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Traité sur les apparitions des esprits/I/43

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CHAPITRE XLIII.

Sentiment des Juifs, des Grecs & des
Latins ſur les Morts qui ſont demeurés
ſans ſépulture.

LES anciens Hébreux, de même que la plûpart des autres Peuples, étoient fort ſoigneux de donner la ſépulture aux Morts. Cela paroît par toutes les Hiſtoires : on voit dans l’Ecriture combien les Patriarches ont eu d’attention ſur cela pour eux-mêmes & pour les leurs ; on ſçait de quelles louanges ils ont comblé le Saint homme Tobie, qui mettoit ſa principale dévotion à donner la ſépulture aux Morts.

Joſeph l’Hiſtorien[1] dit, que les Juifs ne refuſent la ſépulture qu’à ceux qui ſe ſont donné la mort. Moïſe ordonna[2] de donner la ſépulture le même jour, & avant le coucher du Soleil, à un ſupplicié & attaché à la croix ; parce dit-il, que celui qui eſt pendu au bois eſt maudit de Dieu, vous prendrez garde de ne pas fouiller la terre que le Seigneur votre Dieu vous a donnée. Cela ſe pratiqua envers notre Sauveur, que l’on détacha de la Croix le même jour qu’il y avoit été attaché, & peu d’heures après ſa mort.

Homere[3] parlant de l’inhumanité d’Achilles, qui traîna le corps d’Hector après ſon chariot, dit qu’il deshonoroit & outrageoit la terre par cette barbare conduite. Les Rabins écrivent, que l’ame n’eſt reçûe dans le Ciel qu’après que le corps groſſier eſt enterré & entierement conſumé. Ils croyent de plus qu’après la mort les ames des méchans ſont revêtues d’une eſpece d’enveloppe ou de ſur-tout, avec lequel elles s’accoutument à ſouffrir les peines qui leur ſont dûes ; & que les ames des juſtes ſont revêtues d’un corps reſplendiſſant, & d’un habit lumineux, avec lequel elles s’accoutument à l’éclat de la gloire qui les attend.

Origenes[4] reconnoît que Platon dans ſon Dialogue de l’ame avance, que les images & les ombres des morts paroiſſent quelquefois auprès de leurs tombeaux. Origenes en conclut, qu’il faut que ces ombres & ces images ayent une cauſe qui les produiſe ; & cette cauſe, ſelon lui, ne peut être que l’ame des morts, qui eſt revêtue d’un corps ſubtil ſemblable à celui de la lumiere, ſur lequel elles ſont portées comme dans un chariot où elles apparoiſſent aux vivans. Celſe ſoutenoit que les Apparitions de Jeſus-Chriſt après ſa Réſurrection n’étoient que les effets d’une imagination frappée & prévenue, qui ſe formoit à elle-même les objets de ſes illuſions ſur le plan de ſes déſirs. Origenes le réfute ſolidement par le récit que font les Evangéliſtes de l’Apparition du Sauveur à S. Thomas, qui ne ſe rendit qu’à la vûe & au toucher de ſes plaies ; ce n’étoit donc pas l’effet de ſa pure imagination.

Le même Origenes[5] & Théophilacte après lui avancent, que les Juifs & les Payens croyoient que l’ame demeuroit quelque tems auprès du corps qu’elle avoit animé ; & que c’eſt pour détruire cette vaine opinion, que J. C. voulant reſſuſciter Lazare, crie à haute voix : Lazare, ſortez dehors ; comme voulant appeller de loin l’ame de cet homme mort depuis trois jours.

Tertullien met les Anges dans la catégorie de l’étendue[6] ; il y place Dieu même, & ſoutient que l’ame eſt corporelle. Origenes croit auſſi l’ame matérielle & figurée[7] : ſentiment qu’il peut avoir pris de Platon. Arnobe, Lactance, S. Hilaire, pluſieurs anciens Peres & quelques Théologiens ont été de la même opinion ; & Grotius ſçait mauvais gré à ceux qui ont abſolument ſpiritualité les Anges, les Démons & les ames ſéparées du corps.

Les Juifs d’aujourd’hui[8] croyent qu’après que le corps d’un homme eſt enterré, ſon ame va & vient, & ſort du lieu où elle eſt deſtinée pour venir viſiter ſon corps, & ſçavoir ce qui ſe paſſe autour de lui ; qu’elle eſt errante pendant un an entier après la mort du corps, & que ce fut pendant cette année de délai que la Pythoniſſe d’Endor évoqua l’ame de Samuel, après lequel tems l’évocation n’auroit eu aucun pouvoir ſur elle.

Les Payens penſoient à peu près de même. Lucain[9] introduit Pompée qui conſulte une Magicienne, & lui commande d’évoquer l’ame d’un mort pour lui découvrir quel ſeroit le ſuccès de la guerre contre Céſar. Le Poëte fait dire à cette femme : Manes, obéiſſez à mes charmes : car je n’évoque pas une ame qui ſoit dans le noir tartare, mais une ame qui y eſt deſcendue depuis peu, & qui ſe trouve encore aux portes de l’Enfer :

— — — — — Parete precanti.
Non in tartareo latitantem poſcimus antro
Aſſuetamque diù tenebris : modò luce fugatâ
Deſcendentem animam primo pallentis hiatu
Hæret adhuc orci.

Les Egyptiens[10] croyoient que lorſque l’ame d’un animal eſt ſéparée de ſon corps par violence, elle ne s’en éloigne pas, mais ſe tient près de lui. Il en eſt de même de l’ame des hommes qu’une mort violente a fait mourir : elle reſte près du corps, rien ne peut l’en éloigner ; elle y eſt retenue par ſympathie : on en a vû pluſieurs qui ſoupiroient près de leurs corps qui ne ſont pas en terre, reſtant près de leur cadavre. C’eſt de celles-là dont les Magiciens abuſent pour leurs opérations : ils les forcent de leur obéir, lorſqu’ils ſont les maîtres du corps mort ou même d’une partie. Une expérience fréquente leur a appris, que dans le corps il y a une vertu ſecrette qui y attire l’ame qui l’a autrefois habité ; c’eſt pourquoi ceux qui veulent recevoir les ames des animaux qui ſçavent l’avenir, en mangent les principales parties, comme le cœur des corbeaux, des taupes, des éperviers : l’ame de ces bêtes entre chez eux en même tems qu’ils ſont uſage de ces nourritures ; elle leur fait rendre des Oracles comme des Divinités.

Les Egyptiens croyoient[11] que lorſque l’ame des bêtes eſt délivrée de ſon corps, elle eſt raiſonnable & prédit l’avenir, rend des Oracles, & eſt capable de tout ce que l’ame de l’homme peut faire lorſqu’elle eſt dégagée du corps ; c’eſt pour cela qu’ils s’abſtenoient de manger des animaux, & qu’ils reſpectoient les Dieux ſous la forme des animaux.

On voyoit à Rome & à Metz des Compagnies ou des Colléges de Prêtres conſacrés au ſervice des Manes[12], des Lares, des Images, des Ombres, des Spectres, de l’Erebe, de l’Averne ou de l’Enfer ſous la protection du Dieu Sylvanus ; ce qui démontre que les Latins & les Gaulois reconnoiſſoient le retour des ames & leurs Apparitions, & qu’on les conſidéroit comme des Divinités, à qui l’on offroit des Sacrifices pour les appaiſer & les empêcher de nuire. Nicandre confirme la même choſe, en diſant que les Celtes ou les Gaulois veilloient auprès des tombeaux de leurs grands hommes pour en tirer des lumieres ſur l’avenir.

Les anciens Peuples ſeptentrionaux étoient perſuadés que les Spectres qui apparoiſſent quelquefois, ne ſont autres que les ames des morts décédés depuis peu, & que dans leur pays on ne connoiſſoit point de remede plus propre à faire ceſſer ces ſortes d’Apparitions que de couper la tête au mort, de l’empaler, ou de lui percer le corps avec un pieu, ou de le brûler ; comme il ſe pratique encore aujourd’hui dans la Hongrie & dans la Moravie envers les Vampires.

Les Grecs qui avoient tiré leur Religion & leur Théologie des Egyptiens & des Orientaux, & les Latins qui ſavoient tirée des Grecs, étoient dans la perſuaſion que les ames des morts apparoiſſoient quelquefois aux vivans ; que les Nécromanciens les évoquoient & en tiroient des réponſes ſur l’avenir, & des inſtructions ſur le préſent. Homere le plus grand Théologien, & peut-être le plus curieux des Ecrivains de la Grece, a rapporté pluſieurs Apparitions, tant des Dieux que des Héros, & des hommes après leur mort.

Dans l’Odyſſée[13] Ulyſſe va conſulter le Devin Tyréſias ; & ce Devin ayant préparé une foſſe pleine de ſang pour évoquer les Mânes, Ulyſſe tire ſon épée, & les empêche de venir boire ce ſang dont elles paroiſſoient fort altérées, & dont on ne vouloit pas qu’elles goûtaſſent avant que d’avoir répondu à ce qu’on demandoit d’elles : ils croyoient auſſi que les ames n’étoient point en repos, & qu’elles rodoient autour de leurs cadavres tandis qu’ils n’étoient point inhumés[14] :

Proptere à jacet exanimum tibi corpus amici,
Heu neſcis ! totamque inceſtat funere claſſem.
Sedibus hunc refter antè ſuis, & conde ſepulchro.

Quand on donnoit la ſépulture à un corps, on appelloit cela animam condere, couvrir l’ame, la mettre ſous terre, & à couvert :

— — — — Animamque ſepulchro
Condimus, & magnâ ſupremum voce ciemus.

On l’appelloit à haute voix, & on lui offroit des libations de lait & du ſang. On appelloit auſſi cette cérémonie cacher les ombres, les envoyer avec leur corps ſous la terre :

Romulus ut tumulo fraternas condidit umbras,
Et malè veloci juſta ſoluta Remo.

La Sibylle parlant à Enée, lui montre les Manes qui erroient ſur les bords de l’Achéron, & lui dit que ce ſont les ames des perſonnes qui n’ont pas reçû la ſépulture, & qui ſont errantes pendant cent ans :

Hœc omnis, quam cernis, inops, inhumataque turba eſt.
Centum errant annos, volitantque hœc littora circum.

Le Philoſophe Saluſte[15] parle des Apparitions des morts autour de leurs tombeaux dans des corps ténébreux ; il s’efforce de prouver par-là le dogme de la Métempſychoſe.

Voici un exemple ſingulier d’un mort qui refuſe la ſépulture, s’en reconnoiſſant indigne. Agathias raconte[16] que quelques Philoſophes Payens ne pouvant goûter le dogme de l’unité d’un Dieu, réſolurent de paſſer de Conſtantinople à la Cour de Choſroës Roi de Perſe, dont on parloit comme d’un Prince humain, & aimant les Lettres. Simplicius de Silicie, Eulamius Phrygien, Protan Lydien, Hermene & Philogenes de Phénicie, & Iſidore de Gaze ſe rendirent donc à la Cour de Choſroës, & y furent bien reçûs ; mais ils s’apperçurent bientôt que ce Pays étoit beaucoup plus corrompu que la Grece, & ils réſolurent de retourner à Conſtantinople, où régnoit alors Juſtinien.

Comme ils étoient en chemin, ils trouverent un cadavre ſans ſépulture, en eurent pitié, & le firent mettre en terre par leurs gens. La nuit ſuivante cet homme apparut à l’un d’eux, & lui dit de ne pas enterrer celui qui n’étoit pas digne de recevoir la ſépulture : que la terre abhorroit celui qui avoit ſouillé ſa propre mere. Le lendemain ils trouverent le même cadavre jetté hors de terre, & comprirent qu’il s’étoit ſouillé d’un inceſte qui le rendoit indigne de l’honneur de la ſépulture, quoique ces ſortes de crimes fuſſent connus en Perſe, & qu’on n’en eût pas la même horreur que dans d’autres pays.

Les Grecs & les Latins croyoient que les ames des morts venoient goûter ce qu’on offroit ſur leurs tombeaux, ſurtout du miel & du vin ; que les Démons aimoient la fumée & les odeurs des Sacrifices, la mélodie, le ſang des victimes, le commerce des femmes ; qu’ils étoient attachés pour un tems à certains lieux ou à certains édifices qu’ils infeſtoient, & où ils apparoiſſoient ; que les ames ſéparées de leur corps terreſtre retenoient après leur mort un corps ſubtil, délié, aërien, qui conſervoit la figure de celui qu’elles avoient animé ; que ces corps étoient lumineux & ſemblables aux aſtres ; qu’elles conſervoient de l’inclination pour les choſes, & pour les perſonnes qu’elles avoient aimées pendant leur vie ; qu’elles pourſuivoient celles qui leur avoient fait outrage, & qu’elles haïſſoient. Ainſi Virgile décrit Didon en fureur, qui menace de pourſuivre le perfide Enée[17] :

— — — Sequar atris ignibus abſens ;
Et cùm frigida mors animæ ſubduxerit artus,
Omnibus umbra locis adero : dabis, improbe, pœnas.

Quand l’ame de Patrocle apparut à Achilles[18], elle avoit ſa voix, ſa taille, ſes yeux, ſes habits, mais non pas ſon corps palpable. Ulyſſe étant deſcendu aux Enfers, y vit le divin Hercule[19], c’eſt-à-dire, dit Homere, ſon image : car pour lui, il eſt avec les Dieux immortels aſſis à leur feſtin. Enée reconnut ſa femme Creüſe qui lui apparut ſous ſa forme ordinaire, mais d’une taille plus grande & plus avantageuſe[20] :

Infelix ſimulacrum atque ipſius umbra Creüſœ
Viſa mihi ante oculos, & notâ major imago.

On pourroit entaſſer une foule de paſſages des anciens Poëtes, même des Peres de l’Egliſe, qui ont crû que les ames apparoiſſoient ſouvent aux vivans. Tertullien[21] croit que l’ame eſt corporelle, & qu’elle a une certaine figure. Il en appelle à l’expérience de ceux à qui les ames des perſonnes mortes ſont apparues, & qui les ont vûes d’une maniere ſenſible, corporelle & palpable, quoique d’une couleur & d’une conſiſtance aërienne. Il définit l’ame[22] un ſouffle envoyé de Dieu, immortelle, corporelle, figurée. En parlant des fictions des Poëtes, qui ont avancé que les ames n’étoient pas en repos, tandis que leurs corps n’étoient pas enterrés, il dit que tout cela n’eſt inventé que pour inſpirer aux vivans le ſoin qu’ils doivent avoir de la ſépulture des morts, & pour ôter aux parens du mort la vûe d’un objet qui ne pourroit qu’augmenter inutilement leur douleur, s’ils le gardoient trop longtems dans leurs maiſons : ut inſtantiâ funeris & honor corporum ſervetur, & mœror affectuum temperetur.

S. Irénée[23] enſeigne comme une doctrine reçûe du Seigneur, que les ames non-ſeulement ſubſiſtent après la mort du corps, ſans toutefois paſſer d’un corps à un autre, comme le veulent ceux qui admettent la Métempſychoſe ; mais qu’elles en conſervent la figure, qu’elles demeurent auprès de ce corps, comme de fidéles gardiennes, & ſe ſouviennent de ce qu’elles ont fait & n’ont pas fait dans cette vie. Ces Peres croyoient donc le retour des ames, leurs Apparitions, leur attachement à leurs corps ; mais nous n’adoptons pas leur opinion ſur la corporéité des ames : nous ſommes perſuadés qu’elles peuvent apparoître pat la permiſſion de Dieu, indépendamment de toute matiere & de toute ſubſtance corporelle qui leur ſoit propre.

Quant à l’opinion qui veut que l’ame ne ſoit pas en repos, tandis que ſon corps n’eſt pas enterré, qu’elle demeure pendant quelque tems auprès du tombeau du corps, & qu’elle y apparoît ſous une forme corporelle ; ce ſont des ſentimens qui n’ont nul ſolide fondement, ni dans les Ecritures, ni dans la Tradition de l’Egliſe, qui nous enſeigne qu’auſſitôt après la mort du corps l’ame eſt préſentée au Jugement de Dieu, & y eſt deſtinée au lieu que ſes bonnes ou mauvaiſes œuvres lui ont mérité.


  1. Joſeph. Bell. Jud. lib. 3. c. 25.
  2. Deut. xxj. 23.
  3. Homere Iliad. 24.
  4. Origenes contra Celſum. pag. 97.
  5. Origenes in Joana. xj. & Theophilac. ibid.
  6. Tertul. lib de Animâ.
  7. Origen. contra Celſ. l. 2.
  8. Bereſeith Rabbæ, c. 22. Vide Menaſſe de Reſurrect. mort.
  9. Lucan. Pharſal. 16.
  10. Prophyr. de abſtin. lib. 2. art. xlvij.
  11. Demet. lib. 4. art. x.
  12. Gruter. pag. lxiij. I. Maurid. Hiſt. de Metz, pag. 15. Préface.
  13. Homer. Odyſſ ſub finem. Horat. lib. 7. Satyr. 8. Aug. lib, de Civit. l. 7. c. 35. Clem. Alex. Pædag. lib. 2. c I. Prudent. lib. 4. contra Symach. Tertul. l. de anim. Lactantius lib. a.
  14. Virgil. Æneid. lib. 3. V. 150. & ſequent.
  15. Saluſt. Philoſ. c. 19. 20.
  16. Stoluſt. l. 2. de bello Perfico ſub fin.
  17. Virgil. Æneid. lib. iv.
  18. Homer. Iliad. xxiij.
  19. Idem Odiſſ. v.
  20. Virgil. Æneid. 1.
  21. Tertull. de anim.
  22. Idem de snim. c. 56.
  23. Iren. lib. a. c. 34.