Théorie des fonctions analytiques/Introduction

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INTRODUCTION.

Des fonctions en général. Des fonctions primitives et dérivées. Des différentes manières dont on a envisagé le calcul différentiel. Objet de cet ouvrage.

On appelle fonction d’une ou de plusieurs quantités toute expression de calcul dans laquelle ces quantités entrent d’une manière quelconque, mêlées ou non avec d’autres quantités qu’on regarde comme ayant des valeurs données et invariables, tandis que les quantités de la fonction peuvent recevoir toutes les valeurs possibles. Ainsi, dans les fonctions, on ne considère que les quantités qu’on suppose variables, sans aucun égard aux constantes qui peuvent y être mêlées.

Le mot fonction a été employé par les premiers analystes pour désigner en général les puissances d’une même quantité. Depuis, on a étendu la signification de ce mot à toute quantité formée d’une manière quelconque d’une autre quantité. Leibnitz et les Bernoulli l’ont employé les premiers dans cette acception générale, et il est aujourd’hui généralement adopté.

Lorsqu’à la variable d’une fonction on attribue un accroissement quelconque, en ajoutant à cette variable une quantité indéterminée, on peut, par les règles ordinaires de l’Algèbre, si la fonction est algébrique, la développer suivant les puissances de cette indéterminée. Le premier terme du développement sera la fonction proposée, qu’on appellera fonction primitive ; les termes suivants seront formés de différentes fonctions de la même variable, multipliées par les puissances successives de l’indéterminée. Ces nouvelles fonctions dépendront uniquement de la fonction primitive dont elles dérivent et pourront s’appeler fonctions dérivées. En général, quelle que soit la fonction primitive, algébrique ou non, elle peut toujours être développée ou censée développée de la même manière, et donner ainsi naissance à des fonctions dérivées. Les fonctions, considérées sous ce point de vue, constituent une Analyse d’un genre supérieur à l’Analyse ordinaire par sa généralité et ses nombreux usages, et l’on verra dans cet Ouvrage que l’Analyse qu’on appelle vulgairement transcendante ou infinitésimale n’est au fond que l’Analys des fonctions primitives et dérivées, et que les Calculs différentiel et intégral ne sont, à proprement parler, que le calcul de ces mêmes fonctions.

Les premiers géomètres qui ont employé le Calcul différentiel, Leibnitz, les Bernoulli, L’Hôpital, etc l’ont fondé sur la considération des quantités infiniment petites de différents ordres, et sur la supposition qu’on peut regarder et traiter comme égales les quantités qui ne diffèrent entre elles que par des quantités infiniment petites, à leur égard. Contents d’arriver par les procédés de ce Calcul, d’une manière prompte et sûre, à des résultats exacts, ils ne se sont point occupés d’en démontrer les principes. Ceux qui les ont suivis, Euler, d’Alembert, etc., ont cherché à suppléer à ce défaut en faisant voir, par des applications particulières, que les différences qu’on suppose infiniment petites doivent être absolument nulles et que leurs rapports, seules quantités qui entrent réellement dans le calcul, ne sont autre chose que les limites des rapports des différences finies ou indéfinies.

Mais il faut convenir que cette idée, quoique juste en elle-même, n’est pas assez claire pour servir de principe à une science dont la certitude doit être fondée sur l’évidence, et surtout pour être présentée aux commençants ; d’ailleurs, il me semble que, comme dans le Calcul différentiel, tel qu’on l’emploie, on considère et on calcule en effet les quantités infiniment petites ou supposées infiniment petites elles-mêmes, la véritable métaphysique de ce Calcul consiste en ce que l’erreur résultant de cette fausse supposition est redressée ou compensée par celle qui naît des procédés mêmes du calcul, suivant lesquels on ne retient dans la différentiation que les quantités infiniment petites du même ordre. Par exemple, en regardant une courbe comme un polygone d’un nombre infini de côtés chacun infiniment petit, et dont le prolongement est la tangente de la courbe, il est clair qu’on fait une supposition erronée ; mais l’erreur se trouve corrigée dans le calcul par l’omission qu’on y fait des quantités infiniment petites. C’est ce qu’on peut voir aisément dans des exemples, mais dont il serait peut-être difficile de donner une démonstration générale.

Newton, pour éviter la supposition des infiniment petits, a considéré les quantités mathématiques comme engendrées par le mouvement, et il a cherché une méthode pour déterminer directement les vitesses ou plutôt le rapport des vitesses variables avec lesquelles ces quantités sont produites ; c’est ce qu’on appelle, d’après lui, la Méthode des fluxions ou le Calcul fluxionnel, parce qu’il a nommé ces vitesses fluxions des quantités. Cette Méthode ou ce Calcul s’accorde, pour le fond et pour les opérations, avec le Calcul différentiel, et n’en différe que par la Métaphysique, qui paraît en effet plus claire, parce que tout le monde a ou croit avoir une idée de la vitesse. Mais, d’un côté, introduire le mouvement dans un calcul qui n’a que des quantités algébriques pour objet, c’est y introduire une idée étrangère et qui oblige à regarder ces quantités comme des lignes parcourues par un Mobile de l’autre, il faut avouer qu’on n’a pas même une idée bien nette de ce que c’est que la vitesse d’un point à chaque instant lorsque cette vitesse est variable, et l’on peut voir, par le savant Traité des fluxions de Maclaurin, combien il est difficile de démontrer rigoureusement la Méthode des fluxions et combien d’artifices particuliers il faut employer pour démontrer les différentes parties de cette Méthode.

Aussi Newton lui-même, dans son Livre des Principes, a préféré, comme plus courte, la Méthode des dernières raisons des quantités évanouissantes, et c’est aux principes de cette Méthode que se réduisent en dernière analyse les démonstrations relatives à celle des fluxions. Mais cette Méthode a, comme celle des limites dont nous avons parlé plus haut, et qui n’en est proprement que la traduction algébrique, le grand inconvénient de considérer les quantités dans l’état où elles cessent, pour ainsi dire, d’être quantités, car, quoiqu’on conçoive toujours bien le rapport de deux quantités tant qu’elles demeurent finies, ce rapport n’offre plus à l’esprit une idée claire et précise aussitôt que ses termes deviennent l’un et l’autre nuls à la fois.

C’est pour prévenir ces difficultés qu’un habile géomètre anglais, qui a fait dans l’Analyse des découvertes importantes, a proposé dans ces derniers temps de substituer à la Méthode des fluxions, jusqu’alors suivie scrupuleusement par tous les géomètres anglais, une autre Méthode purement analytique, et analogue à la Méthode différentielle, mais dans laquelle, au lieu de n’employer que les différences infiniment petites ou nulles des quantités variables, on emploie d’abord des valeurs différentes de ces quantités, qu’on égale ensuite, après avoir fait disparaître par la division le facteur que cette égalité rendrait nul. Par ce moyen, on évitez-la vérité les infiniment petits et les quantités évanouissantes ; mais les procédés et les applications du calcul sont embarrassants et peu naturels, et l’on doit convenir que cette manière de rendre le Calcul différentiel plus rigoureux dans ses principes lui fait perdre ses principaux avantages, la simplicité de la méthode et la facilité des opérations. (Voir l’Ouvrage intitulé The residual Analysis a new branch of the algebric art, by John Landen, London, 1764, ainsi que le Discours publié par le même Auteur, en 1758, sur le même objet.)

Ces variations dans la manière d’établir et de présenter les principes du Calcul différentiel, et même dans la dénomination de ce Calcul, montrent, ce me semble, qu’on n’en avait pas saisi la véritable théorie, quoiqu’on eût trouvé d’abord les règles les plus simples et les plus commodes pour le mécani\sine des opérations.

On trouvera de nouvelles considération sur cet objet dans la première Leçon sur le Calcul des fonctions.

Dans un Mémoire imprimé parmi ceux de l’Académie de Berlin, de 1772, et dont l’objet était l’analogie entre les différentielles et les puissances positives et entre les intéérrales et les puissances négatives, j’avançai que la théorie du développement des fonctions en série contenait les vrais principes du Calcul différentiel, dégagés de toute considération d’infiniment petits ou de limites, et je démontrai par cette théorie le théorème de Taylor, qui est le fondement de la méthode des séries, et qu’on n’avait encore démontré que par le secours de ce Calcul ou par la considération des différences infiniment petites.

Depuis, Arbogast a présenté à l’Académie des Sciences un Mémoire où la même idée est exposée avec des développements et des applications qui lui appartiennent. Mais, l’Auteur n’ayant encore rien publié sur ce sujet[1], et m’étant trouvé engagé par des circonstances particulières à développer les principes généraux de l’Analyse, j’ai rappelé mes anciennes idées sur ceux du Calcul différentiel, et j’ai fait de nouvelles réflexions tendant à les confirmer et à les généraliser ; c’est ce qui a occasionné cet écrit, que je ne me détermine à publier que par la considération de l’utilité dont il peut être à ceux qui étudient cette branche importante de l’Analyse.

Il peut, au reste, paraître surprenant que cette manière d’envisager le Calcul différentiel ne se soit pas offerte plus tôt aux géomètres, et surtout qu’elle ait échappé à Newton, inventeur de la Méthode des séries et de celle des fluxions. Mais nous observerons à cet égard qu’en effet Newton n’avait d’abord employé que la simple considération des séries pour résoudre le problème troisième du second Livre des Principes, dans lequel il cherche la loi de la résistance nécessaire pour qu’un corps pesant décrive librement une courbe donnée, problème qui dépend naturellement du Calcul différentiel ou fluxionnel. On sait que Jean Bernoulli trouva cette solution fausse en la comparant avec celle qui résulte du Calcul différentiel, et son neveu, Nicolas, prétendit que l’erreur venait de ce que Newton avait pris le troisième terme de la série convergente, dans laquelle il réduisait l’ordonnée de la courbe donnée, pour la différentielle seconde de cette ordonnée, et le quatrième pour la différentielle troisième, au lieu que, suivant les règles du Calcul différentiel, ces termes ne sont, l’un que la moitié, l’autre que la sixième partie des mêmes différentielles. (Voir les Mémoires de l’Académie des Sciences de 1711 et le Tome I des Œuvres de Jean Bernoulli.) Newton, sans répondre, abandonna entièrement sa première Méthode et donna, dans la seconde édition des Principes, une solution différente du même problème, fondée sur la méthode même du Calcul différentiel. Depuis, on n’a plus parlé de l’application de la Méthode des séries à ce genre de problèmes que pour avertir de la méprise dans laquelle Newton était tombé et faire sentir la nécessité d’avoir égard à l’observation de Nicolas Bernoulli. (Voir l’Encyclopédie, aux articles Différentiel, Force.) Mais nous ferons voir que cette méprise ne vient point du fond de la méthode, mais simplement de ce que Newton n’a pas tenu compte de tous les termes auxquels il fallait avoir égard, et nous rectifierons de cette manière sa première solution, dont aucun des commentateurs des Principes n’a fait mention.

L’objet de cet Ouvrage est de donner la théorie des fonctions, considérées comme primitives et dérivées, de résoudre par cette théorie les principaux problèmes d’Analyse ; de Géométrie et de Mécanique, qu’on fait dépendre du Calcul différentiel, et de donner par là à la solution de ces problèmes toute la rigueur des démonstrations des Anciens.


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  1. L’Ouvrage que feu Arbogast a donné, en 1800, sous le titre de Calcul des dérivations, a un objet différent, comme l’Auteur en avertit lui-même à la fin de sa Préface.