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Sur le sol d’Alsace/12

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Bibliothèque Charpentier (p. 297-314).

IV

M. Ilstein, avec une exclamation contre cette obscurité dans laquelle il entrait, s’empressa de tourner les commutateurs. Puis, tout de suite, il dit à sa femme :

— Ton fils m’envoie un mot catégorique… il ne veut pas rentrer…

Louise ne répondit pas.

M. Ilstein continua :

— Naturellement, je n’ai aucun égard pour cette lettre et je vais aller le chercher moi-même…

— Herbert, murmura Louise, ne fais pas cela !

— Pourquoi ?

Elle ne sut que répondre, ne voulant pas blesser l’amour-propre du père ; elle savait qu’il ne pourrait rien contre l’esprit de Fritz… elle le connaissait maintenant, son fils !… elle craignait que l’enfant, entravé dans son idée fixe, n’eût recours au moyen suprême. Une terreur affreuse la fit frémir… Sa gorge se contracta.

Wilhelm parla :

— Mon père, ne crois-tu pas que maman puisse arranger cette affaire ?

Louise, surprise, sursauta.

Herbert, pensif, réfléchissait. Il objecta :

— Ta mère me semble peu préparée pour ce voyage… d’ailleurs, le temps est épouvantable…

Vivement, elle s’écria, subitement pleine d’énergie :

— Je ne crains pas le froid !

Puis elle attendit, les mains crispées sur sa poitrine.

M. Ilstein, comme à regret, prononça lentement :

— Eh bien ! va…

La joie, la paix s’infiltrèrent en Louise. Tous ses nerfs la libérèrent de leurs griffes aiguës qui la suppliciaient.

Elle murmura merci comme si la vie venait de lui être rendue.

On décida qu’elle prendrait un train le lendemain matin.

Toute sa soirée se passa dans des préparatifs fiévreux. Il lui semblait que ce voyage devenait extraordinaire et lointain. Le drame dans lequel elle se débattait se terminait comme une féerie… Elle verrait la France… elle y serait avec l’enfant dont les idées répondaient aux siennes… Son mari ne lui laissait pas grand temps pour remplir sa mission, mais elle en posséderait assez pour respirer avec Fritz l’air français si désiré. L’avenir s’éloignait ; elle n’avait plus conscience que du présent qui chantait dans son être comme une résurrection.

Elle ne doutait pas de l’obéissance de son fils. Il ne pourrait que se rendre aux raisons qu’elle lui ferait entendre de sa voix la plus persuasive… Elle oubliait les bruits de guerre qui volaient au-dessus des têtes comme des papillons sombres.

Le lendemain, avant de se rendre à la gare, elle entra chez Mme Hürting et lui raconta les incidents récents. Elle parlait gaiement, tout animée, comme une femme très jeune qui va vers un plaisir. Sa vieille amie, heureuse de la voir ainsi, la contemplait en lui serrant les mains.

Louise s’enfuit, légère… Wilhelm l’accompagnait. Comme elle était déjà installée dans son compartiment, il murmura, presque honteux :

— Tu reviendras, n’est-ce pas, maman ?

Elle eut un reproche dans ses yeux surpris :

— Oh ! Wilhelm…

Il sourit, rassuré.

Dans le train qui la berçait, Louise songeait à cette timide supplication de son grand fils… elle lui était douce et la pénétrait de bien-être…

Ses deux enfants !…

Enfin, comme Fritz, elle aspira l’air de la France !… La neige lui importait peu et les stations qui ressortaient noirâtres dans la blancheur universelle, retenaient toute son attention… Elle songeait à la patrie où elle se trouvait maintenant… elle fouillait les lointains qui se présentaient blancs, uniformément… Alors elle imagina les buissons verts, les récoltes mûres, le ciel plein de soleil sous lequel la terre brillante s’étirait.

Les peupliers sombres qui bordaient les routes, les toits moins pointus des maisons, tout l’étonnait ; et c’est presque attendrie, qu’elle entrevit, dans un village, des enfants qui glissaient sur une mare gelée.

Subitement, elle songea qu’elle accomplissait ce voyage pour arracher Fritz aux mêmes extases… et son front s’assombrit. Elle s’accusa de l’avoir voué à l’Allemagne, et dans son imagination, Marianne surgit comme une prophétesse méconnue. Ses yeux à elle, s’ouvraient trop tard.

Trop tard !… Les deux syllabes se heurtaient, se mélangeaient comme deux sonneries de glas, obsédantes et lugubres. Les lettres qui les formaient prenaient des formes bizarres qui voltigeaient devant son âme. Un pressentiment terrible la secoua ; elle gémit :

— Fritz…

Le son de sa voix la rendit à elle-même et mit un terme à ses rêveries. Nancy s’approchait. Elle arrangea ses cheveux, ajusta sa voilette et remit son manteau de fourrure dont elle releva le col.

La machine sifflait, annonçant l’arrivée.

Voulant surprendre son fils, elle ne l’avait pas prévenu. Elle se hâta de sortir de la gare, et se dirigea rapidement vers une voiture… Elle ne voulait pas s’attarder, se réservant, avec une joie d’enfant, de se promener tout à l’aise avec Fritz.

Une émotion l’empoigna quand, après quelques minutes de course, le cocher s’arrêta. Elle descendit rapidement et sonna… À travers la porte épaisse, elle écoutait si la voix de Fritz ne s’entendait pas… elle retenait sa respiration, tout son être tendu tressaillant d’angoisse…

Elle se trouva dans une antichambre, puis dans le salon, sans savoir comment. Elle demanda Mme Daroy… il lui fut répondu qu’elle venait de sortir… Elle s’inquiétait de M. Fritz Ilstein, disant qu’elle était sa mère, quand Robert Daroy se montra :

— Madame ?…

— Monsieur… je suis Mme Ilstein… Fritz ?

— Ah ! bien, madame… Fritz ?… mais il est parti ce matin pour Saverne…

— Parti !…

Et Mme Ilstein ressentit un grand coup à la nuque comme si une masse de plomb l’avait heurtée.

Aimable, Robert continua :

— Ma mère sera désolée de ce contretemps… elle est à une messe de mariage… mon père est au quartier…

Comme Louise se taisait toujours, il reprit :

— Oui… Fritz a voulu s’en retourner ce matin… après avoir bien hésité… Mon père l’a fortifié dans sa résolution… Nous avons été très touchés, très admirateurs de son acte, mais en ce moment, et dans ces conditions, il était difficile de persister… Il est trop jeune pour échapper à l’autorité de son père…

Louise paraissait tout engourdie ; aucun mot ne pouvait sortir de ses lèvres.

Elle arrivait « trop tard ». Tout son rêve s’écroulait… Elle ne s’expliquait pas pourquoi la nouvelle de la rentrée de Fritz à Greifenstein ne lui causait aucune joie… Elle était déçue… Elle venait cependant dans l’unique but de le reprendre, de le remmener, et maintenant que ce but était atteint tranquillement, sans lutte, elle le regrettait… Un malaise qu’elle surmontait avec peine s’empara d’elle…

Cependant il fallait parler…

Robert Daroy, las de voir ses phrases sans réponses, l’examinait curieusement.

Alors, elle donna des nouvelles de Mme Hürting et s’acquitta des menues commissions qu’elle lui avait transmises. Elle demanda des détails sur le séjour de Fritz… et comment il appréciait la France.

Robert, avec complaisance, lui raconta les impressions de son nouvel ami, vantant sa nature droite et son désir ardent de voir l’Alsace libre… La menace de la guerre l’avait bouleversé, et sa résolution de repartir prenait sa source dans cette éventualité… Il sentait tout le côté terrifiant de sa situation… Ah ! s’il avait pu se battre pour la France dans une contrée lointaine… mais sa jeunesse et l’autorité de son père lui interdisaient tout…

— Qu’il doit souffrir !… murmura Louise, pensive, et soudain elle se leva, disant :

— Je pars… il le faut… je ne puis pas le savoir seul en ce moment…

— Oh ! madame… restez avec nous aujourd’hui !… maman sera si heureuse de vous revoir… insista le jeune homme.

— C’est impossible maintenant… Moi aussi je me faisais une fête de revoir Mme Daroy, de rappeler nos souvenirs… nous remettrons cette joie à plus tard… Vous comprenez mon impatience de rentrer ?… Fritz devait être bien triste en vous quittant, n’est-ce pas ?…

— Oh ! oui, madame… mais il essayait de rester calme.

— Vous voyez !

— Il nous a fait des adieux très touchants… je lui disais : « Nous nous reverrons… il… »

Louise, brusquement, s’était levée. Une terreur irraisonnée traversait son cœur. Il lui semblait que la pointe d’une épée le perçait de part en part.

— Il faut que je parte !… répéta-t-elle.

Nulle insistance ne put la retenir. Elle s’en alla comme on s’enfuit, la tête baissée, la peur la poursuivant.

Elle accomplit machinalement tous les actes nécessaires à son retour, et refit le même trajet sans rien voir, la pensée emportée dans un tourbillon que le bruit du train exaspérait encore…

Elle attribuait sa nervosité à la déception ressentie par la chute de son rêve : l’impossibilité d’arpenter librement, pendant quelques heures, la terre de France avec son fils…

Cependant son inquiétude ne diminuait pas ; elle la sentait l’étreindre, comme les tentacules hideux d’un cauchemar qui s’empare des forces malgré la volonté…

Le retour se traînait, interminable. Louise aurait voulu voler avec la rapidité d’un oiseau, traverser les villes, les champs, d’un seul bond, pour savoir ce qui se passait « là-bas ».

Personne ne l’attendait à l’arrivée, et elle se fit rapidement conduire à Greifenstein. La neige s’accumulait, et le ciel maussade, tout gris avec des reflets jaunes, se reliait au sol par cette pluie blanche et compacte.

Au Ramsthal, Mme Ilstein s’arrêta pour prévenir son mari de son retour, ainsi que de la rentrée de Fritz. En voyant Herbert, dont la force paraissait inattaquable, ses appréhensions s’évanouirent. Elle fut tout heureuse de constater la gaîté de son visage à l’annonce de la bonne nouvelle, et ce fut presque joyeuse qu’elle continua son chemin.

Sa joie grandissait en songeant qu’ils pourraient enfin, la mère et le fils, parler ensemble de la France. Tous ses soucis fuyaient devant cette réalité apaisante et imprévue…

Au premier domestique qu’elle aperçut en descendant de voiture, elle demanda :

— M. Fritz est là ?…

— Je ne sais pas, madame…

Sa déception ne fut pas profonde, car elle ne questionnait que le jardinier qui ne s’inquiétait pas de ceux qui entraient au château.

Elle s’engouffra dans le vestibule. Sur le paillasson épais, elle s’attarda pour faire tomber la neige accrochée à ses semelles. Elle enleva les quelques flocons qui fondaient sur son vêtement de loutre.

N’apercevant personne, elle appela :

— Fritz !

La femme de chambre accourut.

— C’est madame !… je ne savais pas que madame rentrerait si vite !…

— M. Fritz est là ?…

— M. Fritz n’est pas là, madame…

— Vous êtes sûre ?…

— Je ne l’ai pas vu, madame…

Elle n’écouta plus. Elle fit le tour de la maison en criant : « Fritz !… Fritz !… » mais sa voix heurtait les murs, sans réponse… son appel retentissait plus sourd, plus sonore, selon les salles.

Comme une folle, elle parcourut les pièces, deux, trois fois… l’épouvante au front, le sang aux pommettes… Wilhelm non plus n’était pas là… mais lui, sans doute, se trouvait chez les Bergmann.

— Fritz !… Fritz !…

Soudain, elle sourit… et un soupir de délivrance sortit de sa poitrine… Comment cette idée ne lui est-elle pas venue plus tôt ?… Fritz s’attardait chez Mme Hürting où il s’acquittait de menues commissions de la part de ses neveux… Il va rentrer… Soutenue par cette pensée si simple, sa joie lui revint.

Tranquillement, elle se débarrassa de ses vêtements de voyage et se recoiffa… puis elle sentit la faim… C’est vrai… depuis le matin, elle n’avait rien pris, absorbée par sa course fantastique. Elle sonna pour se commander une collation.

Et doucement, dans la paix du salon illuminé, dans la chaleur tiède et parfumée par une gerbe de mimosa, elle attendit…

La nuit étreignit la terre. La neige enveloppa les choses. Elle attendait encore…

Le vent hurla, lugubre, en une plainte intraduisible… Elle attendait toujours…

Wilhelm rentra, de l’amour plein le cœur, de la douceur plein la voix. Il fut surpris de la voir :

— Maman ! déjà de retour ?… Fritz ?…

— Il était reparti pour Saverne quand je suis arrivée à Nancy… Il va rentrer… Il devrait être ici… mais il a dû passer chez Mme Hürting, qui lui aura dit que j’étais en France… alors… il ne se presse pas… il ne me sait pas à Greifenstein… tu comprends ?…

Elle disait ces mots avec calme ; les raisons de ce retard prolongé lui venaient toutes naturelles ; elle s’étonnait même de s’être alarmée, tellement tout lui paraissait simple et facile à mesure qu’elle énonçait les paroles.

Affectueusement, elle questionna Wilhelm.

— Elsa va bien ?

— Tout à fait !… mais nous sommes désolés… mon congé expire dans deux jours…

Et avec la fatuité particulière aux jeunes gens qui se savent aimés, il avoua, fier :

— La pauvre chérie pleurait ce soir en songeant à mon départ si proche… et pour me battre… peut-être…

Rapidement, Louise lui dit :

— Ne parle pas de cela !… Il ne faut pas assombrir le retour de Fritz…

Il se tut.

M. Ilstein rentra. L’impatience de revoir son jeune fils le poussa chez lui plus tôt que d’habitude. Il entra dans le petit salon où sa femme et Wilhelm se tenaient silencieux.

— Fritz ?… demanda-t-il.

— Il va rentrer, mon ami, répondit Louise, forte de sa conviction… Je disais justement à Wilhelm qu’il devait être chez Mme Hürting…

Herbert ne dit rien. Il saisit une brochure dont les feuillets bâillaient sur un guéridon. Il en lut quelques lignes et la rejeta, puis sortit de la pièce.

Les minutes s’accrochaient aux minutes ; la chaîne qu’elles formaient devenait lourde, écrasante.

Louise, presque sans le savoir, lançait de temps à autre un regard de détresse à Wilhelm, et chaque fois, un peu de son calme, de son assurance, se détachaient de son âme.

L’expression de l’un d’eux fut si poignante qu’elle-même s’en rendit compte et comme pour s’excuser, elle dit :

— Wilhelm… j’ai peur…

Herbert au même instant revint :

— Louise, dis-moi la vérité, s’exclama-t-il. Tu sais que Fritz ne reviendra pas… tu l’as vu… Vous vous êtes concertés ?…

La pauvre mère jeta les mains en avant dans un geste absolu d’égarement, en criant :

— Herbert !… Herbert !… ne me torture pas… Je donnerais tout mon sang pour savoir où est Fritz !…

Et elle fléchit, car il lui sembla que tous les flots d’une mer démontée entraient dans son cerveau et le submergeaient…

Fritz était bien parti de Nancy le matin ; il descendit à la frontière française, et là, dans la neige amoncelée, parmi les chemins incertains, il erra.

La neige s’approfondit sur les routes ; personne d’autre que lui ne foulait sa merveilleuse blancheur. Elle lui paraissait une tombe immense et pure. Tous les bruits s’assourdissaient et un attrait invincible vers le sommeil émanait de toutes parts. Le froid engourdissait les membres, l’esprit, l’infini…

Fritz, avec un soupir, se laissa tomber. La pensée de sa mère le torturait, mais ne le retint plus. Les circonstances actuelles ne lui permettaient plus de la revoir, à moins de faillir.

La neige inlassable le parsema d’abord de flocons doux, semblables à des fleurs. La bise jouait avec eux en chantant. Bientôt toutes ces fleurs formèrent une dentelle fine et transparente à travers laquelle les formes de son corps s’accusaient. Son col tachait de blanc jaune le froid réseau d’un blanc bleu. Autour de lui, la neige haute se dressait comme les parois d’un cercueil…

Fritz remua.

Ses bras se croisèrent sur sa poitrine et la dentelle se déchira ; furieuse, la neige redoubla de violence et Fritz ne bougea plus… Elle l’enserra, vertigineuse, jusqu’à ce qu’il ne fût plus qu’une masse informe sur laquelle les vagues blanches se détachaient avec un bruissement de soie…

Le lendemain Wilhelm reçut une lettre :

« Mon cher Wilhelm,

« À toi, j’indique où est mon corps… Je me suis couché sur la terre française, et, les yeux tournés vers l’Alsace, je me suis endormi. Tu seras le seul qui saura que je l’ai voulu ; tu feras croire à tout le monde, à maman surtout, que je suis victime d’une surprise du froid.

« Je meurs pour l’Alsace, non pas en héros, comme je l’avais rêvé, mais en honnête fils qui ne veut pas porter les armes contre elle et qui ne peut se battre contre un père et un frère qu’il aime.

« Je suis persuadé que ma mort rapprochera papa et maman, car ils ne sentiront plus entre eux l’âme des Denner dont j’ai hérité.

« Adieu, mon cher Wilhelm, aime bien maman, qui est une martyre, et mon père et toi, pensez à l’Alsace qui ne sera jamais : une vaincue… »

FIN