Scènes et paysages dans les Andes/01

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LE DERNIER FILS DU SOLEIL.




Sept ans de courses à travers l’Amérique du Sud m’avaient conduit, vers la fin de l’année 184…, à Aréquipa, charmante ville du Bas-Pérou, située à dix-huit lieues de l’océan Pacifique. Mon intention était d’y passer seulement quelques jours, tant pour me reposer de mes fatigues que pour mettre un peu d’ordre dans mes notes de voyage qui, prises à la hâte et de toute façon, dans la balsa de l’indigène comme dans la pirogue du sauvage, au milieu des déserts de sable ou sur le sommet des Cordillères, étaient souvent indéchiffrables pour moi-même. Après un mois de séjour à Aréquipa, soit que mes jambes me parussent encore alourdies, soit que mon travail fût loin d’être terminé, je ne songeais nullement au départ. Installé dans une maisonnette solitaire du quartier de Huayna-Marca à demi cachée par de grands daturas en fleurs, possesseur d’une terrasse de six pieds carrés du haut de laquelle mes regards embrassaient dix lieues d’horizon, je me sentais, après cent agitations diverses, l’esprit si calme, si rafraîchi, si complétement heureux, que, pour prolonger cet état de quiétude, m’autorisant de l’exemple du philosophe grec, je remettais sans cesse au lendemain les affaires sérieuses. Trois mois passèrent comme un rêve dans ce doux far niente de la pensée, interrompu, ou pour mieux dire entretenu par des promenades à cheval faites aux alentours d’Aréquipa. Déjà mes compatriotes commençaient à s’étonner de ce qu’ils appelaient : — mon inconcevable paresse, — et quelques érudits de l’endroit, renchérissant sur eux, me pressaient vivement de partir pour Cuzco, où m’attendait une ample moisson de souvenirs historiques.

Afin de mettre un terme aux admonestations des uns et aux dissertations des autres, autant que pour dépister leur curiosité singulièrement éveillée par la prolongation de mon séjour, et l’allure mystérieuse de ma demeure toujours close, j’annonçai hautement mon intention de partir pour Cuzco, mais en me promettant tout bas d’abréger autant que possible ce voyage prématuré qui, pour me mettre en règle vis-à-vis de quelques importuns, m’arrachait brutalement aux douceurs de ma solitude et aux parfums pénétrants de mes daturas.

Quelques heures me suffirent pour préparer mes bagages et prendre un passe-port. Dans l’après-midi, accompagné d’un arriero qui me louait des mules et devait me servir de guide, je quittai ma demeure, longeai l’interminable rue de Huayna-Marca, et traversant la Pampilla, désert de sable étendu aux portes de la ville, je commençai à gravir les hauteurs de Cangallo.

L’ascension était rude pour nos montures et peu récréative pour moi-même qui, tournant le dos à la ville et aux cultures des environs, n’avais d’autre perspective qu’une montagne de schiste micacé, parfaitement aride, sur laquelle tombaient à pic les rayons d’un soleil brûlant. Santiago, c’était le nom du guide, bavardait de son mieux pour rompre la monotonie de notre tête-à-tête, mais sa conversation, qui ne roulait que sur les difficultés du chemin ou les qualités de ses bêtes, n’était pas de nature à m’enthousiasmer, et je le laissai parler sans l’interrompre. Après un long monologue que la chaleur et la poussière rendaient très-méritoire, mon homme, rebuté par le silence que je gardais obstinément, s’affaissa sur sa selle et parut s’assoupir. Les mules, suant et soufflant, continuèrent leur tâche laborieuse. Le soleil avait disparu quand nous atteignîmes le point culminant de la montagne, et, comme il arrive toujours sous ces latitudes où les crépuscules sont inconnus, la nuit descendit brusquement et nous surprit en chemin. Heureusement la poste de Cangallo, où nous devions coucher, se trouvait à peu de distance, et une demi-heure d’un trot rapide nous suffit pour y arriver.

Après un léger repas prélevé sur les provisions que renfermaient mes sacoches, j’allai faire le tour du bâtiment qui nous servait d’abri. Des murs de boue, des toits de chaume, un parc à lamas, fut tout ce que j’entrevis dans l’ombre. À la température brûlante de la journée avaient succédé les rigueurs du pôle. Une bise glaciale soufflait de la Cordillère, dont les cimes blanchâtres se dressaient à l’horizon ; la terre durcie craquait sous mes pieds, et certain ruisseau qui, pendant le jour, avait dû tomber des rochers et traverser en murmurant le plan incliné sur lequel la poste était édifiée, dormait à cette heure emprisonné sous une croûte solide. Le ciel, magnifiquement constellé, promettait pour le lendemain une belle journée.

En rentrant, je trouvai Santiago accroupi devant un bûcher qu’il avait allumé au milieu de la chambre. L’idée du mozo me parut excellente, bien que la fumée qui se dégageait du foyer menaçât de nous asphyxier pendant notre sommeil ; mais comme il m’assura qu’elle s’envolerait par la toiture, je le crus sur parole, et, après avoir transformé mes pellons en matelas et fait de ma selle un oreiller, je parvins à m’endormir malgré la cuisson de mes yeux et les quintes d’une toux opiniâtre.

Levés avec le jour qui teignait de rose et de bleu les neiges des pitons voisins, nous poursuivîmes notre route dans la direction du nord. La chaîne des Andes déployait devant nous ses ramifications immenses, qui variaient d’aspect à chaque instant. Une brise vivifiante, dont le soleil levant atténuait un peu la froideur, dilatait nos poumons et prêtait aux animaux une énergie singulière. À cette heure, plus n’était besoin de la voix ou de l’éperon pour activer leur allure ; la mule de charge, maîtresse de ses mouvements, trottait en tête, le nez au vent, les oreilles dressées, poussant des hennissements joyeux, auxquels nos montures répondaient d’un ton plus grave, comme si elles eussent voulu témoigner par là de l’impatience et du malaise que leur occasionnait le poids de nos individus.

De Cangallo à Huallata, où nous devions terminer la journée, on compte environ douze lieues. Le chemin, accidenté comme tous ceux de la Cordillère, passe successivement du nadir au zénith, à travers des formations minérales de tout genre ; tantôt il serpente au fond d’une gorge étroite et profonde, au-dessus de laquelle le ciel apparaît comme un mince ruban d’azur, tantôt il contourne les flancs d’une montagne, d’où le regard embrasse un horizon immense, tantôt enfin, au grand effroi du voyageur, ce même chemin, transformé en étroit sentier, longe les parois d’un abîme de quelques mille pieds de profondeur.

Le jour allait finir quand nous atteignîmes la poste de Huallata, misérable cahutte assise sur une colline exposée aux quatre vents. Une Indienne en haillons était accroupie devant un feu de bosta[1] et allaitait un enfant, tout en surveillant de l’œil la marmite en terre dans laquelle mijotait son souper, une poignée de farine de maïs délayée dans de l’eau. En me voyant entrer sous son toit, la femme murmura un Alli llamanta[2] puis, sans attendre ma réponse, prit son marmot d’une main, son souper de l’autre, et passa dans une autre pièce, me laissant maître de céans. J’examinai le bouge où nous devions passer la nuit. Une cloison en terre sèche le divisait en deux parties. Les murs, criblés de lézardes, offraient ces tons dorés de vieilles pipes dont nos coloristes modernes ont tant abusé dans leurs tableaux d’intérieur. Du plafond, tapissé de toiles d’araignée, pendaient, concurremment avec de longues mèches de chaume que le vent faisait remuer, des cerceaux emboités les uns dans les autres, qui servaient à la fois d’armoire, d’étagère et de garde-manger. Les jarres destinées à la chicha, cette bière de maïs que consomme le peuple indien, étaient empilées dans un coin de la hutte, dont le sol disparaissait sous une litière d’os de mouton, de paille de maïs et de pelures de pommes de terre. Entrevu dans le crépuscule, cet intérieur, jonché d’ordures et encombré d’objets étranges, rappelait à la fois l’antre de la sorcière et le parc à pourceaux.

Comme j’achevais mon inventaire, Santiago parut, et, après avoir ranimé le feu, s’empressa de calfeutrer les murailles à l’aide de paille et de chiffons qu’il ramassa çà et là. Ces soins pris, il laissa tomber la peau de vache suspendue par sa queue, qui servait à la fois de portière et de porte à l’habitation, et nous ne tardâmes pas à ronfler comme des gens harassés de leur journée. Les vagissements de l’enfant, qui s’éveillait avec l’aurore, nous avertirent qu’il était temps de nous remettre en route. En partant, je remis à notre silencieuse hôtesse une pièce de deux réaux, prix de la couchée, qu’elle noua dans le coin d’un lambeau d’étoffe qui couvrait ses épaules, après m’avoir adressé le remercîment habituel : Dios tacsé pagarasunki[3].

De Huallata à Colca, troisième poste signalée sur la carte des itinéraires péruviens, on compte sept petites lieues. Le chemin, de plus en plus étroit, côtoie le bord des précipices avec une telle assurance, que le voyageur, tout entier à sa sûreté personnelle, ne s’aperçoit pas qu’il s’élève vers l’empyrée à raison de cent mètres par heure ; rien cependant n’est plus réel ; mais comme les accessoires le distraient du sujet, que sa frayeur l’emporte sur son malaise, ce n’est qu’à de longs intervalles et en atteignant le sol uni de quelque puna[4] que ce même voyageur constate avec surprise que sa respiration devient de plus en plus gênée et que l’air atmosphérique, en pénétrant dans ses poumons, y fait l’effet d’une pointe d’aiguille. Ce phénomène, dont il s’empresse de demander la raison à son guide, et que celui-ci ne manque jamais d’attribuer aux exhalaisons du soroché (antimoine), même dans les parages où ce métal n’existe pas, n’a d’autre cause que l’élévation de la Cordillère, qui, en cet endroit, dépasse déjà de douze mille pieds le niveau de la mer.

Il était environ midi quand le ciel, jusqu’alors d’une admirable pureté, commença à se couvrir de nuages. Ces vapeurs, accourues du nord, se soutinrent pendant quelque temps dans la haute région de l’air, puis s’affaissèrent graduellement vers la terre. À mesure qu’elles se rapprochaient du sol, il s’en détachait de longues flammèches noirâtres, pareilles à des traînées de fusain qui flottaient un moment dans l’espace et finissaient par s’accrocher aux dentelures des montagnes, qu’elles cachèrent bientôt entièrement. La brise était tombée. Les tiges de l’ichu (jarava), seule graminée qui croisse dans cette partie de la Cordillère, ne vacillaient pas d’une ligne. Un orage se préparait.

Le site que nous traversions en ce moment, vaste plaine sillonnée de rides profondes creusées par l’écoulement des neiges, ne pouvait offrir aucun refuge contre la tempête. Un seul parti nous restait à prendre, c’était d’éperonner nos mules, afin d’arriver le plus tôt possible à la rancheria de Colca, que mon guide assurait être à une petite distance.

Nous trottions depuis un quart d’heure, indifférents aux plaintes de nos montures, à qui chaque coup d’éperon arrachait un soupir lamentable, lorsqu’un coup de tonnerre sec, vibrant, sonore, se fit entendre, comme le prélude de la symphonie que les éléments concertaient entre eux. Du trot cadencé, nous passâmes alors, l’éperon aidant, au galop furieux, mais les jambes des animaux ne pouvaient lutter de vitesse avec la tempête qui se rapprochait de minute en minute, et je compris bientôt qu’à moins d’un miracle, nous n’échapperions pas au déluge qui nous menaçait. Le vent, un moment endormi, se remit à souffler par brusques rafales. Les nuages s’amoncelèrent plus sombres, plus bas, plus pressés ; leur teinte noirâtre passa successivement au brun rouge et au jaune livide, et de longs éclairs en jaillirent, pareils à des serpents de feu. Un second coup de tonnerre, qui ébranla l’espace et fut répété par toutes les cavités de la Cordillère, donna le signal de la tourmente, qui s’abattit sur nous avec l’impétuosité d’un torrent qui rompt ses digues. Durant quelques minutes, une trombe de feu, de vent et de grêle nous enveloppa des pieds à la tête, nous permettant à peine de respirer. Aveuglés, ahuris, le nez enfoui dans nos ponchos, le corps ramassé sur nos selles, hors d’état d’avancer, nous lâchâmes la bride à nos mules. Les pauvres animaux, livrés à leur instinct, firent brusquement volte-face pour garantir leurs yeux et leurs naseaux du choc des grêlons qui recouvraient déjà le sol d’une couche épaisse.

Un peu remis de la terrible secousse que j’avais éprouvée, j’écartais les plis du tapacara, dans lequel j’étouffais, pour voir ce qui se passait autour de moi. L’orage, loin de se calmer, semblait au contraire redoubler de furie ; les nuages crevaient sans interruption, les éclairs se croisaient comme les fusées d’un feu d’artifice, et les coups de tonnerre, indéfiniment répétés par les échos des montagnes, ressemblaient, à s’y méprendre, à de grosses décharges d’artillerie. On eût dit que deux armées se canonnaient autour de nous. Parfois une détonation plus brusque éclatait au milieu du vacarme infernal, une lueur plus vive éclairait l’atmosphère et l’imprégnait d’une odeur de soufre ; c’était la foudre qui, lasse de gronder, s’abattait sur quelque pic voisin, attirée par une veine métallique comme par un paratonnerre.

L’effroyable tempête dura près d’une demi-heure ; puis, les nuages noirs qui recélaient la foudre se dirigèrent vers le sud et la neige se mit à tomber par larges flocons. En un instant, le tracé de la route disparut sous une couche uniforme, et nous n’eûmes pour nous guider que les sinuosités de la Cordillère et la configuration de ses divers sommets.

La rancheria de Colca était close et muette quand nous l’atteignîmes ; pas un Indien sur le seuil des cabanes, pas un filet de fumée au-dessus des toits. Force nous fut de passer outre et de pousser jusqu’à Rumihuasi, où nous n’arrivâmes qu’à dix heures du soir, transis, affamés, les yeux à demi brûlés par la réverbération de la neige, qui éclairait l’obscurité d’un vague reflet d’aurore boréale.

Quatre Indiens, accroupis autour d’un feu de bosta, étaient en train de jouer aux osselets quand nous entrâmes dans la hutte. Leur premier soin fut de se retirer précipitamment au fond de la pièce, afin de nous laisser paisibles possesseurs du foyer, politesse à laquelle je fus d’autant plus sensible, que mes vêtements, saupoudrés de neige, étaient devenus, au contact de l’air, d’une roideur métallique. Pendant quelques minutes, je restai debout devant le brasier, incapable d’articuler une parole, regardant sans les voir les jolies flammes bleues qui dansaient à sa surface, tout entier au bien-être physique qui me pénétrait par degrés, à mesure que mon sang reprenait, avec sa chaleur, son cours naturel.

À part le sol de la hutte, détrempé par la neige que les allants et les venants avaient apportée du dehors, quelques gouttières du toit et les vents coulis qui passaient par les gerçures des murailles, le bivac me parut assez confortable ; mais ce qui acheva de me réconcilier avec la situation, ce fut le cadavre d’un mouton fraîchement égorgé que j’apercus pendu à une solive. Comme mes provisions de route tiraient à leur fin, j’achetai sur-le-champ la moitié de l’animal, que son propriétaire m’abandonna pour une piastre, au grand scandale de Santiago, qui prétendait qu’un mouton tout entier ne valait que quatre réaux.

« Les voleurs ! me dit-il quand les Indiens se furent retirés ; comme ils profitent de l’occasion pour écorcher les voyageurs.

— Ils imitent certains arrieros de ma connaissance, lui répondis-je, qui exigent dix piastres par mule, quand le fret habituel entre Aréquipa et Cuzco n’est que de huit piastres. »

Santiago, ne trouvant rien à répondre, s’empressa de préparer des grillades pour notre souper.

Le lendemain, nous ne quittâmes Rumihuasi que fort avant dans la matinée. L’orage de la veille et la neige, qui commençait à fondre, avaient si bien détrempé les chemins, que nos mules suèrent sang et eau pour franchir les trois lieues qui nous séparaient d’Ocoruro ; nous entrâmes dans le village à l’heure de l’Angélus, c’est-à-dire entre chien et loup.

Ce pueblo, le plus élevé de la Sierra Nevada[5], se compose d’à peu près cent cinquante huttes de sept à huit pieds de hauteur, grossièrement construites avec des éclats de pierre enduits de boue et couvertes en paille d’ichu. Il n’offre qu’une seule rue, très-accidentée par la disposition singulière des cabanes. Les unes se présentent de face, les autres de trois quarts, certaines en profil perdu, celles-ci empiètent audacieusement sur la voie publique, celles-là s’en éloignent de quelques mètres. Ce manque de parallélisme, d’où résulte une infinité de figures géométriques, donne au village d’Ocoruro l’aspect le plus baroque qu’on puisse imaginer.

Une petite cour quadrangulaire, qui dépassait le faîte des toitures, m’annonçait le voisinage de l’église. Pensant, à tort ou à raison, que le presbytère n’en devait pas être éloigné, je tournai dans cette direction la tête de ma mule, et, après avoir pataugé durant quelques minutes dans une mare de neige fondue, accroché mes étriers en babouches aux angles des maisons et heurté deux ou trois chiens, qui me poursuivaient d’aboiements enroués, j’arrivai, traînant mon guide à la remorque, devant une chaumière d’aspect moins délabré que celles du village. Malgré l’heure et le froid, la porte en était encore ouverte, et, à la clarté d’un suif collé à la muraille, j’aperçus une Indienne occupée à filer. Au bruit de nos montures, elle tourna la tête, nous entrevit dans l’ombre et se leva d’un air effaré. Je priai Santiago de porter la parole.

« Est-ce ici que demeure M. le curé ? demanda le mozo dans son quechua le plus pur.

Ari, dit la femme ; mais le señor padre est absent depuis quinze jours et ne sera de retour qu’à la fin du mois. Si vous tenez à le voir, vous le trouverez à sa mine de Cotagayta.

Votoa ! Et la mine est-elle éloignée ?

— Trente petites lieues. »

Santiago me regarda comme pour me demander ce que je comptais faire.

« Puisque le curé est absent, priez-la de vous enseigner la maison de l’alcade, car nous ne pouvons, par le froid qu’il fait, passer la nuit en plein air. »

L’Indienne en m’entendant se mit à rire.

« L’alcade a suivi le curé, dit-elle, et les Indiens ont suivi l’alcade. Tous sont allés travailler au nouveau bolson, qu’on a rencontré dans la mine ; il n’est pas resté un seul homme dans le village, et je ne pense pas que les femmes veuillent vous recevoir… Voyez pourtant chez Huarmi-Juana… Comme celle-là n’a ni mari à craindre, ni réputation à perdre…

— Seriez-vous assez bonne pour nous indiquer sa demeure ? dis-je à la femme.

— La gouvernante du curé n’est pas une Alcahuèta, » me répondit-elle sèchement, en me jetant sa porte sur le nez et l’assujettissant en dedans au moyen d’une barre.

Je restai tout étourdi de l’apostrophe.

Santiago, jurant en vrai muletier qu’il était, parlait déjà de forcer le logis et de tancer l’Indienne de son impertinence, quand je le priai de me suivre ; le mozo obéit à contre-cœur. Son orgueil de Costeño se révoltait à l’idée d’endurer l’insulte d’une vile Serrana.

Comme toutes les huttes étaient closes, qu’aucune lumière ne brillait à travers leurs joints, il me parut assez difficile de découvrir la demeure de cette Huarmi-Juana dont on venait de nous parler. Mon guide prit un excellent parti pour nous tirer d’embarras, c’était de frapper à toutes les portes jusqu’à ce qu’il eût trouvé celle qu’il cherchait. À la quarante-troisième cabane et à l’invariable formule qu’il avait adoptée : « Est-ce ici la case à Huarmi-Juana ? » une voix répondit enfin : « C’est ici ; mais la Juana dort, passez votre chemin.

— Il y a deux piastres à gagner, » lui cria le mozo.

Une lumière parut bientôt à travers les fentes de la cabane, puis la porte s’ouvrit, nous laissant voir une femme d’environ quarante ans, courte, rougeaude, tannée, les cheveux en désordre, et les épaules à peine couvertes par un méchant lambeau de serge.

« Enchanté de te voir, Juana de mon âme, lui dit le guide en mettant pied à terre.

Chistoso ! fit la femme ; d’où venez-vous donc à cette heure, et qui vous a indiqué ma maison ? Padre mio ! fit-elle en m’apercevant, il y a quelqu’un avec vous… »

Le mozo, sans répondre, lui prit la chandelle des mains et entra dans la hutte, où je le suivis bravement. La perspective de passer une nuit à la belle étoile, par un froid de quelque vingt degrés, étouffait en moi toute espèce de scrupule.

Quand Santiago eut examiné l’intérieur du rancho, il se tourna vers l’Indienne, que nos façons étranges ne laissaient pas que d’inquiéter un peu.

« Juana, lui dit-il, pendant que je vais desseller mes mules et les mettre dans ton corral, car tu dois avoir un corral, tu allumeras du feu ; sur ce feu tu placeras une olla pleine d’eau, puis, tandis que cette eau chauffera, tu débarrasseras un côté de ta chambre, que tu balayeras si c’est nécessaire, afin que le Huéracocha<ref>C’est le nom donné autrefois par les Indiens du Pérou aux conquérants espagnols, qu’ils croyaient sortis de la mer, ainsi que leurs vaisseaux. Huera, dans l’idiome quechua, signifie écume, et cocha ou atun cocha, le grand lac. Cette expression, détournée de son sens primitif, est aujourd’hui un titre de noblesse équivalant au caballero de la langue espagnole./ref> que j’accompagne puisse s’y installer pour passer la nuit. Va, ma fille, et ne perds pas de temps à me répondre. »

L’Indienne nous regarda tour à tour d’un air ébahi. Elle ne comprenait pas qu’on vînt la réveiller pour l’obliger à allumer du feu et à balayer sa hutte. Bien décidé à laisser les choses suivre leur cours, tant qu’elles ne s’écarteraient pas de la ligne d’une civilité puérile et honnête, j’étais allé m’asseoir sur une pierre qui tenait lieu de chaise et m’occupais à dévisser mes éperons. La femme cependant demeurait toujours plantée sur ses jambes.

« Eh bien, la Juana ! » lui cria le guide, qui débarrassait les mules de leurs harnais.

Ces simples mots, par la façon dont ils furent prononcés, produisirent sur l’Indienne un effet singulier ; sans prendre le temps de se vêtir, elle s’accroupit devant l’âtre, remua les cendres, ralluma le feu, plaça sur trois pierres branlantes une marmite en terre, qu’elle avait remplie d’eau, et, suivant à la lettre les instructions du guide, s’empressa de mettre un peu d’ordre dans sa demeure.

Santiago entra comme elle achevait sa besogne. Avec un aplomb magistral, le mozo lui remit un quartier de notre mouton, lui dit de le couper par morceaux et de mettre ces derniers dans la marmite, L’Indienne obéit avec la docilité d’un caniche, et, sa confiance renaissant à mesure que son premier étonnement se dissipait, elle offrit d’ajouter au potage des ognons et des pommes de terre qu’elle avait en réserve.

Quand le chupè fut cuit à point, on m’en servit une portion copieuse dans une espèce de soupière. Je m’assis à terre, plaçai le vase entre mes jambes, et m’occupai immédiatement à satisfaire mon appétit. Le mozo suivit mon exemple, et le bruit de nos mâchoires, joint au silence dans lequel nous nous renfermions, dut prouver à la Juana qu’il y aurait eu cruauté de sa part à nous refuser l’hospitalité.

Le souper terminé, une question assez délicate restait à débattre entre nous, c’était de savoir comment nous nous y prendrions pour concilier notre envie de dormir avec les lois de la bienséance, Huarmi-Juana ne paraissant pas disposée à passer la nuit en plein air, et ma pudeur s’effarouchant à l’idée de dresser ma couche à trois pas de la sienne, je ne sais trop de quel œil le mozo envisageait la situation, ni quelle conséquence il en tirait pour son propre compte, mais il devina mes perplexités et se chargea d’arranger l’affaire. Moyennant quatre réaux de supplément, la Juana consentit à nous abandonner sa chambre et à aller partager le lit d’une de ses comadres. Nous restâmes donc maîtres du logis, et comme la plénitude de mon estomac redoublait encore mon besoin de sommeil, en un clin d’œil j’eus terminé mes apprêts nocturnes et posé ma tête sur la selle, qui, suivant l’usage, me tenait lieu d’oreiller. Cinq minutes après, mon corps, immobile comme un lingot de plomb, laissait à mon esprit la faculté de s’envoler dans le monde des rêves.

Éveillé de bonne heure par la rigueur du froid qui redoublait aux approches de l’aurore, le premier être animé que j’aperçus en mettant le nez dehors fut Huarmi-Juana en faction devant sa porte. Je compris que l’Indienne, craignant d’avoir affaire à deux filous, qui, après avoir abusé de ses services et l’avoir dépossédée de sa demeure, tenteraient de s’enfuir sans payer leur écot, était venue les prendre au saut du lit, bien décidée à leur barrer le passage. La gratification que je lui donnai devait dépasser toutes ses espérances, à en juger par ses remercîments, qui duraient encore au moment où je m’éloignai. Je n’ai jamais vu reconnaissance plus loquace que celle de cette Huarmipampayrunacuna, car telle devait être la condition de Juana, notre hôtesse, si j en crois l’expression échappée à la servante du curé.

Au sortir d’Ocoruro, le chemin, au lieu de monter comme il avait fait jusqu’alors, se mit tout à coup à descendre, et nous profitâmes de cet avantage pour changer le pas habituel de nos mules en un trot allongé. Comme le ventre ballonné de ces animaux témoignait d’une réfection copieuse, et que je n’avais aperçu ni grain ni fourrage aux alentours de notre demeure, je demandai au guide la raison de cet embonpoint, que j’étais tenté d’attribuer à une hydropisie. Le mozo me rassura en m’apprenant qu’il avait arraché une partie du chaume qui recouvrait la hutte pour la donner à ses bêtes, lesquelles s’étaient très-bien accommodées de cet aliment.

Après quelques heures d’une descente non interrompue, la température s’adoucit sensiblement, et les sommets neigeux ne tardèrent pas à disparaître à l’horizon. Des fougères et des scolopendres se montrèrent dans le creux des rochers, la mousse et l’herbe rase tapissèrent le sol des Punas, et, sur un monticule, à vingt pas du chemin, j’aperçus quelques myrtes nains ramassés en boule[6].

Dans l’après-midi, nous avions traversé la région des punas, ces plateaux andéens dont l’élévation dépasse les plus hauts sommets des montagnes d’Europe, et d’assise en assise, de versant en versant, nous nous rapprochions de plus en plus de la zone des cultures, lorsqu’en atteignant le faîte d’un escarpement, mes regards plongèrent tout à coup sur un lac immense, au bord duquel un charmant village à maisons blanches, coiffées de tuiles rouges, s’épanouissait entre les joncs et les roseaux comme la fleur d’un nymphæa. Ce lac, de forme ovale, échancré seulement devant le village, était bordé de tous côtés par une montagne de grès blanchâtre, vasque naturelle, haute de mille pieds, et dont les parois verticales se reflétaient dans l’eau avec une netteté singulière. Tous les nuages du ciel se miraient en passant dans le clair azur de ce bassin dont la tempête n’avait jamais troublé les ondes ; quelques sarcelles brunes y nageaient lentement, laissant après elles un sillage immobile. Vu de haut et de loin, ce tableau dégageait un parfum d’églogue qui rafraîchissait les sens et l’esprit. Les habitants de ce calme séjour devaient descendre à coup sêr des bergers de Théocrite ou de Virgile, chanter comme eux leurs amours sur des pipeaux rustiques, se nourrir de maïs à défaut de castaneæ molles, et couler des jours tissés d’or et de soie. Le mozo s’empressa de m’apprendre que ce lac et ce village étaient ceux de Langui, et qu’ils relevaient de la province de Tinta. Les Languineños, ajouta-t-il, comme si sa qualité de guide lui fît un devoir de ne rien omettre, sont, de tous les habitants de la province, les plus voleurs, les plus ivrognes et les plus querelleurs. Il ne se passe pas de semaine que le gobernador n’en fasse emprisonner et fouetter quelques-uns par suite de vols, de rixes et de blessures.

« Que le diable t’emporte avec tes détails ! murmurai-je en m’arrachant à contre-cœur à la contemplation de ce paysage. »

Le soir venu, nous allâmes bivaquer dans une ferme où l’on nous servit un plat de cochons d’Inde à la purée de piment, une salade d’ognons crus et des beignets à la mélasse. La délicatesse de ce menu me fit penser que nous devions toucher à la limite d’une civilisation avancée. En effet, le lendemain, nous faisions une entrée pompeuse dans le village de Tungasuca.

Ce village était le théâtre d’une foire, qui, chaque année, s’y tient à la même époque. Les commerçants péruviens s’y étaient donné rendez-vous de cent lieues à la ronde, et l’installation de leurs domiciles temporaires prêtait à la localité une physionomie assez pittoresque. Des bannes rayées, des tentures, des draps de lit, soutenus par de longues perches d’où pendaient des banderoles aux couleurs nationales, cachaient entièrement les murs et les toits des chaumières. La grande place, métamorphosée en champ de foire, présentait sur ses quatre faces une double ligne d’ajoupas, de niches et de paravents, qui tenaient lieu de boutiques, et devant lesquels se pressait une foule compacte d’acheteurs et de curieux. Au centre de cette place, des marchands de gâteaux, des glaciers, des fruitiers, des vendeurs de chicha et d’eau-de-vie avaient dressé leurs éventaires — une serviette étendue à terre — et criaient leurs marchandises sur tous les tons. Des banquiers ambulants promenaient leur roulette à travers la foule et provoquaient les amateurs au jeu du monte en faisant luire à leurs yeux des monceaux de piastres. Des prestidigitateurs de Huamanga, pauvres diables déguenillés, jonglaient avec des poignards et des boules, éteignaient dans leur bouche des charbons allumés, ou se perçaient la langue avec des aiguilles ; les ânes, les mules, les chevaux, confondus avec le public, prenaient part à ce spectacle. Un nuage de fumée, envolé des fourneaux, des chicherias et des rôtisseries établis en plein air, planait au-dessus du tableau, et une rumeur sonore s’élevait de toutes parts, semblable aux vibrations d’une cloche lancée à toute volée.

En arrivant, mon premier soin avait été de jeter la bride sur le cou de ma mule, de remettre l’animal à la garde de Santiago et d’aller flâner devant les boutiques, où tous les produits de l’industrie humaine, depuis les modes de Paris jusqu’aux ivoires de Canton, étaient réunis. Dans ce bazar universel, la Belgique était représentée par des contrefaçons de nos auteurs français[7]. Ballotté en tout sens par le va-et-vient de la foule, je franchis sans m’en apercevoir la ligne des boutiques, j’enfilai une rue et me trouvai bientôt devant l’église du village, humble bâtiment badigeonné d’ocre jaune et couvert d’un toit de paille surmonté d’une croix. La porte en était ouverte à deux battants. Au moment d’entrer dans le lieu saint, je fus retenu par l’idée de mon accoutrement de voyage et du cliquetis de ferraille que mes éperons chiliens faisaient entendre à chaque pas. Craignant de troubler le recueillement des fidèles, je m’arrêtai sous le porche et me contentai d’allonger le cou pour entrevoir l’intérieur du vaisseau.

Le curé, debout en ce moment sur le maître autel, où il raccommodait lui-même quelque moulure du tabernacle, tourna la tête par hasard, et, m’ayant aperçu le sombrero à la main, dans une attitude de curiosité, abandonna son poste et vint, en essuyant ses mains à sa soutane, me demander pourquoi je n’entrais pas. J’objectai l’inconvenance de mon costume. Bah ! fit-il, l’église est en réparation, et comme pour m’engager à bannir tout scrupule, il tira de sa poche un étui à cigarettes, m’en offrit une, en prit une autre et alla l’allumer à un lampion placé au-dessus d’un bénitier.

Tout en mêlant nos fumées, le pasteur me demanda le lieu de ma naissance, mon nom, mon âge et les motifs qui m’amenaient dans le pays. Quand j’eus satisfait de mon mieux à toutes ces questions, dont la bonhomie atténuait l’indiscrétion, il m’apprit à son tour qu’il s’appelait Pedro Garmendia, qu’il était né dans la province de Maynas, limitrophe de l’Ecuador, avait cinquante-deux ans révolus, desservait depuis deux ans la cure de Tungasuca et souffrait beaucoup d’un catarrhe à la vessie. Une fois la glace rompue entre nous, il m’avoua que, pour subvenir aux frais de réparation que nécessitait son église, qu’il comptait embellir par la même occasion, il allait frapper d’un impôt extraordinaire la bourse de ses ouailles, Indiens aisés pour la plupart. « Ils crieront bien un peu, me dit-il, mais le plaisir de voir leur église pimpante, leur curé revêtu d’ornements neufs et d’entendre le son de l’orgue, car je me propose de leur en donner un, les fera passer sur bien des choses. Pauvres Indiens, je les aime après tout, bien qu’ils me jouent des tours pendables quand je leur envoie le Diezmero[8]. Croiriez-vous que les drôles ont l’effronterie de n’accuser que le tiers de leur récolte, afin d’amoindrir la part de l’évêque, la mienne, celles de l’alcade et du gobernador ! Heureusement j’ai des yeux qui les guettent, et quand je puis prendre un de mes fraudeurs en flagrant délit, ce qui m’arrive neuf fois sur dix, mon ami l’alcade se charge, à ma prière, de lui moucheter les épaules avec le chicote et de le garder quelques jours en prison. »

Toujours causant de ses affaires, le pasteur m’entraîna vers la sacristie et de là dans son presbytère, qui se composait d’une seule pièce, à peu près nue, et d’une petite cour servant à la fois de bûcher, d’office et d’écurie. Cette triple destination me fut dénoncée par un amas de bosta, quelques quartiers de mouton sec suspendus à des cordes et une mule étique qui tourna vers nous un œil somnolent quand son maître l’eut appelée : Negrita. Le triste animal ayant fait acte d’obéissance, se remit à lécher les efflorescences salpêtrées qui couvraient la muraille.

Après quelques petits verres d’eau-de-vie, si gracieusement offerts qu’il me fut impossible de les refuser, je demandai au curé si l’ancien cacique de Tungasuca, Tupac-Amaru, n’avait pas dans le village. des descendants de sa lignée qui pussent me donner quelques renseignements sur la vie de cet homme et sa fin malheureuse, les historiens que j’avais consultés étant muets à cet égard.

« Je ne connais, me répondit-il, que des Quispè, des Mamani et des Condori, trois familles d’Indiens qui ont la prétention de descendre du Soleil en ligne directe, ce qui ne les empêche pas d’être plus gueux que les ratons des champs. Quant à Tupac-Amaru, je ne sais trop que vous en dire, mais mon sacristain était de ses amis ; holà, Symphorose ! »

Un Indien quechua, qui vaquait dans la cour à quelque travail domestique, accourut en s’entendant appeler. L’homme, essuyant ses lèvres au revers de sa manche, fixa sur nous deux petits yeux obliques, pleins d’un étonnement craintif.

Ne trouvant point à ce contemporain de Tupac-Amaru la physionomie de son âge, je le regardai de l’air dont un numismate examine une médaille douteuse. Quelques fils d’argent brillaient, il est vrai, dans les tresses de sa chevelure, et son visage était un peu flétri ; mais le torse encore droit et les jambes musculeuses accusaient soixante ans au plus ; or, l’ami de Tupac-Amaru, d’après mon estimation, ne pouvait-être qu’un vieillard chenu et cassé, une intelligence retombée en enfance. Tandis que je faisais ces réflexions, le curé se pencha vers moi.

« Tel que vous le voyez, Symphorose a cent neuf ans, me dit-il ; le gaillard mange peu, mais en revanche sa soif est telle, que je suis obligé de tenir sous clef ma provision d’eau-de-vie ; souvent, au moment de dire la messe, je m’aperçois que l’une des burettes est vide et je n’ai pas besoin de demander où le vin a passé. Encore s’il n’était qu’ivrogne ! Mais croiriez-vous qu’à son âge, le vieux cabron… » Ici le curé me dit quelques mots à l’oreille. « Oui, reprit-il à voix haute, sans mon intervention, ce mauvais sujet eût déjà fait plusieurs années de cadena, car le chiffre de ses victimes dépasse déjà la douzaine… aussi nos mères de famille, qui le redoutent à l’égal du diable, l’ont-elles surnommé sacssaracata, mot qui exprime bien le fol entraînement du drôle vers le péché en question. »

Tout ceci m’avait été dit en espagnol et Symphorose, pour qui, comme pour ses pareils, cette langue était lettre close, n’en avait pas compris un mot ; mais l’adjectif quechua, lâché par le curé, lui fit dresser l’oreille et deviner qu’il s’agissait de lui. Loin de paraître honteux de voir un étranger au courant de ses affaires, il me regarda d’un petit air de fatuité comme pour me dire : Tu ne m’aurais pas cru de cette force ; puis, voyant que je souriais, il se prit à rire bruyamment.

« Silence ! pécheur endurci, lui cria le curé d’un ton de brusquerie amicale qui me donna à penser que la brebis galeuse de son troupeau n’en était pas la moins chérie. Voici un jeune seigneur qui vient de loin pour avoir des détails sur Tupac-Amaru ; peux-tu lui en donner ?

Ari, fit le sacristain, dont la physionomie, d’égrillarde qu’elle était, devint sérieuse et presque triste.

— Tu l’as donc connu ? demandai-je à l’Indien.

— En douterais tu ? me répondit-il d’une voix gutturale. Tupac-Amaru était l’ami de Huaman, que les pères Jésuites ont baptisé sous le nom de Symphorose. Bien des neiges sont tombées dans la Cordillère depuis cette époque, et ton père n’était pas encore né, quand j’aidai mon ami à brûler des chapetons[9] dans l’église de Sangarrara.

— Comment ! s’écria le pasteur, tu as eu la scélératesse de brûler des Espagnols dans une église, et tu oses encore t’en vanter devant moi ! Quand je vous disais que ce coquin avait le diable au corps, ajouta-t-il en me poussant du coude. »

Ma curiosité était vivement excitée par ce début, et je priai Symphorose de me raconter en détail toutes les circonstances de sa liaison avec le célèbre cacique, ce qu’il s’empressa de faire après avoir requis humblement l’autorisation du curé.

« José Gabriel Tupac-Amaru que tu veux connaître, me dit l’Indien, était le dernier rejeton de la descendance Condorcanqui et l’arrière-petit-fils de cet Inca Tupac-Amaru à qui le vice-roi Toledo fit trancher la tête. Né à Cuzco, il fit ses études au collége de San Francisco de Borgia, se maria plus tard avec une de ses cousines et vint s’établir à Tungasuca, dont il était cacique par droit de naissance. À l’époque où nous nous connûmes, il avait quarante-huit ans, juste six ans de plus que moi.

« Sans la révolution qui éclata dans ce village, Nous ne nous serions peut-être jamais liés, car Tupac-Amaru était de la race des empereurs ; il était riche et moi pauvre chasqui de la nation Poque, je n’avais pour vivre que mon état de messager, qui consistait à porter d’une province à l’autre les dépêches du vice-roi. Pour un voyage de cent lieues on me donnait quelquefois une piastre ; quelquefois aussi les agents espagnols ne me donnaient rien et me battaient fort, sous prétexte que j’étais resté trop longtemps en route.

« Un jour, en revenant de Macusani, je trouvai notre place de Tungasuca remplie de monde. On faisait cercle autour d’un homme qui gesticulait en parlant très-fort. Je m’approchai et reconnus don José Gabriel Tupac-Amaru. Ses cheveux étaient en désordre et ses yeux lançaient des éclairs. Je priai mon compadre, un tio Juan Cancio qui se trouvait là, de m apprendre de quoi il s’agissait. « Compadre, me répondit-il, l’Espagnol Antonio Arriega, le corrégidor de la province, vient de frapper nos métairies d’un nouvel impôt, pour pouvoir rembourser au trésor royal les trente mille piastres qu’il a perdues au jeu la nuit dernière. — Et que dit le seigneur Tupac-Amaru ? demandai-je à mon compadre. — Il propose à nos amis de l’accompagner chez le corrégidor, à qui il veut dire son fait, mais ceux-ci refusent, craignant de s’exposer à la colère de l’Espagnol, qui est homme à les faire pendre. — À la maison du corrégidor ! » criai-je alors de toutes mes forces. La foule effrayée s’écarta pour me laisser passer. Tupac-Amaru vint à moi et me serra la main. « Tu es un brave, me dit-il, viens avec moi chez le corrégidor. » Les Indiens eurent honte de leur couardise et se précipitèrent à notre suite. Nous entrâmes dans la maison de l’Espagnol, et, malgré ses prières et ses larmes, car la peur le faisait pleurer comme un enfant, Tupac-Amaru le saisit au collet et le conduisit lui-même en prison. Le lendemain, nous le pendions, après lui avoir attaché sur la poitrine un écriteau qui portait ces mots, tracés de la propre main du cacique : « Mort aux Espagnols. »

« Le cadavre n’était pas encore refroidi que Tupac-Amaru dépêchait des chasquis dans toutes les provinces pour les engager à se joindre à nous. Mais la nouvelle de la mort du corrégidor était déjà parvenue à Cuzco ; une junte s’organisa, et cinq cents soldats espagnols furent chargés de nous poursuivre. Tupac-Amaru fit monter aussitôt des Indiens sur les hauteurs avec ordre de surveiller la marche de l’ennemi. L’un d’eux vint un soir nous avertir que les Espagnols étaient arrivés à Sangarrara et qu’ils passeraient la nuit dans l’église, dont ils avaient fait une caserne. Tupac-Amaru nous réunit au nombre de six mille ; nous quittâmes nos sandales pour faire moins de bruit, et, munis de sacs de bosta, de brassées d’ichu et de tout le bois que nous avions pu ramasser en chemin, nous arrivâmes vers minuit dans le village de Sangarrara, où les Espagnols, sans défiance, dormaient comme des bienheureux. Nous commençâmes d’abord par cerner l’église et, dressant le long de ses murs tout le combustible que nous nous étions procuré, nous y mîmes le feu. L’église, construite en pieux de Huarango[10], était vieille et brûla comme de l’étoupe.

« Pendant trois heures nous ne cessâmes de chanter, de crier et de jouer du Pututu[11], pour étouffer le bruit que les Espagnols faisaient dans l’église. Comme le jour allait paraître, la charpente embrasée s’écroula ; nous écoutâmes, et, n’entendant plus rien, nous fîmes silence à notre tour.

« Deux jours après cet événement, Tupac-Amaru me nommait général de division et m’envoyait à la tête de douze mille hommes au-devant de son neveu le niño Mendiburu. L’enfant s’était enfui de chez ses parents et combattait de son côté pour la même cause que nous. Après avoir soulevé les populations de la Paz, de Potosi, de Cochabamba, il se dirigeait vers Sangarrara, quand je le rejoignis près du grand lac de Chucuytu. Nous traversâmes les provinces de Huancané et de Laricaja, laissant derrière nous une trace de sang et des tourbillons de fumée. Les Espagnols s’étaient réfugiés dans Sorata, à l’abri de fortifications en terre, d’où leurs canons vomissaient sur nous le fer et le feu. « — Tayta, me dit l’enfant Mendiburu, ils vont tuer nos hommes jusqu’au dernier si nous n’y mettons ordre. Il me vient une idée. » Sans s’expliquer davantage, il réunit cinq cents hommes, se met à leur tête, et, tournant la base du serro d’Ancona devant lequel la ville était édifiée, il commence à gravir ses flancs escarpés. Je le perds bientôt de vue. Pendant ce temps, les Espagnols ne cessaient de tirer sur nous. J’éparpille mes hommes dans la campagne et les fais coucher à plat ventre. Les canons de l’ennemi s’endorment bientôt. Vers le soir, voilà que Île serro d’Ancona lâche tout à coup sur la ville les écluses de ses cinq torrents ; l’eau défonce le toit des maisons, balaye les fortifications et nous rend maîtres de la ville. Une heure après, tous les Espagnols étaient égorgés. Quand Mendiburu revint, les étoiles brillaient au ciel. En soupant, il me conta de quelle façon il s’y était pris pour contenir les eaux de la montagne et les diriger sur Sorata. Mes Indiens sont exténués de fatigue, dit-il, mais l’Espagnol est mort, et l’oncle Tupac-Amaru sera content de nous.

« À huit jours de là, nous rentrions à Tungasuca. Tupac-Amaru nous y attendait pour marcher sur Cuzco, où les troupes espagnoles s’étaient rassemblées : avant de partir, le chef nous réunit en conseil et chaque Indien, par l’intermédiaire des Curatas, fut appelé à donner son avis sur le mode d’attaque. Les uns proposaient d’entrer de nuit dans la capitale, pour y surprendre l’ennemi pendant son sommeil, d’autres voulaient qu’on le réduisît par la famine. Quand mon tour fut venu de parler, je dis simplement que des lenteurs nuiraient au succès de notre cause, et qu’une attaque en plein jour, maintenant que nous étions en nombre, me semblait préférable à un combat de nuit. Tupac-Amaru fut de mon avis, et nous nous mîmes en marche. À trois lieues de Cuzco, le chef partagea l’armée en deux corps. Il prit le commandement de l’un et me mit à la tête de l’autre. Je devais entrer à Cuzco par San Sébastian, pendant que Tupac-Amaru s’y introduirait par les hauteurs de Picchu. Comme le chemin que j’avais à suivre était tout uni, tandis que celui qu’avait pris le chef serpentait autour des serros, j’arrivai le premier dans la ville. En nous voyant, les Espagnols se débandèrent ; deux compagnies de miliciens ayant tenté de résister, nous les assomâmes à coups de bâton.

« Le soir, je rejoignis Tupac-Amaru sur les hauteurs de Picchu. De cet endroit, nos regards plongeaient dans la ville, où j’avais laissé une garde de deux cents hommes. Au milieu de la nuit des feux s’allumèrent sur plusieurs points. « — Vois, me dit le chef, ce sont les Espagnols qui se rallient. — Tu te trompes, lui répliquai-je, ce sont nos Indiens qui se chauffent, » Là-dessus nous essayâmes de nous rendormir.

« Quand le jour parut, nos hommes, formés en colonne, s’engageaient dans la gorge de Santana pour descendre à Cuzco. Tupac-Amaru s’était mis à leur tête. À l’entrée du premier faubourg, un bataillon d’Indiens cxmmandé par le cacique Matheo Pomacagua, vint se joindre à nous. Tupac-Amaru les accueillit en frères et leur demanda des nouvelles de l’Espagnol. Il est en fuite, dit le cacique. En regardant les nouveaux venus, je distinguai quelques visages barbus qui se cachaient sous des monteras. « Trahison ! trahison ! » criai-je ; il était trop tard. Le bataillon de Pomacagua chargeait nos Indiens, pendant que les hommes barbus, se jetant sur la mule de Tupac-Amaru, la forçaient à galoper vers la ville.

« Surpris par cette brusque attaque, et découragés par la perte du chef, nos Indiens prirent la fuite en m’entraînant avec eux. J’errai quelque temps dans les environs, fou d’inquiétude, mais n’osant pas descendre à Cuzco, dont les Espagnols gardaient l’entrée des faubourgs. Un jour, n’y pouvant plus tenir, je pris les habits d’un Leñatero, et, poussant devant moi un âne chargé de fagots, j’entrai dans la ville par la quebrada de Sapi. Cuzco avait un air de fête ; les rues étaient jonchées de feuillage, les portales du cabildo tendus d’étoffes rouges comme pour une procession du Corpus, et les Huarmis espagnoles se montraient à leurs balcons avec des fleurs dans les cheveux.

« J’eus comme un pressentiment de malheur, et mes tempes se mouillèrent d’une sueur froide. Des Indiens allaient et venaient par les rues, mais, craignant qu’ils ne fussent du parti de l’Espagnol, je me gardai bien de les questionner. Tout à coup, des cris s’élevèrent du côté du Huatanay[12] ; la foule y courut ; je suivis la foule. Les portes du couvent des Pères de Jésus étaient ouvertes à deux battants, et des hallebardiers espagnols en gardaient le seuil. Je grimpai sur le mur d’une chicheria pour voir ce qui s’allait passer. Je n’attendis pas longtemrps ; un homme parut sous le porche, soutenu par deux soldats qui l’aidaient à marcher, car la torture avait brisé ses os. Un nuage rouge passa devant mes yeux en reconnaissant Tupac-Amaru. À sa vue, les tambours battirent, la foule cria, et les Huarmis des balcons agitèrent leurs mouchoirs.

« Une mule caparaçonnée de noir attendait le patient. Les soldats l’assirent sur sa croupe, le visage tourné vers la queue de l’animal. De grosses larmes tombaient une à une de mes yeux, en regardant le cacique, dont le visage était serein et la toilette digne de sa naissance. Il avait mis ce jour-là un uncu[13] de satin noir brodé d’or, des bas de soie blancs, et des souliers de velours noir. Une lourde chaîne d’or, qui soutenait un crucifix, pendait sur sa poitrine.

« D’autres prisonniers vinrent à sa suite. Je reconnus tour à tour la femme de mon ami, ses deux fils, son oncle et son neveu le niño Mendiburu. On les conduisit au cabildo pour y être jugés. Quand ils furent passés, je me cachai la tête dans ma llacolla et je pleurai amèrement. Le soir, on alluma des feux sur la grande place, et les enfants tirèrent des pétards en signe de réjouissance. Les prisonniers étaient condamnés à mourir. Ne pouvant rien pour eux, je quittai Cuzco dans la nuit même, maudissant les bourreaux espagnols et appelant sur leur tête la vengeance de Pachacamac ! Jésus n’était plus pour moi que le Dieu des tyrans et je le…

Chito hereje[14] ! » fit le curé.

Cette exclamation coupa la parole à Symphorose. Il nous regarda tour à tour d’un air hébété, comme s’il eût cherché à ressaisir le sens de ses paroles, puis l’éclair d’animation qui brillait dans ses yeux s’éteignit rapidement, et le masque du Quechua reprit son immobilité première.

« Vous avez eu tort de l’interrompre, dis-je au curé ; maintenant il ne parlera plus.

— Eh ! son histoire était finie.

— Non, car on m’a parlé d’un affreux supplice auquel Tupac-Amaru fut condamné, mais sans m’en donner les détails, et j’avoue que j’aurais tenu à les connaître.

— Rien n’est plus facile ! fit le curé en emplissant d’eau-de-vie un grand verre à chicha et le tendant à Symphorose, qui sourit de plaisir et l’avala d’un trait :

— Maintenant, Indio bruto, ajouta-t-il, reprends ton histoire à l’endroit où tu l’as laissée. »

Le Quechua se gratta la tête d’un air embarrassé.

« Symphorose ne sait pas d’histoire, dit-il après une pause ; Symphorose est un Indien, et l’Indien ne lit pas dans les livres comme le chapeton…

— Canaille ! fit le curé, dis plutôt qu’un premier verre d’eau-de-vie ne te suffit pas et que tu en veux un second. »

Pendant que le curé s’exécutait de nouveau, j’essayai de remettre le narrateur sur la trace de ses souvenirs, en lui parlant de Tupac-Amaru, du traître Pomacagua et des Espagnols.

« L’Indien est une brute, me dit-il après avoir bu ; n’as-tu pas entendu le padre appeler Symphorose Indio bruto ! le padre a raison. L’Indien est rouge et son esprit est lourd ; l’Espagnol a la peau blanche et son esprit est subtil. J’aime les Espagnols. Padrecito de mon cœur, donne encore de l’eau-de-vie à Symphorose !… »

Je vis qu’il était inutile d’insister, et, levant la séance, je pris congé du curé, en regrettant que sa fâcheuse interruption m’eût privé d’entendre la fin de l’histoire de Tupac-Amaru. Symphorose était allé s’asseoir dans un coin, où il chantonnait à demi-voix ; en partant, je lui dis adieu, mais il ne parut pas m’entendre ; son esprit, surexcité par l’eau de feu, voyageait déjà dans les mondes sublunaires.

Comme je rentrais dans le champ de foire, un mozo basané, d’assez mauvaise mine, à qui mon signalement avait été donné, sans doute, vint me demander si je n’étais pas le Huéracocha étranger que Santiago s’était chargé de conduire à Cuzco. Sur ma réponse affirmative, le drôle me dit que mon guide ayant appris qu’un de ses parents du village de Combata était en danger de mort, venait de partir à franc étrier, abandonnant mes bagages dans une chicheria. L’idée d’un vol me vint naturellement à l’esprit, et je demandai l’adresse de cette chicheria, presque certain qu’elle serait introuvable. À la honte de mes soupçons, le mozo s’empressa de m’y conduire. D’un coup d’œil je m’assurai que mes bagages étaient au complet et que rien ne manquait au harnachement de ma mule. Je remerciai intérieurement Santiago de n’emporter que les avances qu’il avait reçues, et, bien persuadé que nous ne nous reverrions plus, je me mis sur-le-champ en quête d’un arriero. Vingt convois de mules étaient sur le point de partir et j’eus bientôt trouvé mon affaire. L’homme avec qui je traitai devait quitter Tungasuca au petit jour. Je lui remis mes bagages en le priant de m’indiquer un gîte. Il me désigna une chicheria de sa connaissance où je serais hébergé comme un prince. J’y trouvai, en effet, d’excellent picante et j y dormis d’un très-bon sommeil, malgré le chant des coqs perchés à trois pieds de ma tête et les steeple-chases que, pendant la nuit, les cochons d’Inde exécutèrent autour de moi.

À l’heure dite, l’arriero frappait à ma porte pour m’avertir qu’il était temps de me lever. En un clin d’œil, je fus prêt à le suivre. Nous nous rendîmes dans le champ de foire, où m’attendait une mule toute sellée ; j’enfourchai ma bête ; le muletier cria : « Vamos ! » et notre troupe, composée de trois mozos et de seize animaux chargés de colis, se mit en marche au carillon de la Madrina.

Je ne tardai pas à comprendre, au pas grave dont nous cheminions, qu’il nous faudrait bien quinze jours pour faire les vingt-cinq lieues qui nous séparaient de Cuzco. Mais cette lenteur de locomotion, qui eût allumé la bile d’un homme affairé et fait le désespoir d’un amoureux, me souriait assez pour le moment. J’avais encore sur le cœur mes marches forcées à travers les relais de la haute Cordillère : et l’obligation de gagner chaque nuit un gîte, sous peine de geler en chemin, m’ayant toujours paru aussi absurde que tyrannioue, je n’étais pas fâché de pouvoir m’y soustraire.

À partir de Tungasuca, les punas disparurent et furent remplacées par des montagnes à pente douce et à croupe arrondie, qui bordaient la route des deux côtés. Le rio Vilcabamba, sorti de la lagune de Langui, coulait à notre droite, au fond d’un ravin encombré de roches énormes. Le paysage, sans être très-récréatif, offrait néanmoins quelques teintes vertes qui tranchaient agréablement sur le ton rougeâtre des montagnes.

Nous fîmes halte à Yanaoca, un village de trente feux, où le muletier avait une comadre dont la santé, me dit-il, l’inquiétait beaucoup. C’était une façon polie de m’avertir que j’aurais à l’attendre. Pendant qu’il mettait pied à terre pour se renseigner sur le compte de la femme et s’abreuver de chicha en même temps, j’achetai d’horribles galettes, un coq étique et quelques quartiers de mouton fumé, que je remis à l’un des mozos appelé Trésor, en l’instituant conservateur de mon garde-manger. Le muletier reparut au bout d’une demi-heure, très-rouge et très-agité, circonstance qui, jointe au silence dans lequel il se renfermait, me fit conjecturer qu’il avait recueilli de tristes nouvelles.

Quand l’heure de camper fut venue, nous nous arrêtâmes à l’entrée d’une gorge étroite, tapissée d’herbe rase et rafraîchie par un ruisseau d’eau courante. Les mules, débarrassées de leurs fardeaux, se vautrèrent d’abord les quatre fers en l’air pour se délasser, puis se mirent à paître pendant que, de leur côté, les mozos allumaient du feu et plaçaient de champ la marmite. Après le souper, le muletier rapprocha ses ballots de façon à figurer les trois murs d’une hutte, couvrit le tout de grandes bannes de laine, et je n’eus plus qu’à me glisser sous cet abri, dont les parois bien closes gardèrent toute la nuit une douce chaleur.

Le lendemain, nous traversâmes Quiquijana, une bourgade riche, que les chartes péruviennes qualifient de ville très-fidèle, peut-être à cause de cinq maisons à balcons sculptés et à toits de tuiles que j’y admirai en passant, car la cité fidèle n’a qu’une population de six cents âmes. Une jeune fille brune et svelte, debout à la fenêtre d’un de ces logis aristocratiques, tressait ses longs cheveux noirs en nous voyant défiler. Je la saluai de mon air le plus gracieux, mais, soit que ma personne lui déplût, soit que mon salut l’eût choquée, elle y répondit par une abominable grimace, et se cacha précipitamment derrière son rideau.

Pour me consoler de ma mésaventure, je reportai mes yeux sur le paysage, qui avait entièrement changé d’aspect. Des cultures de maïs, de quinua[15], de pommes de terre et de luzerne se montraient dans les bas-fonds et sur la pente des collines ; quelques pommiers dressaient leur tête au-dessus des haies de cactus et les serros eux-mêmes étaient couverts de plantes étranges dont les hampes et les bractées, encore garnies de leurs vieilles fleurs desséchées, n’attendaient pour tomber et être remplacées par d’autres, que les premières bouffées d’un vent tiède. On était alors à la fin d’octobre. Je me promis, à mon retour, d’étudier en détail ces plantes fanées, larves végétales dont le printemps et le soleil devaient faire autant de papillons radieux.

Notre voyage se poursuivit sans encombre jusqu’à la lagune d’Urcos, que nous atteignîmes le sixième jour. Du haut de l’éminence qui longe le chemin, j’admirai un instant ce lac d’une lieue de circuit, bordé de roseaux verts et couvert de palmipèdes qui folâtraient à sa surface. Le muletier, se méprenant sur la nature de mes pensées à l’aspect de ce bassin enchâssé dans ses trois montagnes, vint me souhaiter pour toute richesse le bijou enfoui dans ses eaux ; et comme je le regardais d’un air étonné, il m’apprit que la chaîne d’or de Huayna Capac, cette merveille à laquelle quatre historiens espagnols ont consacré chacun une page, ce bijou colossal, long de quatre cents mètres et destiné à enserrer la grande place de Cuzco pendant les réjouissances publiques, se trouvait dans le lac, où les Indiens l’avaient précipité, à l’époque de la conquête, afin de le soustraire à la rapacité des Espagnols. Naturellement, il me vint à l’esprit que les habitants du pays auraient dû dessécher le lac pour en retirer cette chaîne, et j’en fis l’observation à mon homme, qui me répliqua qu’ils l’avaient tenté à plusieurs reprises, mais toujours sans succès, les anneaux de la chaîne ayant eu le temps de prendre racine et de rejoindre sous terre les filons primitifs dont on les avait tirés. La légende me parut singulièrement apocryphe, et notre conversation en resta là.

Le jour suivant, au moment où le soleil allait disparaître, une masse compacte d’édifices apparut au fond de la Quebrada dans laquelle nous cheminions depuis le matin. Cuzco ! cria le muletier en étendant le bras vers la ville que des brouillards bleuâtres enveloppaient déjà. J’éperonnai ma mule, l’homme piqua la sienne, et bientôt nous galopâmes côte à côte dans le faubourg tortueux de la Recoleta, laissant à la troupe le soin de nous rejoindre.

Le guide, à qui je confessai mon ignorance de la localité, me conduisit au tambo[16] de San José, grand caravansérail situé près du couvent de Santa Catalina, me fit ouvrir sur-le-champ une espèce de casemate qu’il appelait une chambre, laquelle ne recevait d’air et de jour que par la porte, et m’assura que je serais très-convenablement logé pour cinq francs par jour. La nourriture, l’éclairage, le coucher, le service, devaient, il est vrai, rester à ma charge, le tambo n’étant qu’un abri et pas du tout une hôtellerie, genre d’institution inconnu d’ailleurs à Cuzco.

Pendant que j’examinais ce singulier réduit, long de dix pieds sur six de large, épais de muraille, voûté en dôme, et qui n’avait d’autre meuble qu’un cube de maçonnerie destiné à supporter le lit ou l’almofrez du voyageur, l’arriero revint muni d’une chandelle qu’il venait d’acheter et d’un plat en terre contenant un peu de salade hachée menu, deux poissons frits et un petit pain. C’était mon souper. Bien qu’accoutumé à la vie frugale des voyages, j’allais hasarder une observation sur la mesquinerie de ce repas, quand le muletier s’empressa de me dire que c’était tout ce que la capitale des Incas pouvait offrir à pareille heure. Je n’eus plus qu’à m’asseoir et à expédier ma pitance.

Après une nuit entière passée à regarder couler le suif de mon luminaire, car des aptères hexapodes de l’ordre des suceurs s’étaient introduits dans mon lit et ne me permirent pas de fermer l’œil, je priai le muletier de me trouver un logement dans lequel on pût travailler le jour et dormir la nuit, le cachot du tambo de San José n’offrant aucune espèce de ces ressources : Le brave homme se mit en course, explora tour à tour la ville et les faubourgs, et réussit à me trouver, chez une veuve de la rue du Marquis, deux pièces situées au rez-de-chaussée, dans le fond d’une cour : le tout fort humide, garni de gros barreaux de fer, et dégarni de meubles. La veuve, eu égard à ma qualité de Français, ne demandait du logement que seize piastres par mois, et offrait généreusement de prêter deux chaises. J’acceptai sa proposition. Quand je fus installé dans ce logement, je m’y trouvai si mal que j’en parlai à mon hôtesse, qui sourit en me disant qu’il ne tiendrait qu’à moi d’y être comme un dieu ; en effet, une amie de la veuve, que je soupçonnai toujours d’être la veuve elle-même, se chargea de prêter des meubles pour tout le temps que je passerais à Cuzco. Le logement fut transformé, les fenêtres garnies de rideaux, le sol recouvert d’un tapis, et ma bourse allégée de quarante piastres qu’il me fallut payer comptant.

Les premiers jours de mon arrivée furent exclusivement consacrés à la visite des antiquités. Du haut de la forteresse ruinée du Sacsahuaman, j’étais parvenu à reconstruire l’ancienne ville, aidé dans ce travail par les débris des murs incasiens qui supportent les constructions modernes ; Pizarre et ses compagnons, pour éviter les frais de main-d’œuvre, s’étant contentés de décapiter les anciens édifices au lieu de les abattre entièrement.

La ville actuelle, presque dépeuplée relativement à sa grandeur, ne compte que 16 000 habitants, bien que M. Huot, continuateur de Maltebrun, lui en ait donné 40 000[17]. Son élévation au-dessus de la mer est de 12 500 pieds et 90 lieues en ligne droite l’en séparent. Cuzco possède 9 églises, 4 couvents d’hommes, 3 de femmes, 3 béguinages, 2 hôpitaux, 3 colléges, un hôtel des monnaies et une imprimerie que le vice-roi la Cerna y établit en l’an de grâce 1822. Les chicherias ou cabarets à bière y sont si nombreux, qu’en beaucoup d’endroits ils forment des rues entières, concurremment avec les Héladerias, où les glaces et les sorbets sont cotés à des prix modérés. C’est dans la plus renommée de ces rues qu’est né Garcilaso de la Vega, l’historien des Incas. La chambre où naquit l’auteur de la Real Cronica, était occupée, à époque où je la visitai, par un Indien borgne qui dressait des chiens à faire l’exercice.

J’habitais Cuzco depuis trois semaines, lorsqu’un jour, en revenant de dessiner des bas-reliefs du temps de Pachacutec, oubliés dans le coin d’une cour de la rue du Triomphe, je me trouvai nez à nez avec un don José de Balcarcel que j’avais connu à Aréquipa, menant un train de prince, grâce aux combats de coqs où, dit-on, il gagnait des sommes folles. Nous échangeâmes une poignée de main en nous félicitant mutuellement de notre rencontre, et don José m’apprit, entre autres choses, que le gouvernement présidentiel, après avoir longtemps contesté ses capacités administratives, venait de leur rendre un hommage éclatant en le nommant préfet de Calca, une province située à cinq lieues de Cuzco. Quinze mille francs d’émoluments se rattachaient à cette place ; mais le nouveau préfet, trouvant ce denier trop mesquin, m’assura qu’à partir de l’année suivante il le porterait à trente mille, en pressurant convenablement ses administrés, Indiens pour la plupart.

Je le quittai, non moins émerveillé de ses plans de tutelle que de ses calculs financiers, l’engageant à me venir voir avant son départ, s’il n’avait rien de mieux à faire.

À trois jours de là et comme j’étais en train d’examiner à la loupe les cristallisations d’une Ficoïde, le préfet de Calca entra dans ma chambre, botté, éperonné, cravache en main, et se laissa choir sur le sofa, où, faute d’espace, j’avais étalé quelques plantes sèches. Je m’élançai trop tard pour saisir le fonctionnaire public par les épaules, lui faire faire volte face et le placer dans un fauteuil.

« Je vous gêne peut-être ? me dit-il.

— Au contraire, répliquai-je, en jetant un regard de regret sur mes plantes pulvérisées.

— Le motif qui m’amène ici, poursuivit le préfet, vous est tout personnel. Avant d’aller m’ensevelir dans ma triste province, j’ai voulu vous présenter à un digne chanoine de mes amis, qui raffole des étrangers, et surtout de ceux qui, comme vous, passent leur temps à disputer aux rats de vieilles paperasses. Mon chanoine, homme de belles façons et du meilleur monde, a de la fortune et deux… nièces à marier.

— Pourquoi cette pause ? demandai-je.

— Elle est nécessaire ; passons au nom de mon ami, qui est Justo Apu Ramo de Sahuaraura.

— Quel terrible nom pour un chanoine ! m’écriai-je en riant.

— Ce nom qui vous choque, continua Balcarcel avec une gravité solennelle, est celui du dernier rejeton de la dynastie du Soleil. Par la branche masculine, mon ami descend de Tupac-Yupanqui, onzième empereur de Cuzco, et par les femmes, du dernier Quitu de Lican[18]. À l’heure actuelle, Sahuaraura est trésorier de l’évêché, inspecteur des églises de la province, archidiacre du chapitre de Santo Domingo, facteur général des orgues de la ville, premier violoncelle des chœurs sacrés, et officier de la Légion de mérite. En 1824, Simon Bolivar le décora de cet ordre dans les plaines d’Ayacucho, où, en sa qualité de prêtre et de citoyen, mon ami combattit avec la parole et le glaive pour l’émancipation du Pérou. »

Je restai plongé dans un silence admiratif, m’étonnant autant des noms baroques du chanoine que de la réunion de ses dignités.

Le préfet de Calca était radieux.

« Quand voulez-vous que je vous présente ? me demanda-t-il.

— Mais demain même, si cela ne vous dérange pas. »

Le lendemain, à midi, mon introducteur entrait chez moi et me trouvait prêt à le suivre.

Dans une des ruelles montueuses qui entourent l’église de Santo Domingo, le préfet s’arrêta devant une maisonnette blanche à volets peints en vert, à la porte de laquelle il heurta du pommeau de sa canne. Cette porte s’ouvrit et un Indien quechua, vêtu du costume traditionnel, justaucorps bleu à trois basques flottantes, culotte à canons doublés de rouge, les cheveux tressés et les jambes nues, nous introduisit dans un petit vestibule qui communiquait avec le patio, ou cour d’honneur, par un escalier. Cette cour était disposée en parterre. Une haie de myrtes, bizarrement festonnés, s’élevait à hauteur d’homme, ne laissant apercevoir que les têtes de quelques pavots rouges et de grands tournesols. Au centre de la cour un gnomon reposait sur son socle de pierre, et de quatre urnes en terre cuite s’élançaient, toutes fières de leur nouvelle condition, des touffes de Tragopogon, vulgairement appelé salsifis[19].

L’indien, traversant cette cour, nous conduisit dans un salon vitré placé au rez-de-chaussée, avança des siéges, et nous quitta sans avoir desserré les dents.

La pièce où nous nous trouvions, longue d’environ trente pieds, sur dix de large, entièrement vitrée du côté du soleil levant et tendue au couchant d’un papier bleu pervenche, ressemblait assez au local d’une serre chaude. Un canapé, des fauteuils et des chaises en bambou vernissé, composaient son ameublement. Deux statuettes coloriées de Manco-Capac, le divin empereur qui fonda Cuzco, et de sa sœur et épouse Mama-Ocllo, dues au ciseau naïf de quelque sculpteur du pays, se prélassaient dans des niches en bois doré, placées aux deux extrémités de la chambre ; l’intervalle était rempli par des portraits de Simon Bolivar, de Napoléon Ier, de sainte Rose, patronne de Lima, et de Mme Lafarge, dont la triste célébrité faisait en ce moment le tour du monde. Ces lithographies, encadrées de baguelttes noires, sentaient d’une lieue l’atelier de la rue Saint-Jacques.

Le chanoine parut comme je terminais ma revue du salon. C’était un petit homme d’environ soixante ans, couleur de brique cuite, le nez en bec d’aigle et la lèvre pendante, les yeux à schlérotique jaune, bridés par les coins et singulièrement obliques ; le front étroit, les pommettes saillantes, la barbe nulle, les cheveux collés sur les tempes, et bleus à force d’être noirs ; le type quechua dans toute sa pureté. Son costume consistait en une houppelande en drap café au lait, à plusieurs collets superposés, évidemment taillée sur le patron d’un carrick de 1815. Il avait des bas de filoselle, des souliers à larges boucles, et une casquette de loutre à visière de cuivre, qu’il ôta en nous apercevant.

Les nièces du chanoine, deux femmes de trente-cinq à quarante ans, entrèrent à sa suite. La ressemblance frappante de ces trois visages m’expliqua sur le champ les points suspensifs dont le préfet de Calca avait cru devoir orner son discours.

La robe de ces dames, d’une indienne rouge à losanges noirs, indiquait, par l’identité de la coupe et des agréments, une conformité touchante dans le caractère des deux sœurs. Un châle de laine, couleur pulpe de melon, dernier envoi de la mode espagnole, drapé comme un peplum autour de leur taille, en voilait les chastes contours ; un cercle d’or brillait à leurs oreilles, et une coiffure de fleurs de capucines ravivait encore le noir lustré de leur chevelure.

Ma présentation à ces descendants du Soleil eut lieu selon les règles du cérémonial quechua. Le chanoine me reçut des mains de Balcarcel, me pressa la tête contre sa poitrine et ne remit aux ñustas ou princesses ses nièces, qui me tendirent leur main que je baisai respectueusement. Cette formalité accomplie, nous nous assîmes au milieu d’un silence si profond qu’on eût entendu des mouches voler.

Quelques minutes se passèrent et le chanoine, m’adressant un profond salut :

« Parlez, seigneur français, » me dit-il en langue espagnole.

En homme au courant de l’étiquette ando-péruvienne, je n’eus garde d’accepter l’invitation qui m’était faite, barbarisme social que se fût hâté de commettre un voyageur novice. Je lui rendis donc son salut en répliquant :

« La parole est à vous, seigneur chanoine. »

Le silence régna de plus belle.

Au bout d’un moment, notre hôte se tourna vers don José :

« Vous ne parlez donc pas, seigneur préfet ? » demanda-t-il à ce dernier.

Balcarcel fit une réponse exactement semblable à la mienne.

Le chanoine prit le parti de s’exécuter :

« Chers seigneurs, nous dit-il, je vous suis bien reconnaissant de votre bonne visite ; don José, nous nous connaissons depuis longtemps et vous ne mettrez pas en doute la sincérité de mes paroles ; quant à votre ami, qui me voit aujourd’hui pour la première fois, si je lui disais que ses compatriotes sont de tous les Européens ceux que je préfère, il prendrait cela pour une flatterie ; qu’il juge plutôt par lui-même du cas que je fais des hommes de sa nation. »

Le chanoine montrait du doigt le portrait de Napoléon Ier.

« Seigneur chanoine, répliquai-je, je vous remercie de la bonne opinion que vous avez de nous : mais la généralité de la nation française ne saurait être comparée à l’homme que vous désignez ; celui-là était une exception aussi rare que glorieuse, et mes compatriotes, qu’il dépassait de cent coudées, l’ont surnommé, d’accord en ceci avec les nations rivales, le plus grand génie des temps modernes.

— Et vos compatriotes ont eu raison : après Simon Bolivar, le libérateur de l’Amérique, Napoléon est, à mon avis, le plus grand capitaine du monde entier. »

Je m’inclinai sans répondre ; qu’ajouter en effet à un pareil éloge !

La conversation tomba bientôt sur Cuzco et ses antiquités. Placé sur son véritable terrain, le chanoine se mit en frais d’érudition, et, après avoir disserté longuement sur la matière, me demanda quel effet la cité du Soleil avait produit sur moi. Comme je lui répondais que j’étais encore sous le coup de l’étonnement, situation morale qui ne me permettait pas de formuler un jugement raisonnable : « Valgame Dios ! s’écria-t-il, vous êtes le premier voyageur que j’entende parler ainsi ; tous ceux que j’ai vus avaient la prétention de connaître à fond ce pays après un séjour de quelques heures ; et tenez, le dernier d’entre eux, un marquis milanais dont j’ai oublié le nom, ne poussa-t-il pas l’irrévérence jusqu’à discuter avec moi des points de notre histoire qui me sont aussi familiers que mon pater noster. Autant valait me dire que j’étais une bête ou que je radotais !

— Il est des gens si mal appris ! » fit don José de Balcarcel en manière d’apophtegme.

Les deux princesses le regardèrent d’un air gracieux, et celle qui paraissait l’aînée se pencha vers lui et lui dit à demi-voix :

« Oquey huéracocha iatchasca sapd tuta café hufia cuyman[20].

Hinapouni[21], » fit le préfet.

Je ne pus réprimer un sourire, que l’altesse surprit au passage.

« Auriez-vous compris ce que je viens de dire à votre ami ? » me demanda-t-elle en adoucissant encore sa douce voix.

Je confessai d’un air modeste que la langue sacrée du Soleil ne m’était pas inconnue.

Cette révélation obtint un succès d’enthousiasme et fondit subitement la glace qui nous séparait ; le chanoine me serra la main, ses nièces rapprochèrent leurs chaises de la mienne, tandis que don José, sérieux comme une idole japonaise, me chatouillait les jambes avec le bout de sa canne.

Sur un signe des princesses, le laquais indien qui assistait à notre entrevue, accroupi dans un coin du salon, où il ne bougeait pas plus qu’une sculpture, se leva, roula devant nous un guéridon, le couvrit d’une nappe en guipure, y plaça des tasses et un sucrier, courut préparer le café, et nous l’apporta au bout d’une demi-heure dans un pot en terre brune, qu’il débarrassa du cercle de cendres qui en marquait la base. L’homme le servit à la ronde en versant de haut, comme ces sveltes pages des tableaux de Terburg.

Pendant notre visite, qui dura quatre heures, la conversation passa par toutes les phases qui rattachent le sublime au grotesque. De Napoléon Ier et de la dynastie du Soleil, nous en étions venus à traiter la question des socques articulés, que le chanoine Inca trouvait bien supérieurs aux souliers à semelle de liége, nouvellement importés dans le pays.

Comme je me disposais à partir, il me demanda où j’avais élu domicile, s’offrant à me servir de guide dans un pèlerinage archéologique à travers la ville, proposition que j’acceptai avec tant d’empressement qu’il crut devoir m’annoncer sa visite pour le dimanche suivant à onze heures très-précises.

Au jour fixé, le digne Sahuaraura, exact comme une horloge à réveil, entrait chez moi au moment où l’esquilon d’argent de la cathédrale, annonçait la fin de la grand’messe. Je ne le reconnus pas tout d’abord, tant son nouveau costume le rajeunissait.

Il était coiffé d’un sombrero à la Bazile, orné de deux houppes pendantes. Sa soutane en satin noir de Malaga, qui lui serrait coquettement la taille, son rabat en satin bleu broché d’argent et ses manchettes en point de Venise, lui donnaient l’air galant d’un abbé de cour. Un splendide parapluie en taffetas rouge lui servait à assurer sa marche et pouvait garantir son chef en cas d’ondée.

Sans prendre le temps de se reposer, il m’entraîna dehors avec une vivacité juvénile et déploya sur-le-champ ses connaissances de cicerone. Nous fîmes religieusement le tour de la ville, nous arrêtant devant tous les murs, furetant dans tous les recoins, examinant les moindres pierres. Le bon chanoine, doublement consciencieux en sa qualité de prêtre et d’antiquaire, n’omit aucun détail et tint à me montrer jusqu’au dernier moellon du temps des Incas.

Trois heures sonnaient quand nous arrivâmes devant le temple du Soleil, aujourd’hui église et couvent de Saint-Dominique. Là, mon guide fit halte, tant pour reprendre haleine que pour préparer sa dissertation sur l’antique monument. Pendant qu’il rassemblait ses idées, je remarquai de l’autre côté de la rue ou plutôt du chemin, car cet endroit de la ville était aussi désert que montueux, les débris d’une muraille bâtie, non plus dans l’appareil cyclopéen de la période héroïque, ou dans l’appareil isodomum, comme la plupart des échantillons que nous venions d’examiner, mais dans la manière que les architectes modernes nomment appareil en bossage. Je montrai cette ruine au chanoine en lui demandant à quel édifice elle se rattachait,

« Laissons cela, me dit-il ; c’était la demeure d’un traître, dont le souvenir est odieux à tous ceux de ma race. Quant son nom, si vous tenez à le savoir, on l’appelait Matheo Pomacagua.

— Ce cacique, qui livra Tupac-Amaru aux Espagnols ?

— Lui-même ; et ces Espagnols, qui devaient récompenser son dévouement à leur cause par le grade de colonel, s’acquittèrent envers lui en lui faisant trancher la tête. Les ruines que vous voyez sont celles de sa maison, rasée en 1814 par arrêt de la cour suprême. Mais qui a pu vous parler de Tupac-Amaru, cousin germain de ma défunte mère ? Je ne connais aucun auteur qui fasse mention de mon noble parent. »

Je racontai au chanoine les détails de mon entrevue avec le curé de Tungasuca et l’histoire que je tenais du sacristain Symphorose, sans oublier la brusque façon dont l’Indien l’avait terminée à l’endroit le plus pathétique.

« Vous touchiez, sans le savoir, à la plaie vive de ce malheureux, que je connais beaucoup et que j’eusse déjà recueilli, si, depuis longtemps, Tungasuca n’était pour lui le nid, la patrie, l’univers. Mais je comblerai la lacune qu’il a laissée dans vos souvenirs. Remettons à un autre jour notre examen des ruines du temple du Soleil et allons chez moi, où nous trouverons don José de Balcarcel. Je l’ai invité à dîner dans l’idée que vous ne refuseriez pas de vous joindre à nous. »

Comme j’allais répondre, le chanoine mit mon bras sous le sien et m’entraîna vers sa demeure, située, ainsi que je l’ai déjà dit, derrière le couvent de Santo Domingo.

Les vierges du Soleil, vêtues de soie vert pomme, drapées dans des châles de crêpe de Chine ponceau et coiffées d’asters naturels, étaient assises dans le salon bleu, où le préfet de Calca leur chantait un Yaravi[22], en s’accompagnant sur la guitare.

Notre arrivée fut saluée par un cri de joie. Les ñustas m’accueillirent comme une vieille connaissance et me firent asseoir entre elles sur le sofa. Le chanoine, après s’être enquis de l’heure du dîner, nous quitta pour aller lire son office, et don José se remit à filer des sons.

La voix du préfet, que j’entendais pour la première fois adapter ses intonations aux exigences du solfége, était bien un peu rauque, un peu cassée, et sa méthode de chant assez détestable, mais il avait affaire à un auditoire indulgent, plus disposé à l’encouragement qu’à la critique, et son yaravi, écouté, dans le plus grand silence, parut causer à ces dames un sensible plaisir.

Quand il eut fini, il me tendit la guitare, que je repoussai comme si elle eût été de fer rouge, sous le double prétexte qu’une laryngite paralysait en ce moment mes ressources vocales et qu’un rhumatisme articulaire, pris en vovage, m’ôtait l’usage de mes doigts. La guitare fut accrochée à un clou et la conversation, traitant de omni re scibili et quibusdam aliis, dura jusqu’au moment où le laquais indien vint annoncer que la soupe était servie.

« Allons avertir mon oncle, dit la plus jeune des altesses, qui prit le bras de Balcarcel, me laissant offrir le mien à son aînée.

Nous trouvâmes le chanoine dans son potager, vaste enclos séparé de la cour d’honneur par un mur en briques. L’illustre vieillard avait dépouillé son costume de ville et s’occupait à tendre des piéges aux oiseaux qui dévoraient ses semences. Nous le rejoignîmes pendant qu’il se lavait les mains dans l’auge du puits.

« Vous ne vous doutez guère, me dit-il, des souvenirs qui se rattachent à ce lieu-ci. Regardez d’abord au-dessus du mur de clôture cette tour carrée qui touche au couvent de Santo Domingo. »

Je levai le nez vers la lourde masse qui bornait tout un côté du potager.

« Cette tour, reprit le chanoine, est le piédestal sur lequel l’image du Soleil était placée autrefois. Chaque matin, l’astre du jour, en se levant, la caressait de son premier rayon. Ce terrain, planté de légumes, était le célèbre coricancha[23] ou jardin des Incas. Au lieu de fleurs naturelles, il portait, comme son nom l’indique, des fleurs d’or, façonnées avec une rare habileté par des ciseleurs de Huamanga. L’eau dans laquelle je viens de laver mes mains, et dont la source est inconnue, servait aux ablutions matutinales du villacuma, ou grand pontife. Le bassin qui la contenait était revêtu de lames d’or et d’incrustations de pierres précieuses. Que sont devenues ces merveilles, où sont aujourd’hui ceux qui les créèrent ?… Hélas ! comme dit votre compatriote Bossuet, que j’ai chez moi traduit en espagnol, « le temps à fait un pas, et la face de la terre a été renouvelée… »

Sahuaraura s’interrompit au cri que jeta le laquais en paraissant au fond du potager. L’homme faisait avec ses bras des signaux de télégraphe.

« Mon oncle, le dîner vous attend, dit la plus jeune des princesses, qui comprit sur-le-champ cette pantomime. »

Le chanoine nous conduisit au pas de charge vers le comedor, où le couvert était dressé. Après un court benedicite, nous attaquâmes les fruits, les gâteaux et les confitures qui couvraient la table, et, selon la coutume ando-péruvienne, le dessert précéda le dîner. Quand nous parûmes suffisamment gorgés de sucreries, on servit le potage, composé de chuño[24] de mouton sec et de fromage blanc, et relevé par un coulis de baume, de safran et de piments rouges. Au potage succédèrent deux entrées ; une tête de veau flanquée de fruits et de légumes et un sullu[25] de brebis aux raisins secs ; puis, vinrent des écrevisses cuites dans du lait, des pigeons farcis de menthe et de tranches de concombres, des cochons d’Inde couchés sur un lit de laitue, des crèmes au fenouil, des beignets saupoudrés de feuilles de rose et de paillettes d’or, des mets de toute sorte et de toute couleur, dont le dénombrement eût fatigué le vieil Homère.

Ce repas somptueux fut arrosé de vin doux, de vin âpre et de tafia anisé, servi tour à tour et après chaque service, toujours selon la coutume ando-péruvienne. Comme on venait de placer sur la table un immense pastelillo jonché de ces merises noires appelées capulis, Sahuaraura héla l’Indien qui servait à lui seul d’écuyer tranchant, de maître d’hôtel et d’échanson, et lui dit un mot à l’oreille. L’homme alla prendre sur une étagère une amphore en faïence remplie d’un liquide quelconque, couronné d’une écume épaisse, et la plaça devant le chanoine.

« C’était la boisson de mes ancêtres, me dit ce dernier ; l’acca, que nous nommons aujourd’hui chicha ; aux seules vierges du Soleil appartenait l’honneur de broyer le maïs sacré et de préparer par la cuisson cette liqueur que l’empereur et les grands de sa cour buvaient dans des coupes d’or. »

En achevant, le fils du Soleil emplit son verre du

breuvage traditionnel, et passa le pot aux princesses, qui remplirent le leur. Don José, suivit l’exemple des princesses et je fis comme don José, malgré certaine répugnance dont je n’étais pas maître. Le pot, repris par le chanoine, continua son mouvement gyratoire, jusqu’à parfait épuisement de la liqueur qu’il contenait.

Le dîner s’acheva et nous passâmes de la salle à manger dans le salon bleu, où la vue de la guitare, suspendue à son clou, éveilla chez les princesses un désir de danse que Balcarcel se mit en mesure de satisfaire, en raclant con furore l’air connu de la Moza mola. Déjà la plus jeune des vierges avait rejeté son châle en arrière, cambré sa fine taille et déployé son mouchoir en me priant de lui servir de vis-à-vis, quand son oncle lui posa la main sur l’épaule.

« Manuelita, lui dit-il, danse avec ta sœur, j’ai besoin d’entretenir un moment le petit Francais[26]. »

Manuelita fit une charmante moue, qui exprimait clairement que cette substitution d’individu n’était pas de son goût, mais déjà sa sœur était en place, don José attaquait le glosa de l’air en question, et le dépit de la jeune altesse s’effaça devant le plaisir de partir du pied gauche.

Je suivis Sahuaraura dans son cabinet de travail, élégante retraite tendue d’une vieille étoffe de soie et garnie d’étagères, où d’admirables échantillons de bric-à-brac péruviens étaient entassés pêle-mêle. Une fenêtre ouverte sur le jardin laissait voir à travers un réseau de cobœas et d’aristoloches, un coin du ciel rougi par le soleil couchant.

« Un Inca du bon temps, me dit-il, en ouvrant un de ces bahuts de chêne finement sculptés qui datent de la conquête espagnole, vous eût offert, après le dîner, quelques feuilles de cuca[27] pour aider à la digestion ; Moi, pauvre rejeton du grand arbre, je ne vous offre qu’un cigare ; cela vous va-t-il ?

— Parfaitement, » lui répondis-je en prenant un puro de Guayaquil dans la caisse qu’il me tendait.

Le chanoine en prit un aussi, l’humecta délicatement entre ses lèvres, se procura du feu à l’aide d’un yesquero et me présenta son cigare allumé avec cette grâce coquette que les Espagnols ont transmise aux Américains, leurs descendants ou leurs colons.

« À présent, reprit-il, en chassant par ses narines un flot de fumée, parlons un peu de ce qui vous intéresse. Vous m’avez dit tantôt que le sacristain Symphorose avait refusé d’achever l’histoire de mon infortuné parent que vous désiriez connaître en entier.

— J’avoue que j’y tenais infiniment.

— Eh bien, mettez-vous à cette table : vous y trouverez tout ce qu’il faut pour écrire. Je vais vous prêter une relation manuscrite des derniers moments de Tupac-Amaru, et, pendant que vous en prendrez un extrait, moi je dirai mon chapelet. »

J’obéis, et, quand je me fus installé devant la table, le chanoine me remit un petit cahier de papier jauni, que j’ouvris bien vite à la première page.

Tout d’abord je crus que Sahuaraura, se trompant de cahier, m’avait donné à déchiffrer quelque fragment du Zerdauchst ou du Zend-Avesta, tant l’écriture que j’avais sous les yeux offrait des formes inusitées. En y regardant de plus près, je reconnus la méthode calligraphique en usage dans la Biscaye et le Vascongado du dix-huitième siècle, c’est-à-dire le plus épouvantable amalgame de lettres grecques, de notes de musique et de paraphes fantastiques qu’il soit donné à l’imagination de concevoir et à la main d’exécuter. Ceux à qui le hasard a permis de voir un acte minuté dans quelque escribania d’Aspeyta ou d’Elizondo, comprendront facilement le martyre que me causa cette lecture, martyre que je ne puis comparer qu’à celui de Champollion le jeune, épelant pour la première fois les Tau, les Ibis et les Anubis des Pylônes égyptiens.

Onze pages du manuscrit traitaient de l’interrogatoire du cacique. Les noms des juges, ceux des témoins, l’âge, les qualités et jusqu’aux relations de famille de ces derniers, y étaient relatés dans une phraséologie pompeuse, entremêlée d’invocations à Jésus et à la Vierge. De ce fatras indigeste, j’arrivai enfin au passage intéressant de l’œuvre, à la sentence prononcée contre Tupac-Amaru. Ce morceau de littérature judiciaire était ainsi conçu :

« Comme il ressort clairement de l’instruction du procès que Joseph-Gabriel Tupac-Amaru a profité de la stupidité bien avérée des Indiens et de leur dévouement à la race des Incas, pour les pousser au meurtre, au pillage, à l’incendie, à la rébellion contre le roi d’Espagne, à la violation des églises et à la profanation des saints mystères, ledit Tupac-Amaru, se disant Inca, sera traîné par les cheveux, de sa prison jusqu’au lieu de son supplice, auquel assisteront sa famille et ses complices.

« À l’endroit désigné pour l’exécution, le bourreau arrachera la langue du révolté avec des tenailles rougies[28], après quoi les membres d’icelui, attachés à la croupe de quatre poulains indomptés[29], seront arrachés de son corps et départis sur quatre points différents. L’un de ses bras sera envoyé à Tungasuca, dont il a été l’indigne cacique, l’autre à Carabaya ; une de ses jambes à Santa Rosa et l’autre a Chumbivilcas ; sa tête sera remise aux habitants de Tinta, pour qu’ils l’exposent trois jours durant sur la traverse d’une potence, puis, ce délai expiré, cette tête sera placée au bout d’un pieu et ce pieu fiché en terre devant la principale entrée du village de Tungasuca.

« Après l’exécution dudit Tupac-Amaru et la répartition de ses parties nobles aux chiens de la ville[30], le tronc et les intestins du supplicié seront brûlés sur l’éminence de Picchu, du haut de laquelle le soi-disant Inca a eu l’audace de venir réclamer la ville de Cuzco, comme sa propriété légitime. Ses cendres seront jetées au vent, et une pierre placée sur le lieu de l’exécution transmettra à la postérité le crime du coupable et son châtiment.

« En outre, il est enjoint à tous les Indiens de la ville et de la province de Cuzco de détruire, sous peine des plus terribles châtiments, les portraits, effigies ou insignes de leurs rois. Défense à ces mêmes Indiens de sonner de la conque en signe de deuil le jour anniversaire de la conquête du Pérou, jour qu’ils tiennent pour néfaste et que nous qualifions d’heureux. Les documents, cartons ou dossiers relatifs aux titres de descendance des Incas et reconnus pour tels par l’empereur Charles V, devront être apportés sur la place publique pour y être lacérés et brûlés par la main du bourreau.

« Prononcé par nous, très-illustre et très-puissant seigneur, don Antonio José de Azèche, chevalier de l’ordre royal de Charles III, surintendant de la rente des tabacs, visitador général des tribunaux, etc., etc., assisté dans nos fonctions par les seigneurs Fernand de Saavedra, José de Sanz, etc., etc.

« Cuzco, 15 mai 1781. »

« Et cette horrible sentence fut exécutée ? demandai-je au chanoine qui avait terminé ses prières et, debout derrière moi, me regardait écrire.

— Dans toute sa teneur, me répondit-il. Mais ce que vous ignorez, car la sentence n’en dit rien, c’est qu’avant de mourir, Tupac-Amaru vit tomber devant lui les têtes de sa femme, de son oncle et de son neveu. Les deux fils de l’Inca, qu’on avait enchaînés à un poteau, assistèrent ensuite au supplice de leur père et furent assommés eux-mêmes avec la chaîne de fer qui les retenait captifs. Ces faits monstrueux s’accomplirent le 18 mai 1781, trois jours après la signification de la sentence, à onze heures du matin, sur la place de la cathédrale, à l’endroit appelé : Portales de los Panaderos.

— Dieu fasse paix aux victimes et pardonne aux bourreaux ! murmurai-je en rendant le cahier à son propriétaire et mettant dans ma poche la traduction que je venais de faire.

Amen, répliqua Sahuaraura ; et maintenant que votre curiosité est satisfaite, mon chapelet dit et notre cigare achevé, allons rejoindre ces dames qui doivent m’en vouloir de les avoir privées du plaisir de danser avec vous. »

Une explosion de rires, de cris et de musique nous accueillit en entrant dans le salon.

Le Jaleo, exécuté par les deux sœurs et dirigé par le préfet de Calca, qui raclait tour à tour les cordes de la guitare et cognait du poing son ventre sonore, touchait à ce moment de délire où le danseur, courbé jusqu’à terre, poursuit sa danseuse de sollicitations pressantes. Le rôle de l’homme était rempli par l’aînée des princesses avec un entrain, une désinvolture dignes d’un chinganero de profession. Le vieux chanoine, enthousiasmé, se mit à battre des mains en mesure en me faisant signe de l’imiter. Anda la Jarana[31] ! cria don José en accélérant le mouvement de la figure avez les pieds, les mains et les genoux. Les deux sœurs, électrisées par nos bravos, redoublèrent le jeu de leurs hanches et de leurs mouchoirs, et finirent par se tordre comme des couleuvres. Tout à coup, ô contre-temps inattendu ! deux cordes de l’instrument, trop vivement sollicitées, se rompirent avec un bruit strident qui nous fit tressaillir. Balcarcel jeta un cri, les vierges du Soleil s’arrêtèrent, et comme il ne se trouva pas dans la maison de cordes de rechange, que les boutiques étaient fermées à cause du dimanche, force fut de remettre le Jaleo à un autre jour. À la faveur de cet incident, je pus effectuer ma sortie, sans trop d’opposition de la part de mes hôtes.

Le lendemain, le préfet de Calca accourait chez moi pour me serrer la main, me faire ses adieux et me prier d’être son interprète auprès du chanoine et de sa famille, qu’il n’avait pas le temps de voir. Une émeute d’Indiens, dans la maison d’un cabaretier qui avait refusé de leur donner à boire, l’obligeait, me dit-il, à se rendre en toute hâte dans sa préfecture, pour apaiser les troubles, punir les factieux et prévenir les horreurs d’une guerre civile.

« Bon voyage, lui dis-je, et n’oubliez pas, dans la relation de l’événement que vous adresserez al supremo Gobierno, de faire du cabaretier un chef de parti, des ivrognes autant de guerilleros, de changer le vin absorbé en sang répandu, et les bouteilles en carabines ; cela vous vaudra quelque aubaine. »

Balcarcel disparut, et je n’entendis plus parler de lui.

Quelques jours se passèrent. Un soir, comme je revenais d’herboriser aux alentours de la ville, rapportant une variété de champignons que je comptais analyser sous forme d’omelette, je trouvai sur le rebord de ma fenêtre une lettre d’Aréquipa, que le facteur y avait déposée. Cette lettre, toute confidentielle, m’avertissait que, si mon absence, déjà trop longue, se prolongeait un jour de plus, mes daturas allaient périr de sécheresse. Comme ma revue archéologique était terminée, mes croquis en point et mon herbier convenablement assorti, je fis ce que tout amateur de daturas eût fait à ma place : j’entassai mes effets dans des malles, j’envoyai quérir un arriero au tambo voisin, et lui dis de se tenir prêt pour le lendemain dans la matinée.

Ces formalités remplies, je me rendis chez Sahuaraura, pour le remercier de ses bontés et prendre congé de ses nièces. Malgré l’heure avancée — sept heures venaient de sonner — je fus introduit sur-le-champ dans le salon bleu, où les princesses charmaient leurs loisirs en ourlant des mouchoirs de poche. Elles m’apprirent que leur oncle, fidèle à une vieille habitude, était allé, après son dîner, faire une partie d’échecs chez un ferblantier du voisinage, avec lequel il avait un bout de parenté. Comme elles se disposaient à l’envoyer chercher, je les priai de ne troubler ni son plaisir ni sa digestion, promettant de revenir le lendemain avant mon départ.

Levé de bonne heure, j’expédiai d’abord mon guide et mes bagages, avec ordre de m’attendre à Urcos ; je réglai ensuite mes comptes avec mon hôtesse, et n’eus plus qu’à monter sur ma mule et à courir chez le chanoine, que je supposais encore endormi. À mon grand étonnement, je trouvai sa porte ouverte et le paisible logis sens dessus dessous. Trois chevaux, sellés et bridés, piaffaient dans la cour ; l’oncle et les nièces étaient en habits de voyage, et le laquais empilait au fond d’une manne des bouteilles de tout format et des comestibles de toute sorte.

« Vous partez donc aussi ? m’écriai-je.

— Belle question ! fit le chanoine. Est-ce qu’un Inca laissa jamais sortir son hôte de Cuzco sans l’accompagner un bout de chemin et sans vider avec lui une dernière coupe ? »

Pendant que je me confondais en remercîments, les princesses m’offrirent chacune un bouquet de leurs plus belles fleurs, que je plantai galamment dans les fontes de ma selle, en essayant de leur tourner un madrigal dans leur propre langue, où je les comparais à deux tourterelles sorties du même œuf et roucoulant de concert à l’ombre d’un tunal[32]. Elles rougirent un peu du compliment, rirent beaucoup de la façon dont j’écorchais leur idiome, et sautèrent d’un bond sur le dos de leurs montures ; puis, quand le chanoine se fut installé sur la sienne, nous enfilâmes un zahuan obscur, qui servait d’écurie, et nous nous trouvâmes dans la rue. L’Indien, portant sur sa tête la manne aux provisions, nous suivit au pas gymnastique.

Parvenu à l’extrémité du faubourg de la Recoleta, et comme nous venions d’entrer en rase campagne, Sahuaraura me montra à quelque distance, sur le talus qui bordait le chemin, un arbre dont le tronc rugueux, le maigre feuillage et les racines déchaussées annonçaient l’extrême vieillesse.

« C’est le chachacumayoc[33], ou l’arbre de la séparation, me dit-il, planté, si l’on en croit la chronique, par Capar-Yupanqui[34], cinquième empereur de la dynastie du Soleil. Depuis cette époque, pas un voyageur n’a quitté Cuzco sans venir, en compagnie de ses parents et de ses amis, s’asseoir un moment sous cet arbre pour y recevoir leurs adieux et

leur faire les siens. Habituellement on y vient à cheval, en habits de voyage, et le matin plutôt que le soir. Des provisions sont étalées sur l’herbe ; la compagnie s’assied en rond, et la fête du cacharpari, ou des adieux, commence par de gais propos, se poursuit au milieu des chants et des rires et s’achève souvent dans les pleurs. »

Comme nous étions arrivés, il ne restait plus qu’à suivre de point en point les indications du chanoine. Nous nous assîmes donc, non pas sur l’herbe, le site en était dépourvu, mais sur les tapis de nos selles, non pas en cercle, mais aux quatre points cardinaux, et le laquais ayant débarrassé la manne des vivres qu’elle contenait, nous nous trouvâmes en face d’un excellent déjeuner, que l’exercice et l’air vif du matin rendaient doublement précieux.

Au plus fort de l’engagement, et comme nous portions un toast au rétablissement des antiques coutumes, quelques passants, qui remontaient la route, nous montrèrent du doigt en riant. Cette inconvenance, que le chanoine et ses nièces ne relevèrent pas, et à laquelle l’Indien riposta par un geste de mépris non équivoque, me donna à penser que notre réunion sous l’arbre des adieux devait être un fait acquis à l’histoire, un usage tombé en désuétude et si peu connu de la génération actuelle, qu’il prêtait à rire aux badauds.

Après une réfection plus que suffisante et des libations copieuses, je me levai pour prendre définitivement congé de mes hôtes. Soit que chez moi l’émotion fût au comble, soit que les rasades versées par les princesses m’eussent porté au cerveau, trouvant la parole au-dessous de la circonstance, je les embrassai tour à tour, oublieux de leur rang et de leur sexe, et sans que mon audace parût les courroucer. Le chanoine eut aussi sa part de mes embrassements, et, comme son émotion était pour le moins égale à la mienne, il voulut me tenir l’étrier quand je me mis en selle, excès d’honneur que je ne me résignai à subir qu’après avoir tout mis en œuvre pour m’y soustraire.

Je partis enfin, chargé des souhaits de bonheur de mes nobles amis, marchant au petit pas et me retournant à chaque minute pour répondre du geste aux signes d’affection qu’ils continuaient de m’adresser avec leurs mouchoirs. Un coude du chemin ne tarda pas à les dérober à ma vue, et, pour échapper aux idées noires qui me venaient en foule, je ne vis rien de mieux que de lancer ma mule à fond de train.

Je galopai de si bon cœur qu’à six heures du soir j’avais atteint le lac d’Urcos, où m’attendait mon guide, franchi deux relais de poste, et fait sans y songer neuf lieues de Cordillère.

Je revis successivement les sites que j’avais traversés deux mois auparavant : Tungasuca, dont la foire n’existait plus, Langui et son lac si limpide, Ocoruro et ses pitons glacés. L’été commençait ; une mousse épaisse recouvrait déjà le granit des Andes ; les plantes, naguère desséchées, se couronnaient de feuilles et de fleurs ; des parfums étranges se jouaient dans l’air, et les grands plateaux émaillés de fleurettes aux mille couleurs, ressemblaient de loin aux compartiments d’une mosaïque.

Huit jours après mon départ de Cuzco, j’arrivai sur les hauteurs de Cangallo, et la ville d’Aréquipa m’apparut au bord de sa vallée, avec ses toits pressés, ses tours, ses clochers, ses coupoles, qui découpaient leur silhouette sur le fond rouge et lumineux d’un soleil couchant.


  1. Excréments de lama qui servent de combustible aux Indiens des hauteurs.
  2. C’estle bonjour des Quechuas.
  3. Dieu seul te payera cela.
  4. Les punas ou parties planes de la Cordillère forment une longue suite de plateaux dont la température et la végétation sont très-caractérisées.
  5. Sa hauteur, que je mesurai deux ans plus tard, est de 17 315 pieds au-dessus du niveau de la mer. Longtemps on crut, sur le témoignage du savant M. de Humbolt, que la ferme d’Antisana, dans la république de l’Ecuador, était le plus haut point habité du globe. Mais l’expérience a prouvé depuis, que les poumons de l’homme peuvent aspirer sans danger un air encore plus raréfié, et les Indiens d’Ocoruro, placés à 2 800 pieds au-dessus des fermiers équatoriens, en sont la preuve concluante.
  6. Myrtus microphylla.
  7. J’y trouvais, avec Bossuet, Fléchier, Massillon, Bourdaloue, les Natchez de Chateaubriand, une magnifique édition grand in-8, imprimée sur deux colonnes, des œuvres de Georges Sand, jusqu’à cette époque, et la Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, format in-12.
  8. Indien chargé de recueillir les dîmes.
  9. C’est le nom familier par lequel les Indiens désignent les Espagnols de la péninsule.
  10. Mimosa lutea.
  11. Corne d’Ammon. — Les Indiens ne sonnent de cet instrument que dans des occasions solennelles et à propos d’événements tristes plutôt que joyeux.
  12. Ruisseau torrentueux descendu des montagnes, et qui coupe la ville de Cuzco du nord au sud.
  13. L’uncu des Ando Péruviens, courte tunique sans manches, que portaient autrefois les Incas. C’est l’Ichcahuepiili des anciens Mexicains. Ce vêtement est depuis longtemps passé de mode.
  14. Silence, hérétique !
  15. Chenopodium quinoa, espèce de millet.
  16. Le tampu des Incas était presque toujours une demeure fortifiée, dont il reste encore quelques échantillons dans le pays. Le tampu des modernes ou plutôt le tambo, comme on l’appelle par corruption, n’est plus qu’un lieu de halte, une espèce de caravansérail destiné aux commerçants nomades et aux muletiers.
  17. Il suffit de jeter les yeux sur un almanach de Cuzco pour s’assurer que M. Huot a compris dans la population de cette ville les habitants de toute la province du même nom.
  18. Les chefs du pays de Lican, aujourd’hui république de l’Ecuador, portaient le titre de Quitus, comme ceux du Pérou s’appelaient Incas. Huayna-Capac, douzième empereur de la dynastie du Soleil, prit pour femme la fille du dernier roi de Lican de laquelle il eut le célèbre Atahuallpa, que les Espagnols étranglèrent à Caxamarca. Quito, capitale de l’Ecuador, rappelle, par son nom, celui des Quitus, ses premiers maîtres.
  19. Cette estimable chicoracée, importée dans la Sierra du Pérou depuis une dizaine d’années, n’y est encore cultivée que comme fleur d’agrément. Ainsi que beaucoup de légumes d’Europe qui ne font que végéter sous ces froides latitudes, elle ne donne point de graines, et on la propage au moyen de ses rejets.
  20. Ce seigneur a peut-être l’habitude de prendre du café.
  21. C’est probable.
  22. Poésie ancienne, qui se chante sur un mode lent et triste ; de Yaravicu, poëte ou plutôt rhapsode, du temps des Incas.
  23. Cancha, jardin ; ccori, or.
  24. Pommes de terre légèrement écrasées et exposées pendant quelques nuits à la gelée. On les fait bouillir avec du fromage. C’est le mets favori des habitants de la Sierra.
  25. Agneau mort-né. Le sullu le plus estimé des gens du pays est un fœtus de quatre à six mois, encore à l’état glaireux. Les marchés sont abondamment pourvus de ce mets étrange, dont le seul aspect donne des nausées à l’Européen.
  26. El Francesito, diminutif qui exprime l’affection et peut également exprimer le mépris.
  27. Erythroxilum coca, petit arbuste de la famille des malpighiacées. Les Indiens des deux sexes mâchent les feuilles de cet arbuste, qui sont au Pérou l’objet d’un commerce important.
  28. Hecha ascua, à l’état de braise, dit le texte.
  29. Potres indomitos.
  30. Su verguenza despedazada y hechada à los perros de la ciudad. Littéralement, « sa honte mise en pièces et jetée aux chiens de la cité. »
  31. En avant le tapage ! C’est l’expression dont le joueur de guitare se sert ordinairement pour accélérer le mouvement de la dernière figure du Jaleo.
  32. Cactus tuna. Cette plante, qui, dans les parties tempérées du bas Pérou, couvre de vastes espaces et atteint jusqu’à huit pieds de hauteur, donne une ombre épaisse, sous laquelle viennent se blottir, durant le jour, cinq ou six variétés de tourterelles, depuis le cuculi, qui est se la grosseur d’un pigeon ramier, jusqu’à l’urpilla, de la taille d’un moineau franc.
  33. Capparis ruidifolia, famille des capparidées. C’est le seul individu de ce genre que j’aie trouvé dans un périmètre de quatre-vingts lieues.
  34. Le règne de cet Inca remonte à la fin du treizième siècle.