Tableau de Paris/690

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(tome IXp. 59-75).

CHAPITRE DCXC.

Étiquette.


Les princes qui commandent à tout, obéissent à l’étiquette : le philosophe sourit de cet étrange esclavage ; & quand il voit les princes enchaînés eux-mêmes dans les entraves d’un vain cérémonial, il reconnoît l’égalité des conditions ; ces fiers mortels qui disposent de la liberté d’autrui, n’ont plus de liberté ; cette belle princesse, qu’envie tout son sexe, vit dans une gêne perpétuelle : le respect les fatigue, & chasse la cordialité : l’hommage n’est plus naturel ; il est factice, ainsi que tout le reste. Il faut vivre pour la représentation ; & c’est un théâtre où les coulisses même ne permettent pas au comédien de reprendre son attitude naturelle.

L’étiquette établie dans les cours demanderoit les pinceaux d’un Rabelais : mais les princes eux-mêmes ne doivent-ils pas être étonnés de suivre avec tant de ponctualité les ordres d’un être fantastique ?

Les princes, au milieu de gens faits pour les servir, attendent quelquefois patiemment que leurs souliers soient mis, parce que l’officier qui, par sa charge, a droit de chausser le pied du prince, ne se trouve pas présent. Cette sujétion bizarre fait, des princes, des hommes asservis à des coutumes singulières.

On a vu en Espagne un sujet fidèle condamné à perdre la vie, parce qu’ayant sauvé d’un incendie une reine en chemise, il avoit été obligé de la porter entre ses bras.

Manger avec un prince est une chose que l’étiquette repousse : il conversera avec vous, vous lui serez utile & agréable ; mais manger sur la même nappe vous est interdit : sa volonté expire dans le domaine borné par la circonférence d’une table.

C’est l’étiquette qui préside à la naissance d’un prince. Tous les grands officiers de la couronne sont là. C’est l’étiquette qui voudra qu’après sa mort on lui serve une table splendide, & qu’on l’interroge, à chaque instant, sur l’état de sa santé.

Les princes auroient plus de peine à se dérober aux loix de l’étiquette qu’aux loix de la constitution de l’état. Souvent le monarque s’est trouvé dans l’impossibilité de faire un voyage, d’entrer dans une maison, parce qu’il n’avoit pu concilier les prétentions respectives de ses serviteurs.

Nous rions en apprenant certains usages de peuples éloignés de nous ; de ce que le roi de Loango, en Afrique, par exemple, prend ses repas dans deux maisons différentes ; de ce qu’il boit dans l’une, mange dans l’autre : & l’habitude nous familiarise avec ces étiquettes, dont l’asservissement est plus encore pour les princes que pour ceux qui les environnent. On diroit qu’ils sont livrés, dès le moment de leur naissance, à une foule de farfadets capricieux qui arrangent tous les momens de leur vie au gré de leurs fantaisies.

Les pauvres humains vivent de tout cela, mais je suis fâché qu’on ait banni de la cour le fou du roi. De toutes les charges de la couronne c’étoit la plus nécessaire. Un naturel enjoué qui avoit la liberté de parler, acquéroit le droit de dire une foule de choses que les rois n’entendent plus depuis qu’ils ont banni le fou, tristement remplacé par une multitude de fous titrés qui ne le valent pas.

Après l’étiquette vient le protocole. Combien dans le corps d’une lettre faut-il de doigts en blanc ? La suscription est encore une chose importante. Telle lettre doit être en papier de ministre. Louis-Armand, père de feu M. le prince de Conti, ayant écrit du camp d’Yron à M. le régent, le pria, s’il avoit manqué au cérémonial, de l’en instruire, avouant qu’il ne le savoit pas. M. le régent lui répondit que le cérémonial n’étoit pas propre à nourrir l’amitié, & le pria de lui écrire sans cérémonie.

La sécheresse du protocole met une différence entre les lettres & les simples billets. Il n’est pas toujours aisé pour amener le très-humble, très-obéissant serviteur. Quand on écrit au roi, l’on ajoute, & sujet. Un prince met sur l’adresse : au roi, mon souverain seigneur ; & à la reine, ma souveraine dame. On dit au pape : très-humble, très-obéissant & très-dévot fils & serviteur. Le pape répond par un bref en parchemin.

Ce protocole varie peu.

Le protocole veut que quand on se sert de secrétaires, la cortesia soit de la main du prince.

Le roi de France a vingt-quatre millions de sujets ; il n’y en a pas deux mille qui sussent lui écrire selon les loix du protocole.

On appelle le dauphin monsieur, en lui parlant ; & il a la qualification de monseigneur, quand on lui écrit.

La suscription, l’enveloppe, tout cela a sa forme.

Quand on écrit à une majesté, il ne faut que quatre ou cinq lignes à la première page, & que toute la lettre soit de la main de celui qui écrit.

Tantôt la cortesia peut être de la main du secrétaire, tantôt cela lui est défendu.

Tout le monde ne sait pas placer l’altesse sérénissime, l’altesse royale.

Le protocole change ; & j’avoue que je ne suis pas au fait de l’endroit où se placent & se répètent les trois ou quatre doigts de blanc.

En juillet 1733, M. de Bussi manda que l’impératrice Amélie se plaignoit, que dans les lettres des princes & princesses de la maison de Condé, pour la prier de recommander à l’empereur leurs affaires de Naples, la suscription ou cortesia, votre très-humble & très-obéissant serviteur, étoit de la main du secrétaire.

Le protocole dit que l’impératrice avoit raison. Les princes doivent la cortesia aux électeurs, à plus forte raison à l’impératrice, qui ne la refuse jamais.

Il faut éviter envers tout particulier, archevêque ou ministre, l’expression de profond respect, qu’on n’emploie que pour le roi. On dit aux autres, avec respect, ou bien avec un grand respect.

La plupart des bourgeois ignorent la différence qui se trouve entre une lettre & un billet.

En général on répond comme on vous écrit.

Les particuliers ne savent pas écrire : ils vous donnent quelquefois de votre affectionné ami, de votre affectionné à vous servir.

Il est plus difficile de savoir écrire une lettre dans la véritable précision des loix du protocole, que de faire bien la révérence, & d’avoir un maintien devant un prince.

Et par la même raison que le bourgeois ne saura ni saluer, ni se tenir debout, ni parler à un prince, il ne saura pas lui écrire.

L’étiquette n’est pas preuve de servitude : les fiers Anglais servent à genou leur roi ; l’étiquette ne porte aucune atteinte à la liberté d’un peuple. Les Français ne sont pas humiliés en s’assujettissant à des fonctions domestiques. Tout ce qui approche du roi prend un caractère de noblesse.

L’étiquette a ses minuties ; mais celles-ci tombent de jour en jour : il n’y a que le despotisme qui puisse se faire de l’étiquette un culte.

Un prince du sang est maître-d’hôtel. Ceci n’est pas simplement d’étiquette ; c’est qu’il y a un très-gros revenu attaché à cette charge.

C’est l’étiquette qui veut que le roi d’Espagne tutoie tout le monde, à commencer par son frère, tandis que le roi de France dit à son valet-de-chambre vous.

C’est l’étiquette qui place la chaise-percée d’un prince au milieu des courtisans, à qui il accorde les entrées, & qui fait que tel offre le coton.

Quand on sort de chez le roi ou de chez les princes, on passe le premier, & voilà la civilité, la politesse par excellence ; pourquoi ? c’est qu’en passant le premier, vous faites un avantage à celui qui vient après vous ; vous le laissez jouir plus longtemps des regards du prince ; puis enfin vous lui sauvez l’embarras de partir le premier.

Les entrées descendent, & ne montent point ; qu’est-ce à dire ? que lorsque vous avez les entrées chez le roi, vous les avez chez les autres princes ; ce qui n’est point, quand vous n’avez vos entrées que chez un prince : vous êtes arrêté là.

La feue reine, très-scrupuleuse sur l’étiquette, la regardoit comme une portion essentielle de la souveraineté. Dans sa dernière maladie, elle tomba dans un évanouissement profond ; on lui présentoit quelque chose à boire, une femme dit, à ses côtés : elle ne le prendra point. Lorsque la reine fut revenue à elle, son premier mot fut de faire sentir à cette femme l’irrévérence de son expression : elle avoit employé le terme vulgaire elle, au lieu de dire sa majesté ; & la reine, toute mourante qu’elle étoit, la réprimanda de son incivil laconisme.

Quand certains princes se sont fait appeler l’ombre de Dieu, le cousin de la lune, le frère du soleil, l’ami des étoiles ; que d’autres, à l’issue de leurs repas, ont fait proclamer que tous les autres rois de la terre pouvoient dîner ; que tel autre veut qu’on se prosterne en terre dès qu’il paroît : il n’est pas étonnant qu’on ait assujetti les sourires, les regards, les gestes & les pas, de manière à désigner un air soumis.

Ces usages embrassent l’art de s’asseoir, de se tenir debout, de glisser sur le parquet ; les salutations, les révérences sont telles, que tout se distingue.

Quand on voit les petits princes d’Allemagne, plus superbes que les premiers potentats de l’univers, faut-il s’étonner si la coutume devient rigoureuse dans des cours antiques ?

L’étiquette a des bizarreries & des singularités : mais elle gêne encore plus les princes que ceux qui les servent ; car ils sont assujettis à la minute, s’ils veulent être servis, tandis que tous les allans & venans ne sont à la gêne que momentanément.

L’étiquette est un rempart qui repousse une infinité de prétendans incommodes. Ce mot est d’autant plus absolu, qu’on n’y répond jamais qu’en s’humiliant.

L’étiquette fait que les conversations deviennent silencieuses, & que les princes voient autour d’eux tant de mouvemens d’yeux & d’épaules.

L’étiquette qui faisoit jadis servir à dîner à des rois morts, subsiste encore de nos jours, & subsistera jusqu’à la fin de la monarchie : car comment supprimer une coutume si essentielle à son bonheur ? comment refuser à dîner au cadavre royal, quand les officiers de sa bouche ont si bon appétit pour lui ?

Le maintien, la marche, tout est assujetti à des règles qui, pour être versatiles, n’en sont pas moins suivies.

Pourquoi demander un tabouret, quand on peut avoir un bon fauteuil chez soi ? dit la comédie : & la comtesse qui a ri de ce trait, avec tout le public, postulera, quinze jours après, le tabouret chez la reine.

On a substitué la politesse, l’aisance & l’affabilité à tous les airs d’ostentation & de cérémonie ; mais les vieilles coutumes !… Ce qu’il y auroit de plus difficile à un prince, seroit d’anéantir ces formules antiques.

Il faut savoir décorer le dessus des lettres de titres honorifiques. Les adresses sont encore aujourd’hui des objets de contestation : ce n’est pas une petite chose que de savoir au juste comment les princes doivent s’écrire entr’eux. Le grand-maître des cérémonies, l’introducteur, savent cela : car, que ne savent-ils pas ? Les naissances sont assujetties à des usages passablement ridicules.

Jean-Jacques Rousseau est le premier qui a refusé de signer, votre très-humble serviteur. Mais s’il eût été en place, on l’eût excellencisé, monseigneurisé & principisé malgré lui.

Les prélats du siècle dernier décidèrent, dans une assemblée du clergé, qu’ils s’appelleroient dorénavant grandeur.

Les superlatifs ne sont plus de mode. On n’écrit plus à très-haut, très-magnifique, très-excellent, très-brillant, très-vénérable ; mais ces énumérations de dignités reprennent place dans le billet mortuaire, & vous apprenez que le très-haut, très-magnifique seigneur pourrit dans tel coin.

C’est une étiquette d’appeler ses domestiques comme des chiens, en criant à tue-tête : eh ! eh !

Le Français n’a pas manqué d’immortaliser & d’étendre ces ridicules. La bizarrerie est à son comble.

Je ne puis apprendre de combien de lignes courbes sont les révérences d’un ministre ou d’un duc, & combien il faut lui en donner de pouces.

C’est l’étiquette qui fait appeler la femme d’un président madame la présidente, & celle d’un maréchal madame la maréchale ; comme si elle rendoit la justice, ou si elle conduisoit les armées.

L’orgueil, qui connoît beaucoup l’ennui, lequel fraternise avec lui, imagina ces passe-temps, qui remplissent les heures du désœuvrement, & satisfont la vanité. On s’amuse de voir une femme qui fait des révérences de trois pas, de six en six pas ; un homme qui paroît une statue, & qui parle sans remuer les lèvres ; des gens qui s’habillent & se déshabillent : tout cela fait spectacle. On tourne & retourne tant & tant, de toutes façons, on fait prendre aux heures, tant de plis différens, & au jour, tant d’attitudes, qu’à la fin les heures sont forcées de rendre quelques plaisirs.

Une princesse, à telle heure, voit ses femmes qui entrent, la décoiffent & la déchaussent, bon-gré mal-gré ; elle a beau résister, il faut qu’elle obéisse, & qu’elle suive le courant des affaires.

Tantôt il faut qu’une dame soit solemnelle, tantôt en déshabillé.

Le perruquier, le tailleur, varient les frisures & les habits d’un goût extraordinaire.

Les nouvelles manières de se coiffer, de se présenter, de saluer, de parler, de dépecer, de manger, changent sans cesse par les grands & pour les grands, dont elles font la plus sérieuse étude, la principale occupation.

Il n’y a pas de minute où l’on ne paie un tribut à l’étiquette. Comptez les gestes, les minauderies, les airs de tête, & vous verrez que les esprits sont plus changeans que les baromètres. Il n’y a point de verre à facettes qui présente plus d’objets.

L’étiquette fut de tout temps, à la cour d’Espagne, une coutume vraiment despotique.

Un misérable régent de sixième, comme on sait, devint cardinal & ministre plénipotentiaire, pour avoir fourni, en cachette, chaque jour, une bouteille de vin à la reine d’Espagne, qui aimoit le vin ; l’étiquette de son palais ne lui permettoit qu’un verre d’eau entre ses repas.

Quel lecteur ne s’amuse pas de voir ceux qui commandent aux autres, se soumettre à leur tour à des loix imaginaires ?

Ce fut donc une grande affaire, de donner à la femme de Philippe V, un confesseur, puis un cuisinier français, & non italien ; passe encore pour cette distinction. Plusieurs membres du conseil vouloient un cuisinier & un confesseur savoyards. Il y eut une autre dispute sur le perruquier du roi. On l’avoit fait venir de Paris, parce que les barbiers espagnols ne savoient pas encore faire une perruque ; mais on redoutoit, en même temps, que l’indiscrétion du barbier français ne mît dans la chevelure artificielle qui devoit coiffer sa majesté, des cheveux tirés de la tête d’un roturier. Or, un roi d’Espagne ne devoit porter sur son chef que des cheveux de gentilshommes.

Il fallut batailler long-temps, & gagner le terrein pied à pied, pour changer quelque chose au despotisme de la religieuse étiquette, dite par excellence l’étiquette du palais.

Les lettres de la princesse des Ursins sur cet objet, sont curieuses. Cette princesse écrivoit à la maréchale, mère d’Adrien de Noailles : Je vous supplie de dire que c’est moi qui ai l’honneur de prendre la robe de chambre. Les plaisans disent aujourd’hui que la robe de chambre d’étiquette de Philippe V, étoit un vieux manteau court, qui avoit servi à Charles II ; que l’épée du roi, étoit un poignard, qu’on posoit derrière son chevet ; que la lampe étoit enfermée dans une lanterne sourde ; que les pantoufles étoient des souliers sans oreilles, &c. Il n’y a pas de mal à tout cela ; mais il est bon d’appercevoir ce qui étoit masqué sous ce cérémonial, que les courtisans d’alors exaltoient avec tant d’emphase.