opinion de leurs représentants à Athènes et donnaient des ordres pour qu’une escadre spéciale se montrât dans les eaux de la Grèce, sous le commandement du vice-amiral Dartige du Fournet, commandant en chef des forces navales alliées dans la Méditerranée. Le 31, il télégraphiait à M. Jean Guillemin : « Escadre alliée arrivera Salamine le 1er septembre à 16 heures ; les bâtiments destinés au dragage et aux reconnaissances préalables arriveront quelques heures avant elle. Ministre me prescrit de me mettre en relations avec vous pour la remise au gouvernement grec d’un mémorandum réclamant contrôle postes et télégraphes avec ou sans fils, expulsion de Schenck et de ses agents. La brigade reste à Salonique, mais elle est prête à partir au premier ordre. »

L’avant-veille de ce jour, le Roi, qui se disait trop malade pour recevoir le ministre de France, avait convoqué d’urgence à Tatoï le ministre d’Allemagne et les attachés militaire et naval de la Légation impériale ainsi que Streit, son confident préféré. Ces personnages étaient partis précipitamment à 6 heures du soir pour se rendre à ses ordres. Le bruit courait qu’il envisageait la formation d’un conseil de régence et avait voulu les consulter. D’autre part, la semaine précédente, à Tatoï, plusieurs anciens ministres et députés gounaristes s’étaient réunis dans la soirée chez l’un d’eux sous la présidence de la Reine et avaient décidé de répandre dans la société d’Athènes des lettres déclarant que la Grèce, en présence du rôle joué contre elle par la France, l’Angleterre et la Russie, ne pouvait plus considérer ces puissances comme ses protectrices. Toute cette agitation était encouragée par les propos menaçants tenus dans les milieux germanophiles. Hoffmann, chef de l’espionnage de Berlin, se flattait d’avoir acheté des quantités d’armes suffisantes pour parer à toute éventualité. En définitive, on vivait dans une atmosphère de bataille qui justifiait la présence de la flotte interalliée, sans compter que la démonstration navale annoncée était autrement imposante que celle qui avait été projetée pour le 21 juin. On n’y comptait pas moins de quarante navires, cuirassés, croiseurs légers, torpilleurs, destroyers et en un mot tous les types de bâtiments nécessaires à des opérations maritimes de large envergure.

Le contingent français présentait plus d’importance que le contingent britannique. Il comprenait notamment cinq cuirassés : la Provence, sur laquelle le commandant en chef avait mis son pavillon, la Vérité, la Patrie, le Waldeck-Rousseau, l’Ernest Renan, le Jurien de la Gravière, et enfin douze torpilleurs. Sous les ordres du commandant en chef, le vice-amiral Darrieus, les contre-amiraux de Marliave, Biard, Barnouin étaient préposés au commandement des divisions de l’escadre. Le 1er septembre à dix heures du matin, cette escadre réunie à Milo appareillait pour se transporter au Pirée et à Phalère, où elle arrivait dans l’après-midi.

Dans quel dessein venait-elle mouiller à proximité d’Athènes ?… Se bornerait-elle à faire acte de présence pour s’éloigner ensuite, ou allait-elle demeurer là comme une menace, prête à débarquer des troupes, si les Alliés n’obtenaient pas satisfaction quant aux demandes qu’ils avaient formulées à plusieurs reprises ?… Ces questions assurément devaient hanter toutes les cervelles. On lit dans une lettre écrite à cette date : « En fait, tous ces gens se demandent ce qui va leur tomber sur la tête. »

Appuyés maintenant, sur une force navale contre laquelle toute résistance paraissait impossible, les Puissances, à la condition de savoir s’en servir, pouvaient tout exiger de la Grèce. Aussi, le ministre de France émettait-il l’avis qu’on demandât au gouvernement royal la dissolution des ligues de réservistes et qu’on mit ces groupes séditieux hors d’état de violer la neutralité. Ce n’est qu’en arrêtant ou en expulsant les chefs de ces ligues qu’on en finirait avec les éléments hostiles dont les Alliés avaient laissé croître l’audace et se multiplier les méfaits. Plusieurs de ces chefs étaient connus ; ils figuraient sur les listes des Grecs à qui le séjour du territoire hellénique devait être interdit. Rien encore n’avait été fait contre eux, mais les circonstances étaient maintenant opportunes pour délivrer la capitale de leur despotisme.

L’amiral Dartige étant arrivé, l’attaché naval s’en félicitait : « La présence de l’amiral, écrivait-il au ministre de la Marine, est très utile pour faire avancer les choses ; il introduit dans le concert diplomatique une note d’action indispensable et dans les décisions du gouvernement grec une ombre de menace très salutaire. Grâce à lui, on finira sans doute par aborder la question des sanctions à prendre contre les Grecs affiliés à l’organisation allemande. » Mais, sur ces entrefaites, on apprenait que Zaïmis abandonnait le pouvoir ; il avait déposé sa démission entre les mains du Roi. Il succombait sous les défiances du gouvernement occulte sans avoir gagné la confiance des Alliés. La crise ministérielle étant ouverte, les représentants de l’Entente décidaient de surseoir à leurs exigences relatives au contrôle télégraphique et aux mesures contre les Grecs hostiles et d’attendre que la vacance du pouvoir eut pris fin. Les noms que l’on prononçait à propos de la crise faisaient craindre qu’un ministère où ces noms figureraient constituât un véritable défi à l’Entente Toutes les décisions à prendre restaient donc en suspens. Le ministère Zaïmis avait ouvert une enquête sur l’attentat commis le 9 septembre contre la légation de France, mais, suivant l’habitude grecque, elle était déjà tellement embrouillée qu’elle menaçait de, n’aboutir qu’à des sanctions contre des innocents ou des comparses. Dans les régions de la Cour, on allait jusqu’à prétendre que les organisateurs de cet attentat appartenaient au parti français. N’avait-on pas déjà dit que l’incendie de Tatoï avait été allumé par des mains françaises ?…

A la faveur du désarroi gouvernemental résultant de la crise ministérielle, les ligues soudoyées par les largesses de Berlin continuaient à se réunir, comme si elles eussent été prolongées à dessein pour repousser les demandes de l’Entente et la berner par des promesses qu’on était résolu à ne pas tenir. Tel était le résultat de la modération des gouvernements alliés, inspirée par le désir de ne pas mécontenter le roi Constantin. Allait-on maintenant persévérer envers lui dans le système de la mansuétude, alors que pour l’amener à la politique de l’Entente, il eût fallu lui donner l’impression de notre force.

La constitution du cabinet éphémère formé par Calogéropoulos qui avait succédé à Zaïmis ne modifia pas cet état de choses. Pour reprendre les négociations, il était essentiel que la situation s’améliorât, mais lorsqu’au mois d’octobre le ministère céda la place à l’ancien professeur Lambros, loin de s’améliorer, elle s’était aggravée en ce sens qu’on ne croyait plus, parmi nos ennemis, à l’efficacité de la politique des Alliés et à la sincérité de leurs menaces. Leur flotte stationnait dans les eaux territoriales grecques, mais on eût dit qu’elle n’y demeurait que pour la parade et à l’y voir vouée à l’immobilité nos partisans étaient réduits à se demander ce qu’elle était venue y faire. Cependant le 2 septembre, les ministres de France et d’Angleterre présentaient au gouvernement grec une note d’allure générale, demandant le contrôle télégraphique, l’expulsion des agents ennemis et les sanctions nécessaires contre les Grecs leurs complices. Le gouvernement grec commença par élever des objections ; il ne faisait pas de difficultés pour expulser certains agents qu’on lui désignait, mais il en était pour lesquels il opposait un refus : c’était, d’ailleurs, les plus dangereux, les personnages officiels des Légations et des Consulats. Les Alliés n’en persistaient pas moins dans leur demande, résolus à obtenir satisfaction.

En ce qui concernait les sujets hellènes, le Président du Conseil grec déclarait qu’il lui était impossible de les faire arrêter sur la seule demande des Alliés ; il exigeait que les plaintes formulées contre eux fussent motivées avec pièces à l’appui et tout l’appareil juridique imposé par les lois. Mais ce qui arriverait alors était facile à prévoir ; les juges d’instruction prononceraient des non-lieu ou des mises en jugement et les tribunaux rendraient des arrêts dépourvus d’impartialité.

Le service, des renseignements faisait observer que si l’on entrait dans cette voie, les mesures exigées par l’Entente seraient inefficaces, beaucoup d’individus se disant grecs étaient en réalité des Allemands naturalisés grecs sous le couvert de la fameuse loi Delbruck. L’organisation officielle allemande serait peut-être ébréchée, mais l’organisation occulte n’en prendrait que plus de force. Le coup de balai, si l’on se décidait à le donner, devait être général et si les Alliés avaient fait venir une escadre en Grèce, c’était précisément parce que les procédés des Grecs étaient impuissants à nous donner satisfaction. En conséquence, il était urgent d’agir, en dépit des objections ministérielles. Si l’on voulait frapper les esprits, il fallait que trente ou quarante Grecs, les plus compromis, fussent invités à quitter immédiatement la Grèce avec interdiction de séjour dans les pays alliés. Il y aurait lieu d’opérer de la même manière en province et d’arrêter immédiatement quatre ou cinq subalternes pour servir d’exemple. Les demandes des Alliés formulées sous une forme impérative, n’admettant ni discussion ni délai, signifiaient qu’ils entendaient que le but militaire primât l’emploi des formes diplomatiques si souvent violées dans le pays.

Ce qui frappe dans cette négociation qui semble n’avoir duré officiellement que quelques heures, c’est sa rapidité. Nous la voyons s’engager le 2 septembre par la remise à Zaïmis de la note des Alliés et se terminer le lendemain par la réponse écrite de ce ministre, ce qui laisse supposer que sa résistance avait été de courte durée ou que la conférence finale avait été précédée de conversations officieuses antérieures à la note elle-même. La réponse ministérielle était ainsi conçue :

« Le soussigné, Président du Conseil, Ministre des Affaires Etrangères, a pris connaissance de la Note que Leurs Excellences, les ministres de France et de Grande-Bretagne, lui ont adressée, d’ordre de leurs gouvernements, le 20/2 de ce mois et par laquelle ils portent à la connaissance du gouvernement hellénique que :

« 1° Les deux gouvernements alliés, sachant de source certaine que leurs ennemis sont renseignés de diverses façons et notamment par les télégraphes helléniques, réclament le contrôle des postes et télégraphes avec et sans fil ;

« 2° les agents ennemis de corruption et d’espionnage devront quitter immédiatement la Grèce et ne plus y rentrer jusqu’à la fin des hostilités ;

« 3° Les sanctions nécessaires seront prises contre les sujets helléniques qui se seraient rendus complices des faits de corruption et d’espionnage visés plus haut.

« M. Zaïmis, prenant acte de la Note précitée, a l’honneur d’informer Leurs Excellences, les ministres de France et de Grande-Bretagne, que le gouvernement royal accepte les trois demandes formulées dans le susdit document.

« Athènes, le 24 août/3 septembre 1916.

Signé : ALEXANDRE ZAÏMIS. »


Au même moment, les Allemands commençaient à se terrer, à faire leurs malles, tout en invoquant et en obtenant la protection du gouvernement qui s’empressait de la leur accorder. Dans la nuit du 2 au 3 septembre, des détachements d’infanterie grecque furent commis à la garde de la demeure d’Hoffmann, chef de l’espionnage allemand. Mackensie, chef du service de renseignements anglais, passant dans le voisinage, fut interpellé et couché en joue par les soldats grecs. Cette protection officielle donnée à nos ennemis était d’autant plus inexcusable qu’elle s’opérait quelques heures après la remise de la note anglo-française. On racontait déjà que Schenck avait été arrête ; par nous, mais c’était faux : on le gardait à vue afin de s’assurer de sa personne. Toutes les mesures étaient prises pour qu’il ne pût se dérober et, ses complices pas davantage. L’attaché militaire roumain, germanophile notoire, était arrêté au moment où il sortait de chez Hoffmann. Sur la démarche du ministre de Roumanie, le ministre d’Angleterre le faisait relâcher sous certaines conditions. Frendenthal, secrétaire de la Légation d’Autriche, était arrêté par le service des renseignements, alors qu’il se disposait à faire sauter le Marienbad[3]. On trouva sur lui une lettre d’Hoffmann lui donnant cette mission. Du reste, le but des Allemands était de mettre les navires leur appartenant hors d’état de servir.

Il était donc démontré que les promesses faites après la note du 21 juin n’avaient pas été tenues, que rien n’était changé. L’arrivée de l’escadre alliée le 1er septembre n’avait produit aucune émotion. Ce même jour, l’amiral Barnouin en uniforme dinait tranquillement avec le ministre de France à Phalère, plein de monde. C’était à vrai dire une prise de possession pacifique, mais cette indifférence n’était qu’apparente ; en réalité, dans le parti germanophile et dans les cercles officiels, tout le monde s’attendait à de nouvelles exigences de notre part, personne ne pouvant croire qu’une escadre de quarante navires fut venue simplement, pour appuyer la note anodine remise le 2 septembre, et ce qui le prouvait, c’est que le Président du Conseil grec, aussitôt qu’il en avait eu connaissance, avait demandé au ministre de France de la rendre publique afin de rasséréner l’opinion par cette preuve de notre modération. Le ministre des États-Unis exprimait la même opinion en disant que nous nous servions d’un pavé pour écraser une mouche. Il n’était pas étonnant que cette modération fût considérée par les Grecs comme de la faiblesse et causât à nos partisans une désillusion qui les empêchait de manifester leurs sentiments par crainte de représailles politiques.

Du reste, on s’attendait à l’expulsion ou à l’arrestation des personnages le plus en vue tels que Streit ou Stratos. Au Palais, l’alarme avait été si vive qu’on prétendait que nous allions demander le renvoi de la Reine ; les gens se disant bien informés dans l’entourage du Roi laissaient dire que celui-ci s’exécuterait et serait même heureux d’avoir ainsi la main forcée vis-à-vis de son beau-frère Guillaume II pour orienter sa politique vers l’Entente.

Il semble qu’à ce moment nous pouvions demander tout ce que nous voulions et que plus nous demanderions, plus nous obtiendrions facilement, à la condition d’exiger.

Pour le moment, on s’en tenait à l’expulsion de Grèce des Allemands et à leur départ dans un délai de quatre jours. Ces exigences produisaient déjà leur effet parmi ce personnel qui n’avait cessé de conspirer contre nous. Schenck alla demander aux ministres alliés de ne pas être arrêté par la police anglo-française. Hoffmann avait tellement peur qu’il s’informa si, pour le cas où il irait se constituer prisonnier, il aurait la vie sauve ; la réponse naturellement fut affirmative et, le même soir, il venait se constituer prisonnier au service anglais. Il resta emprisonné à la Légation d’Angleterre. De son côté, le Consul allemand, de Syra, brûlait toute sa correspondance.

Dans l’impossibilité où se trouvait le gouvernement grec d’empêcher ces mesures, il avait obtenu qu’aucune arrestation ne serait faite par la police anglo-française avant les délais impartis par les sanctions officielles, et c’est dans ces conditions que peu à peu satisfaction nous était donnée. Mais, faute d’appuyer nos exigences par l’occupation d’Athènes, ces expulsions d’Allemands provoquaient de la part des lignes de réservistes des manifestations auxquelles la police anglaise dut répondre. Le ministre de la Guerre grec se rendit à la Légation de France et tenta de prouver que le service des renseignements était seul responsable ; mais vivement contredit, il dut avouer son impuissance à éloigner d’Athènes les Grecs dangereux, parce que l’Etat-major était plus fort que le gouvernement. Notre modération semble alors d’autant plus inexplicable que le gouvernement grec violait à tout instant les promesses qu’il avait faites. Au lendemain du jour où il s’était engagé à ne se servir de la télégraphie sans fil que pour des communications en clair il continuait à s’en servir pour envoyer des télégrammes chiffrés ou pour la transmission de ceux des Allemands. Dans une seule nuit, notre police constatait que neuf télégrammes chiffrés, dont huit allemands, avaient été expédiés du bateau l’Averoff ; le neuvième était adressé par le gouvernement grec à son ministre à Berlin. Les jours suivants, ces envois, contrairement aux engagements pris, devenaient plus nombreux. Le gouvernement grec s’était officiellement engagé à ne tolérer aucune réunion de ceux qui s’étaient institués, de leur propre autorité, défenseurs de l’ordre ; mais presque aussitôt il laissait les réservistes troubler l’ordre sans les désarmer ni les arrêter. Il en résultait que ces ligues tenaient des réunions dans les rues, arrêtaient les passants. Dans la soirée du 5 septembre, deux agents de la police anglaise étaient blessés à coups de couteau. Le 7, des ligueurs tiraient sur un automobile français et ces attentats trouvaient des encouragements d’une part dans la tolérance du gouvernement grec et dans l’attitude du parti vénizéliste qui, sous l’influence de son illustre chef, considérait que les circonstances lui imposaient une inaction totale préférable à tout mouvement révolutionnaire.

On pouvait croire que le départ des Allemands expulsés ramènerait le calme et que le Roi et ses ministres, impressionnés par ce départ, se joindraient à nous pour faire cesser les troubles dont la capitale commençait à être le théâtre. On verra bientôt qu’il n’en fut rien. Les expulsés étaient partis sans incidents dans la soirée du 8 septembre, en remerciant les agents français et anglais qui les avaient accompagnés à bord. Ils paraissaient enchantés d’être obligés de quitter la Grèce et de rentrer dans leur pays avec l’auréole du martyre. On vit même se produire ce fait assez piquant, que plusieurs de leurs compatriotes se plaignirent de ne pas être sur la liste et partirent spontanément comme s’ils y étaient contraints.


IV

Le 9 septembre dans la soirée, pendant la réunion quotidienne des ministres alliés, une bande de vingt ou trente individus pénétra dans le jardin de la Légation de France et s’avança jusqu’à la porte de la maison en tirant cinq ou six coups de revolver et en criant : « A bas la France, à bas l’Angleterre ! » Elle disparut après cette manifestation sans que le poste du ministère de la Guerre ni celui du Palais-Royal établis de l’autre côté de la rue eussent tenté de venir mettre ces émeutiers à la raison. Le Président du Conseil Zaïmis accourut bientôt après pour présenter au représentant de la France les excuses du gouvernement, et lui promettre que des mesures allaient être prises contre les auteurs de cette manifestation, scandaleuse et pour en éviter le retour.

Le ministre de France était d’avis de faire débarquer des marins pour assurer la protection de sa résidence, mais ses collègues alliés ayant objecté qu’il valait peut-être mieux ne pas accorder d’importance à cette affaire, il renonça à passer outre pour ne pas marquer un désaccord. Mais, dans un télégramme envoyé à son gouvernement, il ne cachait pas son opinion personnelle ; il s’agissait d’une insulte faite à la France dont ses collègues n’étaient pas juges et pour la réparation de laquelle ils n’avaient pas à intervenir. En même temps il prévenait l’amiral Dartige du Fournet et lui laissait le soin d’apprécier la situation. L’amiral n’avait pas à se préoccuper de l’opinion des autres ministres alliés et dès le lendemain une escouade de vingt-cinq fusiliers marins détachés du Bruix était préposée à la garde de la Légation de France au sommet de laquelle serait arboré en permanence le drapeau tricolore. Rappelons, pour en finir avec cet incident, que dans la soirée du lendemain les quatre ministres alliés rédigèrent pour être remise au gouvernement royal une note réclamant des réparations. Elles furent aussitôt accordées sous la forme d’excuses écrites, mais ne le furent jamais pour la recherche et la condamnation rapide des auteurs de cette manifestation qui fut peu de temps après une des causes de la chute du ministère Zaïmis.

C’est aussi dans cette première quinzaine de septembre, que des mouvements révolutionnaires éclataient dans les îles et particulièrement en Crète, provoqués par les chefs vénizélistes, résidant dans ces pays. Ces chefs demandaient à être appuyés par la présence de bateaux français devant La Canée. Les Anglais en avaient envoyé déjà ; ils avaient même expulsé tous les indésirables. Le Consul de France à La Canée demandait énergiquement qu’on suivît cet exemple et qu’au moins un navire français figurât à côté des Anglais. Vénizélos, après avoir longtemps hésité, se décidait à prendre la direction de ces mouvements : « Ce serait, disait-il, une Grèce honorable constituée à Salonique, en opposition à la vieille Grèce inféodée aux Allemands d’accord avec son Roi traître à son pays. »

Poussé par les germanophiles, Constantin s’entêtait dans son altitude hostile à Vénizélos et la guerre civile était à prévoir. Le service des renseignements arrêtait des télégrammes chiffrés et constatait, grâce à cette saisie, que le gouvernement grec communiquait par Berne, avec Vienne et Berlin. Il demanda qu’on n’autorisât le gouvernement grec à communiquer en langage chiffré avec ses Légations que dans les pays alliés, et que partout ailleurs ce langage lui fût interdit. Mais Paris ne se hâtait pas de donner, sur ces points, des réponses satisfaisantes.

D’autre part, en peu de jours, l’insurrection crétoise s’étendait et devenait menaçante pour le parti constantinien. Par suite du manque d’organisation des vénizélistes, les officiers et soldats de ce parti ne parvenaient à s’embarquer pour Salonique que difficilement et on pouvait craindre l’effondrement de cette tentative. Vénizélos se proposait alors d’aller en prendre la direction. Il avait d’abord voulu partir avec apparat, puis il avait changé d’avis, jugeant plus prudent de s’éloigner secrètement, avec l’aide de la Légation de France. Le gouvernement royal soupçonnant son projet prenait des mesures pour en empêcher l’exécution ; les quais du Pirée étaient gardés, les bateaux en partance visités, les passagers suspects arrêtés. Néanmoins, le service des renseignements parvenait à assurer le départ d’environ vingt-cinq personnages de marque. Par malheur, des indiscrétions étaient commises ; un simulacre d’émeute était organisé sur le cuirassé grec l’Averoff, par l’amiral royaliste Dousmanis, chef d’État-major et frère du général On en profitait pour changer les commandants et officiers vénizélistes, pour effrayer les timides, et ces préparatifs menaçaient d’aboutir à une dislocation du parti libéral. C’était partout le désordre des esprits, le manque de méthode, de direction, de prévoyance et l’absence d’énergie individuelle ; on eût dit un troupeau de moutons. Les vénizélistes avaient laissé se dresser devant eux le parti constantinien avec son ossature allemande, et ouvert ainsi une source de périls. À cette situation le service de renseignements anglo-français ne voyait qu’un remède : les Alliés devaient prendre le contrôle de toutes les administrations. Il faisait remarquer que plus on tardait, plus augmenteraient les difficultés.

Malgré tout cependant Vénizélos se décidait à se rendre en Crète. M. Guillemin, secondé par son attaché naval, s’occupait activement de ce départ. On avait d’abord étudié un projet d’embarquement comprenant une quarantaine d’officiers ; mais on reconnut parmi ce personnel un tel manque de décision, de discipline et de discrétion, qu’on prépara l’entreprise sans lui apprendre sous quelle forme elle s’effectuerait. On avait décidé qu’on attirerait l’attention sur le Pirée par leur embarquement rapide, pendant que celui de Vénizélos se produirait à Phalère. Tout ce monde devait partir par le vapeur Espéria, mouillé dans le fond du port du Pirée. Les officiers devaient y être transportés par la Résolue, pendant que Vénizélos s’y rendrait par une vedette canadienne, mouillée à Phalère. Le commandement de la Résolue avait été confié à l’enseigne Barbier ; il devait en prendre possession à minuit. Vingt-quatre heures avant, les officiers, au nombre d’une quarantaine, étaient venus chercher asile à l’Ecole Française, où le service des renseignements les garda et les nourrit pendant la journée en attendant de les conduire au quai d’embarquement.

Avant de partir, ils s’affublèrent de déguisements ; l’un partit avec un manteau d’uniforme français, un autre prit une fausse barbe, un troisième s’abrita sous une casquette d’officier de la marine française. Leur embarquement devait coïncider avec celui des canots majors de l’escadre, actuellement à Salonique, afin de profiter du brouhaha qui en résulterait. En conséquence, les embarquements eurent lieu au quai de l’horloge du Pirée, en trois fournées, à 6 heures, à 10 heures et à 11 heures du soir. Grâce aux précautions prises, les fugitifs arrivèrent sans encombre à bord de la Résolue. Quelques policiers grecs avaient bien tenté d’intervenir, mais il leur était impossible de distinguer les vrais marins des faux et les officiers grecs des véritables officiers de l’escadre. Ils en furent pour leur peine, car ils ne distinguèrent rien. Ils étaient déjà partis quand, sur l’ordre du Gouvernement royal, la troupe et la gendarmerie grecques vinrent garder les quais pour arrêter tout autre départ ; mais, pendant ce temps, la police grecque avait trouvé moyen de mettra sur la Résolue une garde de 20 hommes armés avec mission de s’opposer au départ du bateau. Averti par l’enseigne Barbier, le lieutenant de vaisseau, de Verthamon, se rendit à bord de l’Espéria avec 12 marins français armés ; à leur approche, tous les factionnaires grecs disparurent comme une volée de moineaux. Verthamon appareilla l’Espéria, le fit stopper devant la Résolue, où le transvasement des officiers de Verthamon et leurs bagages se fit à 1 heure du matin, et l’Esperia se dirigea vers le Pirée pour y recevoir Vénizélos.

C’était surtout celui-ci qui était surveillé et il fallut recourir à la ruse pour assurer son départ. Le 24 à 7 heures du soir, accompagné d’un Crétois, il partit de chez lui dans sa voiture et se rendit chez un de ses partisans, le capitaine de frégate Théocharis, où il dina. Après le dîner, on acheva de grimer un sosie qui, à 11 heures du soir, repartit ostensiblement dans la voiture de Vénizélos, rentra au domicile de ce dernier et y manifesta sa présence par tous les moyens possibles.

La même opération avait lieu en même temps pour l’amiral Coundouriotis qui, à cet effet, était venu avec un sosie dans la maison de son aide de camp, le lieutenant de vaisseau Voulgaris. Pour prévenir tout empêchement et en présence du déploiement de troupes grecques au Pirée, faisant craindre que l’éveil n’eût été donné et que le gouvernement royal ne s’opposât au départ de Vénizélos, on fit explorer la route de Phalère pour assurer la liberté des communications. Un automobile de la Légation d’Angleterre parcourait continuellement cette route où l’on avait, d’ailleurs, échelonné un certain nombre de gens armés qui, sur un signal de convention, devaient intervenir pour assurer le départ, si c’était nécessaire.

Sur le quai d’embarquement se trouve l’appontement du restaurant Platon, bien connu par les Athéniens comme un rendez-vous de parties fines. Il est construit sur pilotis au bord de la mer ; il est presque toujours fermé à 3 heures du matin, mais, ce jour-là, comme il importait qu’il restât ouvert et qu’il ne s’y trouvât ni étrangers, ni espions, — car le service des renseignements savait que plusieurs individus avaient juré d’assassiner Vénizélos, — la seule manière d’empêcher la fermeture du restaurant Platon était de l’occuper. Vers une heure du matin, une joyeuse compagnie vint s’y installer et personne ne connut le but de cette petite fête, sauf ses organisateurs. Lorsque l’automobile qui transportait le Président signala son approche par deux coups de trompe, les fêtards retinrent comme par hasard avec eux le personnel domestique et musical de l’établissement. A la faveur de cette animation, Vénizélos et Coundouriotis purent traverser, inaperçus, la terrasse du restaurant et gagner rapidement le canot qui les attendait au pied de l’escalier. Deux minutes après, ils montaient sur la vedette canadienne qui les conduisait aussitôt à l’Espéria, mouillée au large, ses feux masqués. L’embarquement sur l’Espéria eut lieu à 3 h. 15 du matin.

Vénizélos, averti qu’on voulait l’assassiner, avait eu quelque appréhension à voir tant de monde au restaurant Platon ; mais il se déclara émerveillé quand il eut connaissance du stratagème qui l’avait ému. Pendant qu’il quittait Athènes, un automobile était allé ostensiblement chercher ses bagages à son domicile et les conduisait au nouveau Phalère, d’où ils étaient transportés sur l’Espéria. En prévision d’un obstacle pouvant empêcher l’exécution de ce programme, tout avait été préparé pour en faire aboutir un autre deux heures plus tard, au cap Sunium ; mais cette précaution fut aussi inutile que l’emploi des revolvers dont tout le monde était muni.

En arrivant sur l’Espéria, Vénizélos remercia chaleureusement les officiers français qui avaient assuré son embarquement, en leur laissant un souvenir personnel, et on se sépara à 4 heures du matin aux cris de « Vive la France, vivo la nouvelle Grèce ! » La vedette canadienne ramena au Pirée tout le personnel de la mission navale, tandis que l’Espéria emportait César et sa fortune, appareillé pour la Crète, escorté par le contre-torpilleur Magon.


ERNEST DAUDET.

  1. Voyez la Revue du 15 novembre. Copyright by Ernest Daudet, 1920.
  2. Il est intéressant de rappeler que l’une des victimes, le capitaine Chryssospatris, fut remplacé dans ses fonctions par le sous-écuyer de la cour, M. Manos, dont la fille a épousé morganatiquement le roi Alexandre.
  3. Grand paquebot autrichien saisi et utilisé par la flotte française.