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Tante Gertrude/03

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Éditions du « Petit Écho de la Mode » (7p. 25-35).


CHAPITRE III


— Je t’ennuie peut-être, Jean, mais, vois-tu, il faut me laisser babiller ! je suis si heureuse ! si heureuse ! Vite ! approche-toi un peu, que je t’embrasse encore une fois pendant qu’il n’y a personne sur la route.

Et Madeleine de Ponthieu, n’ayant pas la patience d’attendre que son frère se penchât, l’attrapa si brusquement par le cou que le jeune homme faillit perdre l’équilibre et tomber de son siège.

— Tu es ridicule, Madeleine, avec tes manières d’enfant gâtée.

— Oh ! ne gronde pas, « maman Jean », ne gronde pas, sinon je vais pleurer. Et il paraît que je suis laide à faire peur quand je pleure, c’est Gontran qui me le dit. Il ne faut pas que votre petite sœur soit laide, n’est ce pas, monsieur ? Là ! maintenant je vais rester bien tranquille et ne plus bouger du tout. Quel temps superbe ! Que c’est beau la campagne pendant l’été ! Et dire que me voilà pour deux mois dans ce délicieux pays : ils sont si amusants tous tes bons paysans belges avec leur « savez-vous ! » Il n’y a que ton prince qui me chiffonne ; il a l’air si imposant !… Le véritable revers de la médaille, c’est ce nom de Bernard ! — Bonjour, mademoiselle Bernard. — Les premières fois que je l’entendais, je croyais toujours qu’il y avait une autre personne derrière moi, et je me retournais pour voir Mlle Bernard… Bon ! voilà que je t’ai fait de la peine ! Il n’y a plus du tout de fossette, là — et l’enfant effleura légèrement de son petit doigt la joue de son frère ; — quand la fossette disparaît tout à fait, c’est que « maman Jean » a du chagrin… Non ! va, c’est fini ! je n’en parlerai plus jamais, jamais ! De temps en temps, pour me consoler, je m’appellerai Mlle de Ponthieu tout haut, et gros comme le bras ! Mais n’aie pas peur, c’est lorsque je serai toute seule et sûre qu’on ne pourra pas m’entendre. Ah ! voilà le Castelet ! Dieu, que c’est joli ! Qu’elle est ravissante ta maisonnette ! elle me semble encore plus pittoresque à cette époque qu’à Pâques. Et Stop ? Oh ! il me reconnaît ! Oui, mon gros Stop, c’est moi ! c’est la petite maîtresse !

Et la charrette anglaise était à peine arrêtée que la fillette était déjà par terre, caressant l’épagneul qui bondissait autour d’elle, en jappant de toutes ses forces.

Madeleine de Ponthieu avait alors treize ans ; mais, grande et élancée comme elle l’était, on lui en eût donné quinze. Elle était brune, ainsi que son frère aîné, mais c’était la seule ressemblance qui existait entre eux, car leurs traits formaient un contraste frappant. Le jeune homme avait hérité des grands yeux de velours, caressants et un peu tristes de sa mère, tandis que la fillette avait le regard pétillant de malice de M. de Ponthieu. Au moral, la différence était encore plus marquée : grave et souvent silencieux, Jean était plutôt enclin à la rêverie ; Madeleine, étourdissante de gaieté et d’entrain, avait une verve intarissable. Douée d’un esprit vif, elle voyait immédiatement le côté drôle des choses, et ses réflexions toujours amusantes, malicieuses et sans méchanceté, faisaient d’elle un véritable boute-en-train, tandis que sa bonne nature, droite et franche, ses manières sans prétentions, lui attiraient toutes les sympathies.

Jean de Ponthieu adorait sa petite sœur. Depuis six ans qu’il était resté son seul protecteur, il avait toujours veillé sur elle avec une sollicitude continuelle, l’entourant de soins quasi maternels ; l’enfant, qui en était touchée et amusée tout à la fois, l’appelait souvent sa « maman Jean ». Elle avait bien senti que c’était pour elle, et pour Gontran son frère, de deux ans plus âgé, que le jeune homme travaillait sans relâche ; aussi, de son côté, s’efforçait-elle de payer en affection et en tendresse tout ce qu’il dépensait de dévouement autour d’eux.

— Pauvre « maman Jean », disait-elle quelquefois à Gontran, son confident habituel, il faut bien l’aimer. Il pourrait être libre et heureux ! il pourrait se marier ! Et à cause de ses deux grands enfants, il restera vieux garçon, tu verras ! Quelle est la famine qui voudrait se charger de famille comme ça, et travailler avec lui pour nous élever ?

Depuis son arrivée en Belgique, Jean avait mis sa sœur en pension à Bruxelles, afin de l’avoir plus près de lui et de pouvoir la faire sortir, aux jours de congé. Quant à Gontran, qui avait un grand désir d’entrer à Polytechnique, il l’avait laissé à Paris, dans le lycée où il faisait ses études, et il ne le voyait qu’aux vacances d’été.

On était au commencement d’août ; Gontran était revenu depuis deux jours, et Jean ramenait sa sœur qu’il était allé chercher à Bruxelles.

C’était un grand bonheur pour les deux enfants que ce retour chez leur frère. Le Castelet, comme s’appelait la maison du régisseur, était une vaste habitation, située au fond du parc, à quelques centaines de pas du château et à l’entrée du bois qui formait une partie de l’immense propriété dont Jean avait la gérance.

Le prince d’A… ne faisait que de rares apparitions dans ce domaine ; il venait parfois avec des amis s’y installer pendant une semaine ou deux à l’époque de la chasse. Quand il avait besoin de le voir, Jean allait à Bruxelles, dans le superbe palais qui était la résidence habituelle du prince. Ce dernier, surpris et charmé de la distinction de son régisseur, l’accueillait toujours avec plaisir, le retenait même souvent plusieurs jours, aimant à s’entretenir avec lui.

Lorsqu’il venait par hasard au château et que les enfants étaient là, il s’intéressait vivement à eux ; la petite Madeleine surtout le ravissait par sa gaieté et ses fines réparties. Il admirait le confort, la bonne entente, le calme reposant de cet intérieur modeste ; le Castelet le charmait et il y passait des heures entières, partageant parfois le repas simple et frugal des jeunes gens. Déjà vieux et souvent souffrant, la gaieté de ces enfants le réconfortait, la vue de la tendresse qui les unissait lui réchauffait le cœur. Il était bien rare que Madeleine, en arrivant en vacances, ne trouvât pas quelque cadeau du vieux seigneur. Cette fois il s’était surpassé, et la fillette en entrant dans le petit salon aux meubles garnis de cretonne claire, ouvrit de grands yeux étonnés.

— On ! Jean, tu as acheté un piano ? demanda-t-elle en joignant les mains dans son ravissement.

— Non, Madeleine, mes moyens ne me permettent pas ce luxe. Ne devines-tu pas qui l’a fait mettre là ?

— Le prince ?

— Oui, mignonne, c’est à lui que tu dois cette surprise.

— Où est-il ? que je coure le remercier. Vite ! vite ! Mais qu’ai-je fait de mon chapeau ? je l’ai accroché quelque part et je ne le trouve plus. Gontran, as-tu vu mon chapeau ?

Le jeune garçon qui venait d’entrer sourit à la question ; il était si bien habitué à rechercher toute la journée ce que l’étourdie laissait dans les coins.

— Ne te dérange pas, dit Jean, c’est inutile. Le prince est malheureusement fort souffrant depuis huit jours, et il ne peut quitter Bruxelles.

— Quel dommage ! Pourquoi les bons souffrent-ils ? Et cette question l’ayant soudain rendue pensive, la fillette resta un instant silencieuse. Puis, se reprenant, elle continua :

— Je vais lui écrire une longue lettre dans laquelle je mettrai tout mon cœur pour le remercier. Mais, auparavant, allons voir tous mes amis. Viens-tu, Gontran ?

Et la petite, prenant son frère par le bras, l’entraîna dehors à la recherche de ceux qu’elle appelait ses amis et qui n’étaient autres que tous les animaux domestiques du Castelet.

Jean, resté seul, se dirigea vers la pièce qui lui servait de cabinet de travail et, s’asseyant à son bureau, il s’apprêta à revoir quelques comptes de fermage à régler.

Par la fenêtre ouverte, le rire frais et sonore de Madeleine lui arrivait, et il pouvait entendre ses réflexions :

— Si Jean était riche, je lui demanderais de m’acheter un tout petit poney comme celui que nous avons rencontré sur la route ce matin.

Ces simples mots prononcés par sa sœur plongeaient le jeune homme dans une profonde rêverie.

« Si Jean était riche… »

Une sorte de regret, quelque chose d’indéfinissable lui venait à cette pensée. Riche !… il aurait pu l’être, s’il avait voulu. Pourquoi avait-il refusé cette occasion unique qui lui avait été offerte la semaine précédente ? Comme tout cela s’était fait vivement ! Il était là, à ce même bureau, quand une lettre lui était parvenue lui annonçant une nouvelle aussi étrange qu’inattendue ! Quelque chose qui lui faisait l’effet d’un conte de fée.

Son oncle, M. de Neufmoulins, était mort lui laissant, à lui, Jean de Ponthieu, sa fortune et ses immenses domaines, à la condition d’épouser Paule Wanel dans l’année qui suivrait sa mort…

Antoine de Radicourt, le seul ami à qui il eût révélé son incognito, le seul ami qui lui fût resté fidèle dans l’épreuve, avait lu dans les journaux l’annonce que le notaire, Me Saint-Riquier, y avait fait insérer, priant le comte Jean de Ponthieu, dont on ignorait complètement la résidence, de vouloir bien se présenter à son étude pour affaire importante. M. de Radicourt avait écrit à Me Saint-Riquier, et il avait été le premier à faire part à son ami de l’étonnante nouvelle !

Ah ! certes, le mirage avait été beau ! la tentation avait été forte !… Jean, ébloui un instant par la perspective d’une situation digne de lui, avait hésité. Pourquoi refuser cette chance de fortune qui s’offrait à lui, et qu’il ne retrouverait jamais ? En avait-il même le droit, pour le bien de ceux dont il s’était fait le père et le protecteur ?… Mais la vision d’une jeune mariée, radieuse dans le nuage blanc de son voile, attachant un regard souriant et tendre sur le vulgaire compagnon qui marchait à ses côtés, avait suffi pour rompre le charme… Non ! jamais il n’accepterait de donner son nom à Mme Wanel ! Il ne se marierait probablement pas ; sa vie appartenait à Gontran et à Madeleine. En tout cas, s’il aimait un jour, ce serait une autre femme que cette créature frivole et coquette ; il fallait que le beau nom de Ponthieu fût dignement porté !

Et l’image de sa mère, avec son air distingué, son expression tendre et triste, se dressait devant ses yeux ! Il la revoyait supportant courageusement les épreuves, sans avoir jamais une plainte, luttant bravement, s’oubliant elle-même pour donner un peu de bien-être à ses enfants orphelins et dépouillés par un père bon et prodigue. Il se souvenait de l’heure déchirante où la noble créature l’avait quitté, pour aller retrouver dans la tombe le mari qu’elle avait toujours aimé et respecté malgré ses faiblesses…

— Mon pauvre Jean, avait-elle murmuré en lui serrant la main, vous allez être seul maintenant à porter le fardeau…

Puis, lui montrant d’un geste navré le frère et la sœur, qui, inconscients de leur malheur, jouaient gaiement auprès de son lit :

— C’est tout ce que je vous lègue, mon fils.

Et depuis, Jean n’avait pas, lui non plus, failli à sa tâche ! Il s’était montré le digne fils de sa mère qui, là-haut, pouvait être aussi fière de lui que tranquille sur le sort de ceux qu’elle lui avait légués…

Parfois, pendant ces six années, la vie avait été bien dure pour le jeune homme : Jean Bernard, le régisseur du prince d’A…, avait connu des heures sombres. Mais lorsqu’il était sur le point de s’abandonner au découragement, la pensée de sa mère l’avait toujours relevé, son souvenir l’avait soutenu. En cette dernière circonstance encore, ce fut la douce vision qui le détourna de la tentation d’accepter la fortune qui s’offrait à lui : il fallait à ses enfants, si Dieu lui en envoyait un jour, une mère comme la sienne ! Aussi, presque honteux d’un moment d’hésitation, il avait écrit au notaire, refusant net l’héritage de son oncle dans les conditions stipulées.

Mais ces simples mots de Madeleine : « Si Jean était riche… » avaient soudain éveillé en lui un monde de pensées, presque de regrets. Serait-il jamais riche ? La fortune ne le tentait guère pour lui-même, il ne désirait qu’une chose : arriver au moins à une situation indépendante qui lui permît de porter son nom et son titre. Il travaillait, on peut le dire, jour et nuit avec acharnement. Utilisant son talent de peintre, il était entré en relations avec une grande maison de Bruxelles, qui lui confiait l’exécution des miniatures dont elle avait les commandes ; Jean employait à ce surcroît de besogne tous les instants de loisirs que lui laissait son poste de régisseur.

— À quelle heure te couches-tu donc, Jean ? demandait un jour Madeleine ; je vois de la lumière dans ta chambre chaque fois que je m’éveille la nuit.

— Tu auras rêvé, petite sœur, répondit Jean, et tu auras pris la lune pour une grosse lampe.

— Non, non, je n’ai pas rêvé, protesta l’enfant ; d’ailleurs, Gontran l’a remarqué aussi.

— Cela devient sérieux, dit Jean en souriant ; est-ce que je serais somnambule ?

Chaque jour, le jeune homme prenait la charrette anglaise, mise à sa disposition, et allait jeter un coup d’œil partout. Tous les paysans, dans les champs, le saluaient d’un respectueux : « Bonjour, monsieur Bernard ! »

Tous éprouvaient une profonde sympathie pour le régisseur, dont la nature droite et loyale gagnait quiconque l’approchait. Il y avait dans l’extérieur de Jean, dans son regard un peu fier, dans ses manières réservées, quelque chose de distingué qui les frappait ; ils sentaient que le régisseur n’était pas un homme ordinaire, ils le respectaient et l’aimaient tout à la fois. Jamais de sa part une observation déplacée, un reproche immérité ; et lorsqu’on lui présentait une requête, on était sûr qu’il y ferait droit sur-le-champ, si la demande était justifiée. Mais, d’un autre côté, il se montrait impitoyable pour les maraudeurs, les braconniers, les voleurs de toute sorte dont il avait bien vite découvert les fraudes et les rapines.

— C’est un fameux lapin, not’ régisseur, disaient souvent les paysans ; il voit tout, il sait tout et il est partout ! C’est un gas qui s’y connaît et qui n’a pas froid aux yeux quand on lui manque !

Il n’en était pas moins aimé et populaire parmi tous, grands et petits. Savait-il un enfant malade, il s’arrêtait devant la chaumière et le visitait chaque jour, donnant un conseil utile à l’occasion, apportant un remède, une petite douceur. Aussi le nom de Jean Bernard était bien connu dans le pays, et le jeune régisseur jouissait d’un réel prestige.

Madeleine et Gontran étaient, aussi, grands amis avec les paysans, et lorsque Jean leur proposa, le lendemain de leur arrivée, de l’accompagner dans sa tournée habituelle, ils ne se firent pas prier et grimpèrent lestement dans la voiture.

Ils arrivèrent bientôt à un immense champ de blé où travaillait une vraie troupe de moissonneurs.

Jean, qui examinait tout d’un regard rapide et circulaire, pendant que Madeleine courait avec Gontran pour voir finir une meule gigantesque, fronça tout à coup les sourcils et, appelant un des surveillants :

— Mathieu, dit-il d’une voix brève, je vous avais formellement défendu de laisser des hommes, et surtout des étrangers, glaner ici ; comment se fait-il que j’en aperçois trois là-bas ?

— Monsieur Bernard, répondit le paysan, un peu embarrassé, j’ai déjà essayé plusieurs fois de les renvoyer, mais je n’ai pas pu leur faire entendre raison.

— C’est bien, dit Jean, j’y vais.

Et le régisseur se dirigea vivement vers trois solides gaillards, au visage basané, aux traits vulgaires.

— Qui vous a donné le droit de glaner ici ? interrogea-t-il lorsqu’il fut auprès d’eux.

Le plus âgé se tourna vers Jean d’un air insolent ; mais, devant le regard froid et l’attitude énergique du jeune homme, il hésita, un peu interdit.

— N’avez-vous pas honte, continua celui-ci, vous, des hommes robustes, de vous arroger ainsi un privilège réservé aux veuves et aux orphelins ?

— Nous cherchons de l’ouvrage, balbutia l’un des trois.

— Vous cherchez de l’ouvrage ? C’est parfait ! Je vais vous en faire donner, et ce soir vous toucherez votre salaire comme les autres. Mais, sachez-le bien, jamais je ne tolérerai le métier honteux que vous faites en ce moment ; les femmes, les faibles et les petits peuvent glaner tant qu’ils le veulent ! Je recommande même qu’on les aide au besoin et qu’on ajoute un peu à leur récolte quand elle aura été trop maigre ; pour les hommes, je ne veux que des travailleurs. Que décidez-vous ?

Les trois vagabonds, subjugués par le ton ferme et l’assurance du régisseur, s’étaient regardés.

— Nous ne demandons pas mieux que de travailler, murmura le plus âgé.

— C’est bien. Mathieu, faites donner des outils à ces hommes, et que, la journée finie, ils touchent ce qui leur sera dû.

Jean s’éloigna, suivi d’un regard approbateur de la part des paysans.

— C’est ça qui s’appelle parler ! dit l’un d’entre eux. Voilà un homme, notre M. Bernard !

À l’autre bout du champ, Madeleine s’extasiait devant la superbe meule presque terminée, tandis que Gontran, qui avait mis habit bas, aidait au travail avec un véritable plaisir, à la grande joie des ouvriers.

— Eh ! regarde, Jean, s’écria la fillette, en voyant arriver son frère, regarde comme c’est bien fait ! Il n’y a pas un brin de paille qui dépasse ! C’est vraiment beau !

Il était tard, et le soleil était presque couché lorsqu’ils reprirent le chemin du Castelet, malgré les prières de Madeleine qui aurait voulu rester encore avec ses nouveaux amis les moissonneurs. Elle rapportait précieusement la magnifique gerbe de coquelicots et de bleuets qu’ils avaient cueillis à son intention, et qui devait orner sa modeste petite chambre.

Assise à côté de Jean, sur le devant de la voiture, elle aspirait avec délices les senteurs qui montaient des haies au bord de la route et des champs qu’ils traversaient, tandis que son frère l’admirait, tout en écoutant ses réflexions gaies et spirituelles. Elle était vraiment ravissante Madeleine de Ponthieu, avec ses grands yeux bruns, frangés de longs cils recourbés ; sa magnifique chevelure noire flottait librement sur ses épaules, son chapeau de paille à large bord, qu’elle avait rejeté en arrière pour être plus à l’aise, lui formait une sorte d’auréole, et son sourire, tout à la fois tendre et espiègle, ajoutait encore au charme inconscient de sa physionomie expressive.

— Oh ! Jean, regarde la belle gravure de mode qui s’avance !

En ce moment, un léger tilbury croisa la voiture du régisseur, qui avait mis son cheval au pas pour monter la côte.

Une jeune femme aux cheveux teints, au visage poudré, à la toilette excentrique, dévisagea les jeunes gens d’un air légèrement insolent à travers le face-à-main au long manche d’écaille.

— Pas mal cette petite ! murmura-t-elle. Et se tournant vers son compagnon, à qui un faux-col raide, d’une hauteur ridicule, donnait une tournure grotesque :

— Qui est-ce donc ?

— Sans doute une parente de cet intendant du prince d’A…

Ces mots arrivèrent distinctement aux oreilles de Jean et une vive rougeur empourpra ses joues, tandis qu’un éclair brillait dans ses prunelles sombres.

— Je suis sûre que le monsieur qui accompagne la gravure de mode a avalé un manche à balai ! dit Madeleine, qui n’avait rien entendu.

— Pauvre homme ! il doit avoir le torticolis, ajouta gaiement Gontran.

Mais Jean, les sourcils froncés, le regard vague, avait perdu tout son entrain, et semblait plongé dans une profonde rêverie, que les enfants n’osèrent troubler.

Ce mot d’« intendant » l’avait cinglé comme un coup de fouet, son orgueil se révoltait soudain. Un regret lui venait à cet instant de n’avoir pas accepté la clause du testament. Et la vision de ce château dont il serait à cette heure le propriétaire, de ce vaste domaine où il régnerait en maître, se dressa devant lui !… Il se vit dans ce grand salon somptueux, où il n’était pas entré depuis quinze ans. auprès de cette cheminée monumentale que tous les touristes venaient admirer, recevant les hommages et les félicitations des seigneurs voisins.

Et l’image de celle que tous saluaient comme la comtesse de Ponthieu, lui apparut alors dans sa radieuse beauté !… Il revit le visage aux traits si fins et si purs, les grands yeux de velours pleins de douceur, la bouche tendre au sourire caressant, la taille souple et gracieuse, la démarche élégante de Paule… Il se sentit envahi par un désir étrange, irrésistible de contempler, ne fût-ce qu’un instant, la ravissante créature dont le souvenir le poursuivait sans cesse depuis son refus brutal d’unir sa destinée à la sienne… Il eût tout donné pour savoir ce qu’elle avait pensé de ce testament, il ne s’en était même pas informé ! Pourquoi ? Ne l’avait-il pas blessée par cet oubli dédaigneux ! Comment avait-elle jugé sa conduite en ces circonstances ? Elle avait dû le trouver assez mal élevé. Il n’avait pas eu avec elle les simples égards que tout gentilhomme doit à une femme…

Mais il se calma tout à coup : la jeune fille qui avait consenti à épouser un Wanel pour avoir sa fortune, devait ignorer tout sentiment délicat, et il était vraiment bien naïf de les lui prêter ! Après tout, les choses étaient bien comme il les avait voulues… Mieux valait endurer l’humiliation de s’appeler Bernard l’intendant, que de donner ce beau nom de Ponthieu à qui n’en était pas digne !

Et toute trace de cet orage qui avait bouleversé le cœur de Jean avait disparu ce soir-là, comme il écoutait, un peu triste encore, mais résigné, la voix vibrante de Madeleine chantant gaiement une ronde populaire que Gontran accompagnait au refrain.