Aller au contenu

Sentiments d’un Républicain sur les assemblées provinciales et les états généraux

La bibliothèque libre.

SENTIMENTS
D’UN RÉPUBLICAIN
SUR LES
ASSEMBLÉES PROVINCIALES ET LES ÉTATS GÉNÉRAUX.
SUITE DES LETTRES D’UN CITOYEN DES ÉTATS-UNIS À UN FRANÇAIS,
SUR LES AFFAIRES PRÉSENTES.
1789.

SENTIMENTS
D’UN RÉPUBLICAIN
SUR LES
ASSEMBLÉES PROVINCIALES ET LES ÉTATS GÉNÉRAUX.

À peine deux mois s’étaient écoulés depuis l'établissement des assemblées provinciales, établissement désiré par la nation, dont elle n’osait presque concevoir l’espérance, et déjà la joie de les avoir obtenues semblait avoir fait place au désir d’obtenir des états généraux.

Le plan de ces assemblées était, quant au fond, celui qu’avait tracé un homme de génie (1), que sa vertu seule avait appelé à une grande place, et que sa vertu seule en avait précipité. La destruction des corvées, la liberté du commerce des grains, une subvention territoriale, dont la somme était fixée, dans laquelle aucun privilège accordé au riche n’insultait à la misère publique, ces lois qu’il avait proposées ou projetées, accompagnaient l’établissement

(1) Voyez le livre intitulé : Des administrations provinciales, par M. Turgot. des assemblées. Leur plan différait du sien à quelques égards ; on avait admis une distinction d’ordres ; on n’avait pas réuni en communautés les paroisses de campagne, trop faibles pour avoir une bonne administration municipale : mais par la forme même des assemblées, ces défauts pouvaient être facilement corrigés. La réunion de plusieurs paroisses en une seule communauté n’a eu besoin que d’être indiquée pour que le gouvernement se soit occupé des moyens de produire ce changement utile. La distinction d’ordre doit disparaître aussitôt que la nation, désignée chez vous par le nom de tiers état, en formera le désir, puisqu’il suffirait que les membres de cet ordre en fussent d’accord ; ils trouveraient aisément alors, dans la noblesse et dans le clergé, des hommes assez éclairés, ou assez généreux, pour se joindre à eux, et déterminer la pluralité de toutes les assemblées contre la distinction des ordres. Deux hommes des premières maisons du royaume en ont donné l’exemple à l’assemblée des notables, et ils auraient des imitateurs. Votre nation, bonne mais facile à égarer, fait le bien quand elle le voit. Vos corps l’ont infectée depuis longtemps de maximes aristocratiques, qu’ils honorent du nom de principes de liberté ; mais le jour où il sera permis aux véritables amis du peuple de se faire entendre, où ils n’auront plus à craindre la proscription à laquelle ces corps les ont dévoués, sera le jour de la justice, comme celui de la paix.

Malgré leurs défauts, vos assemblées provinciales avaient donc tous les avantages essentiels du plan de M. Turgot. Leurs membres devaient être nommés par les citoyens ; il existait trois ordres d’assemblées correspondant les unes avec les autres ; chaque député à une assemblée supérieure, connaissant le vœu de l’assemblée, qui représentait ses commettants, était, quoique toujours libre dans son opinion, obligé en quelque sorte de se conforme à ce vœu, ou de ne s’en écarter que par de grands motifs. On avait sauvé par là, mieux que dans aucun autre pays, les inconvénients divers, mais non moins réels, de l’indépendance absolue des représentants, et d’une dépendance incompatible avec une discussion utile, avec la vérité et la cohérence des décisions. Aucun abus, n’eût-il pesé que sur de petits cantons isolés, ne pouvait échapper à la vigilance de ces assemblées ; il était impossible de dissimuler l’étendue ou l’importance d’aucun mal ; la nation entière devenait, du moins par son opinion, le juge des oppresseurs de tous les ordres : avantage qu’aucune assemblée nationale ne peut avoir, si elle est seule. Enfin, toutes les réformes, tous les changements qui, dans la constitution, dans la législation, dans la police, dans les finances, etc., peuvent tendre au plus grand bonheur des hommes, à la jouissance la plus étendue de leurs droits, devenaient, au moyen de cette institution, non-seulement praticables, mais faciles à exécuter sans secousse, sans troubler la tranquillité publique. Une assemblée nationale était-elle nécessaire ? elle sortait d’elle-même de ces assemblées, soit qu’elles en élussent les membres, soit qu’ils fussent choisis par les provinces : elles auraient donné des instructions à nos représentants ; leur vigilance eût écarté d’eux la corruption, l’esprit de cabale, l’ambition, l’orgueil aristocratique.

Et c’est à l’instant même où tout se prépare pour donner au peuple français un gouvernement supérieur, à beaucoup d’égards, à celui d’aucun peuple, et combiné de manière à ne pouvoir craindre aucune révolution, à se perfectionner par le progrès des lumières sans pouvoir jamais en contrarier l’heureuse influence ; c’est dans le moment où la nation entière est appelée à discuter ses intérêts d’une manière moins illusoire que dans aucun autre pays de l’Europe ; c’est dans ce moment qu’on demande, non une assemblée nationale telle que nous venons d’en tracer l’idée, mais les anciens états généraux ; c’est en ce moment qu’on voit se réunir, pour faire cette demande, non-seulement tous les corps de magistrature, mais le clergé, mais des états de province, mais des assemblées particulières formées en tumulte par la noblesse. On avait applaudi avec transport à l’établissement de deux assemblées provinciales, quoique leur constitution fût vicieuse, quoiqu’elles ne fussent que de véritables aristocraties ; et cet établissement général d’assemblées vraiment représentatives semblait n’exciter que des murmures. Je vais essayer d’expliquer ce phénomène ; il peut en résulter des lumières sur les précautions qu’il faut prendre pour que ces états généraux, si ardemment demandés, soient utiles au peuple, et ne lui soient point funestes.

Il était aisé de prévoir que les assemblées provinciales, une fois établies, une fois fortifiées par la confiance du peuple, ayant une fois pris l’habitude des affaires, regarderaient comme une des plus importantes, la destruction des privilèges en matière d’impôt, soit que ces privilèges fussent expressément établis, soit qu’ils fussent la suite d’une mauvaise formé d’imposition ; et les privilégiés ont demandé une assemblée des états généraux !

Il était aisé de prévoir qu’une des premières demandes portées au roi par les assemblées, serait la réforme de la justice. Il n’est aucun citoyen éclairé qui n’en sente la nécessité, qui ne connaisse le danger des tribunaux perpétuels. Il était aisé de prévoir que dans l’absence de toute assemblée nationale, les assemblées de provinces, formées de représentants élus par elles, réclameraient le droit d’enregistrement qui leur appartient légitimement, et qui n’a jamais pu être confié à des tribunaux sans danger pour la liberté, la vie, la fortune des citoyens ; et tous les corps de magistrature ont demandé une assemblée des états généraux !

Il était aisé de prévoir que les assemblées provinciales les réclameraient contre toutes les petites oppressions qui, sous différents noms comme sous différents prétextes, empêchent le peuple de sortir de la misère ; et tous les hommes puissants ont désiré les états généraux !

Il était aisé de prévoir que quand les peuples de la Bretagne, par exemple, verraient ceux de la Normandie, du Poitou, du Maine, soumis à une administration populaire, rapprochée de l’égalité naturelie, occupée du soulagement du peuple, ils ne pourraient s’empêcher de comparer ces administrations à la leur, où les dix-neuf vingtièmes de la province n’ont que le tiers des voix, où le corps du peuple n’a que des députés, et les nobles, une séance personnelle ; où, pour ce qui est décidé par la pluralité des ordres, le peuple se trouve dans la dépendance des privilégiés, tandis que la nécessité de l’unanimité des ordres pour d’autres décisions, rend indestructibles tous les abus favorables aux ordres privilégiés ; où la forme établie pour l’impôt le plus productif, fait payer au pauvre seize fois plus qu’au riche ; où le peuple est obligé de contribuer à des frais immenses d’administration, à des dépenses de luxe, que le gouvernement a voulu inutilement réduire plus d’une fois ; où enfin, une partie des impôts est employée en pensions, en gratifications pour la noblesse ; et alors, si le gouvernement écoutait les plaintes du peuple, si la province obtenait une fois une assemblée de représentants vraiment légitime, il était vraisemblable que cette assemblée représentative demanderait et obtiendrait la destruction de ce corps aristocratique, qui en a usurpé le nom et les fonctions naturelles.

Le parlement de Dauphiné avait rejeté l’établissement des assemblées provinciales, et surtout celui des assemblées de département, et il est évident que les assemblées provinciales, si elles étaient seules, seraient ou pourraient aisément devenir des corps aristocratiques. Aujourd’hui la noblesse de cette province réclame ses anciens états, et entraîne après elle des communautés séduites par ses violentes déclamations contre le despotisme. Peut-elle croire de bonne foi que la constitution de ces états soit vraiment populaire ? peut-elle croire qu’elle soit légitime ? a-t-elle jamais été consacrée par le vœu du peuple ? n’est-elle pas l’ouvrage du hasard, de la coutume, des différentes circonstances qui ont accompagné la destruction du règne féodal ? Si pendant quelques siècles, de barbarie, l’usage a pu rendre cette forme légitime, pourquoi un siècle et demi d’interruption dans un temps moins barbare n’aurait-il pu la faire tomber légitimement en désuétude ? Mais celte forme est aristocratique, et par conséquent tout devient permis pour la défendre.

Vous voyez donc comment tous les intérêts aristocratiques ont dû se réunir contre les assemblées provinciales, et prendre, pour y réussir, deux moyens : l’un la demande des états généraux, l’autre la réclamation de privilèges particuliers aux différentes provinces.

Ces états, que jamais aucune assemblée nationale n’a ni établis ni adoptés, ce qui aurait été nécessaire pour leur conférer une autorité vraiment légale, puisqu’ils sont sous une forme aristocratique, puisque les privilégiés y sont pour deux tiers et la nation pour un seul, et que tout privilège, tout droit qui n’est pas égal pour tous, suppose une concession ; ces états n’ont jamais eu ni forme constante, ni des droits fixes. Cependant ils inspirent un vieux respect.

Il y avait lieu d’espérer qu’en les convoquant sous la forme ancienne, par bailliages et non par provinces, en les convoquant par ordres séparés, en se hâtant de les assembler avant que les assemblées provinciales aient pu gagner la confiance, avant que le peuple ait pu être instruit de ses intérêts, avant que le gouvernement ait pu préparer des plans de réforme pour les impôts, pour la justice, etc., on se procurerait une assemblée tumultueuse, peu éclairée, à laquelle on persuaderait que les assemblées provinciales sont inconstitutionnelles, qu’elles seraient un prétexte pour empêcher de fréquentes tenues d’états généraux. Alors ces assemblées, si effrayantes pour l’aristocratie, pouvaient être sacrifiées, et au milieu du trouble, on aurait eu une espérance assez fondée de conserver encore l’ancienne anarchie, pour laquelle des états généraux, convoqués sous cette forme, ne devaient point paraître bien redoutables.

Qu’on ne dise point que ces cris étaient nécessaires pour obtenir les états généraux : une assemblée nationale devenait une suite inévitable des assemblées de province, dans un moment où l’état des finances nécessite des mesures dont le vœu de la nation peut seul assurer le succès ; où l’impossibilité d’espérer une liquidation de dettes sans une baisse dans le taux de l’intérêt des emprunts, oblige à recourir au seul moyen d’inspirer une confiance étendue et durable ; où enfin cette même subvention territoriale, si odieuse à vos prétendus amis du peuple, aurait nécessité, pour la distribuer entre les provinces, une discussion contradictoire entre leurs députés.

Mais plus on a de justes raisons de soupçonner, dans le désir pour une convocation précipitée des étals généraux, un intérêt différent de l’intérêt national, plus il importe de leur donner une constitution qui réponde du résultat qu’on en doit attendre.

Dans un pays où il n’a jamais existé d’assemblée nationale, où celles qui en ont tenu la place n’ont reçu leur forme que de l’autorité du prince, où n’ayant jamais été périodiques, où n’ayant pas même été fréquentes, surtout depuis que l’invention de l’imprimerie a permis quelque communication entre les hommes dispersés, on ne peut dire qu’elles aient jamais obtenu même une sanction tacite ; où cent soixante et quatorze ans d’interruption, dans l’espace de temps pendant lequel les hommes ont passé des plus grossières ténèbres à l’aurore du jour qui est prêt enfin à les éclairer, ne permettent plus de regarder l’ancien usage comme une autorité ; c’est à la puissance publique, telle qu’elle existe, à fixer la forme d’une assemblée nationale.

Cette forme n’est point arbitraire : une telle assemblée doit représenter la nation ; et il n’est pas difficile, à tout homme de bon sens, de savoir si une assemblée représente ou non une nation. Pour être rigoureusement légitime, la représentation doit être égale ; mais si elle l’est plus que ne l’a jamais été aucune assemblée de la même nation ; si l’inégalité qui peut y rester est de nature à être facilement détruite, alors ceux à qui cette inégalité est défavorable, mais qui obtiennent plus qu’ils n’ont jamais obtenu, peuvent ne pas demander davantage, et attendre du temps et du progrès des lumières une justice plus exacte.

Personne, au contraire, ne peut avoir droit de demander une inégalité plus grande.

De même, chaque division de territoire doit éliie ses représentants ; elle doit en élire plus d’un, pour être sûre d’être toujours représentée, pour avoir moins à craindre les conséquences d’un mauvais choix. On doit conserver, dans cette élection, plus d’égalité encore entre les citoyens, que dans la représentation, parce que le véritable droit est à ceux qui élisent, et non à ceux qui représentent ; que le droit des premiers est conservé dans la réalité, si la forme de la représentation leur permet d’élire des hommes sur lesquels ils puissent compter.

Mais les règles particulières et déduites de ces principes, les formes suivant lesquelles on doit les mettre en pratique, le nombre des électeurs ou des députés, le jour, le lieu de chaque élection, le lieu, l’époque de l’assemblée : tous ces détails, qu’il est rigoureusement nécessaire de fixer d’une manière précise, ne peuvent l’être que par une volonté unique, par celle du chef de la nation. Sans cela il faudrait donc une première convention formée d’elle-même ; nous y avons été forcés au commencement de la révolution ; mais, comme je vous l’ai déjà dit, ce moyen, praticable dans une nation où il n’existait ni privilèges, ni prérogatives héréditaires, ni distinction entre les citoyens, ni aucun corps, ne peut être proposé dans une nation qui n’a point les mêmes avantages.

Il ne s’agit pas même que le prince agisse seul, il suffit qu’il reste juge. Vos provinces, à l’exception de quelques-unes que vos parlements ont privées de cet avantage ; vos provinces ont chacune un corps, qui peut devenir vraiment représentatif dans celles où existent les assemblées provinciales, puisqu’il suffirait d’en faire élire les membres, et qui, dans les autres, passe pour l’être même aux yeux du peuple ignorant et trompé. Ces corps peuvent être consultés sur la forme delà convocation des états ; la pluralité de leurs avis peut former une sorte de vœu national ; et s’ils ne se pressent pas trop de répondre, si les défenseurs des droits du peuple ont le temps et la liberté de les discuter, on peut espérer que ce vœu sera conforme à ses véritables intérêts. L’orgueil du pouvoir, cette pente vers l’aristocratie, véritable fléau de l’espèce humaine dans un siècle où les esprits flottent encore entre la lumière et les ténèbres, n’ont point corrompu les assemblées provinciales ; leur propre intérêt les engage autant que celui des citoyens à suivre, dans la formation de l’assemblée nationale, un plan qui unisse cette assemblée avec elles ; et comme elles sont en plus grand nombre que les anciens pays d’états, on peut d’avance présumer que le vœu de la pluralité ne sera point en faveur d’une forme trop aristocratique, et trop éloignée des mœurs et de l’esprit de notre siècle.

C’est au gouvernement, c’est à la sagesse qu’il a eue de s’appuyer du suffrage des assemblées provinciales, et d’écarter les réclamations des parlements en faveur des usages antiques, et leurs prétentions a partager le pouvoir législatif, que la nation devra la restauration dont elle a conçu l’espérance ; et c’est ce qui doit arriver dans toutes les monarchies européennes. Le despotisme ne peut plus y subsister longtemps ; et dans ces changements inévitables que la révolution des opinions doit amener, l’intérêt des souverains et du peuple est nécessairement le même, celui d’échapper au joug dont l’aristocratie les menace également. Différents ordres d’assemblées représentatives formeront toujours une constitution modérée, amie de l’ordre et de la paix : plus il y régnera d’égalité, plus ces avantages y seront sensibles. L’aristocratie, au contraire, est ambitieuse, turbulente. Jusqu’à ce qu’elle ait tout anéanti, et même le souvenir des droits des hommes, elle ne connaît point de repos ; ensuite c’est le repos de la mort, c’est celui de Venise.

Il ne me reste plus qu’à vous parler des prétentions de quelques-unes de vos provinces. Elles ne veulent plus faire partie de la monarchie française, mais devenir autant de républiques indépendantes. Cependant, protégées par le corps de la nation, défendues à ses dépens, partageant toutes les places, tous les avantages qui naissent delà réunion, elles n’en supporteront les charges qu’autant qu’elles le voudront. Admises dans les états généraux, elles consentent à faire partie de la France, mais à condition qu’elles restent maîtresses d’accepter ou de rejeter ce que ces états auraient réglé de concert avec le roi. Il est juste, ajoute-t-on, que ces provinces conservent des lois particulières, puisque, par leurs mœurs, leurs usages, leurs climats, elles diffèrent tant (hi reste de la France. D’ailleurs, les autres n’ont point à s’en plaindre ; rien n’est plus digne de la majesté d’un grand empire, que d’avoir pour chaque province des lois différentes.

La constitution qui naîtrait des prétentions de ces provinces, aurait quelque chose de bien admirable. Par exemple, il faudrait, dans certains cas, pour la Bretagne, que le roi, l’assemblée nationale, les trois ordres des étals de la province, et de plus le parlement de Rennes et la chambre des comptes de Nantes, eussent adopté une loi, afin qu’elle fût valide. Supposons trois ordres séparés dans les états généraux, comme le désirent les sages partisans des usages antiques ; voilà une province quia le bonheur d’avoir une puissance législative composée de neuf parties ; ce qui est bien plus parfait que l’Angleterre, où il n’y en a que trois ; les changements n’en seront que plus difficiles ; mais c’est tant mieux ; les lois, les usages constitutionnels, conformes à l’esprit des provinces, ont été établis dans le quatorzième siècle ; et l’on y connaissait si bien les principes de la législation et les droits des hommes !

Telles sont les idées qu’on a cherché à faire valoir, soit pour augmenter le trouble par de nouvelles difficultés, soit pour conserver plus longtemps l’aristocratie dans quelques provinces.

Mais il est d’abord évident que toutes les provinces doivent contribuera la dépense nécessaire à la sûreté de l’État, et contribuer proportionnellement à leur revenu, et que jamais elles ne peuvent prétendre- au droit de n’y contribuer que librement. Une république fédérative, fondée sur un autre principe, serait vicieuse ; nous l’avons senti, et nous y avons remédié.

Il est encore évident que toutes ces provinces ont le plus grand intérêt à renoncera toute distinction, par la raison très-simple, que toute loi générale, uniforme pour un grand royaume, agréée par la généralité des députés de ses provinces, sera naturellement plus conforme à la raison et à la justice ; que les abus particuliers, résultant des usages de chaque pays, seront détruits plus sûrement, auront des juges plus éclairés, plus impartiaux ; que l’aristocratie particulière à chaque province deviendrait nulle devant une assemblée nationale ; que le peuple pourrait espérer d’y être défendu contre ces aristocraties, et d’en obtenir la destruction.

Il ne s’agit point, dans cette réunion, de renoncer à des franchises, mais de voir diminuer des privilèges, de voir réformer des usages abusifs. La distinction est facile à saisir : une franchise est un droit qui fait partie des droits naturels à l’homme, et qui n’est devenu un avantage particulier que par le malheur qu’ont eu d’autres hommes d’en être privés : un privilège, au contraire, est une violation du droit naturel. Or, tout ce que chaque provinces de franchises, en prenant ce mot dans ce sens, le seul raisonnable, doit être irrévocablement conservé ; mais une assemblée nationale, ayant nécessairement pour but de rétablir les citoyens dans leurs droits, ne peut former le projet de les enlever à une partie d’entre eux ; d’ailleurs, elles peuvent être l’objet d’une réserve particulière. Tels seraient, par exemple, l’exemption de gabelle, la liberté de la chasse, le droit d’élection pour les places municipales, celui de n’être pas jugé par un tribunal étranger. Mais il serait absurde de mettre au rang des franchises, ni la conservation d’un tribunal où les charges soient vénales, ni le droit de ne payer que des impôts indirects, comme on prétend que l’a statué le roi René, qui n’a jamais passé pour se connaître en finance.

Il est donc de l’intérêt des provinces de se réunir à la monarchie, intimement et sans aucune réserve, et elles peuvent s’y réunir sans perdre leurs franchises ; enfin, réunies ou non, elles doivent contribuer, de la manière fixée par les états généraux, à la dépense commune de la nation, parce qu’il serait injuste que la nation payât pour elles.

Mais ces provinces ont-elles formé ce vœu pour une séparation ? L’ont-elles formé d’une manière réfléchie ? Ont-elles senti à quelles mains elles se livraient ? à quel esclavage leur noblesse, leur magistrature voulait les réduire ? Non sans doute. Ce serait seulement après qu’une assemblée vraiment représentative aurait été convoquée, que l’ordre aurait été rétabli dans la province, que l’autorité publique aurait mis les citoyens à l’abri de toutes les violences particulières, des séditions de la populace, de la proscription des corps ; qu’enfin, après une mûre délibération, on aurait voté pour cette séparation ; ce serait alors seulement qu’une province pourrait traiter avec la nation assemblée, sur les conditions de l’alliance qu’il faudrait conserver entre elles. Voilà ce que des hommes sages auraient proposé, s’il pouvait y avoir à cette séparation un motif raisonnable ou même plausible. Mais ils auraient senti en même temps, qu’une contribution proportionnelle au payement de la dette contractée pour des besoins communs, en était une conséquence ; ils n’auraient pas cru ni juste ni honnête de proposer de se séparer pour faire banqueroute. Cependant cette honteuse proposition est nécessaire pour qu’il résulte de cette séparation une diminution dans les impôts de ces provinces, seul moyen d’intéresser le peuple à cette mesure, et de lui faire envisager des avantages réels, bien que passagers ; avantages qu’il trouverait avec usure dans la destruction des abus aristocratiques sous lesquels gémissent ces mêmes provinces. Ainsi, je rencontre ici, comme dans tout le reste, un peuple trompé par ceux qui se disent ses protecteurs.

Le défaut le plus dangereux pour votre nation n’est pas sa légèreté ; aucune n’est plus attachée à ce qui est consacré par le temps, n’y renonce après plus de répugnance, n’attache une plus sérieuse importance à ce qui est étiquette, cérémonie, formalité ; mais c’est son goût pour l’imitation. Il n’existe nulle part beaucoup d’hommes à qui l’on puisse appliquer ce que Luther disait d’Érasme avec un secret dépit : Érasme est Érasme, et ne sera jamais autre chose. Mais ces hommes sont plus rares chez vous que partout ailleurs. Il semble qu’un Français ne puisse exister ni penser seul ; il tient à un corps, ou il est d’une secte. Il pense et signe, non ce qu’il croit, mais ce que disent ceux qui ont avec lui certaines qualités communes ; il a une telle opinion, comme gentilhomme ; une telle autre, comme prêtre ; une troisième, comme magistrat : il emploie son esprit, non à connaître ses droits, ses intérêts, ses devoirs, mais à savoir comment il soutiendra ce que l’avis de son ordre ou de sa compagnie lui a prescrit de penser et de croire ; il adopte aujourd’hui, à la suite de gens qu’il méprise au fond du cœur, les mêmes principes qu’hier il tournait en ridicule ; il ne se doutait pas, ou il se moquait, il y a deux jours, de l’opinion pour laquelle il jurera demain qu’il est prêt à sacrifier sa vie.

Vous avez fait imprimer mes lettres ; je ne le trouve pas mauvais. Mon style, malgré son air étranger, peut se soutenir a côté de celui de vos pamphlets. Mais votre imprimeur a cru bonnement que mes lettres étaient de vous, et y a mis les lettres initiales de votre nom, ce qui, de ma connaissance, les a fait attribuer déjà à cinq ou six personnes. Elles s’en défendent en disant qu’elles n’auraient pas fait un si mauvais ouvrage. Heureusement les gens de mon pays n’écrivent point pour la gloire, mais pour dire les vérités qu’ils croient utiles.

/