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Souvenirs et Idées/Sur Mac-Mahon et Thiers

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy (p. 239-244).


SUR MAC-MAHON ET THIERS


Disons aujourd’hui ce que nous pensons. Demain ou après-demain, plus de liberté.

Ou la majorité de l’Assemblée a risqué une aventure qui démentira ses prévisions, ou elle avait un plan sérieux et ceci est très probable. Je n’en ai jamais douté ; elle y risque le dernier effort, la dernière chance monarchique, mais elle peut prendre et garder l’autorité pendant un certain temps. Elle avait une intelligence à suivre, à comprendre, à seconder. La peur l’a exaspérée ; elle a renversé l’intelligence, elle a pris un sabre.

Le général Mac-Mahon est loyal, sincère, tout ce qu’il vous plaira. Nous n’avons nul sujet, nul besoin, nul désir de dire du mal de l’homme. Mais il est sabre ; est-ce le sabre qui peut guérir la maladie de la France ? Le sabre Cavaignac lui a-t-il rendu la santé ? L’a-t-il conduite à la liberté ? N’a-t-il pas dû céder la place à tous les sabres de l’Empire ? Qui règne par l’épée périra par l’épée.

Nous y voici donc ! le dénouement trop prévu a été précipité par la fatalité de l’élection Barodet, inopportune et téméraire leçon donnée à M. Thiers, au seul homme qui puisse maintenir la République et que la République eût dû maintenir.

Belle affaire de voter pour lui à la dernière heure et quand tout est perdu ! M. Thiers a fait quelques fautes dans ces derniers temps, nous ne le nierons pas. Il a fait des concessions funestes, il a laissé restreindre son pouvoir, diviser son ministère. M. Dufaure a penché à droite et à gauche sans à-propos et sans lucidité. Tout cela n’est que trop visible ; mais l’opinion de la France républicaine pouvait tout réparer : elle ne l’a pas voulu. Elle n’a eu ni patience, ni persévérance, ni intelligence de la situation, elle a manqué de lumière et, pour longtemps peut-être, nous voici sans boussole. On nous met un frein : un frein n’est pas un phare.

Ceci est une première impression, l’impression d’une personne absolument désintéressée comme situation, mais fidèle à cette notion que l’homme de la France était absolument lié à l’établissement d’une République durable. Tout ce qui nous éloignera de ce but sera une honte et une décadence.

La nation qui a tant lutté pour la liberté ne peut plus renoncer à la liberté sans être humiliée et avilie à la face du monde. Vaincue et envahie deux fois sous le régime militaire, elle avait quelque chose à chercher de plus grand que la revanche des armes, elle avait à se faire respecter par la dignité de ses institutions, par la fécondité de son travail, par le civisme fier et soutenu de ses mœurs. L’occasion s’offrait admirable et bienfaisante, au milieu du trouble où l’avaient jetée des désastres sans nom. Elle avait trouvé un esprit mûr, sage, persévérant et pénétrant, le seul capable de constituer un grand parti, parce qu’il n’appartenait à aucun parti, et ce parti nouveau qui seul pouvait se tenir debout au milieu des extrêmes, il eût pu nous conduire à une nouvelle épreuve électorale qui, personne n’en doute, eût été l’établissement pacifique de la République.

République conservatrice, trop conservatrice, peut-être, mais toujours ouverte par la force des choses et la nature de son institution, au développement de l’entente sociale ; elle seule pouvait amener la grande liquidation des intérêts en lutte, elle seule pouvait faire de nous des citoyens, des hommes.

Ce qui va se produire demain présentera ouvertement la face au but contraire. Quelles que soient les bonnes intentions — il y en a toujours dans le nombre — le pôle de la majorité toute-puissante, devenue l’égalité et soutenue par le sabre, c’est-à-dire la force qui se fait honneur et gloire de ne pas raisonner, le pôle de la majorité parlementaire, c’est l’autorité dans les mains des partisans de l’autorité.

Pour ceux qui respectent la liberté humaine, l’autorité n’est jamais qu’un moyen plus ou moins énergique, suivant les circonstances, et soumis à des éventualités diverses, pour marcher à la liberté. Pour les cléricaux et les monarchistes, l’autorité est le but, le principe, la foi.

Beaucoup de radicaux, j’en conviens, partagent cette croyance passionnée et l’appliqueraient sans scrupule. Voilà pourquoi le règne immédiat des radicaux tels qu’ils sont en ce moment, irrités et dévoyés, n’était point désirable. Mais les radicaux sont destinés à s’éclairer ou à disparaître. Les articles mêmes de leur foi condamnent les violences qu’ils pourraient commettre, et, dans le sein de leur parti, ils trouveraient de vrais adeptes d’une foi plus pure et plus humaine. Le radicalisme, le communisme même, disons-le sans crainte, ont pour eux l’avenir. Ils sont redoutables aujourd’hui ; plus tard, ils seront respectables. Ils auront abjuré les noires visions du désespoir, ils auront compris la religion qu’ils proclament sans la connaître, mais le monarchisme ne changera pas. Il ne dépend pas de lui de modifier son programme. L’homme n’est pas perfectible, selon lui ; donc il ne doit jamais être libre. Il a fait le mal, il le fera toujours. Il ne s’agit pas de le civiliser, il faut l’enchaîner, il faut le réduire. Il faut l’instruire uniquement dans une religion qui proclame la damnation éternelle et l’inassouvissable vengeance d’un Dieu terrible.

Nous y voici, vous dis-je ! Le ministère, dont j’ignore la composition et qui doit être aujourd’hui proclamé à Paris, vous le fera bien voir !

Et vous l’avez voulu ainsi, commune de Paris, vous l’avez voulu ainsi, électeurs de Paris et de Lyon. Et vous avez cru sauver la République ! Vous avez cru qu’une lutte si profonde de deux principes extrêmes pouvait être résolue en un jour. Vous avez dédaigné le possible et appelé la patience traîtrise et lâcheté. Il n’y a plus de salut pour vous que dans la division des monarchistes. — Mais s’ils se font les concessions que vous n’avez pas su vous faire ? S’ils s’entendent pour le choix d’un maître ? Il vous faudra bien subir et traverser une nouvelle phase durant laquelle l’étranger dira que vous n’êtes pas dignes de la liberté.