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Spinoza et le Spinozisme d’après les travaux les plus récens

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I. Ad Benedicti de Spinoza opera quæ supersunt omnia supplementum ; Amsterdam, Fréd. Müller, 1862. — II. Baruch d’Espinoza zijn leven en schriften in verband met zijnen en onzen tijd, door J. Van Vloten ; Amsterdam, Fréd. Müller, 1862. — III. Spinoza, seine Lehre und deren erste Nachwirkungen in Holland, von Van der Linde ; Goettingen 1862. — IV. Spinoza et le naturalisme contemporain, par M. Nourrisson ; Paris 1866.

Ceux qui aiment à expliquer tous les faits de l’histoire philosophique et littéraire par les conditions extérieures, par le climat, par le milieu, seraient bien embarrassés de nous dire pourquoi le génie le plus spéculatif et le plus abstrait des temps modernes est apparu au sein du peuple le plus pratique, le plus industrieux, le plus solidement attaché aux choses terrestres qu’il y ait en Europe, pourquoi en un mot Spinoza est né en Hollande. Lorsqu’on visite ce pays si intéressant et si original, ces villes coupées de canaux, ces ports riches et vivans, ces grandes prairies plantureuses et vertes, ces digues, merveille du travail humain, on reconnaît et on admire partout une activité laborieuse, incessante, minutieuse, toutes les vertus solides de la vie commerciale et agricole, toutes les garanties du bonheur paisible : la santé, la propreté, l’aisance, la cordialité, vous sourient partout ; mais rien ne porte la trace de l’activité contemplative qui produit les Descartes et les Malebranche, les Kant et les Spinoza. Sans doute la pensée est sollicitée par le spectacle qu’elle a sous les yeux, seulement elle l’est du côté des questions pratiques, politiques, économiques ; on se demande d’où vient cette richesse, cette paix, cette liberté ; quant aux grands problèmes métaphysiques, il semble qu’ils ne soient pas là à leur place ; on ne songerait même à rien de semblable, si le souvenir de Descartes et de Spinoza ne se présentait à l’esprit pour nous rappeler que cette noble terre compte aussi dans l’histoire de la pensée philosophique, qu’elle a eu l’honneur d’être le refuge de l’un, là patrie de l’autre, et le problème s’élève de nouveau : comment le panthéisme géométrique a-t-il pris naissance dans le pays de la vie et de l’individualité ?

Je sais ce qu’on pourra répondre. Spinoza, dira-t-on, est né en Hollande, mais il n’est pas Hollandais. C’est un Juif, et la race juive s’est mêlée avec tous les peuples de l’Europe sans se fondre avec aucun d’eux. Ne cherchons donc dans Spinoza ni les qualités ni les défauts de la race flamande. Ici le lieu de la naissance est indifférent, c’est la race et non le milieu qu’il faut considérer. J’entends bien ; mais, ne nous apprend-on pas d’un autre côté que la race sémitique est tout à fait impropre à la spéculation métaphysique, que les Juifs n’ont jamais eu de philosophie originale, et même qu’avant la dispersion ils n’ont pas eu de philosophie du tout, au moins à Jérusalem, — que les Arabes eux-mêmes ne sont que des commentateurs ainsi que les savans juifs du moyen âge ? Ainsi la race n’explique pas plus que le climat ou le milieu le génie de Spinoza. Dira-t-on qu’une fois mêlés aux autres races, il n’est point étonnant que les sémites leur aient emprunté quelques qualités, et que c’est ainsi qu’un Philon, un Maimonide, un Spinoza, sont devenus possibles ? On parle alors très sagement ; mais c’est dire en d’autres termes que d’innombrables circonstances très variées et indéterminables se croisent et se compliquent pour produire les événement de l’histoire de l’intelligence, et que les causes génératrices du génie en général, et de tel ou tel génie en particulier, sont trop complexes pour s’exprimer en une seule formule.

Cependant certaines causes générales peuvent servir à faire comprendre pourquoi le spinozisme a pu se produire en Hollande au XVIIe siècle plutôt qu’en tout autre pays, par exemple en France ; mais ces causes sont de l’ordre moral et non de l’ordre physique. La vraie cause, c’est que la Hollande était alors le seul pays de l’Europe où régnât une certaine liberté de penser. Sans doute cette liberté était loin d’être absolue ; elle n’était cependant pas très inférieure à celle dont on se contente aujourd’hui dans certaines contrées de l’Europe, et relativement à l’état des pays catholiques au XVIIe siècle (France, Espagne, Italie), relativement même à certains pays protestans (Angleterre et Genève), on peut dire que la Hollande était alors le centre de la libre pensée. Ce qui le prouve suffisamment, c’est que Bayle et Spinoza ont pu y écrire sans être trop inquiétés. Il n’est donc pas étonnant que dans un pays où régnait une telle latitude dans l’expression des opinions religieuses et philosophiques, l’esprit se soit donné des licences qu’il ne prenait point ailleurs, soit parce qu’il ne l’osait point, soit parce que, retenu à son insu même, il se pliait à l’ordre d’idées généralement reçu sans éprouver le besoin de s’en affranchir. Ceci nous explique comment un libre penseur tel que Spinoza a pu se rencontrer alors à Amsterdam plutôt qu’à Genève, plutôt qu’à Paris ; mais pourquoi cette libre pensée s’est-elle appliquée à cette forme particulière que l’on appelle le spinozisme ? C’est ce qu’il est bien difficile d’expliquer, et le lieu n’y sert plus de rien. Deux origines ont été assignées à cette philosophie : d’une part les traditions cabalistiques, de l’autre la lecture de Descartes. À ces deux causes, il faut ajouter le propre génie et l’individualité si remarquable du philosophe, ce nescio quid intérieur, cette monade dont on ne peut faire table rase sans tomber dans les hypothèses les plus arbitraires et les plus vagues.

Quoi qu’il en soit des causes cachées qui ont déterminé l’éclosion du spinozisme au XVIIe siècle, ce n’est pas moins un des événemens les plus considérables de l’histoire moderne, et tout ce qui s’y rattache est pour nous plein d’intérêt. Dans son siècle à la vérité, ce système paraît un épisode isolé et sans conséquence ; mais si l’on considère que Spinoza est véritablement le père (avec Kant, bien entendu) du mouvement philosophique de l’Allemagne, si l’on songe à l’influence partout répandue aujourd’hui de la philosophie allemande, à ses conséquences religieuses, politiques, scientifiques, on ne peut se dissimuler qu’il y a là un courant de pensée presque aussi considérable que celui qui a fait la révolution française, et dont les conséquences sont incalculables. On consultera donc avec intérêt tous les documens qui peuvent jeter quelque jour sur les écrits de Spinoza, sur les premiers progrès de ses idées, enfin sur la signification et la valeur de cette philosophie. À ce point de vue, trois ouvrages récens nous ont paru devoir particulièrement appeler notre attention. C’est d’abord un volume d’œuvres inédites découvertes par un savant libraire d’Amsterdam, M. Frédéric Müller, et publiées par les soins de M. Van Vloten, sous ce titre : Ad Benedicti de Spinoza overa quæ supersunt supplementum[1], — en second lieu un ouvrage de M. Van der Linde intitulé : Spinoza et son action en Hollande au XVIIe siècle, — enfin un écrit français de M. Nourrisson : Spinoza et le naturalisme contemporain, qui contient des détails bibliographiques intéressans et une discussion critique dirigée non moins contre certains philosophes de nos jours que contre Spinoza lui-même. Tels sont les travaux dont nous ferons connaître les résultats dans les pages suivantes[2].


I. — LES OEUVRES INEDITES.

La publication hollandaise des écrits inédits de Spinoza ne nous apprend rien de bien nouveau sur la vie de ce philosophe ; mais en revanche elle contient quelques détails curieux et dignes d’être recueillis sur les rapports de Spinoza avec ses disciples. On y voit assez clairement qu’il avait réuni autour de lui un certain nombre de jeunes gens dont il était comme le guide spirituel, et qui venaient chercher auprès de lui non-seulement la science, mais le bonheur, la paix de l’âme, le salut. C’était une sorte de petite église et même d’église secrète dont on ne révélait pas à tout le monde les croyances sacrées. Plusieurs passages des lettres sont explicites sur ce point.

Nous y apprenons par exemple que pendant que Spinoza séjournait à la campagne, ses jeunes disciples d’Amsterdam avaient formé une sorte de petite conférence où l’on s’exerçait à commenter et à développer la parole du maître. Un de ces jeunes gens, qui paraît avoir été le disciple favori, Simon de Vries, lui rend compte en ces termes des travaux de cette réunion. « Quant à la conférence en question, lui écrit-il, voici sur quel pied elle est instituée : l’un de nous, chacun à son tour, se met à lire ton traité et commente, selon sa pensée et dans leur ordre, toute la suite de tes propositions ; puis, s’il arrive que l’un ne réussisse pas à satisfaire l’autre, nous avons décidé d’en prendre note et de t’en écrire afin d’éclaircir nos doutes, et afin qu’avec l’on secours nous puissions défendre la vérité contre les superstitieux et les chrétiens, et soutenir l’assaut du monde entier. »

Spinoza, à la campagne où il s’était retiré, avait avec lui un jeune pensionnaire que M. Van Vloten croit non sans raison être le même que cet Albert Burgh, plus tard converti à la religion catholique, et à qui Spinoza écrivit à cette occasion une lettre terrible que nous possédons. Il paraissait déjà se défier de lui, même à l’époque où ils demeuraient ensemble à Rheinsbourg, et c’est ainsi que nous apprenons que Spinoza ne communiquait pas indiscrètement à tout le monde sa philosophie. Simon de Vries en effet lui avait écrit en ces termes : « Heureux, cent fois heureux, l’hôte qui demeure sous le même toit que vous, qui, soit à table, soit à la promenade, peut jouir de votre conversation sur les plus grandes choses qu’il y ait au monde ! » Spinoza lui répond : « N’enviez pas le sort de mon compagnon d’ici, car je ne vous cache pas qu’il m’est très suspect, et il n’est personne dont j’aie plus à me garder. C’est pourquoi je vous avertis expressément, vous et tous nos amis, de ne point lui communiquer mes doctrines avant qu’il soit arrivé à un âge plus avancé. Il est encore trop enfant, trop peu constant dans ses idées, plus ami de nouveauté que de vérité ; mais j’espère que ces défauts passeront avec l’âge. »

Voici un autre fait qui nous prouve avec quelle circonspection, tout en vivant dans un pays de liberté, Spinoza communiquait sa doctrine et permettait à ses disciples de la répandre. Parmi les jeunes esprits qu’il avait groupés autour de lui se trouvait un jeune noble allemand qui depuis a acquis une certaine célébrité philosophique, le baron de Tschirnaus, né en Allemagne en 1651, et que nous trouvons à Amsterdam en 1674 livré à des études de toute nature et membre du petit cénacle. Plus tard, il vit le maître lui-même, qui commença par lui faire connaître sa méthode philosophique, et de proche en proche lui en révéla le fond. Il était donc entièrement à Spinoza ; mais son esprit curieux et aventureux le portait à chercher la vérité partout. Il alla d’abord en Angleterre, où il vit Robert Boyle et Oldenbourg, le secrétaire de la Société royale ; puis il passa en France, où, par la protection de Huyghens, il devint précepteur du fils de Colbert, depuis M. de Seignelay. Or pendant son séjour en France il se rencontra à Paris avec Leibniz, alors peu connu encore, dont l’esprit libre, riche, fécond, paraît l’avoir merveilleusement séduit. Cependant il continuait sa correspondance avec ses amis de Hollande ; il leur confiait tout ce qui lui arrivait d’heureux et d’intéressant ; il leur parla donc avec beaucoup d’enthousiasme de sa rencontre avec Leibniz, et manifesta le désir d’initier ce beau génie à la doctrine secrète dont il était le confident. Simon de Vries, intermédiaire entre Spinoza et ses autres disciples, en référa à celui-ci. « Notre ami Tschirnaus nous écrit de Paris qu’il a rencontré un homme d’un génie admirable, versé dans toutes les sciences et libre des préjugés vulgaires de la théologie. Il s’appelle Leibniz ; notre ami a contracté amitié avec lui. Il le dit extrêmement versé dans la morale et sachant traiter des choses sans aucun entraînement de passion et par la seule lumière de la raison. En physique et principalement en métaphysique, sur Dieu et sur l’âme, il le dit extrêmement entendu. En un mot, il le croit digne, avec votre permission, de recevoir communication de vos écrits[3]. »

La réponse de Spinoza est curieuse, elle indique une défiance extrême. « Je crois, dit-il, connaître, par quelques lettres, le Leibniz dont vous me parlez ; mais pourquoi, étant conseiller à Francfort, se trouve-t-il à présent en France ? C’est ce que je ne sais pas. Autant que j’en ai pu juger par ses lettres, il m’a paru d’un esprit libéral et d’une grande science. Cependant je juge imprudent de lui communiquer sitôt mes écrits. Je désirerais d’abord savoir ce qu’il fait en France et attendre l’opinion de notre ami Tschirnaus après qu’il l’aura plus longtemps fréquenté et qu’il connaîtra mieux son caractère. » Cet épisode ignoré, qui met en présence Spinoza et Leibniz, est très piquant et nous révèle d’une manière frappante le caractère de l’un et de l’autre : l’un curieux, avide de nouveau, expansif à l’excès, libre penseur à l’occasion, l’autre secret, circonspect, averti par les malheurs de sa race et les persécutions de sa jeunesse de ne pas se confier indiscrètement au premier venu ; — l’un mêlé à toutes les affaires de ce monde, l’autre obscur et caché, ne vivant que dans la pensée et par la pensée ; ces deux hommes ne pouvaient s’entendre par aucun côté. Spinoza persista-t-il d’ailleurs dans sa résolution de ne point laisser communiquer à Leibniz le secret de sa philosophie ? Cela est vraisemblable, et il est permis de le conjecturer par quelques mots de la Théodicée, où Leibniz nous apprend qu’à son retour de France il passa par la Hollande et y vit Spinoza, « duquel il apprit, nous dit-il, quelques bonnes anecdotes sur les affaires de ce temps-ci. » Ces mots semblent indiquer que le philosophe hollandais éluda avec Leibniz toute conversation métaphysique et se borna à causer avec lui des affaires du moment.

Le morceau capital et vraiment important pour l’histoire de la philosophie de la publication d’Amsterdam est une première rédaction de l’Éthique très étendue sous ce titre : De Deo et homine, Déjà en 1853 un savant allemand, M. Boehmer, avait découvert quelques fragmens latins de cette première rédaction et les avait publiés[4]. M. Frédéric Müller a eu la bonne fortune dans une vente publique, de trouver l’ouvrage entier en hollandais. C’est cet ouvrage, esquisse développée de l’Éthique, que nous donne aujourd’hui l’éditeur M. Van Vloten en l’accompagnant d’une traduction latine[5]. Il serait du plus haut intérêt de comparer en détail cette première rédaction avec l’ouvrage définitif que nous possédons, mais cette comparaison exigerait des connaissances techniques que tout le monde ne peut avoir[6]. Nous devons nous borner aux indications les plus générales.

Les différences qui nous frappent d’abord sont purement extérieures. Elles portent sur la forme et sur le plan de l’ouvrage. Quant à la forme, on voit que l’auteur n’a pas encore adopté le mode d’exposition que nous trouvons dans l’Ethique, à savoir la méthode géométrique. Nous ne rencontrons point ici ce vaste appareil d’axiomes, de définitions, de théorèmes, de corollaires, de scolies, qui rend la lecture de Spinoza si difficile et même, il faut le dire, insupportable[7] ; on voit d’ailleurs que cette forme n’était nullement nécessaire à l’exposition et à la démonstration du système, puisqu’elle n’y a été appliquée qu’après coup. Quant à l’étendue et au plan de l’ouvrage, il est facile de reconnaître que l’Éthique est le développement de l’esquisse nouvellement découverte. En effet l’Ethique, on le sait, se compose de cinq parties (Dieu, — l’âme, — les passions, — l’esclavage, — la liberté), tandis que l’esquisse n’en a que deux : Dieu et l’homme. Seulement, la première de ces deux parties n’est pas beaucoup moins étendue que la première de l’Éthique et en contient à peu près toute la substance. La seconde au contraire, qui correspond aux quatre dernières de l’Éthique, est évidemment beaucoup moins développée. Sur tout ce qui regarde l’homme, les idées de Spinoza se sont étendues, mûries, en quelques points même modifiées ; mais tout ce qui touche à la nature divine est arrêté dans son esprit, et ne changera pas.

Il y a aussi dans la première partie des deux ouvrages une doctrine qui est exprimée dans l’esquisse avec beaucoup plus de netteté et de précision qu’elle ne le sera plus tard dans l’Éthique elle-même. Emile Saisset a le premier signalé dans quatre ou cinq théorèmes obscurs du De Deo une théorie qui n’avait jamais été remarquée : c’est la théorie des modes éternels et infinis. Il pensait qu’entre la substance avec ses attributs, c’est-à-dire Dieu, et les modes, c’est-à-dire les esprits et les corps, Spinoza, par une sorte de réminiscence des émanations alexandrines et cabalistiques, admettait des intermédiaires, qui d’un côté étaient des modes comme les esprits et les corps, et de l’autre étaient infinis comme les attributs divins ; mais Emile Saisset, en signalant cette doctrine, disait qu’elle était très voilée dans Spinoza, et surtout que tout en parlant de ces modes Spinoza n’en donnait aucun exemple. Or la nouvelle éthique confirme ici de la manière la plus heureuse la conjecture du critique français et vient attester sa sagacité. Non-seulement Spinoza y expose expressément la théorie des modes éternels ; mais il en donne deux exemples : l’un correspondant à l’attribut de l’étendue, l’autre à l’attribut de la pensée ; le premier est le mouvement, qu’il appelle « le fils de Dieu immédiatement créé par lui, » l’autre est l’intellect, également « fils de Dieu, créature immédiate de Dieu, dont la fonction est de tout connaître dans tous les temps avec une entière clarté et distinction, d’où naît une joie infinie. » On remarquera cette expression toute chrétienne de fils de Dieu ; ce n’est pas la seule qui se rencontre dans l’esquisse : il y parle aussi de la prédestination ; il conserve encore également l’expression de providence, et même il distingue avec l’école la providence générale et la providence particulière. Dans l’Éthique, tous ces vestiges de la terminologie chrétienne ou scolastique ont entièrement disparu.

C’est surtout dans la seconde partie de l’esquisse que les différences entre les deux rédactions et surtout les lacunes de la première deviennent sensibles. Ainsi ce qui constitue la matière de la seconde partie de l’Éthique fait ici presque entièrement défaut[8]. La théorie des corps simples et des corps composés, la définition de l’âme, la théorie de l’union de l’âme et du corps, des idées adéquates et des idées inadéquates, enfin la théorie capitale de l’erreur, toutes ces vues si neuves et si originales sont ici à peine indiquées. La théorie des passions, non moins importante et non moins originale, est encore confuse et enveloppée. Spinoza ne s’est pas dégagé de la théorie cartésienne. Comme Descartes, il admet six passions fondamentales, et il regarde l’admiration comme la première et la racine des cinq autres, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Dans l’Éthique au contraire il n’admettra plus que trois passions fondamentales, le désir, la joie et la tristesse. Enfin on peut également, dans l’Éthique, considérer comme presque entièrement nouvelle ou du moins comme très développée et élucidée la quatrième partie de l’Esclavage, où Spinoza étudie les lois de l’âme, en tant qu’assujettie au joug des passions. Il n’en est pas de même de la dernière partie de la Liberté. La conclusion de l’esquisse sur la vraie liberté, sur le bonheur, sur l’immortalité de l’âme, sur l’amour de Dieu est à peu de chose près toute semblable à la conclusion de l’Éthique, et on peut dire que sur ces derniers points la pensée de Spinoza n’a subi aucune importante modification.

Pour résumer cette comparaison, on peut, je crois, affirmer que lors de la composition de ce traité, d’où est sortie plus tard l’Éthique, Spinoza était en pleine possession d’une part de ses principes, de l’autre de ses conclusions. D’un côté Dieu, substance unique et cause immanente de. toutes choses, — de l’autre la vraie béatitude consistant dans la connaissance et dans l’amour de Dieu et dans l’affranchissement du joug des passions par le discernement exact de leurs causes, tels sont les deux termes, les deux pôles de la philosophie de Spinoza. Jusqu’ici, tout est parfaitement arrêté dans la pensée de l’auteur ; mais ce qui reste encore quelque peu indécis, soit pour les idées elles-mêmes, soit pour l’ordre des idées, ce sont les intermédiaires, c’est-à-dire toute la théorie de l’esprit humain. C’est là qu’il faudrait chercher, dans une étude plus particulière et plus précise, le mouvement et le progrès de la pensée.

Nous ne voulons pas quitter cette étude sans mentionner un chapitre nouveau, — curieux au moins par le titre, — dont on connaissait l’existence par le témoignage de Mylius[9], mais que l’on n’avait pu retrouver jusqu’ici. C’est le chapitre de Diabolis. Spinoza a jugé à propos de le sacrifier dans son Éthique, et vraiment le sacrifice n’était pas très considérable, car avec la connaissance des principes de l’Éthique rien n’était plus facile que de le restituer à peu près tel qu’il est en réalité. Quoi qu’il en soit, on sera bien aise de savoir en propres termes quelle était l’opinion de Spinoza sur le diable. « Le diable, dit-il, d’après l’idée qu’on s’en fait en général, est une chose pensante (un esprit) qui ne veut et ne fait aucun bien et qui est en révolte absolue contre Dieu. C’est là une idée qui implique contradiction. La réalité d’une chose en effet étant en raison de sa perfection, comment un tel être pourrait-il exister et exister éternellement, ne possédant aucun degré de perfection ? D’ailleurs la durée et la stabilité d’une chose pensante dépendent de son union avec Dieu ; mais le diable est, par définition, séparé de Dieu : donc il ne peut exister. Enfin quel besoin aurions-nous de supposer des démons après avoir expliqué, comme nous l’avons fait, les causes de toutes les passions ? » Ainsi le diable, suivant Spinoza, est inutile et impossible, c’est une chimère de la superstition. Il aurait pu ajouter que, selon toute apparence, le dogme du diable n’est autre chose qu’un vestige affaibli et atténué du vieux dualisme oriental ; mais c’est assez nous occuper de Spinoza lui-même : il est temps de passer à ses successeurs et à ses disciples. Ici nous changerons de guide, et de M. Van Vloten nous passons à M. Van der Linde.


II. — LA THEOLOGIE SPINOSISTE AU XVIIe SIECLE.

On n’en était pas à apprendre que Spinoza avait eu des disciples et des amis, et qu’il avait formé en Hollande même une petite secte ou école d’une certaine importance. On connaissait les noms de ces petits spinozistes, — Louis Meyer, Bredenbourg, Abraham Kufeler et dans une certaine mesure Tschirnaus. Ce qui paraît avoir été assez ignoré jusqu’à la publication de l’ouvrage de M. Van der Linde[10], c’est l’influence immédiate de Spinoza, non plus sur la philosophie, mais sur la théologie, non pas dans les chaires de l’école, mais dans les chaires de l’église, pendant la fin du XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe. M. Van der Linde nous apprend qu’il y a eu en Hollande un christianisme spinoziste comme de nos jours un christianisme hégélien, que le spinozisme, en se mariant avec certains dogmes de la religion réformée, a produit une petite secte persécutée et persistante, tantôt rationaliste, tantôt mystique, d’une médiocre originalité, mais qui n’en est pas moins un phénomène intéressant et un instructif épisode de l’histoire philosophique et religieuse de la Hollande. La nature toute théologique de cette école, l’ignorance assez générale où l’on est de la langue hollandaise, expliquent assez qu’il ait rarement été fait mention de cette petite église, et nous devons savoir gré à M. Van der Linde de nous avoir fait connaître non-seulement les noms et la biographie des principaux promoteurs et adeptes de cette secte, mais encore, par de nombreux extraits, les plus importantes de leurs idées. Nous les voyons faisant pénétrer le spinozisme dans la vie populaire, phénomène presque incompréhensible, si l’on persistait à ne voir dans l’Éthique qu’une théorie abstraite et toute spéculative, au lieu de ce qu’elle est en réalité, une morale, un traité du souverain bien.

Pour nous orienter dans ces débats, résumons en quelques mots l’histoire de la théologie hollandaise au XVIIe siècle. En 1603, Arminius, professeur à l’université de Leyde, fonda l’arminianisme, doctrine qui inclinait au pélagianisme, c’est-à-dire à une certaine réhabilitation du libre arbitre, et combattait la doctrine exagérée du péché originel. Son adversaire, Gomar, également professeur à Leyde, défend contre lui l’interprétation calviniste et orthodoxe ; ses disciples sont appelés gomaristes ou sapra-lapsaires (partisans excessifs de la doctrine de la chute). Les arminiens, ayant adressé en 1610 aux états de Hollande des remontrances où ils exposaient leurs doctrines, furent appelés les remontrans, d’où les gomaristes prirent le nom de contre-remontrans. L’arminianisme fut momentanément étouffé en 1618 par le synode de Dordrecht, où dominait le parti gomariste, associé en politique au parti orangiste, tandis que les arminiens marchaient d’accord avec le parti républicain. Plus tard, les mêmes querelles reparurent sous d’autres noms au moment de l’orage suscité par la philosophie de Descartes. Voet, professeur à Leyde, protesta avec violence contre cette philosophie ; il appartenait lui-même au parti gomariste et supra-lapsaire, qui prit alors le nom de voetien. En opposition à Voet, un autre professeur de Leyde, Coccéius se déclara pour la philosophie de Descartes, et en général pour une interprétation plus large et plus libre de l’Écriture ; le coccéianisme était donc, pour le temps, une sorte de rationalisme. Quant à la secte dont nous allons parler, elle se rattachait aux coccéiens par la liberté de sa pensée, tandis que par la doctrine du libre arbitre elle eût volontiers marché d’accord avec les prédestinations les plus radicaux.

Le premier représentant de ce spinozisme théologique est Friedrich van Leenhof, né à Middelbourg en 1647 et ministre réformé à Zwolle en 1681. Il avait défendu le coccéianisme en quelques écrits polémiques et exégétiques contre la théologie orthodoxe ; mais ce furent d’autres tempêtes, lorsqu’en 1703 il publia son principal ouvrage, intitulé « le ciel sur la terre, ou description brève et claire de la véritable joie, aussi conforme à la raison qu’à la sainte Écriture[11]. » Les théologiens des deux partis (arminien et gomarien) s’entendirent pour reconnaître un spinozisme coupable dans cette théorie de la « vraie joie » dont parlait Leenhof, et qui n’était autre chose, suivant eux, que la soumission apathique à un aveugle destin. De là une grande controverse[12], à la suite de laquelle fut prononcée la suspension et même l’exclusion de Leenhof en 1708 ; Néanmoins il continua de prêcher jusqu’en 1710, époque où il prit lui-même sa retraite. Il mourut en 1712.

Il est facile, dans les différens extraits que M. Van der Linde nous donne du livre de Leenhof, de reconnaître les principes et les expressions mêmes de Spinoza. Pour lui, la sagesse est la connaissance de l’absolue nécessité et une libre résignation à l’inévitable. Pour tous deux, le péché, la faute, le salut et en général tous les concepts moraux doivent s’entendre dans un sens détourné de leur sens ordinaire. La tristesse sera une servitude, car c’est une révolte contre la nécessité, le repentir un péché, car c’est méconnaître les lois nécessaires de la substance. L’homme, dit Leenhof, en reconnaissant son imperfection devient triste et s’irrite en lui-même de voir qu’il est imparfait ; mais doit-il s’en prendre à Dieu de ce qu’il n’a pas une nature plus parfaite ? Dieu produit dans son œuvre des degrés différens de perfections, et personne ne peut mépriser l’œuvre de Dieu et son gouvernement. — On objectait à Leenhof l’exemple des saints de l’Ancien et du Nouveau Testament, qui avaient pleuré sur leurs fautes : « Eh quoi ! répondait-il, n’auraient-ils pas été plus parfaits, s’ils avaient marché comme des enfans de Dieu dans les voies de leurs pères, réparant leurs fautes avec joie et satisfaction ? »

Leenhof admettait toutes les conséquences stoïciennes d’une pareille morale. L’âme, disait-il, ne doit pas pleurer la perte d’un ami, « car on trouve partout des amis, » d’un mari ou d’une femme, « car personne ne peut être marié éternellement. » Et d’ailleurs « à quoi servent les larmes ? » Les douleurs physiques elles-mêmes peuvent être consolées ; « quand on contemple la nécessité des souffrances dans l’ordre éternel de Dieu, quand on peut se former une idée adéquate de ses peines et de ses émotions, les peines ne sont plus des peines, mais des pensées qui emportent toujours en elles-mêmes quelque satisfaction. » Le sage s’abandonne à la mort avec joie « parce qu’il meurt avec des idées adéquates qui contiennent toujours de la joie. » Leenhof niait que son livre s’éloignât du vrai sens du christianisme, et quant à ceux qui le contredisaient, il les renvoyait hardiment à l’enfer, dont on le menaçait lui-même. « Que si quelqu’un, dit-il, poussé par l’esprit de contradiction ou gonflé de folles illusions, calomnie ma loyale entreprise, il porte son enfer avec lui. »

Un autre spinoziste célèbre du même temps fut Wilhelm Deurhoff[13] (1650-1717), que M. Van der Linde nous dépeint « comme une tête égarée ayant fait une sorte de caricature du spinozisme en rhabillant avec la terminologie biblique. » Il exerça cependant assez d’influence pour que les cartésiens du temps, Wittichius, Andala, Van der Honert, aient cru devoir réfuter ses écrits. Jusqu’à la fin du dernier siècle, les actes de l’église font mention des erreurs du deurhoffianisme. Aujourd’hui, selon M. Yan der Linde, ce n’est plus qu’une assez médiocre curiosité philosophique[14].

Dieu, selon, Deurhoff, est « l’acte unique. » L’acte unique a produit le mouvement, et avec le mouvement l’étendue ; de là naissent les corps particuliers qui se meuvent éternellement dans un ordre nécessaire que Dieu lui-même ne peut interrompre. Les miracles sont les résultats de cet ordre et non les actes d’une intervention extraordinaire de Dieu. L’éternelle génération du Fils n’est autre chose que la création, car le Fils est la sagesse de Dieu, sa pensée, et la pensée de Dieu est la réalité immédiate. Au commencement était l’action, et l’action était en Dieu, et Dieu était action. Dieu ne peut exister avant d’avoir créé le monde, connaître les choses avant qu’elles ne soient ; il ne peut donc s’être proposé un but en créant. Dieu n’est que cause et non législateur. Deurhoff disait encore que ce n’est pas seulement le Verbe, c’est la Trinité tout entière qui s’est faite homme.

Une autre branche bien plus importante du spinozisme théologique est le hattémisme, dont le fondateur, Pontian Van Hattem, vivait de 1641 à 1706. Il était né à Berg-op-Zoom, avait étudié à Leyde, la grande université protestante du nord, avait visité la célèbre académie de Saumur, foyer de la théologie réformée en France, et là déjà s’était fait remarquer par ses tendances indépendantes, A son retour, il devint pasteur à Philipsland en Zélande, ses opinions hérétiques n’ayant pas encore paru au grand jour ; mais on les vit bientôt se manifester dans un traité qu’il publia sur le catéchisme d’Heidelberg. Les erreurs de doctrine que l’on crut remarquer dans cet ouvrage le firent mander à Leyde et à Utrecht par les deux facultés, qui en portèrent le jugement le plus défavorable. Leyde déclara ses thèses « paradoxales et hérétiques. » Utrecht prononça de son côté « qu’un tel ministre ne pouvait être supporté dans l’église réformée, à moins qu’il ne rétractât ses chimères sociniennes, libertines, athées et sacrilèges. » Van Hattem, quoiqu’il prétendît rester attaché à la doctrine de l’église, fut suspendu en 1683. Après sa suspension, il essaya de s’associer avec un autre théologien également suspect et excommunié, Verschoor ; mais celui-ci déclina cette sorte d’alliance[15]. Il forma alors des conventicules religieux, et, comme on le voit par sa correspondance et par ses écrits, il se fit de nombreux adhérens[16]. Les principaux disciples de Van Hattem furent Jacob Bril, de Leyde (1639-1700), qui mena une vie paisible et toute hollandaise, mais en mystique de la primitive église ; il tourna en effet le spinozisme du côté du mysticisme, mais d’un mysticisme tout intérieur qui n’avait besoin d’aucun culte public ; — Marinus Adriansz Booms (vers 1728), cordonnier à Middelbourg, exclu de l’église à cause de ses tendances hattémistes[17] ; il fut même banni de la ville en 1714 et de la province de Zélande ; il mourut à Bréda, où il s’était réfugié, sans avoir jamais cessé de défendre le hattémisme par ses écrits ; — Dina Jans, surnommée le pasteur Dina, qui était servante de Van Hattem lorsqu’il était encore ministre à Philipsland ; elle travailla avec zèle à propager la doctrine de son maître ; elle était en grand honneur auprès de tous les hattémistes, dont beaucoup lui rendaient visite chaque année : elle fut excommuniée en 1728 ; — enfin Gosuinus van Buitendych, pasteur à Schore en Zélande en 1702, bientôt accusé et destitué par les états en 1709. On le voit alors associé avec Booms et tenant avec celui-ci des assemblées religieuses. Tous deux se rendent à Bréda, d’où Buitendyck est chassé en 1726, et deux ans après il l’est encore d’Amsterdam. Ces noms et ces faits nous montrent assez quelle a été l’importance et l’activité de l’hattémisme à la fin du XVIIe siècle et au commencement du XVIIIe. Quelques mots suffiront pour établir la parenté de cette doctrine avec le spinozisme.

L’erreur capitale du vulgaire, selon Van Hattem, est de se représenter Dieu et l’homme comme deux êtres séparés l’un de l’autre, de sorte que l’homme paraît être en dehors de Dieu, et Dieu en dehors de l’homme. Dans cet ordre des idées, qui est celui de la nature, l’homme pense Dieu objectivement comme l’être le plus accompli, comme une substance intelligente, toute-puissante, toute sage, etc. ; mais cette représentation objective de Dieu n’est pas le vrai Dieu : c’est une idole, c’est Satan. Cette erreur fondamentale doit être corrigée et guérie par la foi. La foi est la conscience de l’unité de l’homme avec Christ ou avec Dieu, Le croyant ne se prend pas lui-même pour un sujet en soi, mais pour une partie du tout, dont Christ est la tête, car Christ est le fondement de toute existence.

Les conséquences morales d’une telle théologie sont faciles à prévoir, et Van Hattem les admet sans hésiter. Pour lui, le seul péché, c’est de croire au péché. Ce que l’on considère en général comme une vertu, à savoir l’humilité, c’est le péché contre le Saint-Esprit, celui dont il a été écrit qu’il ne serait jamais remis : c’est à savoir « de considérer le péché comme quelque chose de coupable, et le mal moral comme un mal en soi. » C’est là en effet une révolte contre la nécessité des choses, qui est le Saint-Esprit, selon Hattem. Le seul péché, c’est l’erreur, l’idée inadéquate sur Dieu et sur l’homme, idée qui, nous faisant croire à une séparation de l’homme et de Dieu, nous conduit à admettre une liberté, une responsabilité personnelle, une indépendance de l’individu absolument impossibles. La vraie vertu est de se savoir sans péché. Celui qui a rejeté tous ses anciens préjugés, qui ne se croit plus un sujet en soi, qui est content d’être tel qu’il est, celui-là est saint et sauvé. C’est ce que nous a appris l’incarnation du Verbe. Ce n’est pas une satisfaction du Christ à Dieu, mais de Dieu à nous, car Dieu, étant lumière et amour, n’a pas voulu que nous restassions dans l’erreur en continuant de le considérer comme un être transcendant et nous-mêmes comme des pécheurs. En un mot, « croire n’est autre chose que comprendre. »

Tandis que Van Hattem interprétait le christianisme dans le sens d’un spinozisme rationaliste, un de ses disciples, Jacob Bril, exposait la même doctrine, mais avec une tendance mystique et sous les formes d’un illuminisme nuageux et exalté, comme l’atteste le credo rapporté par M. Van der Linde[18]. « Encore aujourd’hui, nous dit celui-ci, il existe en Hollande des cercles obscurs et isolés où ce spinozisme mystique est la seule consolation de l’âme. Nous nous sommes souvent personnellement convaincu que la croyance fondamentale de ces personnes est un panthéisme inconscient, non mathématique, comme celui de Spinoza, mais biblique. »

Tout en reconnaissant les incontestables analogies que M. Van der Linde nous signale entre ces doctrines hétérodoxes et la philosophie de Spinoza, je ne puis cependant échapper à un doute que je soumets à l’auteur, ne pouvant pas l’éclaircir moi-même faute de documens. Cette école spinozistico-théologique qu’il nous a si bien fait connaître est-elle réellement un rameau détaché du spinozisme, une application du spinozisme à la théologie, semblable à celle que nous avons vue de nos jours dans l’école de Hegel, ou ne serait-ce pas tout simplement un des innombrables produits de la théologie protestante, qui aurait emprunté quelques formules ou expressions aux livres alors en vogue de Spinoza ? Dans la théologie protestante en général, et même dans la théologie mystique avant la réforme, ne trouve-t-on pas des doctrines tout à fait analogues ? Michel Servet par exemple n’est-il pas une sorte de Van Hattem ? Jacob Bril ne dérive-t-il pas tout aussi directement de Jacques Boehme que de Spinoza ? Et même avant Jacques Boehme et encore plus près de la Hollande ne trouvons-nous pas dans les mystiques allemands des bords du Rhin[19] — maître Eckart, Tauler, Suso, enfin le Flamand Ruysbroeck, — non-seulement les mêmes idées, mais les mêmes formules et les mêmes expressions que celles que nous rapporte M. Van der Linde ? D’ailleurs le mysticisme panthéistique était en quelque sorte endémique en Hollande et en Flandre ; Geulinx, Poiret, Antoinette Bourignon, enseignaient sous toutes les formes les plus diverses et les plus monotones à la fois la doctrine de l’unité substantielle de l’homme et de Dieu. A la lumière de ces faits généraux, on voit la petite secte dont on a lu l’histoire se perdre dans ce vaste mouvement panthéiste dont l’Allemagne est le foyer depuis le XIVe siècle, et qui, tantôt sous la forme naturaliste, tantôt sous la forme mystique, a menacé à plusieurs reprises d’engloutir le monothéisme chrétien. Nous voyons bien et nous accordons que l’Éthique a eu une réelle influence sur les théologiens hétérodoxes de son temps ; mais jusqu’à quelle profondeur a-t-elle pénétré ? Est-elle bien l’élément principal et la cause première ? C’est ce que nous ne voyons pas encore très clairement. Quoi qu’il en soit et dans quelque mesure que Spinoza ait exercé son action sur la théologie hollandaise, cet épisode n’en est pas moins curieux et intéressant, et pourra servir un jour, si l’on retrouve encore d’autres intermédiaires[20], à expliquer comment l’idée spinoziste, endormie et étouffée en apparence pendant tout un siècle, s’est réveillée avec tant d’éclat en Allemagne dans les premières années du siècle présent.


III. — SPINOZA ET LE NATURALISME CONTEMPORAIN.

Les travaux critiques que nous venons d’analyser, en enrichissant utilement l’histoire du spinozisme, ont-ils modifié d’une manière notable l’opinion que l’on se faisait jusqu’ici de cette philosophie ? Non évidemment. La découverte d’une première rédaction de l’Éthique est certainement intéressante en nous montrant par quels chemins passe un grand esprit avant d’arriver à ses conclusions définitives, elle peut même sur certains points apporter quelques lumières nouvelles ; mais quant à l’ensemble du système la physionomie de Spinoza (on devait s’y attendre) demeure absolument ce qu’elle était auparavant.

Reste à savoir maintenant quelle est cette physionomie ? C’est ce qu’il n’est pas facile de dire, car rien n’est plus complexe que le spinozisme, et suivant qu’on le considère sous tel ou tel de ses aspects, on est tenté de le confondre avec les doctrines les plus contraires. Or la disposition générale du temps où nous vivons tend évidemment à faire prédominer une certaine interprétation qui, pour notre part, nous paraît mal fondée ou du moins très exagérée ; ce n’est pas, comme on pourrait le croire, l’esprit exclusif de telle école qui se paie d’une interprétation arbitraire, puisque nous la voyons à la fois adoptée par les écoles les plus opposées, dans des intentions contraires. D’une part en effet, M. Van Vloten, qui appartient manifestement aux écoles les plus avancées et qui dédie son livre à M. Moleschott[21], de l’autre M. Nourrisson, membre de l’école spiritualiste française, sont l’un et l’autre d’accord pour assimiler le spinozisme à ce qu’ils appellent « le naturalisme contemporain. » Dans les deux camps, on réduit la doctrine de Spinoza à une sorte de matérialisme athée[22]. Ainsi l’entendait Voltaire dans ces vers charmans et célèbres :

Alors un petit Juif, au long nez, au teint blême,
Pauvre, mais satisfait, pensif et retiré,
Esprit subtil et creux, moins lu que célébré,
Caché sous le manteau de Descartes son maître,
Marchant à pas comptés, s’approcha du grand Être :
« Pardonnez-moi, dit-il, en lui parlant tout bas,
Mais je crois, entre nous, que vous n’existez pas. »

Tout le XVIIIe siècle pensait ainsi, d’accord en cela avec la théologie catholique du XVIIe et cette opinion régnait partout lorsque l’Allemagne, par la noble voix de Schleiermacher, de Lessing, de Schilling et de mille autres, présenta le spinozisme sous un aspect plus élevé et plus généreux ; à nos yeux, c’est l’Allemagne qui avait raison, et, quoique le mouvement monotone et circulaire des idées ramène aujourd’hui comme nouvelle une interprétation surannée, nous persistons à soutenir, avec le savant traducteur français de Spinoza, que le panthéisme en général, celui de Spinoza en particulier est profondément distinct de l’athéisme, et que, au risque d’une inconséquence qui est sa plaie intérieure, il ne se rattache pas moins à la tradition platonicienne qu’à celle d’Epicure.

Suivant M. Van Vloten, Spinoza, en conservant le nom de Dieu tandis qu’il niait la réalité divine, a donné le change aux lecteurs superficiels sur le vrai sens de sa philosophie. C’est là faire bien peu d’honneur au philosophe dont on épouse la gloire, car c’est l’accuser d’avoir manqué soit de sincérité, soit de discernement : de sincérité, s’il a sciemment appelé Dieu ce qui n’était pour lui que la nature, de discernement, s’il n’a pas su voir que son Dieu n’était que la nature elle-même. La première hypothèse est inadmissible, car aucun philosophe n’a été plus intrépidement sincère que Spinoza. Quant à la seconde, elle est bien difficile également à accorder. Eh quoi ! ce grand et profond penseur, pénétrant entre tous, aurait été un athée sans le savoir ! Il n’aurait pas eu la clairvoyance de reconnaître dans ses propres idées la tradition du naturalisme antique, stratonicien ou épicurien ! On comprend Malebranche s’abusant lui-même sur les affinités de sa philosophie avec celle de Spinoza. Sa foi chrétienne et les effusions de son âme pieuse s’interposaient entre ses idées et lui, voilaient à son esprit les écueils de sa propre philosophie ; mais comment Spinoza se serait-il trompé lui-même à ce point ? Quel bandeau avait-il sur les yeux, lui qui s’était affranchi du joug de toutes les églises, qui ne tenait au monde par aucun endroit, dont l’âme fière et implacable n’a jamais fait aucun sacrifice aux effusions de l’âme, aux illusions de la piété traditionnelle, aux inquiétudes d’un cœur blessé et souffrant ? Non, rien ne l’empêchait de voir clair sur lui-même. D’un autre côté, il était incapable de mentir ; s’il a donc conservé le nom de Dieu, c’est que ce nom correspondait à sa pensée, à sa vraie pensée.

Mais laissons ces premières présomptions, et allons aux choses elles-mêmes. Spinoza, nous dit-on de part et d’autre, a nié Dieu, car il a nié la personnalité divine. La personnalité divine est-elle donc le premier attribut de Dieu ? En est-elle l’essence, la définition ? En aucune façon. Il n’y a pas un seul philosophe au XVIIe siècle, même parmi les théologiens catholiques, qui définisse Dieu par la personnalité. Tous, sans exception, Descartes, Malebranche, Bossuet, Fénelon, définissent Dieu « l’être infiniment parfait, l’être sans restriction, l’être sans rien ajouter, etc. » Or c’est là la définition de Spinoza. Suivant lui, « Dieu est une substance infinie, constituée par un nombre infini d’attributs infiniment infinis. » Ainsi que Descartes, il prend être, réalité, perfection, comme une seule et même chose. L’être infini est donc la perfection infinie. Le principe des choses n’est pas pour lui, comme pour Hegel, le moindre être possible, quasi identique au néant ; ce n’est pas, comme pour les post-hégéliens, la matière avec ses propriétés physiques et chimiques, c’est l’être dans sa plénitude, dans son essence éternelle et absolue. Toute perfection, tout bien coule de la substance comme de sa source, et ce ne serait pas forcer les termes que de dire que, pour Spinoza comme pour Platon, Dieu est le bien en soi, l’idée du bien.

On peut lui contester sans doute la manière dont il entend cette perfection absolue ; on peut lui dire que la personnalité, la conscience et la volonté libre sont les attributs nécessaires d’un Dieu vraiment parfait. Je le veux bien ; mais ce sera là une controverse ultérieure. Descartes, lorsqu’il nous parle de l’être parfait, ne dit pas en quoi consiste cette perfection. Saint Anselme, lorsqu’il définit Dieu « l’être le plus grand que l’on puisse concevoir, quo non majus concipi potest, » ne dit pas non plus en quoi consiste cette grandeur. L’essence de Dieu, considérée en soi, se distingue des différens attributs par lesquels nous essayons de déterminer cette essence. Lorsque Fénelon dit de Dieu que l’expression « d’esprit » elle-même est inapplicable à Dieu et qu’il n’en faut dire que ceci, « qu’il est l’être sans rien ajouter, » il ne dit rien de plus ni de moins que Spinoza. J’ajoute enfin que dans la Trinité chrétienne elle-même, le Père, considéré en soi, n’est autre chose que la substance, la source ineffable et indéfinissable de toute vie et de toute perfection.

La substance, dans la philosophie de Spinoza, est si bien la plus haute réalité, la plus haute perfection possible, que toutes les choses sont plus ou moins parfaites selon qu’elles se rattachent de plus ou moins près à la substance. Ainsi les attributs sont plus parfaits que les modes, et parmi les modes ceux-là sont plus parfaits qui sont le plus proche des attributs ; par exemple, les âmes sont d’autant plus parfaites qu’elles se rattachent plus étroitement à Dieu.

Les mêmes conséquences sortent de la considération des attributs divins. Parmi ces attributs, Spinoza n’en cite que deux, l’étendue et la pensée, et de ce qu’il fait Dieu étendu, on en conclut qu’il le fait corporel ; Spinoza a prévenu cette objection, et il y répond très fortement. Il nie expressément que Dieu soit corporel, c’est-à-dire limité et divisible, circonscrit dans certaines parties de l’espace ; ce qu’il attribue à Dieu, c’est ce qu’il y a d’effectif, d’essentiel, de parfait dans l’étendue : c’est l’étendue, dans son idée, sans limitation et sans restriction. N’oublions pas les données d’où il est parti. D’une part il admet, avec toute l’école cartésienne, que l’étendue est une réalité, et même la réalité essentielle des corps ; de l’autre il admet, encore avec les mêmes cartésiens, que toute réalité est une perfection, et que toute perfection doit avoir sa racine en Dieu. Il doit donc y avoir en Dieu une étendue idéale, essentielle, absolue, comme il y a une pensée absolue. Il est impossible au cartésianisme, je dirai plus, à toute philosophie qui admet la réalité de l’étendue, de nier cette conséquence. Malebranche lui-même admet en Dieu une étendue intelligible, principe et type originel de l’étendue réelle. Or Malebranche, pressé par le mathématicien Mairan, n’a jamais pu déterminer en quoi sa théorie se distingue sur ce point de celle de Spinoza. Ce qui est certain, c’est que pour l’un et l’autre Dieu n’est pas étendu à la manière des corps, c’est-à-dire limité, divisé et figuré, et en second lieu que l’étendue est un Dieu d’une certaine manière. A la vérité, Malebranche n’aurait pas admis que l’étendue intelligible est un attribut divin ; mais ici Spinoza a pour autorité un autre philosophe non moins respectable que Malebranche : c’est Newton, qui dit expressément que « Dieu constitue l’espace, Deus constituit spatium. »

Si de l’étendue nous passons à la pensée, nous verrons se dessiner plus nettement encore la différence du spinozisme et du naturalisme contemporain. C’est en effet une des tendances évidentes de ce naturalisme de chercher à expliquer la pensée par l’organisation, par le mouvement de la matière, par les nerfs ou par le sang. Or Spinoza est aussi éloigné que qui que ce soit de ce point de vue. Pour lui, comme pour Platon, la pensée a sa racine immédiate dans la substance divine ; son origine est dans l’éternel et l’absolu, non dans le contingent et le relatif. On dira que la pensée divine, telle que l’entend Spinoza, n’est pas la vraie pensée, la pensée consciente et libre. Soit, mais autre chose est se tromper sur l’essence de la pensée, autre chose est nier la pensée divine. Où est le métaphysicien qui resterait pur et innocent, s’il suffisait de s’être trompé sur un attribut divin pour être déclaré athée ? Que Spinoza se trompe ou non sur la pensée divine, toujours est-il qu’il admet que Dieu pense, et il doit entendre quelque chose par là. La pensée n’est pas pour lui un mot vide de sens. Elle est à ses yeux ce qu’il y a d’essentiel, d’effectif, de parfait dans la pensée humaines. La pensée divine est donc ce que Platon aurait appelé l’idée de la pensée, la pensée en soi. Quel est maintenant dans la pensée humaine l’élément essentiel ? C’est là une autre question. Il y a dans la pensée un élément personnel et un élément impersonnel, d’une part la conscience, de l’autre l’intelligible, le rationnel, en un mot la vérité. L’intelligible a donc pu être considéré par quelques-uns comme l’essence, et la conscience comme l’accident de la pensée[23]. Je n’approuve pas ce point de vue ; mais après tout chacun de nous retranche quelque chose de la pensée humaine lorsqu’il se représente la pensée divine : la limite n’est pas facile à fixer, et trop retrancher est-ce donc la même chose que nier ?

Non-seulement Spinoza conçoit en Dieu deux attributs infiniment parfaits, l’étendue et la pensée, mais il suppose qu’il en possède encore une infinité que nous ne connaissons pas et dont nous n’avons pas la moindre idée. N’est-ce pas dire que Dieu est la source ineffable d’un nombre inépuisable de perfections ? N’est-ce pas le reconnaître comme « l’être dans sa plénitude, » suivant l’expression favorite des cartésiens du XVIIe siècle ? Et même les âmes pieuses et mystiques, que Spinoza révolte par tant de côtés, par son panthéisme géométrique et son impitoyable fatalisme, ne pourraient-elles pas ici trouver leur compte et leur satisfaction dans ces perfections inconnues, qui contiennent peut-être le secret de notre destinée ? N’est-il pas arrivé souvent à la théologie, devant les inquiètes et brûlantes questions de la misère humaine, de se retrancher dans les abîmes insondables du Dieu caché ? J’avoue que ce point de vue serait une altération grave du spinozisme ; je ne l’indique que pour faire voir qu’en pressant certaines idées on peut sans trop d’efforts faire tourner Spinoza au mysticisme, comme d’autres au naturalisme et à l’athéisme.

N’oublions pas que Spinoza non-seulement admet Dieu, mais encore qu’il le distingue du monde, à la vérité sans l’en séparer, mais aussi sans les confondre. Qu’est-ce donc que cette distinction capitale dans sa philosophie entre la nature naturante et la nature naturée, et pourquoi n’aurait-il pas dit qu’il n’y a qu’une seule nature, s’il l’avait voulu ? C’est que la nature naturante est le monde de l’absolu, de l’indivisible, de l’immobile, de l’intelligible. Ce monde n’est pas mêlé à l’autre : il subsiste en soi dans son éternelle sérénité, manifesté, exprimé par le monde des phénomènes, mais lui demeurant infiniment supérieur. Spinoza n’aurait pas dit avec les stoïciens que « Dieu court à travers le monde, » avec Héraclite que « Jupiter s’amuse dans la création, » avec l’école allemande que « l’idée devient, » avec Diderot : « Dieu sera peut-être un jour. » Non, pour Spinoza, Dieu est ; il ne devient pas, il ne se fait pas, il ne joue pas. Tout cela n’est vrai que de la nature, dont il dirait volontiers avec l’Écriture : Transit figura mundi.

Je suis loin de soutenir que la distinction spinoziste de Dieu et du monde soit suffisante ; mais après tout quel est le métaphysicien qui, après avoir distingué Dieu et le monde, cherchant ensuite à les réunir (car c’est à quoi il faut arriver), ait toujours montré une parfaite logique et une vraie lucidité ? Les métaphysiciens en général ne montrent qu’un côté des choses et taisent ce qui les embarrasse. Aucune formule ne peut tout embrasser. Si vous séparez trop Dieu et le monde, vous tombez dans le dualisme antique ; si vous les unissez trop, vous courez le risque de tomber dans le panthéisme. Il faut un milieu ; mais où est-il ? qui l’a fixé ? Il en est ici comme en politique. Rien de plus facile que de séparer les pouvoirs ; la vraie question, c’est de les unir et de les faire marcher d’accord. Entre l’anarchie et le despotisme, il faut aussi un milieu, et ce milieu n’est pas plus aisé à découvrir qu’en métaphysique.

Si de la doctrine de Dieu nous passons à la doctrine de l’âme, nous y trouverons également une profonde différence entre le spinozisme et le naturalisme. Pour le naturalisme en effet, l’âme n’est autre chose qu’une propriété de la matière, l’ensemble des fonctions du système nerveux, une résultante des actions cérébrales : elle n’est donc rien autre chose qu’un effet de l’organisation. Pour Spinoza au contraire, l’âme est une idée, un mode de la pensée divine. À la vérité il la définit « l’idée du corps humain ; » mais souvenez-vous que selon Spinoza les modes d’un attribut ne peuvent jamais résulter d’un autre attribut, et ne dérivent que de l’attribut spécial auquel ils se rapportent. On voit par là que les modes de la pensée peuvent être non les résultats de l’organisation, mais seulement de la pensée elle-même ; l’âme, à la vérité, est liée au corps comme dans tous les systèmes, mais elle est distincte du corps, et elle n’en est pas l’effet. Remarquons en outre que Spinoza ne dit pas que l’âme est une résultante, c’est-à-dire une pure relation. Elle est, non pas une somme d’idées, mais une idée, elle a donc une certaine unité ; elle est le point central et effectif où viennent converger et se concentrer toutes les idées humaines : elle a donc une certaine individualité. — Mais, dira-t-on, dans le système de Spinoza, c’est l’individualité du corps humain qui fait celle de l’âme ; l’âme ne s’individualise qu’en tant qu’elle pense un corps déterminé, à savoir le sien propre. Je ne juge pas cette doctrine ; cependant, outre qu’il n’a jamais été facile à aucun philosophe de déterminer le principe d’individuation, j’ajoute que le grand docteur catholique, saint Thomas d’Aquin, a précisément sur ce point la même doctrine que Spinoza : comme celui-ci, il croit que l’individualité de l’âme est due au corps, et en général le même docteur soutient que l’individualité vient de la matière et non de la forme. Pour en revenir à Spinoza, on voit qu’il ne dissout point l’âme dans le corps ; j’ajoute qu’il ne la dissout pas même en Dieu. Sans doute il a tort d’appeler l’âme un mode divin, et je repousse entièrement cette expression ; mais enfin, du moment que l’on convient de n’appeler substance que ce qui est absolu, à savoir l’infini lui-même, il importe assez peu de quel nom on appellera ce qui n’est pas l’infini. La quantité d’être que l’on accorde à la créature est essentiellement indéterminée, et elle échappe à toute mesure. Par exemple, si nous nous comparons à Dieu, nous dirons avec Bossuet : « Oh ! que nous ne sommes rien ! » et notre être se réduira à une ombre. Au contraire, si nous nous comparons à tel de nos modes, à telle sensation fugitive, il nous semble que nous sommes un tout, un monde, un infini. L’homme ne peut donc savoir exactement quel degré d’être il possède, et, sans se mesurer au poids de la substance, il doit se saisir surtout dans la conscience individuelle et permanente qu’il a de son activité. Or si l’on songe que pour Spinoza l’idée est une action, que cette action est accompagnée de l’idée d’elle-même, c’est-à-dire qu’elle est consciente, que d’une part elle tient à Dieu par ce qu’elle a d’absolu et par son essence éternelle, que de l’autre elle ne tient au corps que par sa partie périssable et contingente, on voit que sa philosophie, la question de la liberté mise à part, n’est pas si éloignée du spiritualisme qu’on est tenté de le croire.

Je ne puis m’étendre sur toutes les parties de la doctrine spinoziste qui répugnent à l’assimilation que nous combattons ; mais je veux au moins signaler la théorie de l’amour divin, et je citerai ici les propres expressions de l’Éthique. « L’objet suprême de notre intelligence, dit-il, c’est Dieu, en d’autres termes l’être absolument infini, sans lequel rien ne peut être, ni être conçu, et par conséquent l’intérêt suprême de l’âme et son suprême bien, c’est la connaissance de Dieu[24]. » — « A mesure que l’essence de l’âme enveloppe une plus grande connaissance de Dieu, l’homme vertueux désire avec plus de force pour les autres le bien qu’il désire pour lui-même[25] » — Toute action dont nous sommes nous-mêmes la cause, en tant que nous avons l’idée de Dieu, je la rapporte à la religion[26]. — « Celui qui connaît les choses de cette manière (c’est-à-dire qui connaît-Dieu) s’élève au comble de la perfection humaine, et il est saisi de la joie la plus vive[27]. » — « Cette joie accompagnée de l’idée de Dieu comme cause n’est autre chose que l’amour de Dieu[28] » — « Ceci nous fait comprendre en quoi consiste notre salut, notre béatitude, en d’autres termes notre liberté, savoir dans un amour constant et éternel pour Dieu, ou, si l’on veut, dans l’amour de Dieu pour nous[29]. »

Sans doute il ne faut pas se faire illusion sur le sens apparent que ces passages semblent présenter à celui qui les lirait dans un esprit chrétien. Évidemment c’est dans un esprit tout à fait opposé à celui du christianisme, du moins très différent, que Spinoza parle ici de l’amour de Dieu. Ce n’est point non plus dans le sens du déisme philosophique, car il nie absolument toute personnalité divine ; mais il ne nie pas que Dieu soit l’infinie perfection, la perfection en tout sens : il affirme que le plus haut état pour l’âme est de s’élever à la conscience de cette souveraine perfection, d’en éprouver de la joie et d’y trouver son bonheur. Plus l’âme se nourrira de cette pensée suprême et vraiment consolante, plus elle accroîtra ses chances d’immortalité, plus il y aura en elle d’éternité, et c’est là la suprême béatitude. Or, à moins de supposer que ces paroles de Spinoza n’ont aucun sens, ou qu’il a voulu tromper ses lecteurs, deux suppositions inadmissibles, il me paraît impossible de confondre cette philosophie avec les doctrines du naturalisme contemporain.

Selon le naturalisme, tout dérive de l’expérience ; selon Spinoza, tout relève de la raison. D’un côté, on explique tout par la réduction des faits les plus élevés aux faits les plus humbles, de la pensée à la sensibilité, de la sensibilité à l’organisation, de l’organisation aux combinaisons de là matière brute. Le naturalisme en un mot tend atout ramener aux combinaisons physico-chimiques, et celles-ci aux lois de la mécanique. Spinoza ne voit dans le mécanisme qu’une forme de l’activité universelle ; il y en a une autre absolument différente, la pensée, et d’autres encore à l’infini, puisque Dieu possède une infinité d’attributs que nous ne connaissons pas. Pour le naturalisme, le bien consiste dans le plaisir et dans les moyens savamment calculés d’éviter la douleur ; pour Spinoza, le souverain bien consiste dans la connaissance et dans l’amour de la perfection infinie. Enfin pour le naturalisme, l’âme périt tout entière avec le corps ; pour Spinoza au contraire, « nous sentons, nous éprouvons que nous sommes éternels. »

Sans doute, par la négation absolue et intrépide des causes finales et du libre arbitre, Spinoza peut être rapproché d’Épicure et de Hobbes ; mais par un autre endroit sa philosophie relève d’une tout autre origine, et l’on a pu se demander si son système n’était pas plutôt un acosmisme qu’un athéisme, et1 la négation du monde que la négation de Dieu. A notre avis, ce n’est ni l’un ni l’autre : Spinoza ne nie en réalité ni le monde ni Dieu, ni même à un certain point de vue la distinction de Dieu et du monde. Il n’est donc ni un athée ni un acosmiste. Sans doute la distinction qu’il établit est tout à fait insuffisante : nous faisons la part plus large à la personnalité soit en l’homme soit en Dieu, nous croyons surtout qu’un monde sans finalité et sans dessein n’est pas le monde de la vie, le vrai monde qui est devant nous, nous croyons enfin que la liberté morale n’est pas une chimère ; mais ces dissentimens, si graves qu’ils soient, ne nous ferment pas les yeux sur les parties hautes et imposantes de la philosophie de Spinoza, et nous ne consentirions pas volontiers à ce que, soit pour lui faire honneur, soit pour l’accabler davantage, on couvrît du prestige de son nom des conceptions philosophiques d’un ordre manifestement inférieur.

En insistant, comme nous venons de le faire, pour ramener à sa vraie signification la doctrine de Spinoza et en empêcher la confusion avec les doctrines strictement et étroitement naturalistes, nous avons une double raison, l’une critique, l’autre philosophique, l’une qui intéresse l’histoire de la philosophie, l’autre la philosophie elle-même.

Notre première raison, c’est que l’histoire de la philosophie cesse d’exister lorsque par des réductions violentes et par des interprétations excessives on assimile toutes les doctrines, quelque éloignées qu’elles puissent être, sous prétexte de certaines analogies. L’histoire de la philosophie, comme toute autre histoire, n’est pas une science de syllogisme et de déduction rationnelle ; elle doit prendre les choses comme elles sont, représenter avec leurs vrais et originaux caractères les faits dont elle s’occupe, et non pas les altérer par des transformations arbitraires, sous prétexte de tirer les conséquences d’un principe donné. Que dirait-on d’un historien qui assimilerait César à Caligula, sous prétexte que l’un et l’autre ont possédé le pouvoir absolu, et que cette sorte de pouvoir contient en soi logiquement tous les excès ? Il en est de même dans la science. Quelles que soient les ressemblances de Malebranche et de Spinoza, de Locke et de Condillac, de Hegel et de Feuerbach, il faut savoir reconnaître les différences qui les séparent, différences sans lesquelles toute doctrine perd son individualité, son originalité, son caractère. Il faut prendre les idées des philosophes dans le sens où ils les ont entendues eux-mêmes, et, fussent-ils inconséquens, ne pas chercher à être plus conséquent qu’ils ne l’ont été ; en leur infligeant telle ou telle conséquence, on se substitue arbitrairement à leur place ; car, si dans leur philosophie se rencontrent à la fois deux principes contraires qui peuvent donner deux séries divergentes de conséquences, de quel droit sup-pose-t-on que l’auteur aurait choisi telle série plutôt que telle autre ? Si vous êtes son adversaire, pourquoi lui imposez-vous les conséquences qui vous sont à vous-même odieuses ? Si vous êtes son partisan, pourquoi lui prêtez-vous les conséquences qui vous sont agréables ? Cela est permis à la vérité dans la discussion philosophique, là où vous considérez les idées en elles-mêmes et non dans leur développement historique ; en histoire au contraire, le premier devoir est la fidélité.

Je dirai plus : même dans la discussion philosophique, il ne faut user qu’avec une grande circonspection de ce procédé logique qui consiste à réduire les doctrines les unes aux autres en tirant d’un principe posé les conséquences qu’il est censé contenir. On fait aujourd’hui un usage vraiment bien dangereux d’un tel procédé ; nous voyons peu à peu les doctrines, par des déductions logiques semblables à celles que nous avons combattues, poussées dans un sens ou dans l’autre aux derniers excès, et le monde de la pensée et de la croyance menacé par la logique du plus cruel déchirement. Nous voyons les doctrines moyennes disparaître peu à peu, noyées et entraînées dans le torrent des doctrines extrêmes ; nous voyons les esprits se séparer en deux camps de plus en plus enflammés, chacun arborant les dernières conséquences de ses principes ; en un mot, grâce à ce coup de logique, voici venir le jour où tous les hommes qui pensent se verront réduits à la triste alternative de n’avoir à choisir qu’entre l’athéisme de Naigeon ou le catholicisme de l’encyclique.

Suivons en effet le double mouvement de logique qui s’opère devant nous en sens contraire : d’un côté, quelques philosophes, las d’une philosophie spiritualiste qui ne leur paraît qu’un assemblage arbitraire de doctrines hétérogènes, nient, en vertu de la logique, que l’infini, l’absolu puisse posséder la personnalité, la conscience, la volonté libre, et pour échapper à ce qu’ils appellent l’anthropomorphisme ils se précipitent et veulent nous entraîner avec eux dans une sorte d’idéalisme panthéistique. Une fois arrivés là, ils sont eux-mêmes saisis et entraînés par d’autres logiciens qui leur demandent ce que c’est que ces vagues entités, la substance, l’infini, l’absolu, l’idée, l’esprit, si l’on connaît autre chose, dans la nature que la matière et les forces élémentaires et constitutives, si la matière et la force ne suffisent pas à tout expliquer. Ceux-ci rejettent tout être transcendant, métaphysique, qu’il soit ou non personnel ; ils expliquent tout dans la nature par les forces aveugles de la matière, et dans l’homme par les forces non moins aveugles de l’organisation. On n’a pas encore donné clairement la morale de cette philosophie ; mais il est probable que la même évolution logique qui conduit ainsi de Platon à Plotin, de Plotin à Spinoza, de Spinoza à Épicure, amènera en morale les mêmes conséquences, et nous rendra bientôt la morale de Hobbes et d’Helvétius.

Pendant que la philosophie redescend ainsi peu à peu des hauteurs nuageuses où l’avaient vue les premières années du siècle dans les derniers abîmes du matérialisme athée, la théologie par un mouvement inverse nous ramène peu à peu à Joseph de Maistre et au moyen âge. C’est du sein même de la philosophie spiritualiste qu’est parti d’abord sans en avoir conscience ce mouvement rétrograde. La philosophie ne s’est plus contentée d’être spiritualiste, elle a voulu être chrétienne, non pas sans doute dans le sens dogmatique et théologique, non pas en sacrifiant la raison, mais avec une complaisance évidente pour les penseurs de race chrétienne, pour ceux qui ont travaillé à l’alliance de la philosophie et du christianisme, saint Augustin, saint Thomas, Malebranche, Bossuet. Tel est le premier degré, très légitime sans doute, très sage, n’engageant à rien encore, mais qui n’en est pas moins le premier degré par lequel le rationalisme spiritualiste est entraîné hors de ses positions premières et tenté de prendre un point d’appui dont il n’avait pas cru d’abord avoir besoin. Une fois sur cette pente, de nouveaux logiciens vont l’entraîner plus avant. Ceux-ci, avec la haute autorité d’une vie illustrée par les plus beaux travaux et par la pratique de toutes les grandes occupations humaines, apportant à la science religieuse, avec une grande fierté de langage, un noble sentiment de la liberté de pensée, ceux-ci, dis-je, nous mettent en demeure de nous prononcer sur la question du surnaturel. On nous dit que, si nous admettons la personnalité de Dieu, sa liberté, nous ne devons pas nous contenter d’une providence générale et vague n’agissant que par des lois universelles : nous devons accorder l’intervention immédiate, particulière de Dieu dans la nature, que, les lois de celles-ci étant contingentes et Dieu étant libre, la suspension de telles lois n’implique pas de contradiction. On nous enferme enfin dans ce dilemme : « croyez aux miracles, ou soyez athées. » Soit, admettons le premier terme de ce dilemme ; nous ne sommes pas encore au bout. On nous dit bien que l’on peut, dans le christianisme, se borner à l’essentiel, aux dogmes fondamentaux ; mais la logique catholique a depuis longtemps fait justice de cette distinction arbitraire entre les dogmes fondamentaux et les dogmes accessoires, et d’ailleurs, une telle distinction fût-elle fondée, qui fera le partage ? Qui décidera quels sont les dogmes essentiels et ceux qui ne le sont pas ? Et ces dogmes essentiels eux-mêmes, qui en donnera l’interprétation, qui fixera le point de foi ? Qui tranchera la question entre Arius et Athanase ? Il faut un critérium, et, s’il est une chose démontrée par la logique, c’est que le protestantisme n’en a pas. Échappons donc à la liberté individuelle, c’est-à-dire à la fantaisie, allons où nous porte le principe d’autorité ; nous voilà dans le catholicisme. Ici nous avons encore affaire à deux sortes d’esprits, les uns modérés, sensés, pratiques, n’aimant pas le contentieux théologique et qui voudraient aussi qu’on se bornât à l’essentiel, les autres, conséquens, rigoureux, allant au fond des choses et à la dernière expression.

Les premiers voudraient qu’on se bornât à dire d’une manière générale que l’église est la dernière des autorités ; mais ce mot est vague. Qu’est-ce que l’église ? Sont-ce les conciles ? est-ce le pape ? Placez-vous l’autorité dans les conciles ? Voilà, disent les logiciens, une autorité tout intermittente, bien difficile à consulter, bien difficile à convoquer. Il faut une autorité permanente ; il n’y en a qu’une c’est le pape. Il faut donc croire à l’infaillibilité du pape, ou bien l’appel au concile ramènera bientôt l’appel au sens individuel ; le gallicanisme conduit au protestantisme, qui conduit au rationalisme, qui conduit au panthéisme, qui conduit à l’athéisme, etc. en bien ! suivons encore nos logiciens jusqu’où ils veulent nous entraîner. Soit, le pape est infaillible en matière de dogme, en matière de foi, il est la voie du salut ; mais en dehors de la foi et du dogme il y a un monde tout humain. Il semblerait que ce monde pourrait avoir ses lois, ses règles, ses intérêts, dont il jugerait par ses propres principes, sans avoir besoin d’invoquer les lumières théologiques ; il semblerait qu’en laissant à l’église, le gouvernement de l’autre et en se réservant celui-ci, l’état ne prendrait pas la plus belle part ; il semblerait qu’en demandant la liberté de toutes les consciences, non comme une tolérance passagère ; mais comme un droit, on rendrait par là à la conscience et à la foi le plus haut hommage, car c’est les considérer comme des choses immatérielles et spirituelles sur lesquelles la force ne doit avoir aucune action ; il semblerait qu’une foi libre, fondée sur la persuasion et sur le choix, aurait plus de mérite qu’une foi de routine ou de violence. — Ce sont là des chimères, disent encore les logiciens. Eh quoi ! la vérité serait sur le même pied que l’erreur ? Dieu a parlé, et sa parole n’aurait pas plus d’influence sur la société temporelle que celle des hérétiques ou des athées ! On nous apprend donc que la séparation du temporel et du spirituel est une erreur, que la liberté de conscience est une erreur ; on va plus loin encore, et on condamne théologiquement des principes vrais ou faux, mais purement politiques, et qui ne semblent en aucune façon relever de la foi. Et de cette façon, si nous nous laissons entraîner par la série de syllogismes que nous avons résumés, il nous faudra soumettre non-seulement notre conscience religieuse, mais notre conscience politique à une autorité étrangère.

Heureux les esprits violens et aveugles qui, placés aux deux extrémités du monde intellectuel et moral, ne craignent point d’affirmer avec la même assurance, les uns que la matière avec ses lois brutales est le principe de toutes choses, les autres que toute liberté est une folie, et qu’il y a quelque part sur la terre un souverain infaillible devant lequel toute créature humaine doit s’incliner !… Malheureux les esprits éclairés qui ne sont point disposés à se laisser déposséder du droit de penser par eux-mêmes, et qui ne le sont pas non plus à cesser de croire que le monde moral a un guide et un juge ! Entre l’athéisme et la servitude de la conscience et de la pensée, l’alternative n’est pas gaie : c’est là que conduit pourtant ce procédé à outrance qui est la plaie de notre temps. Nous avons essayé de le surprendre en défaut sur un point particulier d’un intérêt tout spéculatif. On pourrait également en trouver d’autres exemples dans des problèmes plus présens et plus ardens ; mais, comme dit spirituellement Platon lorsqu’il veut esquiver les discussions trop délicates, « ce sera pour une autre fois, »


PAUL JANET.

  1. Cette publication contient 1° une première rédaction en hollandais de l’Éthique, 2° un traité de l’arc-en-ciel que l’on croyait perdu, 3° quelques lettres de Spinoza et de ses disciples.
  2. Je ne cite que ces trois ouvrages ; mais la littérature spinoziste s’est beaucoup enrichie depuis une dizaine d’années. On trouvera toutes les indications à ce sujet soit dans le livre cité de M. Van der Linde, qui contient la bibliographie complète du spinozisme jusqu’en 1862, soit dans le savant et substantiel précis de la philosophie moderne de M. Uberweg (Grundriss der Geschichte der Philosophie, dritter Tliiel, Berlin, 1866).
  3. Leibniz lui-même reconnaît qu’il avait d’abord « penché du côté des spinozistes, qui ne laissent qu’une puissance infinie à Dieu. » (Nouveaux Essais, t. I, c. I.)
  4. Lineamenta tractatus Spinozani de Deo et homine ; Halle, 1853.
  5. Tout en reconnaissant le service que nous rend ici le traducteur et l’éditeur de cette nouvelle Éthique, qu’il nous soit permis de regretter qu’il n’ait pas mis un peu plus de soin à sa traduction, laquelle laisse fort à désirer sous le rapport de la correction et de la clarté. Ce que nous regrettons surtout, c’est la manière amère et dédaigneuse dont il parle de la critique française, et le silence injuste et volontaire qu’il garde sur les travaux de notre maître et ami Émile Saisset.
  6. Ce serait là un beau sujet de thèse philosophique, que nous indiquons à nos jeunes collègues de l’université.
  7. Nous trouvons cependant dans un appendice donné par M. Van Vloten un premier essai du démonstration géométrique appliquée à la théorie de la substance. (Voyez Supplementum, p. 233.)
  8. Disons cependant que dans un appendice qui suit le De Deo et homine nous trouvons un chapitre intitulé De Mente humana, qui est évidemment le germe de la seconde partie de l’Ethique ; mais qu’est-ce que cet appendice ? Dans quel rapport est-il avec le traité principal ? C’est ce que l’éditeur ne nous apprend pas ; même dans ce chapitre il y a des différences curieuses et remarquables avec le De Mente de l’Éthique.
  9. Mylius dans sa Bibliothèque des Anonymes avait mentionné l’existence d’une première rédaction de l’Éthique.
  10. Pas tout à fait aussi ignoré cependant que le pense l’auteur. Dans l’Examen du fatalisme de l’abbé Pluquet, ouvrage estimé au XVIIIe siècle et encore assez bon aujourd’hui je trouve mentionnés comme spinozistes les noms de Leenhof et de Hatten.
  11. Den Hemel op Aarden, etc. Je dois la traduction des passages hollandais cités par M. Van der Linde à l’obligeance de M. Charles Thurot, maître de conférences à l’École normale.
  12. Il est inutile de mentionner tous les ouvrages publiés à cette occasion ; on en trouvera l’indication dans le livre de M. Van der Linde.
  13. Deurhoff est généralement cité comme un précurseur du spinozisme ; mais il parait qu’au contraire il avait eu connaissance du manuscrit de l’Éthique, et que par conséquent il doit être compté parmi les disciples.
  14. Les écrits de Deurhoff ont été réunis et publiés sous ce titre : Système surnaturel et scriptural de la théologie, tiré de la connaissance de Dieu, des dons de la grâce et de la sainte Écriture, 1715, 2 vol.
  15. Verschoor, accusé de spinozisme, était un supra-lapsaire exalté.
  16. Après sa mort, ses écrits furent recueillis et publiés en quatre volumes (1718-1729) sous le titre : Chute de l’idole du monde, ou la Foi des saints triomphant de la doctrine de la justification personnelle, représentée clairement d’après les écrits laissés par P. Van Hattem, publié par M. Roggeveen.
  17. Dans l’excommunication de Booms, le hattémisme est expressément rattaché au spinozisme.
  18. Ce document bizarre ne peut être cité que comme objet de curiosité. « Je crois que, en moi-même, je ne suis rien de plus qu’une ombre du corps un, éternel, et que je dois le suivre aussi longtemps que je n’y serai pas absorbé tout entier. — Je crois que je connais, honore, aime, sers la fin la plus élevée de toutes les fins, et que la fin qui est en moi est la fin des fins. — Je crois que l’humanité dans laquelle j’habite n’est point mon humanité, mais l’humanité de celui qui est conçu et né en moi, dont je suis l’honneur et la propriété. — Je crois que tout ce que je pense, dis, fais et souffre, ce n’est pas moi qui le fais, mais celui qui est en moi et qui habite, non dans mon humanité, mais dans la sienne. — Je crois que je suis mort lorsque je suis né, et que je ressusciterai lorsque je mourrai. — Je crois que je suis enseveli dans mon corps, et que lorsque je serai dans mon tombeau, c’est alors seulement que je serai au ciel. Je crois que le monde est à ma gauche, et celui dont le monde est l’ombre est à ma droite. — Je crois que je vois l’invisible par l’œil de celui qui me voit. — Je crois que lorsque l’homme extérieur est enchaîné par les pieds et les mains et plongé dons les ténèbres extérieures, c’est alors que l’homme intérieur voit la lumière, cette lumière où il n’y a plus d’ombre. — Je crois que lorsque je me déclare coupable moi-même, je suis jugé innocent par mon seigneur. Je crois qu’il y a en moi une vie cachée dans laquelle je vivais avant de vivre. Cette vie est une vie vivante, une vie pleine de vie. »
  19. Voyez sur ce sujet un remarquable travail de M. Charles Schmidt (de Strasbourg), inséré dans les Mémoires de l’Académie des Sciences morales et politiques.
  20. Un de ces anneaux est la philosophie d’Hemsterhuys, qui vient d’être exposée très clairement dans un bon livre de M. Emile Grucker. Voyez le chapitre sur le spinozisme d’Hemsterhuys.
  21. Écoutons en effet M. Van Vloten dans sa préface latine aux œuvres inédites : « En conservant, il est vrai, le nom de Dieu, tandis qu’il détruisait et la personne et le caractère de Dieu, Spinoza a donné aux lecteurs superficiels une fausse idée de sa philosophie. Ceux qui savent pénétrer jusqu’au fond et ne pas confondre les noms et les choses reconnaîtront qu’il était parvenu de son temps au point même où sont arrivés de nos jours les philosophes post-hégéliens, c’est-à-dire les partisans du naturalisme (philosophiœ scientiœque naturalium cultores). Leibniz trouvait que Spinoza inclinait trop du côté de la nécessité, et craignait qu’on n’en vint à supprimer Dieu ou à le considérer comme une puissance aveugle en supprimant le principe de la convenance et les causes finales. Pour nous, c’est précisément l’exclusion d’un tel Dieu et de telles causes qui est la vraie gloire de notre philosophie. » Voici d’un autre côté comment s’exprime M. Nourrisson : « Critiquer Spinoza, c’est critiquer ces théories mêmes (les théories actuelles), qui ne sont toutes que des variétés du spinozisme, et que l’on appellerait bien, en leur appliquant une dénomination commune le naturalisme contemporain ; car toutes elles concluent à n’admettre d’autre réalité que la nature, c’est-à-dire d’autre réalité que l’univers du corps. »
  22. Nous devons rappeler ici que M. Van Vloten, indépendamment de l’édition que nous avons analysée, a publié en hollandais un livre entier sur la vie et la doctrine de Spinoza, mentionné en tête de cet article. Nous regrettons que notre ignorance de la langue hollandaise ne nous ait pas permis de le lire, et nous y renvoyons ceux qui voudront avoir une connaissance approfondie du sujet.
  23. Un critique allemand, M. J. H. Loewe, dans un écrit intitulé Uber den Gottesbegriff Spinoza’s (Stuttgard 1862), va jusqu’à retrouver dans le Dieu de Spinoza une sorte de conscience et de personnalité, et cette opinion n’est pas sans quelque raison plausible. — Voyez sur ce sujet Boehmer, Spinozana dans la Zeitscrift-Philosophie ; 1863, p. 92.
  24. Éth., part. IV, prop. XXVIII.
  25. Ibid., part. IV, prop. XXXVII.
  26. Ibid., schol. I.
  27. Part. VI, prop. XXVII.
  28. Part. V, prop. XXXII.
  29. Part. V, prop. XXXVI, schol.