Tamaris/4

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Michel Lévy frères (p. 249-311).



IV


Je ne pus dîner avec le baron. Je parlai d’une migraine violente, il s’inquiéta, et vint plusieurs fois me voir. Il craignait une rechute. Je fis semblant de dormir, et il fut mandé, je crois, par la marquise, car j’entendis la voix de Nicolas dans la maison. Deux heures après, le baron rentra, m’interrogea, et, me croyant mieux, me dit qu’il remettait au lendemain de me parler de choses intéressantes.

— Oui, oui, lui répondis-je ; en ce moment, j’ai vraiment besoin de repos. Demain, je serai tout à vous.

J’espérais retremper mes forces morales en imposant l’inaction à mes facultés ; mais je ne pus trouver le sommeil, et je dus y renoncer. Je me levai ; j’écrivis à mes parents que ma santé était rétablie, mais que d’impérieux devoirs devaient retarder de quelques jours, de quelques semaines peut-être encore le moment de notre réunion. Je sentais, en effet, que ce n’était pas au début de sa carrière d’agitations et peut-être de malheurs que je devais quitter la marquise. Le baron était bon pour le conseil, mais pas assez ingambe pour courir de la Florade à la Zinovèse, si le péril devenait sérieux de ce côté-là. La marquise avait sans doute pressenti l’horrible vérité ; Paul était peut-être menacé. Ses craintes m’avaient paru exagérées ; mais, dans le calme sinistre des nuits sans sommeil, les fantômes grandissent, et celui-là se présentait devant moi. J’aimais Paul avec une sorte d’adoration, moi aussi ! Que ce fût à cause de sa mère ou parce que l’enfant avait par lui-même un charme irrésistible, je me sentais pour lui des entrailles de père, et l’idée de quelque tentative contre sa vie me faisait venir au front des sueurs froides.

Bien résolu à ne pas le perdre de vue, à faire la ronde chaque nuit autour de sa maison s’il le fallait, à jouer le rôle, atroce pour mon cœur, de fiancé de la marquise, si elle l’exigeait, pour cacher jusqu’à nouvel ordre ses fiançailles avec un autre, à être, quand elle me l’ordonnerait, le confident de cet autre et le sien propre, à les suivre pour les installer où besoin serait ; à me consacrer en un mot, âme et corps, à l’œuvre effrayante de leur salut, j’épuisai dans cette nuit d’insomnie le calice de ma souffrance. Je voulus regarder tout au fond et en savourer tout le fiel, afin d’être préparé à tout. Et je ne voulus pas lutter contre moi-même, ni me dissimuler que mon amour insensé grandissait dans cette épreuve ; mais au fond de tout cela je trouvai, sinon le calme, du moins une persistance de résolution et de résignation qu’aucun démon ne put ébranler.

À trois heures du matin, je sentis que j’étais fort pour la journée du lendemain, que je pourrais écouter les confidences, connaître l’histoire mystérieuse de cette passion dont les fils déliés avaient échappé à ma clairvoyance inquiète, enfin me mettre en campagne pour les autres, en guerre ouverte contre moi-même. Je dormis deux heures. Le soleil se levait quand un méchant rêve, résultat de mes préoccupations de la nuit, m’éveilla brusquement. Il me semblait entendre la voix de la marquise m’appeler avec un accent de détresse inexprimable. Était-ce un pressentiment, un avis de la destinée ? Sous l’empire des perplexités, on croit aisément à des instincts exceptionnels. Je m’habillai, je traversai les jardins, je m’approchai de Tamaris, et, au versant de la colline, j’écoutai attentivement. Un calme profond régnait partout. Un petit oiseau chantait. Le golfe, déjà rose, reflétait encore le fanal de quelques pêcheurs de nuit. Je montai encore quelques pas. Je regardai la maison de Tamaris, éclairée à demi par le rayon matinal. Tout était fermé, tout était muet. Rien n’avait troublé le pur sommeil de la mère et de l’enfant.

Comme je redescendais vers ma demeure, j’entendis un frôlement d’herbes et de branches. Je regardai avec soin. Je vis la Florade enveloppé dans son caban, à cinq ou six pas de moi, dans les buissons. Il ne me vit pas, il s’en allait furtivement du côté de l’escalier qui conduisait chez Pasquali… Demeurait-il là toutes les nuits, et voyait-il la marquise au lever du jour ? — Je ne voulais rien savoir que d’elle-même. Je rentrai chez moi, maudissant l’imprudence de ces rendez-vous, qu’un jour ou l’autre la Zinovèse pouvait surprendre et faire payer si cher. — Mais, après tout, puisque la Florade avait appelé le danger, son devoir n’était-il pas de faire bonne garde, et le plus près possible, pour avertir ou porter secours ?

J’étais depuis peu d’instants dans ma chambre lorsque j’entendis ses pas et sa voix sous ma fenêtre. Il m’appelait avec précaution. Je descendis aussitôt et le trouvai fort agité.

— La Zinovèse a vu la marquise hier ! me dit-il.

Et, comme, en raison de la défense qui m’avait été faite de donner aucune explication, j’essayais de feindre l’ignorance :

— Je sais tout ! ajouta-t-il. J’ai vu la Zinovèse hier au soir. Tiens, voici la preuve !

Et il me montra à son petit doigt la bague que la marquise avait donnée ; la veille à madame Estagel.

— Ah ! la Florade, m’écriai-je, tu lui as pris cette bague ! tu lui avoues donc que tu aimes la marquise ? Et tu viens ici, la nuit, au risque d’être et tu ne crains pas la vengeance d’une femme poussée à bout !

— Non, je ne crains rien, répondit-il, rien que de n’être pas aimé de celle que j’aime.

— Mais c’est d’un affreux égoïsme, ce que tu dis là ? Tu ne songes qu’à toi !

La Florade ne me comprenait pas. Quand je lui racontai les terreurs de la marquise et la défense qu’elle lui faisait de la voir jusqu’à nouvel ordre, il fut en proie à l’étonnement le plus sincère.

— Comment ! s’écria-t-il, on craint pour Paul ? Mais c’est fantastique, cette idée-là ! Ah çà ! vous prenez donc cette Zinovèse pour une mégère ou pour une Brinvilliers ?

Et, passant tout à coup à la joie :

— Ah ! mon ami, s’écria-t-il, est-ce que la marquise la craint ? est-ce qu’elle a un peu souffert en la voyant ? est-ce qu’elle l’a trouvée belle à présent qu’elle est guérie ?

— Ainsi tu voudrais voir la marquise jalouse ? tu voudrais la faire souffrir ?

— Je ne veux rien que la voir émue. Sa froideur et son empire sur elle-même me tueront !

— Toi, toujours toi ! jamais son bonheur et son repos ! Voyons, puisque c’est à moi d’y songer à ta place, parle-moi de cette Zinovèse. Tu ne la crois donc pas aussi méchante qu’elle le paraît ?

— Elle est méchante, si fait ; mais, entre la colère et le meurtre, entre la jalousie et le crime, il y a des degrés qu’une crainte ridicule fait vite franchir à ton imagination ! Que la marquise, une femme, une tendre mère, rêve de la sorte, je l’admets ; mais toi, l’homme sérieux, le physiologiste,… c’est absurde, je te le déclare !

— C’est possible, mais je veux tout savoir.

— Permets ! Moi d’abord, je suis l’égoïste, c’est réglé ; je veux savoir avant tout ce que signifie ce prochain mariage de la marquise avec toi.

— N’est-ce pas toi qui as inventé cette fable ?

— Oui, pour détourner les soupçons de Catherine Estagel et avoir la paix ; mais comment la marquise a-t-elle pu s’y prêter ? Elle a donc une grande confiance en toi ? Elle t’estime donc bien ?

— J’ai droit à son estime et à sa confiance. Tant pis pour toi si tu le nies ; ce n’est pas d’un grand cœur !

— Non, non, mon ami, je ne le nie pas. Je ne doute plus de toi, je doute de moi-même. La marquise a peur pour son fils, et voilà tout. Elle n’est pas jalouse, elle ne m’aime pas ! Elle sait tout au plus que je l’aime !

— Tout au plus ?… Mais tu le lui as dit ?

— Tu sais bien que je n’ai pas osé.

— Mais Nama, qui jurait de te servir !

— Ah ! voilà ! Elle a dû parler ; mais tu me fais un crime de la voir en secret, je ne peux rien savoir.

— N’était-ce pas pour tâcher de lui parler que tu rôdais tout à l’heure sur la colline ?

— Oui, pour lui parler, ou lui lancer un billet qu’elle se serait fait lire par Pasquali, elle l’a mis dans toutes nos confidences. Mais comment m’as-tu vu ? Est-ce que d’ici on peut… ?

— Apparemment.

— Malédiction ! rien ne me réussit maintenant ! Vrai, la destinée, qui me souriait, qui me protégeait, qui me rendait invulnérable et invisible dans toutes mes aventures, m’abandonne depuis quelque temps. Il y a partout des yeux qui me guettent, des oreilles qui m’entendent… Et voilà une femme que j’aime avec frénésie, et qui ne se laisse ni émouvoir ni deviner ! Ah ! je n’ai plus de chance, et je crains de n’avoir plus de bonheur !

J’étais fort surpris de voir la Florade si peu informé de sa victoire et si découragé à la veille du triomphe. D’un mot, je pouvais l’enivrer de joie ; mais cela m’était défendu expressément, et, mon cœur ne s’y fût-il pas refusé, la délicatesse s’opposait à toute confidence. La marquise n’en était encore qu’aux larmes. Elle voulait combattre encore ; elle devait avoir consulté le baron ; elle voulait probablement me consulter aussi. La Florade avait bien le temps d’être heureux, et j’avais beau vouloir m’intéresser à lui, je ne pouvais me résoudre à le plaindre.

— Ah çà ! reprit-il impatienté de mon silence, tu ne sais donc rien ?

— Je sais qu’elle est mortellement inquiète pour son fils, et je vois que tu ne veux rien faire pour la tranquilliser, puisque tu ne veux rien me dire des résolutions de madame Estagel.

— Est-ce que madame Estagel a des résolutions ! madame Estagel est un enfant terrible, et rien de plus. Vraiment, vous lui faites un rôle dramatique qui n’a pas le sens commun !

— Fort bien ; mais ne peut-on savoir ce qui s’est passé entre elle et toi ?

— Tu y tiens ? C’est bien facile à dire, et je ne crains pas que la marquise l’apprenne. J’ai rencontré madame Estagel la dernière fois que nous nous sommes vus, toi et moi,… il y a huit jours, huit jours entiers ! Tu te souviens de tes derniers mots, le respect, la soumission, la patience ; j’ai senti que tu avais raison, que tu me conseillais bien, que j’agissais follement, grossièrement, que je me montrais trop, que j’effrayais, et qu’il fallait savoir jouer le rôle d’un homme qui peut se contenir. Énorme hypocrisie ! N’importe ! en amour, Dieu pardonne tout. Je retournais à mon bord avec cette résolution, lorsque la Zinovèse m’est apparue plus belle et plus éprise que jamais. Je me suis dit qu’il fallait faire diversion à ma passion par une amitié de femme, et j’ai renoué celle-là. C’est une amitié, je te le jure sur l’honneur, ce n’est pas autre chose ! C’est un aliment donné à mon imagination et un peu aussi à mon cœur, car je ne sais pas haïr et dédaigner une femme qui m’a plu et qui m’aime toujours. La Zinovèse vaut mieux que tu ne penses. Ce n’est pas une créature sensuelle, c’est une âme passionnée, ce qui est fort différent. Elle ne demandait ni ne désirait de redevenir ma maîtresse. Elle avait des remords de ce passé-là, car elle est pieuse et nullement corrompue ni dégradée. Elle ne réclamait qu’une affection pure, le repentir de mes fautes et un sentiment qui la relevât à ses propres yeux ; je ne me le dissimule pas, c’est surtout son orgueil que j’avais froissé par l’abandon. Tout cela, je le lui devais, et, comme dans ces nouvelles relations rien ne s’opposait à ce que je fusse en bons termes avec son mari, j’ai promis d’aller la voir, chez elle, ouvertement, dans sa famille, et j’ai tenu parole. J’y suis retourné trois fois ; j’ai chassé et péché avec le brave Estagel, un digne, un excellent homme ; j’ai mangé chez eux, et hier au soir, comme nous avions été loin sur la côte, lui et moi, à la poursuite d’un lièvre endiablé, j’ai passé la nuit sous leur toit, moi dans une chambre où dormaient les deux petites filles, les époux dans une autre chambre. Tu vois que tout est pour le mieux, et qu’il n’y a pas de sujet de mélodrame dans tout cela.

— Pourtant madame Estagel est toujours jalouse, et tu le sais, puisque tu avais cru devoir lui dire que j’épousais…

— Oui, sans doute, elle était jalouse d’abord, elle ne savait encore comment prendre notre nouveau sentiment et gouverner son propre cœur ; mais à présent…

— À présent, elle le gouverne moins que jamais,… je te le jure !

— Cela passera ; patience !

— Cela passera d’autant moins, que tu irrites sans doute sa jalousie, tantôt par des mensonges qui ne l’abuseront pas longtemps, tantôt par des aveux insensés qui l’exaspèrent. Pourquoi et comment as-tu cette bague ?

— Parce que j’avais une envie folle de l’avoir. Elle me la montrait avec orgueil ; elle était enivrée des bontés de la marquise, qu’elle admire et qu’elle adore à présent, par parenthèse ; dormez donc en paix sur ce point ! Moi, tout en lui parlant de toi et de la marquise comme de deux bons amis dont je voyais l’union avec plaisir,… tout cela, note bien, devant le mari, qui n’y entendait pas malice, j’ai pris la bague ; j’ai remarqué une petite cassure. La Zinovèse, brusque et nerveuse, l’avait forcée en l’ôtant et en la remettant cent fois. Je lui ai offert de la faire réparer, et j’ai promis de la lui reporter ce soir ou demain. Or, ce soir ou demain, la bague ne sera pas prête, l’ouvrier se sera absenté ; dans quelques jours, j’en aurai fait faire une toute pareille pour elle, et celle-ci me restera.

— Et tu crois que la Zinovèse, avec son œil inquisiteur et sa pénétration agitée, est dupe de tout cela ?

— Si elle n’en est pas dupe, elle se raisonnera et se soumettra. Elle a déjà beaucoup pris sur elle, puisqu’elle a suivi tes ordonnances et recouvré la santé. Elle respecte ses devoirs, elle craint d’affliger son mari, elle craint encore bien plus de m’offenser et de perdre les égards que j’ai maintenant pour elle et dont elle est fière.

— Mon cher ami, c’est possible, mais tu me permettras de ne m’en rapporter qu’à moi-même. J’irai voir le ménage Estagel aujourd’hui, comme par hasard ; je tâcherai de causer avec la femme, et je te réponds de pénétrer ses vrais sentiments et ses intentions bienveillantes ou suspectes.

— Eh bien, vas-y, répondit la Florade en me serrant les mains. Oui, c’est d’un bon et généreux ami, et je t’en remercie. Il faut que j’aille faire mon service. Si tu restes au baou rouge jusqu’à deux heures de l’après-midi, j’irai t’y rejoindre.

— Alors, rends la bague, confie-la-moi ! Je dirai à madame Estagel que cela m’a causé un peu de jalousie, et que tu me l’as remise pour ne pas l’en priver inutilement plusieurs jours.

Je ne pus obtenir ce sacrifice de la Florade. Il mit la bague dans sa bouche et dit qu’il l’avalerait plutôt que de la rendre. Son obstination m’irrita, je craignis de m’emporter, et je l’engageai à obéir à la marquise en se retirant, et en ne revenant pas que je ne fusse autorisé à le ramener. Il céda sur ce point, mais en m’arrachant la promesse de faire révoquer cet ordre d’exil, si j’acquérais la conviction des bonnes dispositions de la Zinovèse. Quant au dernier point, c’est tout ce que j’avais à faire, et à faire avant tout. J’écrivis à la marquise le résumé de l’entretien que je venais d’avoir avec la Florade. Je chargeai Gaspard de lui porter ma lettre à l’heure où elle s’éveillait ordinairement, et, tandis que le baron dormait encore, je pris le chemin du baou rouge.

Le vent s’était élevé tout à coup, et la mer déferlait sur le rivage. Quoique le ciel fût d’une limpidité admirable, le cap Sicier présentait un phénomène que j’avais déjà observé une ou deux fois dans la saison. Un grand nuage, battu du mistral dans quelque région élevée du ciel, s’était laissé tomber sur la haute falaise de la presqu’île et s’y tenait littéralement collé comme un manteau. Le vent passait au-dessus sans pouvoir l’en détacher, et, au milieu d’un paysage inondé de lumière, ce linceul blanc, immobile sur la montagne verte, avait quelque chose d’étrange et de lugubre.

Comme je passais près du fort abandonné, j’en vis sortir Marescat chargé d’une botte de plantes sauvages. Le brave homme ne préparait pas de philtres comme le charbonnier du Coudon. Il semblait faire quelque chose de pis, car je remarquai plusieurs variétés vénéneuses parmi les ombellifères dont il s’était pourvu.

— Ah ! ah ! répondit-il à mon observation, j’étais bien sûr ; n’est-ce pas que c’est des méchantes herbes ? Mais, puisque vous voilà, je n’aurai pas la peine d’aller vous trouver, car j’ai des choses à vous dire. Madame m’a fait commander hier soir qu’elle n’irait pas en promenade aujourd’hui s’il y avait mistral, et nous en tenons pour toute la journée. J’ai donc donné récréation à M. Botte, qui n’en est pas fâché, la pauvre bête, et je vas faire, ce matin, le botanicien avec vous tant que vous ne me direz pas : « Marescat, va-t’en, j’ai idée d’être tout seul. »

— Fort bien, mon brave ! Mettez là vos herbes, asseyons-nous…

— Non, non, monsieur, dans le fourré. J’aime autant qu’on ne nous voie pas examiner ça.

Quoique nous fussions dans une solitude absolue, je cédai à la fantaisie de Marescat, et je l’engageai à s’expliquer d’abord.

— Ah ! voilà, répondit-il, c’est des choses qui sont difficiles, et que peut-être que vous direz que j’ai tort de m’en mêler ?

— Non, je sais vos bonnes intentions, et, d’ailleurs, si vous avez tort, je vous le dirai de bonne amitié. Parlez.

— Alors, monsieur, voilà ce que c’est. Vous allez peut-être au poste du baou rouge ?

— Précisément.

— Eh bien, vous ferez attention, si vous pouvez, que la brigadière compose des remèdes qui ne sont pas, c’est moi qui vous le dis, pour faire engraisser ceux qui les avaleront. Depuis deux ou trois jours, elle ramasse des herbes, oh !… mais des herbes que je connais, moi, parce que, quand mes chevaux les rencontrent dans leur foin, ils reniflent dessus que vous jureriez qu’ils vous disent : « Ôte-moi ça du râtelier ! » Ainsi, monsieur, la brigadière en veut à quelqu’un, peut-être à plus d’un, et je n’aimais pas hier de la voir, autour de votre fontaine, à regarder couler l’eau qui s’en va sur le chemin. Vous sentez, une mauvaise chose est bientôt jetée avec une pierre ; ça va au fond, ça se pourrit, on boit là-dessus ; ça a beau être de l’eau courante… J’ai été en Afrique, moi, et ailleurs encore, et je sais comment on joue ces tours-là quand on croit au diable. Je suis sûr heureusement qu’elle n’a pas monté jusqu’à la source, qui d’ailleurs est fermée à clef ; mais faites-y attention, si elle va encore rôder par là. Faites toujours puiser au creux de la source, et qu’on ne la laisse pas ouverte.

— C’est bien, Marescat, on y veillera ; mais à qui donc supposez-vous qu’on en veut ?

— Ah ! vous savez bien que le lieutenant est retourné chez la brigadière il n’y a pas longtemps, et pourtant vous savez bien qu’il aimerait mieux aller tous les jours à Tamaris ! Ça se voit et ça s’entend. Vous me direz : « De quoi te mêles-tu ? » Je ne me mêle pas, je vous dis qu’il faut penser à tout, et voilà tout ! À présent, regardez-moi mes herbes et celles qui poussent là dans ce petit méchant fossé. C’est là que j’ai vu la Zinovèse, pas plus tard qu’hier matin, faisant sa provision, et, quand elle m’a entendu marcher, elle a fait celle qui chante et qui ne pense point de mal.

J’examinai les plantes et reconnus diverses variétés d’œnanthe et d’æthuse extrêmement suspectes.

— Il y en a encore d’autres qu’elle rapportait de je ne sais où, reprit Marescat, de manière que je ne peux pas tout vous dire et tout vous montrer ; mais ce n’est pas d’hier qu’elle a commencé à travailler dans les herbes, car un des douaniers qui a les fièvres m’a dit l’autre semaine : « Je ne sais pas si c’est avec ce qu’elle ramasse qu’elle s’est guérie, mais je ne voudrais pas en donner à mon chien. »

Tout cela était à considérer. Je remerciai Marescat, et le priai d’aller tout de suite à Tamaris et à la bastide Caire examiner les sources et faire les recommandations nécessaires. J’écrivis un billet au crayon pour que la marquise ne prît pas trop au sérieux cet avis inquiétant et pour lui dire que c’était probablement, de la part de Marescat et de la mienne, un excès de zèle, mais que la prudence n’était jamais regrettable, lors même qu’elle ne conjurait que les souffrances de l’imagination. Je continuai donc ma route, et j’arrivai au poste des douaniers vers neuf heures du matin.

Le brigadier avait déjà commencé sa ronde. Je trouvai la Zinovèse seule avec ses deux petites filles, repassant du linge qu’elle plissait avec grand soin, et en apparence avec une grande présence d’esprit. L’aînée des enfants donnait à sa sœur une leçon de lecture, et de temps en temps se levait pour reporter près du feu les fers dont sa mère s’était servie et lui en rapporter d’autres chauffés à point. Avant de me montrer, j’examinai un instant par la porte entr’ouverte cet intérieur propre, rangé, luisant, ces enfants bien peignés, soumis et attentifs, cette femme active et sérieuse, ces images de dévotion, ce lit d’un blanc irréprochable, orné au chevet d’une palme dorée et bénite passée dans le bras d’un crucifix noir. Rien n’annonçait là des préoccupations sinistres, et la délicate figure de la Zinovèse avait même une expression de recueillement austère que je ne lui connaissais pas. Pourtant son œil s’arrondit sous sa paupière contractée en me voyant.

— Ah ! vous voilà ! dit-elle.

Et, allant droit au but de sa rêverie :

— Me rapportez-vous ma bague ?

— Quelle bague ? Celle que la marquise vous a donnée hier ? Vous l’avez déjà perdue ?

— Mieux vaudrait ! Je la retrouverais peut-être, tandis que celui qui me l’a prise ne me la rendra pas !

Je feignis d’ignorer tout afin de me faire raconter l’incident. La Zinovèse, voyant que l’aînée de ses filles écoutait d’un air étonné, l’envoya dehors avec sa sœur, et continua en s’adressant à moi :

— Il faut pourtant que vous sachiez cela, vous ! Je ne veux pas vous rendre jaloux ; mais, s’il est vrai que vous soyez pour épouser la dame, vous devez prendre garde à l’officier !

— Je ne prendrai pas garde à l’officier, répondis-je, empressé de détourner avant tout les projets de vengeance dont madame d’Elmeval eût pu être l’objet. La dame dont vous parlez ne s’occupe pas plus de lui que vous ne vous occupez de moi.

— Oui, je sais ça. C’est une femme de cœur, elle ! Que Dieu vous la conserve, et aussi le pauvre petit ! Mais l’officier, quand il veut quelque chose, est capable de tout, et vous ne devez pas lui laisser la bague !

— Non certes, elle vous sera rendue, et il vous la rapportera lui-même, j’en suis certain.

J’essayai alors de ramener la Zinovèse à des sentiments plus dignes de la confiance de son mari et de sa propre fierté. Comme elle me racontait tout ce que la Florade m’avait dit, j’avais le droit de la prêcher, et je le fis d’autant mieux qu’elle m’écoutait par moments avec une douceur inusitée.

— Oui, vous avez raison, me dit-elle comme pour résumer. Vous êtes un homme sage et un homme bon, vous ! Si, au lieu de lui, je vous avais aimé, vous ne m’auriez pas fait manquer à mes devoirs, ou bien, si ce malheur-là était arrivé, vous m’auriez aidée à m’en repentir et à vouloir le réparer, tandis qu’il m’a abandonnée, et qu’il m’aurait laissée mourir de chagrin sans se déranger. C’est un homme bien aimable, mais c’est un cœur dur, je vous le dis !

— Moi, je peux vous assurer, repris-je, qu’il ne vous savait pas sérieusement malade, qu’il l’a appris de moi, et qu’il en a montré beaucoup de chagrin.

— C’est possible, mais il n’est pas venu me voir ! Il a peur de me trouver laide, et, si vous ne m’aviez pas rendu ma figure, il n’aurait jamais voulu la regarder.

J’essayai de lui démontrer que l’amitié de la Florade était désormais désintéressée et honorable pour elle, mais je ne pus mettre sa pénétration en défaut.

— Je vous dis qu’il en aime une autre, reprit-elle : que ce soit votre dame ou la demoiselle étrangère qui demeure avec elle à présent, il n’est revenu à moi que pour donner de la jalousie à une femme, ou pour amuser un peu son temps en attendant qu’on l’écoute ailleurs.

Mes remontrances parurent enfin la calmer, et, pour avoir l’occasion de jeter un coup d’œil dans ses armoires, je lui demandai la permission d’y prendre un verre d’eau et un morceau de pain, car en réalité j’avais faim et soif. Elle s’empressa de me servir des coquillages frais, base de la nourriture des gens du peuple de toute la contrée, et de me faire cuire des œufs. En allant et venant, elle laissait tous ses meubles de ménage grands ouverts ; je pus même être seul quelques instants et me livrer à un rapide examen qui n’amena aucune découverte, aucun indice de préparation suspecte.

Quand elle m’eut servi, avec obligeance et empressement, je dois le dire, elle sortit pour voir où étaient ses filles, resta quelques instants absente, et rentra avec une physionomie bouleversée qui me frappa.

— Vous souffrez ? lui dis-je : qu’est-ce que vous avez ?

— Rien ! répondit-elle d’un ton sinistre. Ne me dites plus rien, voilà l’homme qui rentre.

En effet, le brigadier arrivait. Il me fit un accueil aussi affectueux que le permettait sa manière d’être, timide ou réservée, et s’assit devant moi pour déjeuner avec moi. Il parlait à sa femme avec une extrême déférence, et il était aisé de voir qu’il l’aimait de toute la force de son cœur ; mais il semblait craindre de lui déplaire en le lui témoignant, et il prodiguait à ses enfants les caresses qu’il n’osait lui faire. Ces pauvres petites, jusque-là tremblantes devant leur mère, devinrent plus expansives et vraiment charmantes de douceur et de grâce dès que le père fut là. Il les tenait tour à tour et quelquefois toutes les deux sur ses genoux en mangeant, disant tantôt à l’une, tantôt à l’autre, avec sa figure sérieuse et froide :

— Eh bien, on ne m’embrasse donc pas ?

Et les enfants collaient leur bouche rose à ses joues hâlées. La mère rentrait, les grondait de leur importunité à table, et les ôtait de ses bras. À peine avait-elle le dos tourné, qu’elles revenaient à lui, et on se caressait comme en cachette. Cet innocent manège résumait à mes yeux toute la vie du père de famille frappé au cœur par une mystérieuse et incurable blessure. Il ignorait tout, il ne soupçonnait rien ; mais il se sentait dédaigné, et chacun de ses regards aux enfants semblait dire : « Au moins vous, vous m’aimerez ! »

Il me proposa un tour de promenade dans les bois. J’acceptai, présumant qu’il avait quelque chose à me dire ; mais il n’avait rien préparé, et je dus l’amener, par des questions détournées, à me parler de ses chagrins.

— La pauvre femme est guérie de sa fièvre, dit-il, et je vous dois ça, que je n’oublierai jamais ; mais vous ne pouvez pas lui guérir sa mauvaise tête. Elle s’ennuie ou se tourmente toujours. Elle voudrait être une grande bourgeoise, ça ne se peut pas ! Quand elle voit des dames ou des messieurs, elle est contente ; mais c’est pour être plus fâchée après, quand elle se retrouve avec moi et les pauvres petites, qui sont pourtant gentilles, n’est-ce pas ?

Il me parla de la Florade.

— C’est un jeune homme comme il y en a peu, dit-il, aussi peu fier avec nous qu’un camarade. Lui aussi, quand il voit la femme de mauvaise humeur, il lui dit de bonnes raisons. Elle ne le prend pas toujours trop bien, mais elle l’écoute tout de même, et devant lui elle n’ose pas trop se plaindre et crier ; mais il ne peut pas être là toute sa vie, et, quand il y est, vous sentez bien qu’il aime mieux chasser ou pêcher avec moi que de la regarder coudre et de l’entendre dire qu’elle voudrait être une reine. Quelquefois il se moque d’elle tout doucement, et elle rit, et puis après je vois qu’elle a pleuré, et elle nous gronde quand la mer est mauvaise et que nous ne voulons pas la prendre avec nous dans la barque, ou quand nous restons à la chasse trop longtemps. Est-ce que vous ne pourriez pas la guérir de ces ennuis-là ?

— Vous pensez donc que c’est un malaise physique, un reste de maladie ?

— Oui, il y a de ça, et puis quelquefois je me rappelle comme elle a été effrayée et à moitié folle quand elle a naufragé par ici avec son père. Je vous ai raconté ça, mais je ne vous ai pas dit que, depuis ce moment-là, elle avait toujours eu quelque chose dans l’idée, comme des rêvasseries, des fantaisies. Je l’ai épousée malgré ça. Je l’aimais, comme je l’aime toujours, et je pensais la rendre heureuse et lui faire oublier tout. Ça est resté, et, la nuit, quand le vent est fort, elle a des frayeurs, elle crie, ou il lui prend des colères, et si fort quelquefois, que j’ai peur pour les enfants. Ah ! on n’est pas toujours heureux, allez, dans ce monde, et on a beau faire de son mieux, il faut souffrir !

Tel est le résumé des courtes réponses arrachées à Estagel par mes nombreuses questions. Je lui en fis dire assez pour avoir lieu de craindre, avec lui et plus que lui, que sa femme ne fût menacée d’aliénation.

Au bout de deux heures, comme nous rentrions au poste, l’aînée des deux petites filles assises au seuil de la maison se leva et nous dit :

— Ne faites pas de bruit, maman dort.

— Est-ce qu’elle est donc malade ? dit le brigadier en baissant la voix.

— Non, elle a dit qu’elle était fatiguée et que nous nous taisions.

— Mais qu’est-ce que Louise a donc à se cacher la figure ? Elle a pleuré ?

— Oui, un peu ; maman l’a grondée.

Le brigadier savait apparemment comment grondait sa femme ; il prit Louisette dans ses bras, la força de relever la tête, et vit qu’elle avait du sang plein les cheveux et sur les joues. Il devint pâle, et, me la remettant :

— Voyez ce qu’elle a, dit-il ; moi, ça me fait trop de mal !

Il me suivit à la fontaine, où je lavai l’enfant ; elle avait été frappée à la tête par une pierre. Je sondai vite la blessure, qui eût pu être mortelle, mais qui heureusement n’avait pas dépassé les chairs. Je dépliai ma trousse sur le gazon, et je fis le pansement en rassurant de mon mieux le pauvre père.

— Ce n’est rien pour cette fois, dit-il ; mais, une autre fois, elle peut la tuer.

Et, se tournant vers l’aînée :

— Pourquoi s’est-elle fâchée comme ça, la mère ? Louise avait donc fait quelque chose de mal ?

— Oui, répondit l’enfant : elle avait trouvé ce matin une lettre par terre, dans notre chambre, une lettre écrite, et, au lieu de la donner à maman, elle en avait fait un cornet pour mettre des petites graines. Dame, aussi, elle ne savait pas, pauvre Louise ! Maman a vu ça dans ses mains, elle s’est mise bien en colère, elle voulait la fouetter ; alors Louise s’est sauvée, elle a eu tort ; maman a voulu courir, elle est tombée, elle a ramassé une pierre, et je n’ai pas eu le temps de me mettre au-devant. Seulement, j’ai empêché Louise de crier, maman n’aime pas ça. Elle est rentrée, maman, et puis elle est revenue sur la porte et elle a dit ; « Ne faites pas de bruit, il faut que je dorme ! » Nous n’avons pas bougé, et Louise a pleuré tout bas, vrai, mon petit père, Louise a été bien sage !

— Est-ce que ça ne vous étonne pas, me dit Estagel, qu’elle puisse dormir tout d’un coup comme ça après une colère pareille ?

— Si fait, un peu, répondis-je. Restez avec les enfants, distrayez ma petite blessée, faites qu’elle oublie. Je vais voir l’autre malade.

J’entrai, et, ne voyant pas la Zinovèse, je passai dans la chambre voisine et la vis étendue sur son lit, non loin du lit de ses petites filles. C’est là que la Florade avait passé la nuit.

La pièce était très-sombre, je ne distinguais que vaguement les traits de la Zinovèse. J’ouvris le volet de la fenêtre, et je fus frappé de la pâleur livide répandue sur les traits de la malheureuse femme. Elle dormait les yeux à demi ouverts, sa peau était froide et comme visqueuse. En cherchant son pouls, je trouvai dans sa main un papier froissé qu’elle voulut machinalement retenir par une légère contraction des doigts, mais que je saisis et me hâtai de lire, certain de trouver là le plus prompt des éclaircissements. C’était écrit au crayon et en peu de mots :

« Ma bien-aimée Nama, fais-moi répondre par Pasquali, je t’en supplie ; je meurs d’impatience et de chagrin. »

Ce billet avait été écrit par la Florade, la veille ou le matin même, sur une feuille de son carnet, pour être remis secrètement à mademoiselle Roque. On a vu qu’il n’avait trouvé aucun moyen de le remettre, et, dans son trouble, il ne s’était pas aperçu de la perte de l’objet compromettant. Il l’avait peut-être laissé tomber près du poste, peut-être oublié dans la chambre des petites filles, où il avait passé la nuit et où il avait dû l’écrire.

Dans cette même chambre, sur ce même lit encore tiède du sommeil de son amant, la Zinovèse semblait mourante. Sans doute elle croyait avoir saisi la preuve d’une intrigue d’amour entre Nama et la Florade, elle avait été en proie au délire ; mais, après avoir voulu tuer son enfant, que s’était-il donc passé dans son organisation bouleversée ? Une congestion cérébrale s’était-elle déclarée, ou bien la malheureuse s’était-elle donné la mort ?

Oui, sans aucun doute, elle avait bu du poison, bien que je n’aie pu retrouver ni fiole, ni breuvage ni aucun indice du fait. Je n’attendis pas ses aveux pour me convaincre. Divers symptômes que j’avais déjà pu étudier sur un autre sujet et les avertissements donnés par Marescat me fixèrent vite, et je recourus à tous les moyens indiqués par la nature du mal pour le combattre. Je fis emmener les enfants, j’appelai les femmes des autres douaniers, j’envoyai Estagel chercher les objets nécessaires au Brusc, le plus prochain village, et j’eus une heure d’espoir, car j’obtins un mieux sensible, la peau se réchauffa un peu, les traits se détendirent, la connaissance et la parole revinrent. J’en profitai pour éloigner mes aides et interroger la malade.

— Quel poison avez-vous pris ? lui dis-je.

— Je n’ai rien pris.

— Si fait, je le sais. Qu’y avait-il avec la ciguë ?

— Ah ! vous savez ! Eh bien, il y avait plusieurs herbes.

Et elle me nomma des plantes dont le nom en patois local ne m’apprenait rien. Je pus lui arracher la révélation vague des doses et de la préparation, mais elle ne se laissa pas interroger complétement.

— Laissez-moi mourir tranquille, dit-elle, vous n’y pouvez rien. Il faut que je parte, et, si vous me sauvez, je recommencerai.

— Vous aviez donc depuis longtemps la volonté de vous ôter la vie ?

— Non. Je voulais l’ôter à celui qui m’a jouée et avilie !… mais j’espérais toujours. Aujourd’hui… quand donc ? je ne sais plus le temps qu’il y a,… j’ai trouvé une lettre… Ah ! où est-elle ?

— Je l’ai. Cette lettre est d’un frère à sa sœur.

— Non, vous mentez. Je ne vous crois plus. Rendez-la-lui, sa lettre, et dites-lui ce qu’elle a fait, dites-lui qu’elle m’a rendue folle et que j’ai voulu… je ne sais plus quoi… Ah ! si, j’ai voulu tuer ma petite ! Et je l’ai tuée, car je ne la vois pas ici. Mon Dieu ! où est Louise ? Louise est morte, n’est-ce pas ? Ah ! vous pouvez tout me dire, puisque je suis morte aussi !

— Non, Louise n’a presque rien. Repentez-vous, et Dieu vous sauvera peut-être.

— Je ne veux pas vivre ! Non, je tuerais les deux enfants, et le mari, et tout, puisque je n’ai plus ma tête. Quand j’ai vu ça, je me suis punie. J’ai dit : « Tu ne peux pas te venger, puisque tu ne sais plus ce que tu fais ; eh bien, il faut en finir. » C’est un bien pour les enfants, allez, et pour l’homme aussi ! Dites à votre ami l’officier qu’il soit bien heureux, lui, et qu’il s’amuse bien ! Moi, j’ai fini de souffrir. Une violente convulsion jeta la malheureuse à la renverse sur son oreiller. De nouveaux soins la ranimèrent une seconde fois. Elle reconnut son mari, qui rentrait, et demanda à être seule avec lui. Ils restèrent quelques minutes ensemble, puis Estagel me rappela. Il semblait frappé d’idiotisme et sortit en disant que sa femme demandait le prêtre ; mais il s’en alla au hasard, comme un homme ivre.

À partir de ce moment, la Zinovèse n’eut plus que de faibles lueurs de mémoire. Je la voyais rapidement s’éteindre. Je fis rentrer les enfants, qu’elle demandait à embrasser ; mais elle ne les reconnut pas, et, vers six heures du soir, elle expira sans en avoir conscience.

Estagel revenait quand je le rencontrai en sortant de la maison et conduisant les deux petites filles loin de l’affreux spectacle de cette mort désespérée.

— Tout est fini ? dit le brigadier en recevant les enfants dans ses bras.

— Oui, occupez-vous de ces chères créatures-là. C’est pour elles qu’il faut vivre à présent. Elles n’ont pas été heureuses, vous leur devez tout votre cœur et tout votre courage.

— Bien ! répondit-il ; mais j’ai quelque chose à faire, et je ne pourrai penser aux enfants que demain. Faites-moi amitié et charité de chrétien jusqu’au bout. La dame de Tamaris est bonne et sainte femme ; conduisez-lui mes filles pour vingt-quatre heures. Moi, je veux ne penser qu’à ma pauvre ! Je veux l’ensevelir moi-même et la pleurer tout seul. Après ça, j’aurai du courage, et j’irai chercher les enfants.

Estagel avait les yeux secs et la parole plus brève que de coutume ; mais il avait retrouvé sa volonté et sa présence d’esprit. Je partis avec les enfants, Marie pleurant en silence et me suivant avec résignation, Louise accablée dans mes bras et dormant la tête sur mon épaule.

J’allai ainsi jusqu’aux Sablettes, où je vis la marquise, qui venait à ma rencontre avec Paul et Nicolas. Elle avait appris des douaniers échelonnés sur toute la côte que la femme du brigadier de Fabregas était au plus mal. Elle comprit tout en voyant les petites filles et ma figure navrée et fatiguée.

— Ah ! mon Dieu ! dit-elle.

Et elle embrassa les enfants sans ajouter un mot et sans demander si on les lui confiait pour une heure ou pour toujours. Les douaniers du poste des Sablettes les prirent avec Paul et Nicolas dans une petite barque pour remonter le golfe jusqu’à Tamaris, et la marquise, ayant recommandé à Paul d’avoir le plus grand soin des pauvres petites, prit mon bras et revint avec moi par le rivage.

— Eh bien, lui dis-je, après lui avoir communiqué les faits en peu de mots, vous dormirez en paix maintenant ! Cette femme si altière et si vindicative, qui vous effrayait tant hier, s’est fait à elle-même sévère et cruelle justice !

— C’est donc là le sort des maîtresses de la Florade ? dit la marquise d’un ton indigné, mais sans donner aucune marque de douleur personnelle.

— N’accusez pas la Florade plus qu’il ne le mérite, repris-je. Il a été bien téméraire et bien léger ; mais son intention était bonne : il voulait, par l’amitié et des témoignages d’estime, ramener cette femme à la raison et détourner de vous sa vengeance.

— S’il en est ainsi, il ne m’a pas trompée ; mais c’est moi qui suis cause de cette affreuse mort !

— Non, rassurez-vous, elle n’accusait plus que mademoiselle Roque.

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria la marquise après avoir jeté les yeux sur le fatal billet de la Florade. Nama n’est donc plus sa sœur ? Il veut donc séduire aussi cette pauvre fille ?

— Non ! Qu’il soit ou non son frère, qu’il ait des doutes là-dessus ou qu’il n’en ait pas, il la traite comme une sœur. Vous voyez bien qu’il ne s’agit là que de vous. Ne vous a-t-elle jamais parlé de lui ?

— Si fait, et je lui ai imposé silence ; mais c’est toujours moi qui suis la cause indirecte du désespoir de la Zinovèse. Dieu sait pourtant que je n’ai rien à me reprocher ! C’est égal, je la verrai longtemps dans mon sommeil, cette charmante brune, avec sa chemisette blanche et ses colliers d’or ! Quelle animation dans sa parole, quel feu dans ses regards il y a vingt-quatre heures ! Et aujourd’hui plus rien ! Des enfants qui pleurent, un mari désespéré, un coupable qui se repent trop tard… car il se repent, n’est-ce pas ? Il doit être brisé ?

— Il ne sait rien encore, je ne l’ai pas vu.

— Comment cela se fait-il ? Il a passé par chez nous, il y a deux heures !

— Vous l’avez vu ?

— Oui, et je lui ai parlé, répondit sans hésitation la marquise. Il m’a juré de reporter la bague à l’instant même.

— Il aura pris par l’intérieur de la presqu’île et se sera arrêté en route. À l’heure qu’il est, il est probablement arrivé.

— Et il est bien à plaindre alors à l’heure où nous parlons !

Je quittai le bras de la marquise.

— Où allez-vous ? dit-elle.

— Je retourne là-bas. Je vais tâcher de guérir sa conscience, qui doit être aussi malade que son cœur. Je vais lui dire que vous le plaignez et ne le maudissez pas !

— Pourquoi le maudirais-je ? reprit-elle. C’est à Dieu de l’absoudre ou de le châtier. Notre devoir, à vous comme à moi, est d’avoir pitié pour tous ; mais vous le laisserez un peu à ses justes remords. Vous êtes trop fatigué. Je ne veux pas que vous retourniez là-bas.

Elle reprit mon bras avec une sorte d’autorité et se remit à marcher vite. J’étais confondu de son courage, de la mesure de douceur et de sévérité qui présidait à son jugement sur la Florade. J’admirais tristement la tranquillité de son âme au milieu d’un événement qui ne parlait qu’à sa pitié miséricordieuse.

— Elle est sainte, me disais-je, elle aime saintement. Elle le grondera sans doute, mais il est déjà pardonné. Elle pleurera ses fautes avec lui, elle l’aidera à les réparer. Elle élèvera les enfants de la Zinovèse, ou elle veillera sur eux avec tendresse. Elle réussira à faire de lui un homme sage et fort, parce qu’elle aime avec force et que son âme est remplie d’une équité souveraine. Heureux, trois fois heureux, même avec un remords poignant, celui qui est aimé d’une telle femme !

Nous trouvâmes Pasquali au seuil de sa bastide. Le soleil était couché, et, contre son habitude, Pasquali n’était pas rentré à la ville. Il m’attendait avec impatience. Il avait aidé Paul, Nicolas et les enfants de la Zinovèse à débarquer. Il savait donc l’événement ; mais il n’avait pas osé leur parler de la Florade.

— Eh bien, me dit-il, est-ce qu’il a beaucoup de chagrin, ce pauvre enfant ? Au diable la méchante femme qui se donne au diable ! Il n’avait plus rien à se reprocher, lui ! Vous l’avez laissé là-bas ?

Quand Pasquali sut que je n’avais pas vu son filleul, il ferma sa maison et sauta dans son canot en disant qu’il ne voulait pas laisser la Florade devenir fou auprès d’un cadavre, et qu’il le ramènerait coucher à son bord.

Le baron nous attendait à Tamaris. Il ne fit aucune réflexion sur ce qui s’était passé, et il aida la marquise à installer les enfants du brigadier, qu’elle consola et soigna comme s’ils eussent été à elle. Elle les fit souper avec nous, elle présida elle-même à leur coucher, et à huit heures on se sépara.

— J’avais beaucoup de choses à te confier, me dit le baron en rentrant ; mais voici une journée trop noire pour faire des projets. Laissons-la passer. Tu as besoin de repos, tu étais malade hier, tu t’es levé avant le jour, tu as eu des émotions très-pénibles. Dors, nous causerons demain.

Ainsi l’horrible événement n’avait rien changé dans les projets de la marquise, rien ébranlé dans ses sentiments ! On laissait passer la triste journée ; le lendemain, on parlerait d’amour et de mariage ! Pourquoi non, après tout ? Si le bonheur n’était pas égoïste, il ne serait plus le bonheur, puisqu’il est un état de repos exceptionnel au milieu d’une vie où tout s’agite autour de nous dans la tourmente sans trêve et sans fin.

J’étais trop fatigué cette fois pour ne pas dormir. J’avais, d’ailleurs, plus que jamais la ferme résolution de me reposer vite et complètement, pour être encore prêt aux dévouements du lendemain. Ma vie ne m’appartenait plus.

Bien me prit d’être endormi à neuf heures du soir : Marescat entra chez moi à deux heures du matin. Il venait de la part de Pasquali savoir si la Florade m’avait donné signe de vie. Pasquali n’avait encore pu le joindre. On ne l’avait pas encore vu au poste du baou rouge, et pourtant le garde de la forêt de la Bonne-Mère affirmait lui avoir parlé la veille, à sept heures du soir. C’est ce garde, déjà informé, qui lui avait appris la mort de la Zinovèse. La Florade s’était mis à courir à travers bois dans la direction du poste. Depuis ce moment, personne ne l’avait revu. Les gardes-côtes n’avaient pas signalé d’autre passant sur les sentiers de la falaise que Pasquali et Marescat lui-même, qui avait marché et cherché en vain une partie de la nuit, tandis que Pasquali cherchait de son côté.

— Le brigadier cherchait-il aussi ? demandai-je à Marescat tout en m’habillant à la hâte.

— Oui, c’était son devoir. Quoiqu’il fût en prière depuis sept heures jusqu’à minuit auprès du corps de sa femme, il a commandé les recherches, et il y a été aussi de temps en temps ; mais dans tout ça il n’y avait que M. Pasquali et moi d’inquiets. Tout le monde disait : « Ça aura fait de la peine à l’officier, de voir la brigadière morte ; il n’aura pas pu se décider à entrer au poste, il sera retourné par les bois, et, à présent, il est bien tranquille à son bord. »

— Et pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? Au lieu d’explorer les bois, ne vaudrait-il pas mieux aller au port de Toulon ?

— C’est ce que M. Pasquali est en train de faire. Il a été prendre un bateau à la Seyne, mais il m’a dit : « Va voir au quartier de Tamaris, et, s’il n’y est pas, tu diras au docteur de s’inquiéter. »

— Qu’est-ce qu’il craint donc, M. Pasquali ? Le savez-vous ?

— Oui et non, que je le sais ! Il a l’idée que son filleul peut avoir fait quelque bêtise dans le chagrin.

— Se tuer ?

— Oui, — ou se battre.

— Avec le mari ?

— Oui, peut-être ! Pourtant le mari ne savait rien.

— Et la Florade n’est pas assez fou pour s’être confessé…

— Ah ! dame, il est bien fou, vous savez, et, dans le moment d’une mauvaise nouvelle, on parle quelquefois plus qu’on ne croit parler.

— S’étaient-ils vus hier au soir, lui et le brigadier ?

— Le brigadier dit que non, et les hommes du poste ne savent pas. Vous sentez qu’on ne peut guère questionner là-dessus. C’est des choses délicates, encore que tout le monde par-là sache bien ce qui en était de la brigadière et du lieutenant !

En parlant ainsi avec Marescat, j’avais gagné le rivage pour me rendre au baou rouge. La course est longue et rude, mais moins longue par la falaise que par les tours et détours des chemins de voiture. D’ailleurs, ces chemins sont dangereux la nuit pour les chevaux, et nous eussions pu être retardés par un accident. Ma première pensée fut d’entrer au poste pour m’enquérir d’Estagel. Je le trouvai assis près du lit mortuaire. La Zinovèse n’était plus qu’une forme vaguement dessinée sous un drap blanc semé de branches de cyprès. À la clarté des cierges qui brûlaient aux quatre coins de ce lit, je pus examiner attentivement la physionomie austère du brigadier. Rien ne trahissait en lui une pensée étrangère à la douleur morne et recueillie de sa situation.

J’avoue que je n’osai l’interroger. Une vieille femme qui veillait et priait au bout de la chambre vint à moi sur le seuil, et me dit à voix basse :

— Vous cherchez aussi l’officier, vous ? Bah ! il n’est pas venu chez nous. Il est sur son navire. Qu’est-ce que vous voulez qui lui soit arrivé ? Il n’y a pas de mauvaises bêtes par ici, et les voleurs n’y viennent pas ; il n’y a que de pauvres maisons, et si peu !

— Il pourrait avoir fait une chute le long des falaises.

— Lui, le plus beau marcheur qu’on ait jamais vu marcher, et qui connaît si bien tous les passages ? Oh ! que non, qu’il ne tombe pas, celui-là ! C’est bon pour les enfants, pour ce pauvre petit de trois ans qui, l’an dernier…

La vieille femme se mit à me raconter un accident très-pathétique sans doute, mais que je n’avais pas le loisir d’écouter. Je la quittai brusquement. Elle me rappela pour me dire :

— Prenez garde à vous tout de même, si vous ne connaissez pas la côte ! Emportez au moins une lanterne, et n’allez pas sans faire attention.

Je pris la lanterne, et je partis avec Marescat, qui avait en vain cherché à s’enquérir de nouveau. Tout le monde était endormi encore dans le poste. On avait veillé tard, le jour paraissait à peine ; les gardes-côtes de faction, trouvant nos recherches puériles et s’étant d’ailleurs prêtés à toutes les explorations voulues, nous invitèrent à ne pas troubler leur service par des cris et des appels qui ne pouvaient plus avoir de résultat.

Je pensais comme eux que Pasquali s’était laissé égarer par une inquiétude sans fondement, et qu’avec le jour nous le reverrions tranquillisé. Néanmoins je voulus examiner par moi-même. Marescat était très-fatigué. Au bout d’une demi-heure de marche, je l’engageai à se reposer dans une guérite abandonnée. Je continuai seul. Le nuage qui, la veille au soir, s’était détaché du promontoire s’était reformé durant la nuit. Je marchais donc dans une épaisse brume qui rendait mon exploration assez vaine. Les troncs des arbres m’apparaissaient à chaque pas comme de noirs fantômes, et les pâles touffes d’astragale épineuse jetées sur les clairières semblaient des linceuls étendus dans un cimetière disproportionné. Las de ces illusions continuelles, je descendis, non sans peine et sans danger, au bas des falaises que le brouillard n’atteignait pas. Je savais que les douaniers allaient partout sur le flanc de ces rochers ; mais il y avait un endroit où Estagel seul passait quelquefois sans quitter le ras du flot. Il me l’avait dit précisément la veille, durant notre promenade, en passant sur le haut de la coupure à pic. Il fallait, pour suivre la base de cet escarpement terrible, sauter d’une roche à l’autre, et ces roches, mouillées d’écume et couvertes de varechs glissants, n’avaient rien de rassurant ; mais j’avais donné ma vie à la marquise, et il s’agissait de retrouver celui qu’elle aimait sans doute plus que ma vie et la sienne propre. Je passai sans crainte et sans accident, et j’arrivai à une petite anse de sable au revers du cap Sicier, au pied d’une muraille de schistes ébréchés et redressés verticalement. Le soleil était levé ; mais le rayonnement court de son gros spectre rouge ne m’arrivait qu’à travers le brouillard encore étendu sur ma tête. Le lieu où je me trouvais était sinistre ; aucun moyen visible d’aller plus avant ni de remonter la falaise. Une végétation dure, tordue et noire, des passerines et des staticées desséchées par le vent salé, tapissaient les flancs inférieurs de cette espèce de prison. Devant moi, de grosses roches anguleuses, pics sous-marins plongés à demi dans le flot et à demi dans le sable, s’enlevaient en blanc livide sur le bleu ardoisé de la mer. Je remarquai rapidement l’horreur de cette retraite, qui n’avait pas même tenté les oiseaux du rivage, et je repris haleine un instant.

Comme je promenais un regard toujours attentif sur tous les détails de ce lieu désolé, je distinguai comme une tache noire accrochée à un buisson sur la paroi du rocher, à une certaine élévation. J’y courus, certain, à mesure que j’en approchais, que c’était une coiffure de marin, et, bien qu’elle fût placée trop haut pour que je pusse l’atteindre, je distinguai parfaitement la coiffure de drap bleu à galons d’or qui appartenait au grade de la Florade.

Il était donc là quelque part ! il était tombé, ou il avait été précipité du haut de l’effroyable falaise ! J’allais le trouver brisé dans les anfractuosités de la base, à moins que, lancé du surplombement le plus élevé, il ne fût au fond de la mer. Je tournai deux ou trois roches, et je le vis étendu sur un sable fin, la face tournée vers le ciel, les jambes dans l’eau jusqu’aux genoux. Je n’oublierai jamais la stupeur qui me paralysa un instant à la vue de ce jeune homme si beau, si actif, si rempli de toutes les flammes de la jeunesse et si fier de toutes les forces de la vie, ainsi couché sur le dos, dans l’attitude sinistre de la roideur cadavérique, avec sa face blême, ses yeux grands ouverts. On voit et on observe vite dans les moments de surexcitation. Je remarquai le changement que la mort avait apporté dans sa physionomie. Le cercle tantôt brun, tantôt rose qui semblait agrandir ou rapetisser ses yeux, selon le genre d’émotion qu’il éprouvait, s’était complétement effacé ; ses traits, nullement contractés, avaient une expression de calme béatitude, sa bouche pâlie était à peine violacée par le froid, et son regard vitré s’était attaché à tout jamais sur le bleu infini de la mer à l’horizon.

Mon premier soin fut de constater la mort ; après quoi, j’en recherchai la cause. Pas une fracture, pas une blessure sur le corps, des écorchures profondes aux mains et aux doigts, les ongles presque déracinés. Il s’était retenu longtemps peut-être aux rochers avant d’achever la chute qui l’avait lancé dans l’eau, car il était noyé et nullement frappé, meurtri ou brisé. Il avait pu nager, errer peut-être longtemps dans l’obscurité parmi des écueils où il n’avait pu prendre pied, et, poussé par le flot, le vent soufflant du large, il était venu échouer et mourir sur la grève étroite,

À peine eus-je acquis toutes ces certitudes, que j’appelai de toutes mes forces, et, la voix de Marescat m’ayant répondu, je me mis en devoir de ranimer ce cadavre, sans aucune espérance, je le déclare, tant la mort me paraissait un fait accompli ; mais, dans les cas d’asphyxie, j’ai toujours regardé comme un devoir de ne pas croire sans appel au témoignage de mes sens. J’arrachai les vêtements mouillés de la Florade, je le couvris des miens, et, avec mes mains pleines de sable, je pratiquai des frictions violentes. J’obtins alors au moyen de la lancette quelques gouttes de sang, et, bien que ce fût une très-faible preuve de vitalité, je redoublai d’énergie.

Marescat m’avait signalé aux gardes-côtes. Ils arrivaient avec une barque, mais trop tard à mon gré, car mes forces s’épuisaient, et je sentais se ralentir l’action de mes bras. Il m’était impossible de me rendre compte de l’état du pouls et du cœur, je ne sentais plus que le battement exaspéré de mes propres artères. Quand la barque arriva, je prescrivis à Marescat de me remplacer, et je tombai évanoui dans les bras d’Estagel, qui commandait la manœuvre.

Je revins vite à moi, et je vis qu’on nous débarquait, non au poste, mais à une maison de pêcheurs de l’autre côté du cap. C’était bien vu, puisque c’était le gîte le plus proche. Il s’agissait de continuer à réchauffer ce pauvre corps inerte jusqu’à ce que la rigidité, plus apparente que sensible, se fût dissipée ou prononcée. Je vis employer là par les gens de la côte un moyen très-efficace et très-ingénieux de réchauffement prompt et complet dont j’ai dû prendre note. Ils rassemblèrent une douzaine de poulies de navire en bois de gaïac, épaves qu’ils recueillent toujours avec soin ; ils les mirent près du feu ; au bout d’un instant, elles fumaient en se couvrant d’une sueur résineuse à odeur de benjoin, et elles acquéraient une chaleur forte et persistante. Ils en remplirent le lit où j’avais fait déposer l’asphyxié. Ils lui en appliquèrent sur la poitrine, sur le dos, sur tous les membres, et, les frictions violentes continuant sans interruption, au bout d’un quart d’heure les joues reprirent couleur, les yeux rougirent et s’ouvrirent avec égarement, un grand cri déchirant sembla vouloir briser la poitrine, et je n’eus plus à combattre qu’une crise nerveuse terrible, douloureuse, mais de bon augure.

Quand elle s’apaisa, je regardai fixement Estagel, qui ne nous avait pas quittés. Il leva les yeux au ciel, joignit les mains et dit simplement :

— Dieu est bon !

Ceci fut un mouvement si peu étudié et si religieusement vrai, que tous mes soupçons se dissipèrent. La Florade avait dû être victime d’une cause fortuite.

Quand Pasquali arriva, la Florade était vivant, ce qui ne voulait pas dire qu’il fût sauvé. Des accidents imprévus pouvaient survenir ; mais il vivait, il entendait, il voyait, il s’étonnait et faisait des efforts de mémoire pour comprendre sa situation.

— À présent, dis-je à Pasquali, envoyez à Tamaris, où l’on doit être mortellement inquiet, et faites dire que tout va bien, sans autre explication. Je ne puis vous répondre de rien ; j’ai un résultat inespéré, voilà tout, et on ne peut rien demander de plus et de mieux aujourd’hui à la nature.

La journée fut agitée, mais la nuit fut bonne, et, le lendemain, nous pûmes faire transporter le malade à la bastide Pasquali sur un brancard. Je m’étonnais de ne pas voir paraître la marquise ; elle ne descendit pas. Nous ne trouvâmes chez Pasquali que le baron, mademoiselle Roque et les gens des deux bastides envoyés là pour nous attendre et se mettre à nos ordres. Quand la Florade fut couché, réchauffé de nouveau et réconforté par quelques gouttes de vin vieux et de bouillon, je témoignai mon étonnement à M. de la Rive. Je craignais que la marquise ne fût malade aussi.

— Non, me dit-il, elle a supporté courageusement toutes ces émotions ; mais elle ne descendra pas. C’est à mademoiselle Roque qu’il appartient de soigner son frère. On s’est assuré qu’il ne manquerait de rien. On y veillera. Tous les serviteurs et toutes les ressources de nos maisons seront à la disposition du bon Pasquali ; on a fait même tendre les fils d’une sonnette pour que les gens d’en bas puissent appeler ceux du haut de la colline à toute heure ; mais la marquise ne verra pas la Florade. Ce ne serait peut-être pas bon pour lui, et pour elle ce ne serait pas convenable. À présent, tu peux le quitter pour quelques instants ; on désire te voir à Tamaris.

La marquise était seule au salon avec Estagel, qui revenait chercher ses filles et la remercier. Il avait enseveli sa femme dans la matinée. Peu s’en était fallu que le brancard qui rapportait la Florade à Tamaris n’eût rencontré le modeste convoi qui transportait la Zinovèse au cimetière de Brusc. Le brigadier était calme dans son abattement ; sa reconnaissance, sans expansion, était profonde. Quand la marquise lui offrit de garder ses enfants et de les faire élever, une larme vint au bord de sa paupière ; mais il la retint, et, ne sachant pas remercier, il fit le mouvement involontaire, aussitôt réprimé par le respect, de tendre la main à la marquise. Celle-ci le comprit, et lui tendit la sienne. La grosse larme se reforma et tomba sur la moustache épaisse du douanier.

— Vous comprenez, dit-il après un moment de silence. Mes enfants, c’est tout, à présent ! je ne pourrais pas vivre sans ça. D’ailleurs, j’ai de quoi les élever, et je ne voudrais pas leur voir prendre des idées au-dessus de leur état ; ce serait le plus grand malheur pour des filles.

Les petites rentrèrent et caressèrent avec adoration la marquise, qui permit à Paul de les reconduire avec Marescat jusqu’aux Sablettes. Le bon et généreux cœur de Paul se montrait là tout entier. Il embrassa si tendrement Estagel, que la force de l’homme fut vaincue par la grâce de l’enfance. Il fondit en larmes, et cet attendrissement le soulagea beaucoup.

La marquise me parla de la Florade avec le même calme et la même douceur que les jours précédents. Je remarquai avec surprise que sa figure n’était presque pas altérée, et qu’elle ne me faisait aucune espèce de question sur l’accident terrible auquel il échappait par miracle. Elle ne paraissait occupée que de moi ; elle savait par Marescat et par le brigadier les soins que j’avais prodigués à la Florade après avoir couru quelques risques pour le retrouver. Elle me témoignait, pour cette chose si simple, un attendrissement extraordinaire, sans aucune expression de reconnaissance personnelle.

Au bout d’une heure, je retournai auprès de mon malade. Il était animé et demanda à être seul avec moi ; mais à peine eut-il dit quelques mots, que je le sentis divaguer. Il voulait me parler de moi, de Nama, de la marquise ; mais le nom de la Zinovèse se mettait malgré lui à la place des autres noms. Il avait l’esprit frappé, et je craignis un sérieux désordre du cerveau, car il n’avait pas de fièvre. Je le fis taire. Peut-être avait-il bu un peu trop de vin. Je guettai tous les symptômes, et bientôt la fièvre se déclara sans cause déterminée. Le lendemain, j’hésitais encore sur la nature du mal. Vers le soir, une fièvre cérébrale se déclara franchement, elle fut très-grave ; mais la belle et jeune organisation du malade me permit un traitement énergique, et il fut promptement hors de danger ; après quoi, j’augurai avec raison que la convalescence serait longue et tourmentée par un état nerveux fort pénible. L’image de la Zinovèse revenait avec la présence d’esprit, et le malade ne trouvait d’allégement que dans l’abattement de ses forces. Il ne parlait plus jamais de la marquise ; je remarquai que, même dans le délire de la crise, son nom ne lui était pas revenu une seule fois.

Un soir, tout à coup il se fit en lui une lumière, et il me dit :

— Mon ami, j’ai eu la tête si troublée, que j’ai oublié beaucoup de choses. Comment se porte la marquise ? Êtes-vous mariés ?

— Tais-toi, lui dis-je, tu ne sais pas encore ce que tu dis ; je n’ai jamais dû épouser personne.

— Je n’ai pourtant pas rêvé,… non, non, je n’ai pas rêvé cela ! Le jour…, l’affreux jour de la mort… tu sais !… Je ne savais rien, moi. J’avais réfléchi, je reportais la bague… Oui, c’est bien cela ; mais je voulais voir Nama, je suis monté à Tamaris. C’est bien tout près d’ici. Tamaris ? Où suis-je à présent ?

— Tais-toi donc ! Je te défends de te préoccuper de rien !

— Tu as tort. Je fais, malgré, moi, pour me souvenir de tout, des efforts terribles. Tiens, vois, la sueur m’en vient au front. Nama sait bien cela, elle ne me laisse pas chercher, et je suis soulagé quand je vois clair dans ma tête. Laisse-moi donc te dire… puisque cela me revient… Oui, ce jour-là, j’ai vu la marquise, je lui ai parlé. Est-ce qu’elle ne te l’a pas dit ?

— Elle me l’a dit, tu me le rappelles.

— Eh bien, tu sais ce qu’elle m’a confié ?

— Non, et je crois qu’elle ne t’a rien confié du tout.

— Si fait ! J’allais me déclarer, car je la trouvais seule et je me sentais du courage ; il y a comme cela des jours maudits que l’on prend pour des jours propices ! Eh bien, elle ne m’a pas laissé parler pour mon compte, et, comme je lui faisais, en manière de préambule, un tableau passionné de l’amour dans la fidélité et la sécurité du mariage, elle m’a interrompu pour me dire : « Oui, vous avez raison, c’est ainsi que j’aime mon fiancé, c’est ainsi que je l’aimerai toujours. — Mon Dieu ! quel fiancé ? qui donc ? » ai-je dit. Elle a tiré de sa poche une carte de visite à ton nom et me l’a donnée avec un cruel et terrible sourire féminin, en disant : « Gardez cela, montrez-le à madame Estagel de ma part, et rendez-lui ma bague, ou je vous tiens pour un malhonnête homme ! »

Il me sembla d’abord que la Florade me faisait un roman, comme il en faisait quelquefois, même en état de santé ; mais je me rappelai tout à coup une circonstance que je n’avais pas songé à m’expliquer. Avec sa coiffure d’uniforme et divers objets échappés de ses poches pendant sa chute sur la falaise, on m’avait remis une de mes cartes de visite que j’étais bien sûr de n’avoir pas eue sur moi ce jour-là, et que je savais n’avoir jamais fait remettre à personne, ces cartes, d’un nouveau modèle, m’ayant été envoyées de Paris la veille seulement. La marquise seule m’en avait demandé une pour savoir si elle en ferait faire dans le même genre.

En me retraçant ce fait, j’eus un tremblement nerveux de la tête aux pieds ; mais je me défendis de cette folie. Que prouvait ce fait, sinon que la marquise, secrètement irritée contre la Florade à cause de la visite de la Zinovèse, ou méfiante d’elle-même, près de faiblir, ou encore curieuse d’éprouver l’amour de cet audacieux, l’avait puni d’un mensonge par un mensonge semblable ? Il avait inventé ce mariage entre elle et moi. Elle en acceptait l’apparence, et tout cela parce qu’elle avait beau être un ange, elle était femme et voulait faire un peu souffrir celui par qui elle souffrait beaucoup.

Je voulus encore faire cesser l’expansion de la Florade, mais il me supplia de le laisser parler :

— Puisque tu m’as rendu à la vie, laisse-moi vivre un peu, dit-il, et me souvenir que je suis un homme et non une brute. Tu sauras donc que la conduite hardie et franche de la marquise m’avait rendu la raison subitement. Je ne respecte peut-être pas assez la vertu des femmes, parce que je n’y crois pas absolument ; mais, croyant à l’amour, il faut bien que je le respecte, et jamais je n’ai eu la tentation de trahir un ami plus heureux que moi, lorsqu’il méritait son bonheur. J’ai loyalement demandé pardon à la marquise, qui a fait semblant de ne pas savoir à propos de quoi. Je lui ai juré de reporter la bague, et je suis parti pour le baou rouge. J’avais du chagrin, j’ai pleuré dans les bois, oui, je me souviens d’avoir pleuré comme un enfant et d’avoir perdu là deux heures… deux heures que je me reprocherai toute ma vie. Si j’étais arrivé au poste des douaniers deux heures plus tôt…

— Non ! ne te reproche pas cela. La funeste résolution était accomplie dans la matinée.

— N’importe, le remords est là qui m’étouffe. Pourquoi avais-je pris cette bague ? Pourquoi avais-je écrit à Nama ? Pourquoi ai-je stupidement perdu la lettre ?…

— Tu sais tous ces détails ? Qui te les a donc appris ? Je te les tenais cachés !

— Qui me les a appris ? Ah ! je m’en souviens bien, moi ; c’est le mari de la Zinovèse !

— Tu l’avais donc vu ?…

— Oui, dans la forêt. Sa femme morte, ses enfants envoyés avec toi à Tamaris, il me cherchait… La Zinovèse avait parlé avant de mourir ; elle avait dit :

» — Venge-toi et venge-moi !

» Et le malheureux croyait accomplir un devoir !… Et puis c’est un homme ; il avait le sentiment de sa bonne foi surprise, outrage passé, mais ineffaçable. Il m’a donné rendez-vous pour minuit, à la pointe du cap Sicier, et, à minuit, je l’attendais après avoir erré comme un fou toute la soirée.

» Il est venu à l’heure dite ; mais Pasquali me cherchait. Les gardes-côtes appelaient de tous côtés. Estagel lui-même était censé diriger les recherches. Il m’a dit de me tenir caché et d’attendre le moment où nous pourrions être seuls. J’ai attendu, et enfin, à deux heures du matin, nous nous sommes rejoints au bord de la falaise, dans ce terrible endroit que tu sais ! Là, il m’a dit :

» — Vous n’avez pas d’armes et je n’en ai pas apporté ; je ne veux pas de traces ni de soupçons d’assassinat. La lutte corps à corps va décider de votre vie ou de la mienne. Nous avons souvent jouté ensemble, et nous sommes de même force. Nous nous mesurerons là, sur le bord de la mer, et celui qui tombera tâchera d’emmener l’autre. La partie est sérieuse, mais elle est égale.

» J’étais forcé d’accepter les conditions, et j’étais si las de la vie en ce moment-là, que je ne songeais guère à discuter. D’abord je voulais me laisser tuer ; mais, en homme d’honneur, Estagel n’a voulu faire usage de sa force qu’en sentant la mienne y répondre. Trois fois il m’a gagné comme pour m’exciter à la défense, et trois fois il m’a retenu, attendant une résistance sérieuse. Je m’y mettais de temps en temps, voulant le renverser sur place pour lui faire grâce en le tenant sous moi : impossible ! Baignés de sueur, épuisés d’haleine, nous nous arrêtions sans rien dire. C’étaient des moments atroces de silence et d’attente. Estagel me laissait souffler sans paraître en avoir autant besoin que, moi, et, au bout de cinq ou six minutes, qui m’ont paru des siècles, il me disait de sa voix douce et implacable :

» — Y sommes-nous ?

» Alors nous recommencions. À la quatrième fois, j’ai senti qu’il me gagnait sérieusement. Imagine-toi une pareille lutte sur une corniche de rocher qui n’a pas deux pieds de large. L’instinct de la défense naturelle, l’amour de la vie m’ont ranimé, et je me suis cramponné à lui. Il avait compté là-dessus pour me pousser sans remords et sans pitié, très-insouciant de ce qui en adviendrait pour lui-même. Comment je ne l’ai pas entraîné dans ma chute, je n’en sais rien. Ou j’en avais assez, ou l’espoir de me sauver m’a donné la résolution de m’abandonner à la destinée. Je me suis retenu, par je ne sais quel miracle, à la moitié du précipice. Je n’ai pas voulu crier, je n’ai pas crié, je sentais mon adversaire penché au-dessus de moi et regardant peut-être si je saurais mourir sans lâcheté. Enfin mes mains sanglantes et fatiguées ont lâché prise, et j’ai peut-être volontairement devancé le moment fatal. J’avais un sang-froid désespéré. Je me disais que j’étais suspendu sur un abîme, mais que, si je ne tombais pas juste sur un récif, je pourrais revenir sur l’eau. C’est ce qui est arrivé ; je me suis senti étourdi, puis ranimé par la fraîcheur de la mer. J’ai nagé longtemps dans d’horribles ténèbres. Le brouillard était si épais, que je me heurtais contre les écueils sans les voir. Il m’a semblé un instant que je touchais aux Freirets, ces deux pains de sucre qui sont à la pointe du cap, assez loin de la côte. Jusque-là, j’avais ma raison ; mais tout d’un coup je me suis aperçu que je ne pensais plus et que je nageais machinalement au hasard. C’est le seul moment où j’aie eu peur. Deux ou trois fois le raisonnement est revenu pour un instant, pour me faire sentir l’épouvante de ma situation et ranimer mes forces. Enfin j’ai perdu toute notion de moi-même, et je ne peux expliquer comment je suis arrivé au rivage. Il faut que le vent qui soufflait de la côte ait tourné tout d’un coup ; mais je ne me rendais plus compte de rien, et sans toi je ne me serais jamais relevé !

En achevant ce pénible récit, la Florade jeta des cris étouffés, se cramponna à son oreiller, croyant lutter encore contre la vague et la roche ; il ne revint à lui-même qu’en sentant les bras de Nama autour de lui. Nama ne le quittait ni nuit ni jour ; elle accourut à ses cris, et, le couvrant de larmes et de caresses, elle le calma mieux peut-être que le médicament administré par moi.

Nama, toujours pure, aimait toujours ce jeune homme avec fanatisme. Elle ne trouvait en lui rien à blâmer ni à reprendre. Elle le magnétisait pour ainsi dire et l’endormait par son inépuisable douceur. Il sentait, sans en avoir conscience, le souffle à la fois innocent et lascif de cette fille de la nature, éprise de lui sans le savoir.

Quand je le vis tranquille et assoupi, je courus chez le baron ; mais à peine eus-je dit quelques mots, que je ne me sentis plus le courage de l’interroger.

— Voyons, me dit-il, à qui en as-tu ? Que cherches-tu à savoir ?

— Il me semblait qu’avant tous ces orages vous deviez, de la part de madame d’Elmeval, me confier certains secrets… relatifs à elle et à la Florade. Voici la Florade non guéri encore, mais hors de danger. Il se croit éconduit ; je dois, en qualité de médecin, vous demander si cela est sérieux et définitif, et si, en cas contraire. Je ne dois pas le consoler de ce chagrin pour hâter sa guérison.

— Ah çà ! répondit le baron en me regardant fixement avec ses yeux ronds si vifs et si doux en certains moments, veux-tu me dire où tu as pris cette idée biscornue que la marquise avait jamais songé à M. la Florade ? Quand est-ce qu’elle t’a dit cela ? Et comment se ferait-il que je ne te l’eusse pas dit dès le premier jour ?

— Ah ! mon ami, vous me l’avez donné à entendre.

— Jamais ! Je t’ai interrogé pour savoir ce que ce pouvait être qu’un homme si hardi. Ce pouvait être un très-grand cœur ou un très-mince paltoquet, et ce n’est ni l’un ni l’autre. C’est un enfant terrible. Tu crois la marquise moins pénétrante et moins sévère que moi ? Pourquoi cela ?

— Parce que, le jour où la Zinovèse est venue la voir, elle a pleuré, beaucoup pleuré, je vous jure ! Elle voulait le fuir, et son cœur se brisait.

— Pauvre femme ! dit le baron en riant ; c’est vrai qu’elle a pleuré, et encore le soir en tête-à-tête avec moi. Et sais-tu ce que je lui ai dit pour tarir ses larmes ? Devine !

— Vous lui avez donné la force de se détacher de lui ?

— De lui, qui ? De celui qu’elle aimait ? Ma foi non ! Je lui ai dit : « Ma chère Yvonne, vous quitterez, si bon vous semble, ce pittoresque pays, qui menace de devenir tragique ; mais nous vous suivrons, lui et moi. Celui que vous aimez n’aura rien de mieux à faire que de vous consacrer sa vie, et, moi, j’aurai à prendre ma part de votre bonheur en le contemplant comme mon ouvrage… car c’est moi qui, de longue main, avais rêvé et peut-être un peu amené tout cela. Vous étiez mes meilleurs amis, mes enfants adoptifs et mes futurs héritiers : pourquoi séparer les deux seules destinées que j’aie pu juger dignes l’une de l’autre ? Je vous ai dit que, le jour où vous rencontreriez l’homme de bien et l’homme de cœur réunis, comme vous risquiez fort de ne pas en rencontrer un autre de sitôt, vu qu’il y en a peu, il fallait, sans hésiter et sans regarder à droite ni à gauche, l’arrêter au passage et lui dire : « À moi ton cœur et ton bras ! » Cet homme-là, vous le tenez, ma chère Yvonne ; il vous adore, et s’imagine avoir si bien gardé son secret, que personne ne s’en doute. Et il se trouve que vous gardez si bien le vôtre, qu’il ne s’en doute pas non plus. Je suis content de vous voir ainsi comme frappés de respect à la vue l’un de l’autre ; mais vous commencez à souffrir, et je me charge de lui. Il saura demain… » Voyons, ne t’agite pas ainsi, ne saute pas par les fenêtres, écoute-moi jusqu’au bout ! Je devais te parler le lendemain ; les tragédies prévues se sont précipitées en prenant un cours imprévu. La marquise, par une superstition bien concevable, n’a pas voulu qu’il fût question d’avenir sous de si tristes auspices, et moi, par vanité paternelle, par orgueil de mon choix, je n’étais pas fâché de lui laisser voir que tu étais capable de la servir sans espoir et de l’aimer sans égoïsme. Tu as souffert beaucoup dans ces derniers temps, je le sais ; mais j’avais du courage pour toi en songeant aux joies qui t’attendaient. Tu es tranquille sur ton malade, et moi aussi, je suis sûr de sa guérison physique et morale : viens donc trouver Yvonne avec moi, et tu verras si c’est M. la Florade qu’elle aime !

Aucune expression ne saurait peindre l’ivresse où me jeta cette révélation. Je craignis un instant de devenir fou : mais je ne voulus pas trop penser à mon bonheur. Je tremblais de n’en être pas digne. J’avais besoin de voir Yvonne et d’être rassuré par elle-même. Oh ! qu’elle fut grande et simple, et saintement sincère dans l’aveu de son affection ! Comme elle sut éloigner de moi le sentiment pénible de mon infériorité relative, car elle est restée à mes yeux ce qu’elle était le premier jour où je l’ai vue, un être plus accompli, meilleur, plus sage et plus parfait que tous les autres, et que moi par conséquent. Je n’ai jamais songé que sa naissance fût un privilège dont mon orgueil put être flatté, ni sa fortune un avantage qui pût rien ajouter à notre commun bonheur. Je n’ai pas eu non plus la crainte de ne pas aimer assez son fils. Je ne pouvais pas les séparer l’un de l’autre dans mon amour, et je n’aurais pas compris qu’elle me fît promettre de le rendre heureux. Aussi le mit-elle dans mes bras en me disant :

— À présent que je peux mourir sans crainte pour son avenir, la vie me paraîtra plus belle, et vous ne verrez plus jamais un nuage sur mon front.

Par un sentiment de convenance pour son fils, madame d’Elmeval ne voulait pas se remarier avant d’avoir amplement dépassé, le terme de son veuvage. Notre union fut donc fixée pour la fin de l’automne, et, comme la chaleur de l’été méridional paraissait moins favorable à Paul que la brise du printemps, nous convînmes d’aller avec lui et le baron passer quelques semaines auprès de mes parents en Auvergne, et le reste de l’été en Bretagne dans les terres de la marquise et du baron. On tenterait là un établissement définitif, sauf à revenir au rivage de la Méditerranée durant l’hiver, si Paul ne s’acclimatait pas facilement dans le Nord ; mais j’avais bon espoir pour lui dans le climat doux de la région nantaise, et la suite a justifié mes prévisions. Je ne voulais pourtant pas quitter définitivement la Florade sans le voir délivré de cette surexcitation nerveuse qui menaçait de se prolonger, et, après avoir passé le mois de juin avec la marquise, dans ma famille, je la laissai partir avec le baron pour la Bretagne ; puis je revins m’assurer de l’état de mon malade et prendre les ordres de mademoiselle Roque, ainsi que cela était convenu.

Mademoiselle Roque n’avait pas voulu quitter son frère avant qu’il fût en état de reprendre son service. Elle continuait à habiter la bastide Pasquali, pendant qu’on lui construisait une très-jolie maisonnette près de la Seyne et de mon fameux champ d’artichauts, mais en belle vue, sur un tertre, et au milieu d’un bouquet de pins converti en jardin. Toute trace de l’ancienne bastide Roque avait disparu. Elle pouvait être là fort heureuse, mais avec un mari, et la marquise, qui se flattait de lui en trouver un convenable quand son éducation serait un peu plus avancée, lui avait proposé de l’emmener pour un ou deux ans.

Mademoiselle Roque avait pleuré beaucoup en voyant partir son amie ; mais elle avait demandé à rester encore un peu chez Pasquali, qui la traitait comme sa fille depuis qu’il l’avait vue si bonne garde-malade, et, quand je revins pour la chercher, elle pleura davantage et demanda à rester tout à fait. Comme la marquise m’avait bien recommandé de ne rien laisser au hasard dans la destinée de cette bonne fille, je voulus savoir de Pasquali ce qu’il pensait d’elle et de sa résolution.

— Mon ami, répondit le bon Pasquali, laissez-la-moi, je l’adopte pour mon bâton de vieillesse. Vous me direz que je suis encore un peu loin de la béquille, et que le bâton n’est pas bien solide. Je le sais, Nama n’est pas bonne à grand’chose dans un ménage de garçon ; mais elle a un si bon cœur, elle est si dévouée, si douce et si belle fille, après tout, que monsieur mon filleul pourrait faire pis que de l’épouser. J’ai dans l’idée qu’il y a pensé, car il n’est pas plus son frère que ne suis ton neveu. L’historiette est toute de sa façon. La fameuse almée dont son père s’était épris à Calcutta ou au Caire était tout simplement une Alsacienne rencontrée sur la Canebière, et qui ne lui a jamais donné aucune espèce de postérité. En me racontant cela, le coquin m’a dit qu’il dissuaderait Nama le jour où il la verrait bien guérie de son amour pour lui ; mais ce jour-là ne viendra guère, s’il continue à nous rendre visite quatre fois par semaine. Le diable m’emporte ! je crois qu’il est touché de cet amour-là ; mais il est encore si fantasque, que je n’ose pas lui en parler. Vois-le donc et tâche de lui délier la langue.

J’allai trouver la Florade à son bord. Il était très-changé. Ses cheveux s’étaient beaucoup éclaircis, ses yeux n’avaient pas retrouvé leur bizarre entourage coloré et leur ardente expression. Il était plus pâle, plus distingué et d’une beauté plus sérieuse et plus douce. Ses forces étaient revenues, mais ses nerfs le faisaient souffrir encore presque tous les jours, et il se préoccupait de lui-même et de sa santé en homme qui aime la vie, qui croit à la possibilité de la perdre, et qui n’a plus la moindre envie d’en abuser. Il montra une grande joie de me revoir, me témoigna la plus ardente reconnaissance, et m’entretint longuement de ses souffrances. Il me parla fort peu de la marquise, et je vis qu’il n’y mettait pas d’affectation. Il avait fort envie de s’intéresser à notre bonheur ; mais, loin d’en être jaloux, il se réjouissait presque naïvement d’être guéri d’une passion qui avait failli lui coûter si cher, et dont les conséquences avaient causé de si cruels désordres dans son organisme.

— Sais-tu, me dit-il, que j’ai des insomnies désespérantes ? Toujours cette femme morte, et toujours cette vague noire et le poignet de fer du brigadier que je sens entre mes côtes quand je respire sans précaution ! Ah ! tu me vois bien démoli ! Moi qui aurais bu la mer et avalé la tempête, je suis forcé de mesurer l’air que j’absorbe, et, quand la houle est forte, j’ai le vertige ! Si ça continue, je serai réduit à quitter le service.

— Non, tu guériras ; mais, à propos du brigadier, où en êtes-vous ? Avez-vous fait bien sincèrement la paix ?

— Je crois que oui, je l’espère ; mais je n’en suis pas sûr. Tant que j’ai été sur le flanc, il a paru s’intéresser à moi ; depuis que je suis sur pied, je n’ai plus entendu parler de lui. Il est vrai que je ne suis jamais retourné de ce côté-là, et je t’avoue qu’il me serait très-désagréable de recommencer une partie de lutte avec lui.

— Il faudrait pourtant en avoir le cœur net. La marquise m’a dit que, le lendemain de ton accident, il lui avait tout confié, et qu’elle lui avait fait jurer sur le Christ de ne plus songer à la vengeance ; mais il n’avait peut-être pas beaucoup sa tête ce jour-là, et il serait bon de voir s’il n’a pas oublié son serment.

— Eh bien, tu as raison. Vas-y, tu me rendras service et tu me délivreras d’une de mes anxiétés. Si je pouvais être tranquille sur ce point, je me déciderais… Voyons, qu’en penses-tu ? Il y a une personne qui n’est pas précisément mon idéal, mais dont l’affection pour moi est sans bornes et dont l’influence physique sur moi est extraordinaire. Elle agit comme un calmant, et, dès que je suis auprès d’elle, mes fantômes s’envolent. Si j’en faisais ma femme ? Peut-être chasserait-elle les démons de mon chevet. Elle prétend avoir des amulettes contre les mauvais esprits, et je te jure qu’il y a des moments où je suis tenté d’y croire.

— Elle a un talisman souverain, répondis-je, elle t’aime ! Va, mon ami, épouse mademoiselle Roque. Elle est belle, et vous aurez de beaux enfants ; elle est bonne, et elle chassera les mauvais souvenirs ; elle a de quoi vivre, et, si tu étais forcé de quitter le service, tu ne serais pas dans la gêne. Elle est agréée de Pasquali, et elle adoucira ses vieux jours. Enfin c’est une bonne action à faire que de ne pas la laisser retomber dans l’isolement, et, le jour où tu te dévoueras vraiment à une femme, les démons cesseront de te reprocher le passé.

La Florade me serra énergiquement la main, et nous nous rendîmes ensemble au quartier de Tamaris. Je l’y laissai et courus au baou rouge. Je trouvai le brigadier occupé à élaguer un pied de mauve de dix pieds de haut, qui ornait sa porte.

— Non, je n’ai pas oublié ! dit-il quand il m’eut entendu. J’ai juré ! Et, d’ailleurs, quand même la sainte dame ne m’aurait pas arraché ce serment-là, la chose m’avait fait trop de mal ! Je ne suis pas méchant, moi, et, quand j’ai cru avoir tué ce jeune homme, je n’attendais que d’avoir enterré ma femme pour me tuer aussi. Dieu a voulu qu’il en revienne, et je n’irai pas contre la volonté de Dieu !

Il me pria d’entrer chez lui. L’ordre et la propreté y régnaient toujours. Les petites filles étaient bien tenues et fort embellies. La crainte ne les paralysait plus. Elles étaient vraiment aimables. J’en fis compliment à leur père.

— Vous voyez, dit-il en soupirant. C’étaient pourtant de bons enfants bien sages ! Ah ! comme on pourrait être heureux, si on voulait se contenter de ce que Dieu vous donne !

Il embrassa ses filles. Personne ne lui reprochait plus de les gâter ; mais, tout en savourant son bonheur, il regrettait son tourment.

Quand je retournai à Tamaris, Pasquali vint à ma rencontre.

— C’est bien, me dit-il, tu es un brave garçon et tu mérites le bonheur que tu as. Le filleul vient de parler à la petite Roque et de lui engager sa parole. Tu peux partir à présent, puisque retourner auprès de notre chère marquise est la récompense du bien que tu nous fais.

J’embrassai le bon parrain et les nouveaux fiancés. Marescat me reconduisit à Toulon, et je lui serrai les mains en le quittant, car c’était, lui aussi, un bon et honnête homme.

Ma bien-aimée promise est aujourd’hui ma femme. Que pourrais-je ajouter à ce mot, qui résume toute ma félicité, toute ma foi et toute ma gloire en ce monde ? Paul est la bénédiction de notre vie, et, si je ne regrette pas ma pauvreté méritante, c’est parce que j’ai pu rester laborieux et actif en soignant mes semblables sans autre récompense que leur affection.


FIN.



PARIS. — IMPRIMERIE DE J. CLAYE, RUE SAINT-BENOIT, 7.