Tombouctou la mystérieuse/I

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Flammarion (p. 1-17).
Le Niger.  ►

I

DE PARIS AU NIGER

Assurément le voyage n’est pas aussi simple que celui de Nice ou d’Alger.

S’étant endormi dans un wagon, au départ de Paris, on ne se réveille que six semaines plus tard dans un chaland-pirogue sur le Niger. Cependant on va voir que tout n’est pas difficultés dans cette longue route, ni barbarie dans ces pays hier encore mystérieux.

Un paquebot vous débarque d’abord au Sénégal, ce pays qui est nôtre depuis des siècles et que la masse du public ne connaît guère que par cette mention thermométrique inscrite entre « bains ordinaires » et « culture des vers à soie », aux environs du quarantième degré centigrade : température du Sénégal.

Toute rudimentaire qu’elle soit, cette notion n’est même pas exacte. Croiriez-vous que, des mois durant, on porte au Sénégal le pardessus, matin et soir ? La moyenne de la température, à l’observatoire local, est de 24 degrés et non 40.

Au surplus, de Dakar, le port de la colonie et le plus beau refuge de navires de toute l’Afrique, l’on parvient en chemin de fer à Saint-Louis, la capitale. Saluons ces 275 kilomètres de voie ferrée : ce sont les premiers qu’Européens aient jamais posés dans l’Afrique nègre. Ils datent de 1882.

La civilisation a marqué ces terres vierges d’autres empreintes encore. À Saint-Louis et à Rufisque, place importante de commerce dans la baie de Dakar, l’électricité est installée dans les rues comme à domicile. Sous forme d’élections législatives, de municipalités et d’un conseil général, le suffrage universel sévit, ainsi que le pari mutuel et les courses de chevaux.

Pour monter au Soudan, on trouve le long des quais de Saint-Louis des petits vapeurs qui font un service régulier deux fois par mois. À bord, aménagement confortable, chère parfaite et poker au salon tout, comme sur un grand paquebot qui se respecte. Et pendant huit jours se déroulent, indécises et monotones, les rives du fleuve Sénégal. Un beau matin on s’amarre au pied d’un gros arbre sur une berge déchiquetée. Nous sommes à Kayes, port et capitale actuelle du Soudan.

Un coin de pestilence. C’est la solution de ce problème difficile : être à la fois une ville au milieu d’un marécage et un marécage au milieu d’une ville. Cette façon anormale de bâtir une cité fait croire un instant que l’on est arrivé au bout du monde. Mais on se ressaisit bientôt en voyant courir des fils télégraphiques à travers les rues et en entendant le sifflet des locomotives. En effet, une voie ferrée — la ligne du Sénégal au Niger — fait ici suite à la ligne de navigation fluviale, et un jour elle conduira le voyageur droit à Bammakou, si bien que l’on pourra se rendre, en une quinzaine, de Paris au Niger.

Pour l’heure, le rail ne court que sur environ 175 des 550 kilomètres qui séparent Kayes de Bammakou. La ligne va d’abord à Bafoulabé. Sur ces 130 premiers kilomètres, elle est dans un état normal et ouverte à l’exploitation commerciale. C’est un chemin de fer légèrement réduit, d’un
un train au soudan : voyageurs indigènes.
mètre de largeur de voie, ainsi qu’en France certains chemins de fer d’intérêt local. Le génie militaire a charge de son entretien et de son administration : les trains arrivent à ses deux extrémités avec une ponctualité remarquable. Le seul tort de la ligne est de s’arrêter à Bafoulabé, où confluent le Bafing et le Bakoy pour former le Sénégal. De là, jusqu’au 175e kilomètre, à Dioubéba, il faut provisoirement se contenter d’un Decauville.
une gare.

Le voyageur depuis son départ de Paris a donc usé des moyens de locomotion les plus variés, qui ont été en diminuant comme confort et surtout comme rapidité. Le voici maintenant en face du plus simple de tous : la route, et j’ajoute aussitôt : la route africaine, c’est-à-dire quelque chose de vague, qui n’a de commun avec la route d’Europe qu’un tracé droit, pour qui les nivellements, les empierrements, un sol stable, et la plupart du temps même les ponts, sont totalement inconnus.

Et alors seulement l’âme du voyageur africain tressaille et entre en liesse. Une autre vie va enfin commencer, pour lui la seule, la vraie, la vie de brousse… Mais je laisse bavarder mon carnet de voyage :

« À Dioubéba, ma caravane qui avait pris les devants, m’attend. Je retrouve bagages, porteurs, cheval, et par-dessus le marché une aventure singulière.

« J’étais tombé sur un cheval blanc. Je dis « tombé » car certes je ne l’aurais pas acheté avec une pareille robe. L’administration de la colonie l’avait mis à ma disposition. Un cheval blanc ! Quelle affaire… La guigne, ainsi que chacun sait ! La guigne pour tout le voyage… Comment conjurer le péril imminent ? Dame Providence s’est obligeamment chargée de me venir en aide, par une de ces voies secrètes qui sont les siennes.

« À Kayes je m’étais aperçu, heureusement à temps, de la disparition de mon tapis de selle. Je courus toutes les boutiques — ce qui ne fut pas long — et je n’en trouvai pas, pour l’excellente raison qu’en ces pays neufs on ne trouve jamais ce dont on a besoin et qu’on ne peut compter que sur soi-même. Il fallut me rabattre sur une des couvertures quelconques que l’on vend aux nègres. Je la choisis dans les prix doux, rouge, bien moelleuse aux reins du dada. Celui-ci était venu en wagon Jusqu’à Bafoulabé, mais le Decauville ne pouvant le transporter de même jusqu’à Dioubéba, je l’envoyai par la route tandis que moi-même j’utilisai encore le petit chemin de fer : 45 kilomètres à cheval sont toujours bons à éviter quand on en a encore quelques centaines en perspective ! Il faisait nuit quand le train miniature pénétra sous la voûte de verdure qui sert de hall et de gare à Dioubéba. Tout le monde était gîté. Mon cheval broutait. Rien d’anormal.

« Mais le lendemain matin, au moment de me mettre en route, et d’enfourcher ma monture pour la première fois — que vis-je ? Au lieu d’un cheval blanc, un coursier écarlate… Imagine-t-on ma joie ? C’était évidemment le doigt de Dieu qui l’avait ainsi transformé — aidé de la chaleur, de la sueur et de la couverture pour nègres. Me voilà plein de confiance pour la suite de mon voyage.

« L’aventure ne finit pas là. Malgré des pansages et des lavages répétés, impossible de rendre au cheval sa couleur primitive. La teinture, détestable pour couvertures, était merveilleuse pour chevaux. Et ma bête, dans tous les villages est l’émerveillement des indigènes : « Ah ! ces blancs ! disent-ils, ils peuvent tout, même produire des chevaux écarlates. »

« Assez mangé de cheval. Passons en revue mon équipage, comme on disait au temps du Roi-Soleil. En premier lieu vient la silhouette de mon valet de chambre, maître d’hôtel, etc., etc., qui au Soudan cumule de multiples fonctions sous le nom modeste de « garçon ». Chapeau de paille européen, boule noire lippue, veston blanc à boutons de cuivre très luisants, culotte courte à petites rayures bleu et blanc, Jambes nues, pieds idem. Personnage historique. Un des rares survivants de l’affaire Bonnier, où il figurait à titre de domestique du capitaine Nigote, l’unique officier qui échappa aux Touaregs. Certificats réjouissants : soigne à merveille les malades, atteste un médecin. Je l’ai aussitôt engagé sur ces données : si je laisse mes os ici, ce sera avec la conviction qu’ils auront été bien soignés. Au reste il est pondéré, pas bavard, digne, comme il convient à un personnage historique.

« Rien de tragique ni d’historique chez mon cuisinier. Il fait ma joie excepté aux heures des repas où je rage de désespoir. Je l’avais engagé un peu à la hâte : « Tu sais bien faire la cuisine ? » et avec beaucoup d’assurance il m’avait dit : « Oui », comme tout bon nègre quand on fait appel à ses talents. Je lui aurais demandé de même : « Sais-tu peindre des Raphaël ou des Murillo ? » qu’il m’eût répondu affirmativement avec non moins de conviction. Il siffle assez bien des cantiques et la Marseillaise, mais c’est le seul talent qu’il soit possible de lui reconnaître. En cuisine il ne réussit que de l’eau bouillie et par ricochet des œufs durs. Je suis obligé de mettre la main à la pâte — sans image.

« Le troisième et dernier personnage de mon état-major est le palefrenier. Personnage muet à barbiche et à profil sémitique. Il m’amène le cheval quand nous partons, tient l’étrier, disparaît tout le long de la route pour reparaître à l’arrivée où il tient de nouveau l’étrier et s’éclipse avec la bête. Jamais ne dit un mot. Jamais on n’a un mot à lui dire, si bien que je ne sais pas son nom. Très énigmatique en somme. Ce serait le nègre de la porte Saint-Denis que je n’en serais pas surpris quoique jusqu’à présent je n’aie pas entendu de pendule tinter dans son ventre.

« Autour de cette trinité placez 22 gaillards, de costume à peu près uniforme par la rareté du vêtement, très variés en revanche par les têtes : les uns portant les cheveux en fourrure d’astrakan, ou en nattes ; d’autres ayant le crâne rasé comme un menton de notaire ou montrant, au beau milieu, une sorte de barbiche, à moins que ce ne soit le collier des loups-de-mer. Non moins divers est le noir de leur peau : la mélasse, le charbon, le pruneau mat du pauvre et la prune d’Ente luisante, le marc de café et l’eau de Seine, toute la gamme est représentée. Mettez sur ces têtes 25 à 30 kilos sous forme de paniers en osier, de caisses et de cantines, — et vous avez le croquis complet de l’équipage que comporte une route du Soudan. »

Et maintenant qu’est-ce que cette vie de brousse si capiteuse et si captivante pour tous ceux qui l’ont vécue ? pour l’officier sorti de l’École polytechnique ou de Saint-Cyr comme pour le simple fantassin ou artilleur de marine, produit de l’école du village ; pour le descendant de famille royale comme pour le professeur de rhétorique ou le gratte-papier de ministère devenu fonctionnaire colonial ; pour l’ingénieur ou l’artiste comme pour l’employé de commerce qui gère une factorerie ? De quoi est faite sa fascination, encore subie quand ils en sont éloignés depuis longtemps ? Pourquoi ce souvenir aigu, qui jette une ombre sur les heures roses où s’est réalisé le rêve caressé, sur la blonde chevelure longtemps entrevue, sur les papillons azurés du calme et de la béatitude ? Quel philtre mystérieux renferme cette eau fraîche, cristalline, de saveur délicieuse qui n’étanche pas la soif, mais altère à jamais celui qui en goûte ?

En vérité, il est difficile d’initier le sédentaire à ce charme. Autant que pénétrant il est subtil, tellement qu’il échappe à la parole comme à la fine pointe de la plume.

Voyez. Le manger est médiocre. L’eau est médiocre. Le coucher est médiocre et la santé parfois précaire. Seules, la chaleur et la fatigue sont de qualité supérieure. Et cependant tout cela vous donne du contentement plein le cœur.

Évidemment, ce n’est ni la médiocrité de ceci, ni l’intensité de cela qui rendent si exquises les heures de brousse. Ce sont les sensations qui se greffent autour des incommodités et les tableaux qui les accompagnent. C’est l’ensemble de la vie des gens, des bêtes, des forêts et des plaines, restés tels qu’il y a des milliers et des milliers d’années. C’est vous, les contemplant avec des milliers d’années de civilisation dans les veines.

C’est — mais à distance tout cela ne paraîtra-t-il pas bizarre et incompréhensible ? — la tournure que ces gens donnent à l’expression de leur pensée. On est abordé par des colosses qui vous émietteraient avec deux doigts seulement et qui vous disent avec humilité : « Salut, je suis un pauvre de Dieu. » En revanche dans un autre village, c’est un chef vieux et squelettique qui semble totalement ignorer votre arrivée, votre présence, votre visite même. Vous êtes devant lui, tout près, vous le touchez du pied. Lui, accroupi, continue impassiblement la lecture de son Koran, plein d’un dédain superbe. Et l’on s’attend à voir siffler quelque lance, briller un sabre, grincer quelque chien de fusil. Puis, sur la route, une vieille négresse arrête votre cheval, marmotte d’incompréhensibles choses, vous sourit et vous tend des mains pleines. Pour lui faire plaisir, parce que son sourire vieillot vous rappelle que de bonnes vieilles, des pauvresses, furent pleines de pitié pour René Caillié et Mungo-Park, vos devanciers en ce coin d’Afrique, et les empêchèrent de mourir de faim, vous acceptez son présent, des patates douces. Sa joie est grande. On la double par quelque petit cadeau. Pour y mettre le comble, tant vous jouissez de son contentement, vous mordez dans l’une des racines : et tandis que, poursuivant votre route, vous mâchonnez distraitement la patate cuite et froide, vous lui trouvez un surprenant goût de marron glacé. À l’instant votre mémoire galope à la suite de mainte vision de là-bas, du pays natal, où il neige et gèle maintenant tandis que vous cuisez doucement dès l’aube dissipée.

La vie de brousse c’est aussi ces troupeaux de pintades courant sous la feuillée dans la plus complète ignorance du chasseur, c’est les perdrix se levant sous les pieds de votre cheval. C’est d’étranges et enivrantes senteurs, qui tout à coup vous enveloppent et vous envahissent dans les bois, et subitement vous abandonnent ; c’est la folie des couchers de soleil qui brusquement et passionnément colorent le ciel resté monotonement incolore tout le jour durant. C’est les nuits… Une nuit nous avions pris logement dans des cases autour de la place d’un village. Nos gens campant là, en plein air, avaient allumé de grands feux dont les lueurs découpaient dans les ténèbres une voûte rose et or. Des vols de chauves-souris étaient accourus. Alors ce fut sous la voûte rose et or un ballet fantastique : les ailes des chauves-souris, éclairées en dessous, striaient l’air de traînées éclatantes et semblaient des étoiles filantes, tandis que plus au loin, à la limite des ténèbres, des essaims de mouches lumineuses encadraient de satellites les astres mouvants. Mais de toutes ces visions et sensations inattendues on ne peut, je le répète, que rendre une bien faible part, et encore, maladroitement. Les fins morceaux qu’offre cette vie ne peuvent, décidément, se goûter dans un fauteuil.

Dioubéba, où se termine le rail du Decauville, est assis dans un ravissant décor de montagnes et d’eau : située en Europe la localité tirerait de bonnes rentes de son paysage. Le Bakoy profondément encaissé forme en ce point une longue chute rocheuse de plusieurs centaines de mètres, semée de rapides et d’écueils écumeux. Autour de l’horizon des croupes de montagnes, et sur les rives des arbres monumentaux d’où pendent de longues guirlandes de lianes. Deux Européens, un sergent du génie, faisant fonction de chef de gare, et un sapeur qui, tout en le secondant, s’occupe du télégraphe, vivent là, parfaitement heureux à ce qu’ils assurent. Ils sont mariés (à la mode du pays, s’entend !) avec de petites indigènes très gaies qui se font mille gentilles manières. Leur société est complétée par « Bibi » un Jeune hippopotame naguère capturé et très bien apprivoisé maintenant. Avec une discrétion insoupçonnable chez un pareil animal, pour ne gêner en rien ses amis dans leurs occupations, il passait ses journées au fond du Bakoy. Voulait-on s’en amuser, on allait sur la berge et on appelait : Bibi ! Bibi ! Bientôt la tête rose de Bibi émergeait ; il vous cherchait de ses petits yeux noirs, puis frétillant et ruisselant accourait se faire caresser.

La route de Dioubéba à Bammakou coupe de l’ouest à l’est à travers le massif du Fouta Dialon qui sépare les bassins du Sénégal et du Niger. Encadrée de paysages qui souvent rappellent les sites de la forêt de Fontainebleau, elle a, en plus, de l’eau abondante. Chaque soir on s’endort au bruit de quelque rapide du Bakoy, d’une cascade ou d’une chute.

Je ne sais rien de plus suggestif que cette route. Elle est la grande artère du Soudan. On y voit, au Jour le jour, passer et se résumer toute la vie de la colonie, en même temps que ce miroir reflète la vie, l’image rétrospective des grandes routes d’Europe, avant le temps des diligences. Sans les coupeurs de route, toutefois. Car depuis dix ans nous avons fait en ce pays d’énormes progrès, quant à la pacification. À cette époque, le lieutenant de vaisseau Caron y cheminant « campait toujours comme en pays ennemi avec des sentinelles la nuit ». Aujourd’hui on y est autant en sécurité qu’aux Champs-Élysées.

Non que les voitures y soient nombreuses. Mais bêtes et gens ne manquent pas. Ce sont en majeure partie des porteurs. Les uns se rendent à destination chargés de mil, de bagages, de caisses ; les autres reviennent, libres de fardeaux,
sur la route : halte de dioulas.
joyeux comme des écoliers en vacances, dansant et gambadant au son d’une flûte ou d’un tambourin qui les précède. Passent aussi des dioulas où commercants nègres avec leurs serviteurs ou captifs, leurs femmes et enfants, le tout poussant des bourriquets chargés d’étoffes, de sel, de perles, etc.

Entre Européens la rencontre est particulièrement agréable. De part et d’autre sur sa selle on s’incline, puis on se décline les noms et, quand on en a, les qualités. Sur quoi de longues causeries entre gens qui ne se connaissaient pas et ne s’étaient jamais vus, deux minutes plus tôt, commencent. On donne les nouvelles de l’intérieur pour les nouvelles de la côte et d’Europe. On apprend ce qui se passe dans les pays où l’on se rend, et ce que sont ceux qu’on ne verra pas. On échange mille petits services, et surtout l’heure. Car les montres dans ces pays ont les allures les plus
sur la route : européens en voyage.
fantaisistes. Elles ne vous donnent jamais qu’une certitude. C’est que l’on n’a pas l’heure exacte ni même approximative. Finalement on se tourne le dos de la meilleure grâce du monde et chacun reprend sa direction.

Les Européens se composent de fonctionnaires, d’officiers, de soldats. Les uns ayant achevé leurs dix-huit mois ou deux ans de séjour, rentrent se reposer en France. Les autres en arrivent tout frais, relever leurs camarades fatigués. Parfois on croise une civière où l’on entrevoit quelque pauvre tête de malade, et si l’on est pourvu de provisions et de quelque verve il est aisé de jouer le rôle du Bon Samaritain.

Malheureusement les commerçants ne fournissent encore qu’un infime apport aux rencontres. Pourquoi ? Vous trouvez la réponse sur la route même, dans ces bandes de porteurs que sans cesse vous croisez : la tête de l’homme est un moyen de transport trop primitif pour permettre un trafic plus développé.

L’idée vient aussitôt : mais que ne se sert-on de voitures ? Ce que j’ai dit des chemins soudanais suffit à expliquer l’absence de véhicules. La route n’existe guère que de nom. L’intendance militaire en sait quelque chose. Il lui faut ravitailler les forts ou postes dont nous avons piqueté nos vastes possessions nigritiennes au nord et au sud de Bammakou. Des Européens, peu nombreux cependant, vivent là entourés de quelques troupes noires, tirailleurs ou spahis soudanais, et maintiennent le pays en respect, le policent, l’organisent et le préparent à la pénétration. Il faut leur faire parvenir des vivres d’Europe : caisses de vin, grandes boîtes soudées en fer-blanc renfermant de la farine, du café, du sucre, barillets de viande salée, ainsi que des munitions, des armes, des effets d’habillement, des outils, etc. Pour acheminer ces approvisionnements Jusqu’au Niger, où seulement le transport devient facile grâce à la voie fluviale, l’intendance, elle, a des voitures, et en fer, et elle les met en marche sur ce fantôme de route. Mais au prix de quelles peines et dépenses, au moyen de quel personnel et de quelle organisation ! Il faudrait un volume pour le dire.

De temps à autre on rencontre un de ces convois de ravitaillement se débattant contre les aspérités et les fondrières de la pseudo-route sous la conduite d’officiers d’artillerie auxquels est adjoint un vétérinaire, car je vous
convoi de ravitaillement en marche.
laisse à penser dans quel état sont mis au jour le Jour les pauvres mulets d’attelage, bien qu’ils ne fassent que quinze à dix-huit kilomètres par Jour.

Ah ! la terrible chose que ce ravitaillement ! Son image vous poursuit partout sur cette route. Des campements sont partout ménagés aux convois tous les quinze ou dix-huit kilomètres avec des paillotes et des gourbis pour les hommes et des alignements de piquets pour les bêtes. Les uns et les autres se reposent là durant le jour après avoir fait leur maigre étape dans la fraîcheur de la nuit. On devine le désordre de fumier, de chiffons, de vieux papiers et de voitures abandonnées que laissent ainsi après eux les convois.

Deux forts jalonnent la route, à Badoumbé et à Kita. Comme le pays est pacifié et qu’ils n’ont plus de garnison, ils sont devenus eux aussi la proie du ravitaillement. Leurs divers bâtiments et les abords sont jonchés de caisses et de barillets sur lesquels on lit : médicaments, bougies, huile, sucre, etc., avec les noms de : Faranna, Siguiri, Ségou, Tombouctou, etc., les postes auxquels ces envois sont destinés. Et dans les cours de ces deux forts ce ne sont que porteurs accroupis attendant des colis à transporter ; dans les ordres qui volent, dans les conversations, partout, à toute heure, on n’entend parler que caisses et transport. On ne tarde pas à éprouver la plus horripilante des obsessions, et il est facile d’imaginer avec quelle impatience Européens et indigènes attendent le prolongement du rail de Dioubéba à Bammakou.

Après Koundou, un troisième fort, complètement abandonné aujourd’hui et qui s’en va en ruines, on franchit au village de Dion la ligne même de partage des eaux du Sénégal et du Niger. Le bassin de ce dernier commence là, à une quarantaine de kilomètres à peine de sa rive gauche.

Dès que l’on est parvenu dans le domaine du Nil de l’ouest africain, une région toute différente apparaît. Jusqu’ici le pays était plaisant, varié, pittoresque, une manière de petite Suisse, mais ne donnant pas l’impression d’un pays particulièrement fertile, comme la Suisse d’Europe.

Ces quarante derniers kilomètres tranchent sur le reste de la route. Des sources nombreuses, des ruisselets à chaque pas. Les cultures se multiplient. Tout le long du chemin ce ne sont que champs sans interruption. Des coins ravissants surgissent, faits d’eau argentée, de palmiers et de rochers. Les villages se suivent plus rapprochés. La population y est plus dense. Au gros bourg de Kati, une jolie vallée, au fond de laquelle cascade un ruisseau, se dessine, d’abord accidentée et étroite entre deux lignes de gradins rocheux qui vont ensuite s’écartant, se développant en éventail pour mourir sur les bords du Niger.

Je ne m’approchai pas du grand fleuve sans une certaine émotion, assez particulière, qui a besoin d’être expliquée. Il y a six ans je partais une première fois pour voir le Niger en compagnie du capitaine Brosselard-Faidherbe, et nous ne pûmes l’atteindre. Mon compagnon par trois fois s’était dirigé vers le grand serpent de l’Occident africain, et ne le vit jamais. D’abord il avait suivi avec la première mission Flatters la route du Sud-Algérien. Puis, ayant pris pour point de départ les frontières de la Guinée portugaise, il fut arrêté par des guerres entre indigènes. Une troisième fois il se mit en route. Partant de Benty et de la Mellacorée, en compagnie du peintre Adrien Marie et de moi, il nous dirigea vers les sources du grand fleuve. Les soldats de Samory nous barrèrent la route à 40 kilomètres de ses rives. Et Brosselard-Faidherbe est mort, il y a deux ans, sans avoir vu le Niger…

Le souvenir de pareille malchance m’obsédait. Il était devenu singulièrement intense à la dernière étape. D’avoir fait mes débuts africains avec ce malchanceux, il me semblait que quelque chose de sa déveine devait s’être attaché à moi. Sûrement je ne le verrai pas, moi non plus, ce Niger ! Et voilà que, fatigué par cinq jours d’étapes doublées, tant j’avais hâte de l’atteindre, mon cheval se mit à butter sans cesse sur la route rocailleuse et descendant en pente rapide. Je mis pied à terre. Alors ce fut une autre inquiétude : n’allais-je pas au-devant d’une grande déception ?

Tout à coup l’étroit couloir de la vallée s’épanouit, ses parois rocheuses se rejettent brusquement à droite et à gauche, au loin, comme des battants de porte. « Voilà Djoliba », s’écrie mon domestique, à la façon de ses confrères blancs annonçant : « Madame est servie ». Du haut de la route accrochée à l’un des coteaux, c’est un spectacle impressionnant : de vos pieds à l’horizon, maintenant vaste, s’étale dans les splendeurs d’un crépuscule tropical une plaine d’or vert et d’or rouge. Et là-bas, sur ses confins ourlés de sombre, se détache une traînée de vieil argent : c’est lui, sous forme de vapeurs seulement, tel un fleuve idéal dans une vallée de rêve. L’ourlet sombre et lointain sont de petites montagnes de sa rive droite, le long desquelles il coule invisible.

Dieu est grand ! ainsi qu’on a coutume de dire en ces pays. Point de déception, comme il arrive si souvent lorsqu’on va au-devant de l’inconnu, homme ou chose. Longtemps l’œil ne peut se détacher de ce spectacle. C’est un panorama de rêve plein de majesté et de sérénité. C’est aussi le panorama rêvé. Oui, il semble que l’on ne s’était pas imaginé la vallée du Niger autrement.

Et maintenant advienne que voudra. Je remonte mon cheval et le lance au galop.

La route qui s’aligne à travers la plaine apparaît bientôt encadrée d’arbres réguliers. Il semble que l’on arrive aux abords d’un village de France. Mais l’allée se termine court devant une poterne au-dessus de laquelle une enseigne noire porte en lettres blanches, comme un cartouche de gare : Bammalkou.