Une découverte pédagogique de Pascal : la méthode de lecture rationnelle

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Une découverte pédagogique de Pascal : la méthode de lecture rationnelle
Revue pédagogique, second semestre 192383 (p. 92-97).


Une découverte pédagogique de Pascal :
la méthode de lecture rationnelle.


C’est sans doute un des moindres titres de gloire de Pascal que d’avoir inventé une méthode pour apprendre à lire aux enfants. On ne saurait trop s’étonner pourtant qu’en dehors de Sainte-Beuve tous ses historiens négligent d’en faire mention, alors qu’ils relèvent — avec quel zèle ! — les moindres particularités de sa vie scientifique, religieuse ou mondaine. Serait-ce qu’ils tiennent cette découverte pour négligeable, parce qu’elle se rapporterait à un objet trop humble et que d’ailleurs elle est simple, naturelle, et paraît facile à trouver ? Mais, Pascal a pris soin de nous en avertir, « rien n’est plus commun que les bonnes choses…, et il est certain qu’elles sont toutes naturelles et à notre portée… Mais on ne sait pas les distinguer. Ceci est universel. Ce n’est pas dans les choses extraordinaires que se trouve l’excellence, de quelque genre que ce soit. On s’élève pour y arriver, et on s’en éloigne : il faut le plus souvent s’abaisser… La nature, qui seule est bonne, est toute familière et commune. » Ce qui éloigne le plus « du véritable chemin » qu’on doit suivre, « est l’imagination qu’on prend d’abord que les bonnes choses sont inaccessibles, en leur donnant le nom de hautes, grandes, élevées, sublimes. Cela perd tout. Je voudrais les nommer basses, communes, familières : ces noms-là leur conviennent mieux ; je hais ces mots d’enflure[1] ». Combien ces remarques sur la méthode pour apprendre à raisonner, dont la méthode géométrique n’est qu’un cas, d’ailleurs privilégié et justement pris pour type, s’appliquent mieux encore à une méthode pour apprendre à lire !

Celle à laquelle nous avons fait allusion, et qu’il nous reste à définir, est par elle-même si remarquable qu’elle eût suffi à la gloire d’un autre et qu’on fait tort à Pascal lui-même en ne la lui attribuant point. Telle est l’opinion d’un bon juge, non prévenu, M. Marcel Prévost. « L’homme qui, apprenant à lire aux enfants, écrit-il dans les Lettres à Françoise, inventa de leur faire appeler R « re », F « fe », Q « que », me paraît posséder « une sorte de génie » et mériterait bien qu’on lui élevât « une statue ». M. Marcel Prévost ne croit pas si bien dire ! Cet homme, c’est Pascal, et si c’est là la moindre de ses inventions, elle porte cependant comme toutes les autres, la marque de son génie.

Tout d’abord elle ne fait pas exception à cette règle : les découvertes de Pascal sont toutes occasionnelles, je dirais improvisées, si le mot n’évoquait une idée d’à peu près, de superficialité, alors qu’au contraire elles atteignent d’emblée la forme définitive et que son génie procède « par intuitions fulgurantes et par poussées sur tel ou tel point, en profondeur » (Paul Souday). Ainsi c’est pour aider son père dans les comptes qu’il avait à faire comme intendant des tailles en Normandie que Pascal inventa la machine arithmétique ; c’est à l’occasion d’un problème relatif au jeu, celui de la répartition des enjeux d’une partie interrompue, qu’il écrivit le Traité du triangle arithmétique ; son esprit était si prêt à s’exercer sur tous sujets et dans tous les ordres que, lorsque surgissait une difficulté qui arrêtait tous les autres, c’est à lui qu’on pensait aussitôt pour la résoudre : c’est ainsi qu’il fut chargé de défendre Arnauld, censuré en Sorbonne, et écrivit les Provinciales. On ne faisait jamais en vain appel à son génie d’invention et ses amis de Port-Royal, rendant hommage à sa compétence universelle, le consultaient en particulier sur les questions d’éducation. Ils firent dans leur Logique des emprunts à l’Art de persuader et s’inspirèrent de lui dans leurs Méthodes.

C’est sans doute aussi pour venir en aide à sa sœur Jacqueline, maîtresse des novices et chargée de l’éducation des enfants à Port-Royal, que Pascal fut amené à inventer sa nouvelle méthode de lecture. L’originalité de cette méthode est de débarrasser l’art de la lecture de toutes ses complications et difficultés factices. Croirait-on que l’usage était alors de rendre l’étude de la lecture fastidieuse et rebutante, en la faisant commencer par le latin, non par le français ? On passait trois ou quatre ans à épeler des mots latins, dépourvus de sens. On n’eût pu rien trouver de mieux pour dégoûter de la lecture. La première réforme de Port-Royal consista à apprendre à lire par le français, non par le latin, c’est-à-dire à associer à la prononciation des mots l’intelligence de leur sens et à intéresser à l’une par l’autre. La seconde, qui appartient en propre à Pascal, était plus difficile à concevoir et à réaliser : elle consistait à procéder à une nouvelle décomposition des éléments du langage en vue d’associer les éléments visuels aux éléments vocaux, autrement dit, à faire aller de front la lecture par les yeux et la prononciation des mots.

Elle se trouve exposée 1° dans la préface des Billets que Cicéron a écrits (1668), 2° au chapitre vi de la Grammaire générale, qui a pour titre : « d’une nouvelle manière pour apprendre à lire facilement en toutes langues ».

Pascal pose cette règle : « Ne faire prononcer aux enfants que les voyelles et les diphtongues seulement, et non les consonnes, lesquelles il ne faut leur faire prononcer que dans les diverses combinaisons qu’elles ont avec les mêmes voyelles ou diphtongues dans les syllabes et dans les mots. »

La justification de cette règle se déduit de la définition même des consonnes. En effet « les consonnes ne sont appelées consonnes que parce qu’elles n’ont point de son toutes seules, mais qu’elles doivent être jointes avec des voyelles et sonner avec elles. C’est donc se contredire soi-même que de montrer à prononcer seuls des caractères qu’on ne peut prononcer que quand ils sont joints avec d’autres ; car en prononçant séparément les consonnes et les faisant appeler (sic, pour : épeler)Note de Wikisource aux enfants, on y joint toujours une voyelle, savoir e, qui n’est ni de la syllabe ni du mot ; ce qui fait que le son des lettres appelées est tout différent des lettres assemblées… Par exemple on fait appeler à un enfant ce mot bon, lequel est composé des trois lettres, b, o, n, qu’on leur fait prononcer l’une après l’autre. Or b prononcé seul fait  ; o prononcé seul fait encore o, car c’est une voyelle ; mais n, prononcé seul, fait enne. Comment donc cet enfant comprendra-t-il que tous ces sons qu’on lui fait prononcer séparément, en appelant ces trois lettres l’une après l’autre, ne fassent que cet unique son bon. On lui a fait prononcer quatre sons dont il a les oreilles pleines et on lui dit ensuite : assemblez ces quatre sons et faites-en un. Voilà ce qu’il ne peut jamais comprendre et il n’apprend à les assembler que parce que son maître fait lui-même cet assemblage et lui crie cent fois aux oreilles cet unique son[3].

Cela pourrait s’appeler une démonstration indirecte ou par l’absurde : la seule analyse de la méthode traditionnelle de lecture montre combien cette méthode est inconséquente, cherche l’impossible et va contre son but ; ce n’est pas avec elle ou par son aide que l’enfant apprend à lire, mais au contraire malgré elle et en passant à travers les pièges qu’elle lui tend.

Mais il ne suffit pas d’ôter l’obstacle ; il faut montrer le but et tracer la voie. Ce sera l’objet d’une autre démonstration, directe ou synthétique. Pascal a bien vu où est la vraie difficulté d’apprendre à lire ; il va droit à cette difficulté et l’attaque de front.

Il est certain que ce n’est pas une grande peine à ceux qui commencent de connaître simplement les lettres, mais la plus grande est de les assembler. Or, ce qui rend maintenant cela plus difficile est que chaque lettre ayant son nom, on la prononce seule autrement qu’en l’assemblant avec d’autres. Par exemple, si l’on fait assembler fry à un enfant on lui fait prononcer ef, er, y grec, ce qui le brouille infailliblement lorsqu’il veut fondre ensuite ces trois sons ensemble pour en faire le son de la syllabe fry. Il semble donc que la voie la plus naturelle, comme quelques gens d’esprit l’ont déjà remarqué, serait que ceux qui montrent à lire n’apprissent d’abord aux enfants à connaître leurs lettres que par le nom de leur prononciation, et qu’ainsi, pour apprendre à lire en latin, par exemple, on ne donnât que le même son d’e à l’e simple, l’æ et l’œ, parce qu’on les prononce d’une même façon… ; qu’on ne nommât les consonnes que par leur son naturel, en y ajoutant seulement l’e muet qui est nécessaire pour les prononcer…, que pour celles qui en ont plusieurs (sons), comme c, g, t, s, on les appelât par le son le plus naturel et le plus ordinaire, qui est au c le son de que et au g le son de gue, au t le son de la dernière syllabe de forte et à l’s, celui de la dernière syllabe de bourse. Et ensuite on leur apprendrait à prononcer à part, sans épeler, les syllabes ce, ci, ge, tia, tie, tié, etc.[4].

Les mots que j’ai soulignés « comme quelques gens d’esprit l’ont remarqué » contiennent une allusion obscure et sont faits pour donner le change. On sait que Pascal et Port-Royal tiennent le moi pour haïssable, ont l’affectation et la manie, pour ne pas dire l’orgueil de l’humilité : c’est pourquoi Pascal ne s’avoue pas ici l’auteur de la méthode en question, mais on sait par une lettre de sa sœur Jacqueline qui lui demande des éclaircissements sur cette méthode que c’est bien à lui qu’il faut l’attribuer.

Cette lettre en effet commence ainsi :

Nos mères m’ont commandé de vous écrire, afin que vous me mandiez toutes les circonstances de votre méthode pour apprendre à lire, où il ne faut pas que les enfants sachent le nom des lettres[5].

Toute méthode a ses difficultés et ses inconvénients propres : celle de Pascal n’a pas prévu le cas où certaines lettres ne doivent pas être prononcées : par exemple à la fin des mots, quoique ces lettres aient « un son naturel », par exemple Jésus, qui doit se dire Jésu et non Jésuse. Elle n’a prévu non plus qu’« en ajoutant » aux consonnes, par exemple n, « l’e muet qui est nécessaire pour les prononcer », on arriverait, à la fin des mots à prononcer one au lieu de on. C’est sur ces difficultés spéciales que Sœur Euphémie (Jacqueline) demande à Pascal des explications.

Nous n’avons pas à parler des difficultés que la méthode de Pascal eut à s’implanter, toute raisonnable qu’elle fût. Aujourd’hui son triomphe est assuré, complet : partout le « syllabaire » a remplacé l’alphabet ou « l’abécédaire ». La réforme de Pascal n’est plus contestée, elle ne pourrait plus aujourd’hui qu’être compromise par les exagérations ou les excès de ses partisans, plus exactement, que par la méconnaissance de son principe. Quel est ce principe ? Ce n’est pas que l’esprit de l’enfant est naturellement synthétique, global, et répugne à l’analyse, auquel cas il n’y aurait plus, pour se conformer à ses tendances naturelles, qu’à lui apprendre à lire d’abord des phrases, ensuite des mots, finalement des syllabes, et on ne voit pas bien alors comment il arriverait jamais à savoir ses lettres, à supposer même qu’il s’avisât de lui-même de la décomposition déjà artificielle de la phrase en mots et des mots en syllabes. Le principe de Pascal est tout autre : il faut partir, pour la lecture comme pour tout le reste, de l’analyse, non de la synthèse, mais d’une analyse naturelle, non artificielle. Or il est naturel, quand on donne un nom à une lettre, que ce nom soit le signe vocal de cette lettre, le « son » qu’elle a dans les syllabes et dans les mots ; si vous lui donnez un nom conventionnel, si vous la prononcez, en l’épelant, autrement qu’elle ne se prononce, en lisant, l’épellation et la lecture, qui devraient être calquées l’une sur l’autre, se contrarient et s’embrouillent. Mettre l’ordre à la place de la confusion, harmoniser les signes visuels et les signes vocaux, subordonner les premiers aux seconds, c’est toute la réforme pédagogique de Pascal. Il n’y faut pas chercher autre chose, et parce qu’il a associé l’œil et l’oreille, il ne faut pas dire par exemple qu’il fut partisan de la méthode d’association, qu’il eût associé ou intéressé tous les sens à la lecture, et eût approuvé par exemple « l’alphabet phonomimique ». La méthode de Pascal n’a rien de commun avec celles de « l’École nouvelle » — rien de commun, ni de contraire. Elle est originale, elle porte la marque de son esprit de rigueur et de netteté. Pascal est parti d’une idée très simple, qu’il poursuit jusqu’au bout et dans le détail de ses applications concrètes.

Que Pascal ait tourné son esprit vers les questions d’éducation, et vers la première et la plus élémentaire de toutes, il n’y a pas lieu de s’en étonner. Son esprit était « universel », et il remontait toujours aux principes. Il suivait en cela la tradition de sa famille : son père, rompant avec tous les usages, ne l’avait-il pas lui-même soumis à une éducation exceptionnelle, suivant des idées et un système à lui, ayant pour « principale maxime de tenir toujours l’enfant au-dessus de son ouvrage » ? Sa sœur Jacqueline n’a-t-elle pas laissé aussi un « Règlement pour les enfants », rédigé le programme d’éducation de Port-Royal ? Il appartenait à Pascal de laisser sa trace en pédagogie comme en tout le reste, d’y accomplir une réforme d’une portée considérable, qui témoigne des vues les plus simples, les plus lumineuses et les plus sages, en même temps que les plus fécondes.

  1. Esprit géométrique, sub fine.
  2. Note de Wikisource Ce sic est erroné : le verbe appeler endossait bien la signification de épeler au xviie siècle.
  3. Cité par Sainte-Beuve : Port-Royal, liv. IV, p. 513 du 3e vol. Paris, Hachette, 1888.
  4. Cité par V. Cousin : Jacqueline Pascal, p. 206. Paris, Pagnerre, 1849.
  5. Ibid. p. 208.