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Spiridion (RDDM)/4

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Le lendemain, il ne me restait de cette nuit affreuse qu’une lassitude profonde et un souvenir pénible. Les diverses émotions que j’avais éprouvées se confondaient dans l’accablement de mon cerveau. La vision hideuse et la céleste apparition me paraissaient également fébriles et imaginaires ; je répudiais autant l’une que l’autre, et n’attribuais déjà plus la douce impression de la dernière qu’au rassérénement de mes facultés et à la fraîcheur du matin.

À partir de ce moment, je n’eus plus qu’une pensée et qu’un but, ce fut de refroidir mon imagination, comme j’avais réussi à refroidir mon cœur. Je pensai que, comme j’avais dépouillé le catholicisme pour ouvrir à mon intelligence une voie plus large, je devais dépouiller tout enthousiasme religieux pour retenir ma raison dans une voie plus droite et plus ferme. La philosophie du siècle avait mal combattu en moi l’élément superstitieux ; je résolus de me prendre aux racines de cette philosophie ; et, rétrogradant d’un siècle, je remontai aux causes des doctrines incomplètes qui m’avaient séduit. J’étudiai Newton, Leibnitz, Keppler, Malebranche, Descartes surtout, père des géomètres, qui avaient sapé l’édifice de la tradition et de la révélation. Je me persuadai qu’en cherchant l’existence de Dieu dans les problèmes de la science et dans les raisonnemens de la métaphysique, je saisirais enfin l’idée de Dieu, telle que je voulais la concevoir, calme, invincible, immense.

Alors commença pour moi une nouvelle série de travaux, de fatigues et de souffrances. Je m’étais flatté d’être plus robuste que les spéculateurs auxquels j’allais demander la foi ; je savais bien qu’ils l’avaient perdue en voulant la démontrer ; j’attribuais cette erreur funeste à l’affaiblissement inévitable des facultés employées à de trop fortes études. Je me promettais de ménager mieux mes forces, d’éviter les puérilités où de consciencieuses recherches les avaient parfois égarés, de rejeter avec discernement tout ce qui était entré de force dans leurs systèmes ; en un mot, de marcher à pas de géant dans cette carrière où ils s’étaient traînés avec peine. Là, comme partout, l’orgueil me poussait à ma perte ; elle fut bientôt consommée. Loin d’être plus ferme que mes maîtres, je me laissai tomber plus bas sur le revers des sommets que je voulais atteindre et où je me targuais vainement de rester. Parvenu à ces hauteurs de la science, que l’intelligence escalade, mais au pied desquelles le sentiment s’arrête, je fus pris du vertige de l’athéisme ; fier d’avoir monté si haut, je ne voulus pas comprendre que j’avais à peine atteint le premier degré de la science de Dieu, parce que je pouvais expliquer avec une certaine logique le mécanisme de l’univers, et que pourtant je ne pouvais pénétrer la pensée qui avait présidé à cette création. Je me plus à ne voir dans l’univers qu’une machine et à supprimer la pensée divine comme un élément inutile à la formation et à la durée des mondes. Je m’habituai à rechercher partout l’évidence et à mépriser le sentiment, comme s’il n’était pas une des principales conditions de la certitude. Je me fis donc une manière étroite et grossière de voir, d’analyser et de définir les choses ; et je devins le plus obstiné, le plus vain et le plus borné des savans.

Dix ans de ma vie s’écoulèrent dans ces travaux ignorés, dix ans qui tombèrent dans l’abîme sans faire croître un brin d’herbe sur ses bords. Je me débattis long-temps contre le froid de la raison. À mesure que je m’emparais de cette triste conquête, j’en étais effrayé, et je me demandais ce que je ferais de mon cœur si jamais il venait à se réveiller. Mais peu à peu les plaisirs de la vanité satisfaite étouffaient cette inquiétude. On ne se figure pas ce que l’homme voué en apparence aux occupations les plus graves y porte d’inconséquence et de légèreté. Dans les sciences, la difficulté vaincue est si enivrante, que les résolutions consciencieuses, les instincts du cœur, la morale de l’ame, sont sacrifiés, en un clin d’œil, aux triomphes frivoles de l’intelligence. Plus je courais à ces triomphes, plus celui que j’avais rêvé d’abord me paraissait chimérique. J’arrivai enfin à le croire inutile autant qu’impossible ; je résolus donc de ne plus chercher des vérités métaphysiques sur la voie desquelles mes études physiques me mettaient de moins en moins. J’avais étudié les mystères de la nature, la marche et le repos des corps célestes, les lois invariables qui régissent l’univers dans ses splendeurs infinies comme dans ses imperceptibles détails ; partout j’avais senti la main de fer d’une puissance incommensurable, profondément insensible aux nobles émotions de l’homme, généreuse jusqu’à la profusion, ingénieuse jusqu’à la minutie en tout ce qui tend à ses satisfactions matérielles, mais vouée à un silence inexorable en tout ce qui tient à son être moral, à ses immenses désirs, fallait-il dire à ses immenses besoins ? Cette avidité avec laquelle quelques hommes d’exception cherchent à communiquer intimement avec la divinité, n’était-elle pas une maladie du cerveau, que l’on pouvait classer à côté du dérèglement de certaines croissances anormales dans le règne végétal et de certains instincts exagérés chez les animaux ? N’était-ce pas l’orgueil, cette autre maladie commune au grand nombre des humains, qui parait de couleurs sublimes et rehaussait d’appellations pompeuses cette fièvre de l’esprit, témoignage de faiblesse et de lassitude, bien plus que de force et de santé ? Non, m’écriai-je, c’est impudence et folie, et misère surtout, que de vouloir escalader le ciel. Le ciel ! ce mot sur lequel le grand homme saint Bernard se perdait en concetti ridicules, et qui n’existe nulle part pour le moindre écolier rompu au mécanisme de la sphère ! le ciel, où le vulgaire croit voir, au milieu d’un trône de nuées formé des grossières exhalaisons de la terre, un fétiche taillé sur le modèle de l’homme, assis sur les sphères ainsi qu’un ciron sur l’Atlas ! le ciel, l’éther infini parsemé de soleils et de mondes infinis, que l’homme s’imagine devoir traverser après sa mort comme les pigeons voyageurs passent d’un champ à un autre, et où de pitoyables rhéteurs théologiques choisissent apparemment une constellation pour domaine et les rayons d’un astre pour vêtement ! le ciel et l’homme, c’est-à-dire l’infini et l’atome ! quel étrange rapprochement d’idées ! quelle ridicule antithèse ! Quel est donc le premier cerveau humain qui est tombé dans une pareille démence ? Et aujourd’hui un pape, qui s’intitule le roi des ames, ouvre avec une clé les deux battans de l’éternité à quiconque plie le genou devant sa discipline, en disant : Admettez-moi !

C’est ainsi que je parlais, et alors un rire amer s’emparait de moi ; et, jetant par terre les sublimes écrits des pères de l’église et ceux des philosophes spiritualistes de toutes les nations et de tous les temps, je les foulais aux pieds dans une sorte de rage, en répétant ces mots favoris d’Hébronius où je croyais trouver la solution de tous mes problèmes : Ô ignorance, ô imposture !

— Tu pâlis, enfant, dit Alexis en s’interrompant ; ta main tremble dans la mienne, et ton œil effaré semble interroger le mien avec anxiété. Calme-toi, et ne crains pas de tomber dans de pareilles angoisses : j’espère que ce récit t’en préservera pour jamais.

Heureusement pour l’homme, cette pensée de Dieu, qu’il ignore et qu’il nie si souvent, a présidé à la création de son être avec autant de soin et d’amour qu’à celle de l’univers. Elle l’a fait perfectible dans le bien, corrigible dans le mal. Si, dans la société, l’homme peut se considérer souvent comme perdu pour la société, dans la solitude l’homme n’est jamais perdu pour Dieu ; car, tant qu’il lui reste un souffle de vie, ce souffle peut faire vibrer une corde inconnue au fond de son ame, et quiconque a aimé la vérité a bien des cordes à briser avant de périr. Souvent les sublimes facultés dont il est doué sommeillent pour se retremper comme le germe des plantes au sein de la terre, et, au sortir d’un long repos, elles éclatent avec plus de puissance. Si j’estime tant la retraite et la solitude, si je persiste à croire qu’il faut garder les vœux monastiques, c’est que j’ai connu plus qu’un autre les dangers et les victoires de ce long tête-à-tête avec la conscience, où ma vie s’est consumée. Si j’avais vécu dans le monde, j’eusse été perdu à jamais. Le souffle des hommes eût éteint ce que le souffle de Dieu a ranimé. L’appât d’une vaine gloire m’eût enivré ; et, mon amour pour la science trouvant toujours de nouvelles excitations dans le suffrage d’autrui, j’eusse vécu dans l’ivresse d’une fausse joie et dans l’oubli du vrai bonheur. Mais ici, n’étant compris de personne, vivant de moi-même, et n’ayant pour stimulant que mon orgueil et ma curiosité, je finis par apaiser ma soif et par me lasser de ma propre estime. Je sentis le besoin de faire partager mes plaisirs et mes peines à quelqu’un, à défaut de l’ami céleste que je m’étais aliéné ; et je le sentis sans m’en rendre compte, sans vouloir me l’avouer à moi-même. Outre les habitudes superbes que l’orgueil de l’esprit avait données à mon caractère, je n’étais point entouré d’êtres avec lesquels je pusse sympathiser : la grossièreté ou la méchanceté se dressait de toutes parts autour de moi pour repousser les élans de mon cœur. Ce fut encore un bonheur pour moi. Je sentais que la société d’hommes intelligens eût allumé en moi une fièvre de discussion, une soif de controverses, qui m’eussent de plus en plus affermi dans mes négations ; au lieu que, dans mes longues veillées solitaires, au plus fort de mon athéisme, je sentais encore parfois des aspirations violentes vers ce Dieu que j’appelais la fiction de mes jeunes années ; et, quoique dans ces momens-là j’eusse du mépris pour moi-même, il est certain que je redevenais bon et que mon cœur luttait avec courage contre sa propre destruction.

Les grandes maladies ont des phases où le mal amène le bien, et c’est après la crise la plus effrayante que la guérison se fait tout à coup, comme un miracle. Les temps qui précédèrent mon retour à la foi furent ceux où je crus me sentir le plus robuste adepte de la raison pure. J’avais réussi à étouffer toute révolte du cœur, et je triomphais dans mon mépris de toute croyance, dans mon oubli de toute émotion religieuse. À peine arrivé à cet apogée de ma force philosophique, je fus pris de désespoir. Un jour que j’avais travaillé pendant plusieurs heures à je ne sais quels détails d’observation scientifique avec une lucidité extraordinaire, je me sentis persuadé, plus que je ne l’avais encore été, de la toute-puissance de la matière et de l’impossibilité d’un esprit créateur et vivifiant, autre que ce que j’appelais, en langage de naturaliste, les propriétés vitales de la matière. Alors j’éprouvai tout à coup, dans mon être physique, la sensation d’un froid glacial, et je me mis au lit avec la fièvre.

Je n’avais jamais pris aucun soin de ma santé. Je fis une maladie longue et douloureuse. Ma vie ne fut point en danger, mais d’intolérables souffrances s’opposèrent pendant long-temps à toute occupation de mon cerveau. Un ennui profond s’empara de moi ; l’inaction, l’isolement et la souffrance me jetèrent dans une tristesse mortelle. Je ne voulais recevoir les soins de personne ; mais les instances faussement affectueuses du prieur, et celles d’un certain convers infirmier, nommé Christophore, me forcèrent d’accepter une société pendant la nuit. J’avais d’insupportables insomnies, et ce Christophore, sous prétexte de m’en alléger l’ennui, venait dormir chaque nuit, d’un lourd et profond sommeil, auprès de mon lit. C’était bien la plus excellente et la plus bornée des créatures humaines. Sa stupidité avait trouvé grace pour sa bonté auprès des autres moines. On le traitait comme une sorte d’animal domestique, laborieux, souvent nécessaire et toujours inoffensif. Sa vie n’était qu’une suite de bienfaits et de dévouemens. Comme on en tirait parti, on l’avait habitué à compter sur l’efficacité de ses soins ; et cette confiance que j’étais loin de partager me le rendait importun à l’excès. Cependant un sentiment de justice, que l’athéisme n’avait pu détruire en moi, me forçait à le supporter avec patience et à le traiter avec douceur. Quelquefois, dans les commencemens, je m’étais emporté contre lui, et je l’avais chassé de ma cellule. Au lieu d’en être offensé, il s’affligeait de me laisser seul en proie à mon mal ; il nasillait une longue prière à ma porte, et, au lever du jour, je le trouvais assis sur l’escalier, la tête dans ses mains, dormant à la vérité, mais dormant au froid et sur la dure, plutôt que de se résigner à passer dans son lit les heures qu’il avait résolu de me consacrer. Sa patience et son abnégation me vainquirent. Je supportai sa compagnie pour lui rendre service ; car, à mon grand regret, nul autre que moi n’était malade dans le couvent ; et, lorsque Christophore n’avait personne à soigner, il était l’homme le plus malheureux du monde. Peu à peu, je m’habituai à le voir lui et son petit chien, qui s’était tellement identifié avec lui, qu’il avait tout son caractère, toutes ses habitudes, et que, pour un peu, il eût préparé la tisane et tâté le pouls aux malades. Ces deux êtres remuaient et dormaient de compagnie. Quand le moine allait et venait sur la pointe du pied, autour de la chambre, le chien faisait autant de pas que lui ; et, dès que le bonhomme s’assoupissait, l’animal paisible en faisait autant. Si Christophore faisait sa prière, Bacco s’asseyait gravement devant lui, et se tenait ainsi fronçant l’oreille, et suivant de l’œil les moindres mouvemens de bras et de tête dont le moine accompagnait son oraison. Si ce dernier m’encourageait à prendre patience, par de niaises consolations et de banales promesses de guérison prochaine, Bacco se dressait sur ses jambes de derrière, et, posant ses petites pattes de devant sur mon lit avec beaucoup de discrétion et de propreté, me léchait la main d’un air affectueux. Je m’accoutumai tellement à eux, qu’ils me devinrent nécessaires autant l’un que l’autre. Au fond, je crois que j’avais une secrète préférence pour Bacco, car il avait beaucoup plus d’intelligence que son maître ; son sommeil était plus léger, et surtout il ne parlait pas.

Mes souffrances devinrent si intolérables, que toutes mes forces furent abattues. Au bout d’une année de ce cruel supplice, j’étais tellement vaincu, que je ne désirais plus la mort. Je craignais d’avoir à souffrir encore plus pour quitter la vie, et je me faisais, d’une vie sans souffrance, l’idéal du bonheur. Mon ennui était si grand, que je ne pouvais plus me passer un instant de mon gardien. Je le forçais à manger en ma présence, et le spectacle de son robuste appétit était un amusement pour moi. Tout ce qui m’avait choqué en lui me plaisait, même son pesant sommeil, ses interminables prières, et ses contes de bonne femme. J’en étais venu au point de prendre plaisir à être tourmenté par lui, et chaque soir je refusais ma potion, afin de me divertir, pendant un quart d’heure, de ses importunités infatigables et de ses insinuations naïves, qu’il croyait ingénieuses pour m’amener à ses fins. C’étaient là mes seules distractions, et j’y trouvais une sorte de gaieté intérieure que le bonhomme semblait deviner, quoique mes traits flétris et contractés ne pussent pas l’exprimer, même par un sourire.

Lorsque je commençais à guérir, une maladie épidémique se déclara dans le couvent. Le mal était subit, terrible, inévitable. On était comme foudroyé. Mon pauvre Christophore en fut atteint un des premiers. J’oubliai ma faiblesse et le danger, je quittai ma cellule, et passai trois jours et trois nuits au pied de son lit. Le quatrième jour, il expira dans mes bras. Cette perte me fut si douloureuse, que je faillis ne pas y survivre. Alors une crise étrange s’opéra en moi. Je fus promptement et complètement guéri ; mon être moral se réveilla comme à la suite d’un long sommeil, et, pour la première fois depuis bien des années, je compris, par le cœur, les douleurs de l’humanité. Christophore était le seul homme que j’eusse aimé depuis la mort de Fulgence. Une si prompte et si amère séparation me remit en mémoire mon premier ami, ma jeunesse, ma piété, ma sensibilité, tous mes bonheurs à jamais perdus. Je rentrai dans ma solitude avec désespoir. Bacco m’y suivit ; j’étais le dernier malade que son maître eût soigné ; il s’était habitué à vivre dans ma cellule, et il semblait vouloir reporter son affection sur moi ; mais il ne put y réussir, le chagrin le consuma. Il ne dormait plus, il flairait sans cesse le fauteuil où Christophore avait coutume de dormir, et que je plaçais toutes les nuits auprès de mon chevet, pour me représenter quelque chose de la présence de mon pauvre ami. Bacco n’était point ingrat à mes caresses, mais rien ne pouvait calmer son inquiétude. Au moindre bruit, il se dressait et regardait la porte avec un mélange d’espoir et de découragement. Alors j’éprouvais le besoin de lui parler comme à un être sympathique : « Il ne viendra plus, lui disais-je, c’est moi seul que tu dois aimer maintenant. » Il me comprenait, j’en suis certain, car il venait à moi et me léchait la main d’un air triste et résigné. Puis il se couchait et tâchait de s’endormir ; mais c’était un assoupissement douloureux, entrecoupé de faibles plaintes qui me déchiraient l’ame. Quand il eut perdu tout espoir de retrouver celui qu’il attendait toujours, il résolut de se laisser mourir. Il refusa de manger, et je le vis expirer sur le fauteuil de son maître, en me regardant d’un air de reproche, comme si j’étais la cause de ses fatigues et de sa mort. Quand je vis ses yeux éteints et ses membres glacés, je ne pus retenir des torrens de larmes ; je le pleurai encore plus amèrement que je n’avais pleuré Christophore. Il me sembla que je perdais celui-ci une seconde fois.

Cet événement, si puéril en apparence, acheva de me précipiter du haut de mon orgueil dans un abîme de douleur. À quoi m’avait servi cet orgueil ? à quoi m’avait servi mon intelligence ? La maladie avait frappé l’une d’impuissance ; l’humilité d’un homme charitable, l’affection fidèle d’un pauvre animal, m’avaient plus secouru que l’autre. Maintenant que la mort m’enlevait les seuls objets de ma sympathie, la raison, dont j’avais fait mon dieu, m’enseignait, pour toute consolation, qu’il ne restait plus rien d’eux, et qu’ils devaient être pour moi comme s’ils n’eussent jamais été. Je ne pouvais me faire à cette idée de destruction absolue, et pourtant ma science me défendait d’en douter. J’essayai de reprendre mes études, espérant chasser l’ennui qui me dévorait : cela ne servit qu’à absorber quelques heures de ma journée. Dès que je rentrais dans ma cellule, dès que je m’étendais sur mon lit pour dormir, l’horreur de l’isolement se faisait sentir chaque jour davantage ; je devenais faible comme un enfant, et je baignais mon chevet de mes larmes ; je regrettais ces souffrances physiques qui m’avaient semblé insupportables et qui maintenant m’eussent été douces, si elles eussent pu ramener près de moi Christophore et Bacco.

Je sentis alors profondément que la plus humble amitié est un plus précieux trésor que toutes les conquêtes du génie ; que la plus naïve émotion du cœur est plus douce et plus nécessaire que toutes les satisfactions de la vanité. Je compris, par le témoignage de mes entrailles, que l’homme est fait pour aimer, et que la solitude, sans la foi et l’amour divin, est un tombeau, moins le repos de la mort ! Je ne pouvais espérer de retrouver la foi ; c’était un beau rêve évanoui, qui me laissait plein de regrets ; ce que j’appelais ma raison et mes lumières l’avaient bannie sans retour de mon ame. Ma vie ne pouvait plus être qu’une veille aride, une réalité desséchante. Mille pensées de désespoir s’agitèrent dans mon cerveau. Je songeai à quitter le cloître, à me lancer dans le tourbillon du monde, à m’abandonner aux passions, aux vices même, pour tâcher d’échapper à moi-même par l’ivresse ou l’abrutissement. Ces désirs s’effacèrent promptement ; j’avais étouffé mes passions de trop bonne heure, pour qu’il me fût possible de les faire revivre. L’athéisme même n’avait fait qu’affermir, par l’étude et la réflexion, mes habitudes d’austérité. D’ailleurs, à travers toutes mes transformations, j’avais conservé un sentiment du beau, un désir de l’idéal que ne répudient point à leur gré les intelligences tant soit peu élevées. Je ne me berçais plus du rêve de la perfection divine ; mais, à voir seulement l’univers matériel, à ne contempler que la splendeur des étoiles et la régularité des lois qui régissent la matière, j’avais pris tant d’amour pour l’ordre, la durée et la beauté extérieure des choses, que je n’eusse jamais pu vaincre mon horreur pour tout ce qui eût troublé ces idées de grandeur et d’harmonie.

J’essayai de me créer de nouvelles sympathies ; je n’en pus trouver dans le cloître. Je rencontrais partout la malice et la fausseté ; et, quand j’avais affaire aux simples d’esprit, j’apercevais la lâcheté sous la douceur. Je tâchai de nouer quelques relations avec le monde. Du temps de l’abbé Spiridion, tout ce qu’il y avait d’hommes distingués dans le pays et de voyageurs instruits sur les chemins venaient visiter le couvent, malgré sa position sauvage et la difficulté des routes qui y conduisent. Mais, depuis qu’il était devenu un repaire de paresse, d’ignorance et d’ivrognerie, le hasard seul nous amenait, comme aujourd’hui, à de rares intervalles, quelques passans indifférens ou quelques curieux désœuvrés. Je ne trouvai personne à qui ouvrir mon cœur, et je restai seul livré à un sombre abattement.

Pendant des semaines et des mois, je vécus ainsi sans plaisir et presque sans peine, tant mon ame était brisée et accablée sous le poids de l’ennui. L’étude avait perdu tout attrait pour moi ; elle me devint peu à peu odieuse : elle ne servait qu’à me remettre sous les yeux ce sinistre problème de la destinée de l’homme. Abandonné sur la terre à tous les élémens de souffrance et de destruction, sans avenir, sans promesse et sans récompense, je me demandais alors à quoi bon vivre, mais aussi à quoi bon mourir ; néant pour néant, je laissais le temps couler et mon front se dégarnir, sans opposer de résistance à ce dépérissement de l’ame et du corps, qui me conduisait lentement à un repos plus triste encore.

L’automne arriva, et la mélancolie du ciel adoucit un peu l’amertume de mes idées. J’aimais à marcher sur les feuilles sèches et à voir passer ces grandes troupes d’oiseaux voyageurs qui volent dans un ordre symétrique, et dont le cri sauvage se perd dans les nuées. J’enviais le sort de ces créatures qui obéissent à des instincts toujours satisfaits, et que la réflexion ne tourmente pas. Dans un sens, je les trouvais bien plus complets que l’homme, car ils ne désirent que ce qu’ils peuvent posséder ; et, si le soin de leur conservation est un travail continuel, du moins ils ne connaissent pas l’ennui, qui est la pire des fatigues. J’aimais aussi à voir s’épanouir les dernières fleurs de l’année. Tout me semblait préférable au sort de l’homme, même celui des plantes ; et, portant ma sympathie sur ces existences éphémères, je n’avais d’autre plaisir que de cultiver un petit coin du jardin et de l’entourer de palissades, pour empêcher les pieds profanes de fouler mes gazons et les mains sacriléges de cueillir mes fleurs. Lorsqu’on en approchait, je repoussais les curieux avec tant d’humeur, qu’on me crut fou, et que le prieur se réjouit de me voir tombé dans un tel abrutissement.

Les soirées étaient fraîches, mais douces ; il m’arrivait souvent, après avoir cherché, dans la fatigue de mon travail manuel, l’espoir d’un peu de repos pour la nuit, de me coucher sur un banc de gazon que j’avais élevé moi-même, et de rester plongé dans une vague rêverie long-temps après le coucher du soleil. Je laissais flotter mes esprits, comme les feuilles que le vent enlevait aux arbres ; je m’étudiais à végéter ; j’eusse voulu désapprendre l’exercice de la pensée. J’arrivais ainsi à une sorte d’assoupissement qui n’était ni la veille ni le sommeil, ni la souffrance ni le bien-être, et ce pâle plaisir était encore le plus vif qui me restât. Peu à peu cette langueur devint plus douce, et le travail de ma volonté pour y arriver devint plus facile. Ma béatitude alors consistait surtout à perdre la mémoire du passé et l’appréhension de l’avenir. J’étais tout au présent. Je comprenais la vie de la nature, j’observais tous ses petits phénomènes, je pénétrais dans ses moindres secrets. J’écoutais ses capricieuses harmonies, et le sentiment de toutes ces choses inappréciables aux esprits agités réussissait à me distraire de moi-même. Je soulageais à mon insu, par cette douce admiration, mon cœur rempli d’un amour sans but et d’un enthousiasme sans aliment. Je contemplais la grace d’une branche mollement bercée par le vent ; j’étais attendri par le chant faible et mélancolique d’un insecte. Les parfums de mes fleurs me portaient à la reconnaissance ; leur beauté, préservée de toute altération par mes soins, m’inspirait un naïf orgueil. Pour la première fois, depuis bien des années, je redevenais sensible à la poésie du cloître, sanctuaire placé sur les lieux élevés, pour que l’homme y vive au-dessus des bruits du monde, recueilli dans la contemplation du ciel. Tu connais cet angle que forme la terrasse du jardin du côté de la mer, au bout du berceau de vigne que supportent des piliers quadrangulaires en marbre blanc. Là s’élèvent quatre palmiers ; c’est moi qui les ai plantés, et c’est là que j’avais disposé mon parterre, aujourd’hui effacé et confondu dans le potager, qui a pris la place du beau jardin créé par Hébronius. Ce lieu était encore, à l’époque dont je te parle, un des plus pittoresques de la terre, au dire des rares voyageurs qui le visitaient. Les riches fontaines de marbre, qui ne sont plus consacrées aujourd’hui qu’à de vils usages, y murmuraient alors pour les seules délices des oreilles musicales. L’eau pure de la source tombait dans des conques de marbre rouge qui la déversaient l’une dans l’autre, et fuyait mystérieusement sous l’ombrage des cyprès et des figuiers. Les rameaux des citronniers et des caroubiers se pressaient et s’enlaçaient étroitement autour de ma retraite, et l’isolaient selon mon goût. Mais, du côté du glacis perpendiculaire qui domine le rivage, j’avais ménagé une ouverture dans mes berceaux ; et je pouvais admirer à loisir, à travers un cadre de fleurs et de verdure, le spectacle sublime de la mer brisant sur les rochers et se teignant à l’horizon des feux du couchant ou de ceux de l’aurore. Là, perdu dans des rêveries sans fin, il me semblait saisir des harmonies inappréciables aux sens grossiers des autres hommes, quelque chant plaintif, exhalé sur la rive maure, et porté sur les mers par les vents du sud, ou le cantique de quelque derviche, saint ignoré, perdu dans les âpres solitudes de l’Atlas, et plus heureux dans sa misère cénobitique avec la foi, que moi au sein de mon opulence monacale avec le doute.

Peu à peu, j’en vins à découvrir un sens profond dans les moindres faits de la nature. En m’abandonnant au charme de mes impressions avec la naïveté qu’amène le découragement, je reculai insensiblement les bornes étroites du certain jusqu’à celles du possible ; et bientôt le possible, vu avec une certaine émotion du cœur, ouvrit autour de moi des horizons plus vastes que ma raison n’eût osé les pressentir. Il me sembla trouver des motifs de mystérieuse prévoyance dans tout ce qui m’avait paru livré à la fatalité aveugle. Je recouvrai le sens du bonheur que j’avais si déplorablement perdu. Je cherchai les jouissances relatives de tous les êtres, comme j’avais cherché leurs souffrances, et je m’étonnai de les trouver si équitablement réparties. Chaque être prit une forme et une voix nouvelles pour me révéler des facultés inconnues à la froide et superficielle observation que j’avais prise pour la science. Des mystères infinis se déroulèrent autour de moi, contredisant toutes les sentences d’un savoir incomplet et d’un jugement précipité. En un mot, la vie prit à mes yeux un caractère sacré et un but immense, que je n’avais entrevu ni dans les religions, ni dans les sciences, et que mon cœur enseigna sur nouveaux frais à mon intelligence égarée.

Un soir, j’écoutais avec recueillement le bruit de la mer calme brisant sur le sable ; je cherchais le sens de ces trois lames, plus fortes que les autres, qui reviennent toujours ensemble, à des intervalles réguliers, comme un rhythme marqué dans l’harmonie éternelle ; j’entendis un pêcheur qui chantait aux étoiles, étendu sur le dos dans sa barque. Sans doute, j’avais entendu bien souvent le chant des pêcheurs de la côte, et celui-là peut-être aussi souvent que les autres. Mes oreilles avaient toujours été fermées à la musique, comme mon cerveau à la poésie. Je n’avais vu dans les chants du peuple que l’expression des passions grossières, et j’en avais détourné mon attention avec mépris. Ce soir-là, comme les autres soirs, je fus d’abord blessé d’entendre cette voix, qui couvrait celle des flots, et qui troublait mon audition. Mais, au bout de quelques instans, je remarquai que le chant du pêcheur suivait instinctivement le rhythme de la mer ; et je pensai que c’était là peut-être un de ces grands et vrais artistes que la nature elle-même prend soin d’instruire, et qui, pour la plupart, meurent ignorés comme ils ont vécu. Cette pensée répondant aux habitudes de suppositions dans lesquelles je me complaisais désormais, j’écoutai sans impatience le chant à demi sauvage de cet homme à demi sauvage aussi, qui célébrait d’une voix lente et mélancolique les mystères de la nuit et la douceur de la brise. Ses vers avaient peu de rime et peu de mesure, ses paroles encore moins de sens et de poésie ; mais le charme de sa voix, l’habileté naïve de son rhythme, et l’étonnante beauté de sa mélodie, triste, large et monotone comme celle des vagues, me frappèrent si vivement, que tout à coup la musique me fut révélée. La musique me sembla devoir être la véritable langue poétique de l’homme, indépendante de toute parole et de toute poésie écrite, soumise à une logique particulière, et pouvant exprimer des idées de l’ordre le plus élevé, des idées trop vastes même pour être bien rendues dans toute autre langue. Je résolus d’étudier la musique, afin de poursuivre cet aperçu ; et je l’étudiai en effet avec quelque succès, comme on a pu te le dire. Mais une chose me gêna toujours : c’est d’avoir trop fait usage de la logique appliquée à un autre ordre de facultés. Je ne pus jamais composer, et c’était là pourtant ce que j’eusse ambitionné par-dessus tout en musique. Quand je vis que je ne pouvais rendre ma pensée dans cette langue trop sublime sans doute pour mon organisation, je m’adonnai à la poésie, et je fis des vers. Cela ne me réussit pas beaucoup mieux ; mais j’avais un besoin de poésie qui cherchait une issue avant de songer à posséder un aliment, et ma poésie était faible, parce que la poésie veut être alimentée d’un sentiment profond dont je n’avais que le vague pressentiment.

Mécontent de mes vers, je fis de la prose à laquelle je tâchai de conserver une forme lyrique. Le seul sujet sur lequel je pusse m’exercer avec un peu de facilité, c’était ma tristesse et les maux que j’avais soufferts en cherchant la vérité. Je t’en réciterai un échantillon :

« Ô ma grandeur ! ô ma force ! vous avez passé comme une nuée d’orage, et vous êtes tombées sur la terre pour ravager comme la foudre. Vous avez frappé de mort et de stérilité tous les fruits et toutes les fleurs de mon champ. Vous en avez fait une arène désolée, et je me suis assis tout seul au milieu de mes ruines. Ô ma grandeur ! ô ma force ! étiez-vous de bons ou de mauvais anges ?

« Ô ma fierté ! ô ma science ! vous vous êtes levées comme les tourbillons brûlans que le simoun répand sur le désert. Comme le gravier, comme la poussière, vous avez enseveli les palmiers, vous avez troublé ou tari les fontaines. Et j’ai cherché l’onde où l’on se désaltère, et je ne l’ai plus trouvée, car l’insensé qui veut frayer sa route vers les cimes orgueilleuses de l’Horeb, oublie l’humble sentier qui mène à la source ombragée. Ô ma science ! ô ma fierté ! étiez-vous les envoyés du Seigneur, étiez-vous des esprits de ténèbres ?


« Ô ma vertu ! ô mon abstinence ! vous vous êtes dressées comme des tours, vous vous êtes étendues comme des remparts de marbre, comme des murailles d’airain. Vous m’avez abrité sous des voûtes glacées, vous m’avez enseveli dans des caves funèbres remplies d’angoisses et de terreur ; et j’ai dormi sur une couche dure et froide, où j’ai rêvé souvent qu’il y avait un ciel propice et des mondes féconds. Et quand j’ai cherché la lumière du soleil, je ne l’ai plus trouvée, car j’avais perdu la vue dans les ténèbres, et mes pieds débiles ne pouvaient plus me porter sur le bord de l’abîme. Ô ma vertu ! ô mon abstinence ! étiez-vous les suppôts de l’orgueil, ou les conseils de la sagesse ?

« Ô ma religion ! ô mon espérance ! vous m’avez porté comme une barque incertaine et fragile sur des mers sans rivages, au milieu des brumes décevantes, vagues illusions, informes images d’une patrie inconnue. Et quand, lassé de lutter contre le vent et de gémir courbé sous la tempête, je vous ai demandé où vous me conduisiez, vous avez allumé des phares sur des écueils, pour me montrer ce qu’il fallait fuir, et non ce qu’il fallait atteindre. Ô ma religion ! ô mon espérance ! étiez-vous le rêve de la folie, ou la voix mystérieuse du Dieu vivant ? »

Au milieu de ces occupations innocentes, mon ame avait repris du calme et mon corps de la vigueur ; je fus tiré de mon repos par l’irruption d’un fléau imprévu. À la contagion qu’avaient éprouvée le monastère et les environs, succéda la peste, qui désola le pays tout entier. J’avais eu l’occasion de faire quelques observations sur la possibilité de se préserver des maladies épidémiques par un système hygiénique fort simple. Je fis part de mes idées à quelques personnes, et, comme elles eurent à se louer d’y avoir ajouté foi, on me fit la réputation d’avoir des remèdes merveilleux contre la peste. Tout en niant la science qu’on m’attribuait, je me prêtai de grand cœur à communiquer mes humbles découvertes. Alors on vint me chercher de tous côtés, et bientôt mon temps et mes forces purent à peine suffire au nombre de consultations qu’on venait me demander ; il fallut même que le prieur m’accordât la permission extraordinaire de sortir du monastère et d’aller visiter les malades. Mais, à mesure que la peste étendait ses ravages, les sentimens de piété et d’humanité, qui d’abord avaient porté les moines à se montrer accessibles et compatissans, s’effacèrent de leurs ames. Une peur égoïste et lâche glaça tout esprit de charité. Défense me fut faite de communiquer avec les pestiférés, et les portes du monastère furent fermées à ceux qui venaient implorer des secours. Je ne pus m’empêcher d’en témoigner mon indignation au prieur. Dans un autre temps, il m’eût envoyé au cachot ; mais les esprits étaient tellement abattus par la crainte de la mort, qu’il m’écouta avec calme. Alors il me proposa un terme moyen : c’était d’aller m’établir à deux lieues d’ici, dans l’ermitage de Saint-Hyacinthe, et d’y demeurer avec l’ermite jusqu’à ce que la fin de la contagion et l’absence de tout danger pour nos frères me permissent de rentrer dans le couvent. Il s’agissait de savoir si l’ermite consentirait à me laisser vaquer aux devoirs de ma nouvelle charge de médecin, et à partager avec moi sa natte et son pain noir. Je fus autorisé à l’aller voir pour sonder ses intentions, et je m’y rendis à l’instant même. Je n’avais pas grand espoir de le trouver favorable : cet homme, qui venait une fois par mois demander l’aumône à la porte du couvent, m’avait toujours inspiré de l’éloignement. Quoique la piété des ames simples ne le laissât pas manquer du nécessaire, il était obligé par ses vœux à mendier de porte en porte à des intervalles périodiques, plutôt pour faire acte d’abjection que pour assurer son existence. J’avais un grand mépris pour cette pratique ; et cet ermite, avec son grand crâne conique, ses yeux pâles et enfoncés qui ne semblaient pas capables de supporter la lumière du soleil, son dos voûté, son silence farouche, sa barbe blanche, jaunie à toutes les intempéries de l’air, et sa grande main décharnée, qu’il tirait de dessous son manteau plutôt avec un geste de commandement qu’avec l’apparence de l’humilité, était devenu pour moi un type de fanatisme et d’orgueil hypocrite.

Quand j’eus gravi la montagne, je fus ravi de l’aspect de la mer. Vue ainsi en plongeant de haut sur ses abîmes, elle semblait une immense plaine d’azur fortement inclinée vers les rocs énormes qui la surplombaient, et ses flots réguliers, dont le mouvement n’était plus sensible, présentaient l’apparence de sillons égaux tracés par la charrue. Cette masse bleue, qui se dressait comme une colline et qui semblait compacte et solide comme le saphyr, me saisit d’un tel vertige d’enthousiasme, que je me retins aux oliviers de la montagne pour ne pas me précipiter dans l’espace. Il me semblait qu’en face de ce magnifique élément le corps devait prendre les forces de l’esprit et parcourir l’immensité dans un vol sublime. Je pensai alors à Jésus marchant sur les flots, et je me représentai cet homme divin, grand comme les montagnes, resplendissant comme le soleil. Allégorie de la métaphysique, ou rêve d’une confiance exaltée, m’écriai-je, tu es plus grand et plus poétique que toutes nos certitudes mesurées au compas et tous nos raisonnemens alignés au cordeau !…

Comme je disais ces paroles, une sorte de plainte psalmodiée, faible et lugubre prière qui semblait sortir des entrailles de la montagne, me força de me retourner. Je cherchai quelque temps des yeux et de l’oreille d’où pouvaient partir ces sons étranges ; et, enfin, étant monté sur une roche voisine, je vis sous mes pieds, à quelque distance, dans un écartement du rocher, l’ermite nu jusqu’à la ceinture, occupé à creuser une fosse dans le sable. À ses pieds était étendu un cadavre roulé dans une natte et dont les pieds bleuâtres, maculés par les traces de la peste, sortaient de ce linceul rustique. Une odeur fétide s’exhalait de la fosse entr’ouverte, à peine refermée la veille sur d’autres cadavres ensevelis à la hâte. Auprès du nouveau mort il y avait une petite croix de bois d’olivier grossièrement taillée, ornement unique du mausolée commun, une jatte de grès avec un rameau d’hysope pour l’ablution lustrale, et un petit bûcher de genièvre fumant pour épurer l’air. Un soleil dévorant tombait d’aplomb sur la tête chauve et sur les maigres épaules du solitaire. La sueur collait à sa poitrine les longues mèches de sa barbe couleur d’ambre. Saisi de respect et de pitié, je m’élançai vers lui. Il ne témoigna aucune surprise ; et, jetant sa bêche, il me fit signe de prendre les pieds du cadavre, en même temps qu’il le prenait par les épaules. Quand nous l’eûmes enseveli, il replanta la croix, fit l’immersion d’eau bénite ; et, me priant de ranimer le bûcher, il s’agenouilla, murmura une courte prière et s’éloigna sans s’occuper de moi davantage. Quand nous eûmes gagné son ermitage, il s’aperçut seulement que je marchais près de lui ; et, me regardant alors avec quelque étonnement, il me demanda si j’avais besoin de me reposer. Je lui expliquai en peu de mots le but de ma visite. Il ne me répondit que par un serrement de main ; puis, ouvrant la porte de l’ermitage, il me montra, dans une salle creusée au sein du roc, quatre ou cinq malheureux pestiférés agonisant sur des nattes. — Ce sont, me dit-il, des pêcheurs de la côte et des contrebandiers, que leurs parens, saisis de terreur, ont jetés hors des huttes. Je ne puis rien faire pour eux que de combattre le désespoir de leur agonie par des paroles de foi et de charité ; et puis je les ensevelis quand ils ont cessé de souffrir. N’entrez pas, mon frère, ajouta-t-il en voyant que je m’avançais sur le seuil, ces gens-là sont sans ressources, et ce lieu est infecté ; conservez vos jours pour ceux que vous pouvez sauver encore. — Et vous, mon père, lui dis-je, ne craignez-vous donc rien pour vous-même ? — Rien, répondit-il en souriant, j’ai un préservatif certain. — Et quel est-il ? — C’est, dit-il d’un air inspiré, la tâche que j’ai à remplir qui me rend invulnérable. Quand je ne serai plus nécessaire, je redeviendrai un homme comme les autres, et, quand je tomberai, je dirai : Seigneur, ta volonté soit faite ; puisque tu me rappelles, c’est que tu n’as plus rien à me commander. Comme il disait cela, ses yeux éteints se ranimèrent, et semblèrent renvoyer les rayons du soleil qu’ils avaient absorbés. Leur éclat fut tel, que j’en détournai les miens et les reportai involontairement sur la mer qui étincelait sous nos pieds. — À quoi songez-vous ? me dit-il. — Je songe, répondis-je, que Jésus a marché sur les eaux. — Quoi d’étonnant ? reprit le digne homme qui ne me comprenait pas ; la seule chose étonnante, c’est que saint Pierre ait douté, lui qui voyait le Sauveur face à face.

Je revins tout de suite au monastère, pour rendre compte à l’abbé de mon message. J’aurais dû m’épargner cette peine, et me souvenir que les moines se soucient fort peu de la règle, surtout quand la peur les gouverne. Je trouvai toutes les portes closes ; et, quand je présentai ma tête au guichet, on me le referma au visage, en me criant que, quel que fût le résultat de ma démarche, je ne pouvais plus rentrer au couvent. J’allai donc coucher à l’ermitage.

J’y passai trois mois dans la société de l’ermite. C’était vraiment un homme des anciens jours, un saint digne des plus beaux temps du christianisme. Hors de l’exercice des bonnes œuvres, c’était peut-être un esprit vulgaire ; mais sa piété était si grande, qu’elle lui donnait le génie au besoin. C’était surtout dans ses exhortations aux mourans que je le trouvais admirable. Il était alors vraiment inspiré ; l’éloquence débordait en lui comme un torrent des montagnes. Des larmes de componction inondaient son visage sillonné par la fatigue. Il connaissait vraiment le chemin des cœurs. Il combattait les angoisses et les terreurs de la mort, comme George le guerrier céleste terrassait les dragons. Il avait une intelligence merveilleuse des diverses passions qui avaient pu remplir l’existence de ces moribonds, et il avait un langage et des promesses appropriés à chacun d’eux. Je remarquais avec satisfaction qu’il était possédé du désir sincère de leur donner un instant de soulagement moral, à leur pénible départ de ce monde, et non trop préoccupé des vaines formalités du dogme. En cela, il s’élevait au-dessus de lui-même ; car sa foi avait dans l’application personnelle toutes les minuties du catholicisme le plus étroit et le plus rigide : mais la bonté est un don de Dieu, au-dessus des pouvoirs et des menaces de l’église. Une larme de ses mourans lui paraissait plus importante que les cérémonies de l’extrême-onction, et un jour je l’entendis prononcer une grande parole pour un catholique. Il avait présenté le crucifix aux lèvres d’un agonisant ; celui-ci détourna la tête, et, prenant l’autre main de l’ermite, il la baisa en rendant l’esprit. — Eh bien ! dit l’ermite en lui fermant les yeux, il te sera pardonné ; car tu as senti la reconnaissance, et, si tu as compris le dévouement d’un homme en ce monde, tu sentiras la bonté de Dieu dans l’autre.

Avec les chaleurs de l’été cessa la contagion. Je passai encore quelque temps avec l’ermite avant que l’on osât me rappeler au couvent. Le repos nous était bien nécessaire à l’un et à l’autre ; et je dois dire que ces derniers jours de l’année, pleins de calme, de fraîcheur et de suavité, dans un des sites les plus magnifiques qu’il soit possible d’imaginer, loin de toute contrainte, et dans la société d’un homme vraiment respectable, furent au nombre des rares beaux jours de ma vie. Cette existence rude et frugale me plaisait, et puis je me sentais un autre homme qu’en arrivant à l’ermitage ; un travail utile, un dévouement sincère, m’avaient retrempé. Mon cœur s’épanouissait comme une fleur aux brises du printemps. Je comprenais l’amour fraternel sur un vaste plan, le dévouement pour tous les hommes, la charité, l’abnégation, la vie de l’ame en un mot. Je remarquais bien quelque puérilité dans les idées de mon compagnon rendu au calme de sa vie habituelle. Lorsque l’enthousiasme ne le soutenait plus, il redevenait capucin jusqu’à un certain point ; mais je n’essayais pas de combattre ses scrupules, et j’étais pénétré de respect pour la foi épurée au creuset d’une telle vertu.

Lorsque l’ordre me vint de retourner au monastère, j’étais un peu malade ; la peur de me voir rapporter un germe de contagion fit attendre très patiemment mon retour. Je reçus immédiatement une licence pour rester dehors le temps nécessaire à mon rétablissement, temps qu’on ne limitait pas et dont je résolus de faire le meilleur emploi possible.

Jusque-là une des principales idées qui m’avaient empêché de rompre mon vœu sous le rapport de la claustration, c’était la crainte du scandale : non que j’eusse aucun souci personnel de l’opinion d’un monde avec lequel je ne désirais établir aucun rapport, ni que je conservasse aucun respect pour ces moines que je ne pouvais estimer ; mais une rigidité naturelle, un instinct profond de la dignité du serment, et, plus que tout cela peut-être, un respect invincible pour la mémoire d’Hébronius, m’avaient retenu. Maintenant que le couvent me rejetait, pour ainsi dire, de son enceinte, il me semblait que je pouvais l’abandonner pour quelque temps sans faire un éclat de mauvais exemple et sans violer mes résolutions. J’examinai la vie que j’avais menée dans le cloître et celle que j’y pouvais mener encore. Je me demandai si elle pouvait produire ce qu’elle n’avait pas encore produit, quelque chose de grand ou d’utile. Cette vie de bénédictin que Spiridion avait pratiquée et rêvée sans doute pour ses successeurs était devenue impossible ; car, bien que des raisons de convenance temporaire, dont le détail t’intéresserait peu, et que j’ai omis à dessein de te raconter, eussent obligé Hébronius à enrôler sa communauté sous les insignes de saint François, les statuts particuliers qu’en sa qualité d’abbé il avait eu le droit d’établir avaient fait de nous, dans le principe, de véritables bénédictins. Réputés mendians, seulement pour la forme, et soumis à des règlemens sages et modérés, voués à l’étude, et surtout dégagés de l’esprit remuant et fanatique des franciscains ordinaires, les premiers compagnons de la savante retraite de Spiridion durent lui faire rêver les beaux jours du cloître et les grands travaux accomplis sous ces voûtes antiques, sanctuaire de l’érudition et de la persévérance. Mais Spiridion, contemporain des derniers hommes remarquables que le cloître ait produits, mourut pourtant dégoûté de son œuvre, à ce qu’on assure, et désillusionné sur l’avenir de la vie monastique. Quant à moi, qui puis sans orgueil, puisqu’il s’agit de pénibles travaux entrepris et non de glorieuses œuvres accomplies, dire que j’ai été le dernier des bénédictins en ce siècle, je voyais bien que même mon rôle de paisible érudit n’était plus tenable. Pour des études calmes, il faut un esprit calme ; et comment le mien eût-il pu l’être au sein de la tourmente qui grondait sur l’humanité ? Je voyais les sociétés prêtes à se dissoudre ; les trônes trembler comme des roseaux que la vague va couvrir ; les peuples se réveiller d’un long sommeil et menacer tout ce qui les avait enchaînés ; le bon et le mauvais confondus dans la même lassitude du joug, dans la même haine du passé. Je voyais le rideau du temple se fendre du haut en bas comme à l’heure de la résurrection du crucifié dont ces peuples étaient l’image, et les turpitudes du sanctuaire allaient être mises à nu devant l’œil de la vengeance. Comment mon ame eût-elle pu être indifférente aux approches de ce vaste déchirement qui allait s’opérer ? Comment mon oreille eût-elle pu être sourde au rugissement de la grande mer qui montait, impatiente de briser ses digues et de submerger les empires ? À la veille des catastrophes dont nous sentirons bientôt l’effet, les derniers moines peuvent bien achever à la hâte de vider leurs cuves, et, gorgés de vin et de nourriture, s’étendre sur leur couche souillée, pour y attendre, sans souci, la mort au milieu des fumées de l’ivresse. Mais je ne suis pas de ceux-là ; je m’inquiète de savoir comment et pourquoi j’ai vécu, pourquoi et comment je dois mourir.

Ayant mûrement examiné quel usage je pourrais faire de la liberté que je m’arrogeais, je ne vis hors des travaux de l’esprit rien qui me convînt en ce monde. Aux premiers temps de mon détachement du catholicisme, j’avais été travaillé sans doute par de vastes ambitions ; j’avais fait des projets gigantesques ; j’avais médité la réforme de l’église sur un plan plus vaste que celui de Luther ; j’avais rêvé le développement du protestantisme. C’est que, comme Luther, j’étais chrétien ; et, conçu dans le sein de l’église, je ne pouvais imaginer une religion, si émancipée qu’elle se fît, qui ne fût d’abord engendrée par l’église. Mais, en cessant de croire au Christ, en devenant philosophe comme mon siècle, je ne voyais plus le moyen d’être un novateur ; on avait tout osé. En fait de liberté de principes, j’avais été aussi loin que les autres, et je voyais bien que, pour élever un avis nouveau au milieu de tous ces destructeurs, il eût fallu avoir à leur proposer un plan de réédification quelconque. J’eusse pu faire quelque chose pour les sciences, et je l’eusse dû peut-être ; mais, outre que je n’avais nul souci de me faire un nom dans cette branche des connaissances humaines, je ne me sentais vraiment de désirs et d’énergie que pour les questions philosophiques. Je n’avais étudié les sciences que pour me guider dans le labyrinthe de la métaphysique, et pour arriver à la connaissance de l’Être suprême. Ce but manqué, je n’aimai plus ces études qui ne m’avaient passionné qu’indirectement ; et la perte de toute croyance me paraissait une chose si triste à éprouver, qu’il m’eût paru également pénible de l’annoncer aux hommes. Qu’eût été, d’ailleurs, une voix de plus dans ce grand concert de malédictions qui s’élevait contre l’église expirante ? Il y aurait eu de la lâcheté à lancer la pierre contre ce moribond, déjà aux prises avec la révolution française qui commençait à éclater, et qui, n’en doute pas, Angel, aura dans nos contrées un retentissement plus fort et plus prochain qu’on ne se plaît ici à le croire. Voilà pourquoi je t’ai conseillé souvent de ne pas déserter le poste où peut-être d’honorables périls viendront bientôt nous chercher. Quant à moi, si je ne suis plus moine par l’esprit, je le suis et le serai toujours par la robe. C’est une condition sociale, je ne dirai pas comme une autre, mais c’en est une ; et plus elle est déconsidérée, plus il importe de s’y comporter en homme. Si nous sommes appelés à vivre dans le monde, sois sûr que plus d’un regard d’ironie et de mépris viendra scruter la contenance de ces tristes oiseaux de nuit dont la race habite depuis quinze cents ans les ténèbres et la poussière des vieux murs. Ceux qui se présenteront alors au grand jour avec l’opprobre de la tonsure doivent lever la tête plus haut que les autres ; car la tonsure est ineffaçable, et les cheveux repoussent en vain sur le crâne : rien ne cache ce stigmate jadis vénéré, aujourd’hui abhorré des peuples. Sans doute, Angel, nous porterons la peine des crimes que nous n’avons pas commis, et des vices que nous n’avons pas connus. Que ceux qui auront mérité les supplices prennent donc la fuite ; que ceux qui auront mérité des soufflets se cachent donc le visage. Mais nous, nous pouvons tendre la joue aux insultes et les mains à la corde, et porter en esprit et en vérité la croix du Christ, ce philosophe sublime que tu m’entends rarement nommer, parce que son nom illustre, prononcé sans cesse autour de moi par tant de bouches impures, ne peut sortir de mes lèvres qu’à propos des choses les plus sérieuses de la vie et des sentimens les plus profonds de l’ame.

Que pouvais-je donc faire de ma liberté ? rien qui me satisfît. Si je n’eusse écouté qu’une vaine avidité de bruit, de changement et de spectacles, je serais certainement parti pour long-temps, pour toujours peut-être. J’eusse exploré des contrées lointaines, traversé les vastes mers, et visité les nations sauvages du globe. Je vainquis plus d’une vive tentation de ce genre. Tantôt j’avais envie de me joindre à quelque savant missionnaire, et d’aller chercher, loin du bruit des nations nouvelles, le calme du passé chez des peuples conservateurs religieux des lois et des croyances de l’antiquité. La Chine, l’Inde surtout, m’offraient un vaste champ de recherches et d’observations. Mais j’éprouvai presque aussitôt une répugnance insurmontable pour ce repos de la tombe auquel je ne risquais certainement pas d’échapper, et que j’allais, tout vivant, me mettre sous les yeux. Je ne voulus point voir des peuples morts intellectuellement, attachés comme des animaux stupides au joug façonné par l’intelligence de leurs aïeux, et marchant tout d’une pièce comme des momies dans leur suaire couvert d’hiéroglyphes. Quelque violent, quelque terrible, quelque sanglant que pût être le dénoûment du drame qui se préparait autour de moi, c’était l’histoire, c’était le mouvement éternel des choses, c’était l’action fatale ou providentielle du destin, c’était la vie, en un mot, qui bouillonnait sous mes pieds comme la lave. J’aimai mieux être emporté par elle comme un brin d’herbe, que d’aller chercher les vestiges d’une végétation pétrifiée sur des cendres à jamais refroidies.

En même temps que mes idées prirent ce cours, une autre tentation vint m’assaillir ; ce fut d’aller précisément me jeter au milieu du mouvement des choses, et de quitter cette terre où le réveil ne se faisait pas sentir encore, pour voir l’orage éclater. Oubliant alors que j’étais moine et que j’avais résolu de rester moine, je me sentais homme, et un homme plein d’énergie et de passions ; je songeais alors à ce que peut être la vie d’action, et, lassé de la réflexion, je me sentais emporté, comme un jeune écolier (je devrais plutôt dire comme un jeune animal), par le besoin de remuer et de dépenser mes forces. Ma vanité me berçait alors de menteuses promesses. Elle me disait que là un rôle utile m’attendait peut-être, que les idées philosophiques avaient accompli leur tâche, que le moment d’appliquer ces idées était venu, qu’il s’agissait désormais d’avoir de grands sentimens, que les caractères allaient être mis à l’épreuve, et que les grands cœurs seraient aussi nécessaires qu’ils seraient rares. Je me trompais. Les grandes époques engendrent les grands hommes, et réciproquement ; les grandes actions naissent les unes des autres. La révolution française, tant calomniée à tes oreilles par tous ces imbéciles qu’elle épouvante et tous ces caffards qu’elle menace, enfante tous les jours, sans que tu t’en doutes, Angel, des phalanges de héros, dont les noms n’arrivent ici qu’accompagnés de malédictions, mais dont tu chercheras un jour avidement la trace dans l’histoire contemporaine.

Quant à moi, je quitterai ce monde sans savoir clairement le mot de la grande énigme révolutionnaire, devant laquelle viennent se briser tant d’orgueils étroits ou d’intelligences téméraires. Je ne suis pas né pour savoir ; j’aurai passé dans cette vie comme sur une pente rapide, conduisant à des abîmes où je serai lancé sans avoir le temps de regarder autour de moi, et sans avoir servi à autre chose qu’à marquer par mes souffrances une heure d’attente au cadran de l’éternité. Pourtant, comme je vois les hommes du présent se faire de plus grands maux encore en vue de l’avenir que nous ne nous en sommes fait en vue du passé, je me dis que tout ce mal doit amener de grands biens ; car aujourd’hui je crois qu’il y a une action providentielle, et que l’humanité obéit instinctivement et sympathiquement aux grands et profonds desseins de la pensée divine.

J’étais aux prises avec ce nouvel élan d’ambition, dernier éclair d’une jeunesse de cœur mal étouffée, et prolongée par cela même au-delà des temps marqués pour la candeur et l’inexpérience. La révolution américaine m’avait tenté vivement, celle de France me tentait plus encore. Un navire faisant voile pour la France fut jeté sur nos côtes par des vents contraires. Quelques passagers vinrent visiter l’ermitage et s’y reposer, tandis que le navire se préparait à reprendre sa route. C’étaient des personnes distinguées ; du moins elles me parurent telles, à moi qui éprouvais un si grand besoin d’entendre parler avec liberté des événemens politiques et du mouvement philosophique qui les produisait. Ces hommes étaient pleins de foi dans l’avenir, pleins de confiance en eux-mêmes. Ils ne s’entendaient pas beaucoup entre eux sur les moyens ; mais il était aisé de voir que tous les moyens leur sembleraient bons dans le danger. Cette manière d’envisager les questions les plus délicates de l’équité sociale me plaisait et m’effrayait en même temps ; tout ce qui était courage et dévouement éveillait des échos endormis dans mon sein ; pourtant les idées de violence et de destruction aveugle troublaient mes sentimens de justice et mes habitudes de patience.

Parmi ces gens-là il y avait un jeune Corse dont les traits austères et le regard profond ne sont jamais sortis de ma mémoire. Son attitude négligée, jointe à une grande réserve, ses paroles énergiques et concises, ses yeux clairs et pénétrans, son profil romain, une certaine gaucherie gracieuse qui semblait une méfiance de lui-même prête à se changer en audace emportée au moindre défi, tout me frappa dans ce jeune homme ; et, quoiqu’il affectât de mépriser toutes les choses présentes et de n’estimer qu’un certain idéal d’austérité spartiate, je crus deviner qu’il brûlait de s’élancer dans la vie, je crus pressentir qu’il y ferait des choses éclatantes. J’ignore si je me suis trompé. Peut-être n’a-t-il pu percer encore, peut-être son nom est-il un de ceux qui remplissent aujourd’hui le monde, ou peut-être encore est-il tombé sur un champ de bataille, tranché comme un jeune épi avant le temps de la moisson. S’il vit et s’il prospère, fasse le ciel que sa puissante énergie ait servi le développement de ses principes rigides, et non celui des passions ambitieuses ! Il fit peu d’attention au vieux ermite, et, quoique j’en fusse bien moins digne, il la concentra toute sur moi, durant le peu d’heures que nous passâmes à marcher de long en large sur la terrasse de rochers qui entoure l’ermitage. Sa démarche était saccadée, toujours rapide, à chaque instant brisée brusquement, comme le mouvement de la mer qu’il s’arrêtait pour écouter avec admiration, car il avait le sentiment de la poésie mêlé à un degré extraordinaire à celui de la réalité. Sa pensée semblait embrasser le ciel et la terre ; mais elle était sur la terre plus qu’au ciel, et les choses divines ne lui semblaient que des institutions protectrices des grandes destinées humaines. Son dieu était la volonté, la puissance son idéal, la force son élément de vie. Je me rappelle assez distinctement l’élan d’enthousiasme qui le saisit lorsque j’essayai de connaître ses idées religieuses. — Oh ! s’écria-t-il vivement, je ne connais que Jéhovah, parce que c’est le Dieu de la force. — Oh ! oui, la force ! c’est là le devoir, c’est là la révélation du Sinaï, c’est là le secret des prophètes ! — L’appétition de la force, c’est le besoin de développement que la nécessité inflige à tous les êtres. Chaque chose veut être parce qu’elle doit être. Ce qui n’a pas la force de vouloir est destiné à périr, depuis l’homme sans cœur jusqu’au brin d’herbe privé des sucs nourriciers. Ô mon père ! toi qui étudies les secrets de la nature, incline-toi devant la force ! Vois, dans tout, quelle âpreté d’envahissement, quelle opiniâtreté de résistance ! comme le lichen cherche à dévorer la pierre ! comme le lierre étreint les arbres, et, impuissant à percer leur écorce, se roule à l’entour comme un aspic en fureur ! Vois le loup gratter la terre et l’ours creuser la neige avant de s’y coucher. Hélas ! comment les hommes ne se feraient-ils pas la guerre, nation contre nation, individu contre individu, comment la société ne serait-elle pas un conflit perpétuel de volontés et de besoins contraires, lorsque tout est travail dans la nature, lorsque les flots de la mer se soulèvent les uns contre les autres, lorsque l’aigle déchire le lièvre, et l’hirondelle le vermisseau, lorsque la gelée fend les blocs de marbre et que la neige résiste au soleil ? Lève la tête ; vois ces masses granitiques qui se dressent sur nous comme des géans, et qui, depuis des siècles, soutiennent les assauts des vents déchaînés ! Que veulent ces dieux de pierre qui lassent l’haleine d’Éole ? pourquoi la résistance d’Atlas sous le fardeau de la matière ? pourquoi les terribles travaux du cyclope aux entrailles du géant et les laves qui jaillissent de sa bouche ? C’est que chaque chose veut avoir sa place et remplir l’espace autant que sa puissance d’extension le comporte ; c’est que, pour détacher une parcelle de ces granits, il faut l’action d’une force extérieure formidable ; c’est que chaque être et chaque chose porte en soi les élémens de la production et de la destruction ; c’est que la création entière offre le spectacle d’un grand combat, où l’ordre et la durée ne reposent que sur la lutte incessante et universelle. Travaillons donc, créatures mortelles, travaillons à notre propre existence ! Ô homme ! travaille à refaire ta société, si elle est mauvaise ; en cela tu imiteras le castor industrieux qui bâtit sa maison. Travaille à la maintenir, si elle est bonne ; en cela tu seras semblable au récif qui se défend contre les flots rongeurs. Si tu t’abandonnes, si tu laisses à la chimère du hasard le soin de ton avenir, si tu subis l’oppression, si tu négliges l’œuvre de ta délivrance, tu mourras dans le désert comme la race incrédule d’Israël. Si tu t’endors dans la lâcheté, si tu souffres les maux que l’habitude t’a rendus familiers, afin d’éviter ceux que tu crois éloignés, si tu endures la soif par méfiance de l’eau du rocher et de la verge du prophète, tu mérites que le ciel t’abandonne et que la mer roule sur toi ses flots indifférens. Oui, oui, le plus grand crime que l’homme puisse commettre, la plus grande impiété dont il puisse souiller sa vie, c’est la paresse et l’indifférence. Ceux qui ont appliqué la sainte parole de résignation à cette soumission couarde et nonchalante, ceux qui ont fait un mérite aux hommes de subir l’insolence et le despotisme d’autres hommes, ceux-là, dis-je, ont péché ; ce sont de faux prophètes, et ils ont égaré la race humaine dans des voies de malédiction !

C’est ainsi qu’il parlait tandis que la brise de mer soufflait dans ses longs cheveux noirs. Je n’essaie pas ici de te rendre la force et la concision de sa parole, je ne saurais y atteindre ; le souvenir de ses idées m’est seul resté, et sa figure a été long-temps devant mes yeux après son départ. Je l’accompagnai sur la barque qui le reconduisait à bord du navire. Il me serra la main avec force en me quittant, et ses dernières paroles furent : — Eh bien ! vous ne voulez pas nous suivre ? — Mon cœur tressaillit en cet instant, comme s’il eût voulu s’échapper de ma poitrine ; je sentis pour ce jeune homme un élan de sympathie extraordinaire, comme si son énergie avait en moi un reflet ignoré. Mais, en même temps, cette face inconnue de son être qui échappait à ma pénétration me glaça de crainte, et je laissai retomber sa main blanche et froide comme le marbre. Long-temps je le suivis des yeux, du haut des rochers, d’où je l’apercevais debout sur le tillac, une longue vue à la main, observant les récifs de la côte : déjà il ne songeait plus à moi. Quand la voile eut disparu à l’horizon, je regrettai de ne pas lui avoir demandé son nom. Je n’y avais pas songé.

Quand je me retrouvai seul sur le rivage, il me sembla que la dernière lueur de vie venait de s’éteindre en moi et que je rentrais dans la nuit éternelle. Mon cœur se serra étroitement ; et, quoique le soleil fût ardent sur ma tête, je me trouvai tout à coup comme environné de ténèbres. Alors les paroles de mon rêve me revinrent à la mémoire, et je les prononçai tout haut dans une sorte de désespoir : Que ce qui appartient à la tombe soit rendu à la tombe !

Je passai le reste de cette journée dans une grande agitation. Tant que ces voyageurs m’avaient encouragé à les suivre, je m’étais senti plus fort que leurs suggestions ; maintenant qu’il n’était plus temps de me raviser, je n’étais pas sûr que mon refus ne fût pas bien plutôt un trait de lâcheté qu’un acte de sagesse. J’étais abattu, incertain ; je jetais des regards sombres autour de moi ; ma robe noire me semblait une chappe de plomb ; j’étais accablé de moi-même. Je me traînai jusqu’à mon lit de joncs, et je m’endormis en formant le souhait de ne plus me réveiller.

Je revis en rêve l’abbé Spiridion, pour la première fois depuis douze ans. Il me sembla qu’il entrait dans la cellule, qu’il passait auprès de l’ermite sans l’éveiller, et qu’il venait s’asseoir familièrement près de moi. Je ne le voyais pas distinctement, et pourtant je le reconnaissais ; j’étais assuré qu’il était là, qu’il me parlait, et je lui retrouvais le même son de voix qu’il avait eu dans mes rêves précédens, malgré le temps qui s’était écoulé depuis le dernier. Il me parla longuement, vivement, et je m’éveillai fort ému ; mais il me fut impossible de me rappeler un mot de ce qu’il m’avait dit. Pourtant j’étais sous l’impression de ses remontrances, et tout le jour je me trouvai languissant et rêveur comme un enfant repris d’une faute dont il ne connaît pas la gravité. Je me promenai poursuivi de l’idée de Spiridion, et ne songeant d’ailleurs plus à la chasser ; elle ne me causait plus d’effroi, quoiqu’elle se liât toujours dans ma pensée à une menace d’aliénation mentale ; il m’importait assez peu désormais de perdre la raison, pourvu que ma folie fût douce ; et, comme je me sentais porté à la mélancolie, je préférais de beaucoup cet état à la lucidité du désespoir.

La nuit suivante, je reçus la même visite, je fis le même songe, et le surlendemain aussi. Je commençai à ne plus me demander si c’était là une de ces idées fixes qui s’emparent des cerveaux troublés, ou s’il y avait véritablement un commerce possible entre l’ame des vivans et celle des morts. J’avais, sinon l’esprit, du moins le cœur assez tranquille ; car, depuis un certain temps, je m’appliquais sérieusement à la pratique du bien. J’avais quitté le désir de me rendre plus éclairé et plus habile, pour celui de me rendre plus pur et plus juste. Je me laissais donc aller au destin. Mon dernier sacrifice, quoiqu’il m’eût bien coûté, était consommé : j’avais fait pour le mieux. J’ignorais si cette ombre assidue à me visiter était mécontente de mon regret ; mais je n’avais plus peur d’elle, je me sentais assez fort pour ne pas me soucier des morts, moi qui avais pu rompre, à tout jamais, avec les vivans.

Le quatrième jour, l’ordre formel me vint du haut clergé de retourner à mon couvent. L’évêque de la province avait déjà entendu parler de ma conférence avec des voyageurs dont le rapide passage avait échappé au contrôle de sa police. On craignait que je n’eusse quelques rapports secrets avec des moteurs d’insurrection, ou des étrangers imbus de mauvais principes ; on m’enjoignait de rentrer sur l’heure au monastère. Je cédai à cette injonction avec la plus complète indifférence. Le regret du bon ermite me toucha cependant, quoique son respect pour les ordres supérieurs l’eût empêché d’élever aucune objection contre mon départ, ni de laisser voir aucun mécontentement. Au moment de me voir disparaître parmi les arbres, il me rappela, se jeta dans mes bras, et s’en arracha tout en pleurs pour se précipiter dans son oratoire. Alors je courus après lui à mon tour, et, pour la première fois depuis bien des années, m’agenouillant devant un homme et devant un prêtre, je lui demandai sa bénédiction. Ce fut un éternel adieu ; il mourut l’hiver suivant, dans sa quatre-vingt-dixième année : c’était un homme trop obscur pour que l’on songeât à Rome à le canoniser. Pourtant jamais chrétien ne mérita mieux le patriciat céleste. Les paysans de la contrée se partagèrent sa robe de bure, et en portent encore de petits morceaux, comme des reliques. Les bandits des montagnes, pour lesquels sa porte n’avait jamais été fermée, payèrent un magnifique service funèbre à l’église de sa paroisse pour faire honneur à sa mémoire.

Je le quittai vers midi, et, prenant le plus long chemin pour retourner au couvent, je suivis les grèves de la mer, jusqu’à la plaine, faisant pour la dernière fois de ma vie l’école buissonnière avec des épaules courbées par l’âge et un cœur usé par la tristesse.

La journée était chaude, car déjà le printemps s’épanouissait au flanc des rochers. Le chemin que je suivais n’était pas tracé ; la mer seule l’avait creusé à la base des montagnes. Mille aspérités du roc semblaient encore disputer la rive à l’action envahissante des flots. Au bout de deux heures de marche sur ces grèves ardentes, je m’assis épuisé de fatigue sur un bloc de granit noir au milieu de l’écume blanche des vagues. C’était un endroit sauvage, et la mer le remplissait d’harmonies lugubres. Une vieille tour ruinée, asile des pétrels et des goélands, semblait prête à crouler sur ma tête. Rongées par l’air salin, ses pierres avaient pris le grain et la couleur des rochers voisins, et l’œil ne pouvait plus distinguer, en beaucoup d’endroits, où finissait le travail de la nature et où commençait celui de l’homme. Je me comparai à cette ruine abandonnée que les orages emportaient pierre à pierre, et je me demandai si l’homme était forcé d’attendre ainsi sa destruction du temps et du hasard ; si, après avoir accompli sa tâche, ou consommé son sacrifice, il n’avait pas droit de hâter le repos de la tombe : et des pensées de suicide s’agitèrent dans mon cerveau. Alors je me levai, et me mis à marcher sur le bord du rocher, si rapidement et si près de l’abîme, que j’ignore comment je n’y tombai pas. Mais en cet instant j’entendis derrière moi comme le bruit d’un vêtement qui froissait la mousse et les broussailles. Je me retournai sans voir personne, et repris ma course. Mais par trois fois des pas se firent entendre derrière les miens, et, à la troisième fois, une main froide comme la glace se posa sur ma tête brûlante. Je reconnus alors l’Esprit, et, saisi de crainte, je m’arrêtai en disant : — Manifeste ta volonté, et je suis à toi. Mais que ce soit la volonté paternelle d’un ami, et non la fantaisie d’un spectre capricieux ; car je puis échapper à tout et à toi-même par la mort, — Je ne reçus point de réponse, et je cessai de sentir la main qui m’avait arrêté ; mais, en cherchant des yeux, je vis devant moi, à quelque distance, l’abbé Spiridion dans son ancien costume, tel qu’il m’était apparu au lit de mort de Fulgence. Il marchait rapidement sur la mer, en suivant la longue traînée de feu que le soleil y projette. Quand il eut atteint l’horizon, il se retourna, et me parut étincelant comme un astre ; d’une main il me montrait le ciel, de l’autre le chemin du monastère. Puis, tout à coup, il disparut, et je repris ma route, transporté de joie, rempli d’enthousiasme. Que m’importait d’être fou ? j’avais eu une vision sublime.