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Une mésalliance/Chapitre 1

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Une mésalliance — A Low Marriage — 1861
Traduction par Pauline de Witt.
Calmann Lévy (p. 65-79).


UNE MÉSALLIANCE

HISTOIRE D’AMOUR




I


Ce matin, madame Rochdale est restée longtemps à la porte de l’école à causer, madame Rochdale, autrefois ma maîtresse, aujourd’hui mon amie. Ma cousine, la maîtresse d’école du village, se lamentait sur le sort de son fils George qui se bat en Crimée, et elle disait, la pauvre femme, que personne ne pouvait comprendre ce qu’elle éprouvait, personne, si ce n’est une mère avec un fils unique.

Madame Rochdale sourit comme savent sourire ceux qui ont acquis la paix par l’épreuve de leur patience ; je retrouve encore quelquefois les traces de ses douleurs sur son visage, et je suppose qu’elles ne disparaîtront jamais complètement. Nous changeâmes de conversation, et, au bout d’un instant, elle s’éloigna.

Une mère avec un fils unique ! Tout le pays savait l’histoire de madame Rochdale et de son fils ; mais depuis longtemps on avait cessé d’en parler, tout haut, du moins, bien qu’on la racontât encore en confidence à tous les nouveaux arrivants dans le village. Chaque été, je voyais encore les étrangers qui occupaient la maison de ma cousine contempler de tous leurs yeux la toiture du château quand elle passait, ou écarter les rideaux pour apercevoir madame Rochdale.

Ils avaient raison. Elle est bonne à voir et à connaître, c’est une femme entre mille.

Il ne peut y avoir aucun inconvénient, peut-être pourra-t-il y avoir quelque avantage à raconter ici son histoire.

Il faut d’abord que je la décrive. À l’heure qu’il est, je la trouve encore la plus belle personne que j’aie connue. Et pourquoi une femme ne serait-elle pas belle à soixante ans ? La beauté qui résiste ainsi, et elle résiste parfois, car je l’ai vue, est nécessairement la plus noble et la plus pure, parfaitement indépendante de la forme et du coloris ; c’est une beauté qu’aucun art ne peut procurer à la jeunesse ; mais lorsqu’on la possède une fois, on ne la perd jamais jusqu’au jour où le couvercle du cercueil, en se refermant sur le dernier et le plus céleste sourire, en fait à jamais un souvenir charmant.

Madame Rochdale était grande, trop grande dans sa jeunesse ; mais la taille est un avantage, passé quarante ans. Ses traits, plus doux qu’énergiques, paraissaient plus doux encore sous les bandeaux de ses cheveux gris ; peut-être étaient-ils réguliers, je ne suis pas artiste, je n’en sais rien ; mais là n’était pas son charme, c’était une grâce inexprimable, insaisissable, sa présence éclairait une maison, et son absence la replongeait dans l’ombre ; c’était la majesté douce et polie de sa tournure, ses paroles et ses mouvements pleins d’harmonie. Quand elle se taisait, l’aimable aisance de ses manières mettait à l’aise tous ceux qui l’entouraient. Quand elle parlait, sans jamais parler beaucoup, elle semblait toujours par instinct dire aux gens ce qui pouvait leur plaire, au bon moment, comme il fallait. C’était le type de la femme bien élevée, le plus rare de toute l’espèce humaine, ce type qui se détache de tout ce qu’on a coutume d’appeler des femmes charmantes ou des personnes distinguées.

À vingt-trois ans, elle devint la femme de M. Rochdale ; à vingt-cinq, elle était veuve. À partir de ce moment, sa vie tout entière se concentra sur son fils ; il avait un an et il était déjà Samuel Rochdale, seigneur du manoir de Thorpe et de Stretton Magna, propriétaire de l’une des plus grandes terres du comté. Pauvre petit enfant !

C’était l’enfant le plus faible et le plus maladif que ma mère eût jamais vu, à ce que je lui ai entendu dire ; mais il se fortifia dans son adolescence et devint un beau jeune homme ressemblant assez à madame Rochdale : seulement l’orgueil de race qu’on sentait dans les manières de la mère avec un certain charme, était devenu chez le fils de la hauteur et de la confiance en lui-même. Il était le personnage le plus important de la maison lorsqu’il faisait encore rouler son cerceau, et bien longtemps avant d’avoir quitté les vestes, il avait pris sa place comme maître suprême du château ; il permettait cependant à sa mère d’en rester maîtresse.

Il l’aimait beaucoup, je crois, mieux que ses chevaux, ses chiens ou son fusil ; il soutenait qu’elle était la meilleure mère qu’il y eût en Angleterre, et plus jolie dix fois que toutes les jeunes filles qu’il connaissait.

Alors la mère souriait et secouait la tête avec une incrédulité crédule. Elle ne le fatiguait pas de ses caresses, elle s’était bientôt aperçue que les garçons n’y prennent pas plaisir : lui du moins ne les aimait pas ; elle parlait toujours de lui en disant : « mon fils », ou M. Rochdale, en sous-entendant l’orgueil qu’il lui inspirait, le bien qu’elle pensait de lui. Cependant tout le monde dans la maison et dans le village savait bien ce qu’il en était. On ne les voyait guère ensemble, excepté le dimanche. D’année en année on l’avait vue traverser la nef, tenant d’abord son petit garçon par la main, puis suivie par le joyeux écolier. Maintenant elle s’appuyait fièrement sur le bras du jeune homme, et chacun disait hautement que c’était bien le fils de sa mère, passionnément aimé, comme ont fait toutes les femmes depuis que la jeune Ève sourit au petit Caïn en disant : « J’ai acquis un homme par l’Éternel. »

Il arriva ainsi à ses vingt et un ans. Ce jour-là, madame Rochdale, pour la première fois depuis son veuvage, ouvrit sa maison et invita tout le voisinage. La matinée fut consacrée aux pauvres gens ; le soir, il y avait un dîner et un bal.

Je devais l’habiller ; depuis mon enfance j’étais pour elle une espèce de femme de chambre et de modiste amateur. Je dis amateur dans le sens exact du mot, puisque c’était l’affection et le respect profond que j’éprouvais pour elle qui m’avaient donné l’habitude de fréquenter ainsi le château. La tendresse engendre la tendresse ; on a toujours un sentiment de bienveillance pour ceux qu’on a traités avec bonté, et madame Rochdale avait du goût pour moi. C’était grâce à son secours, et surtout grâce à elle-même, que j’avais reçu une meilleure éducation qu’il n’appartenait naturellement à la fille de son régisseur ; mais cela ne fait rien à l’histoire.

Madame Rochdale était debout devant sa glace avec une robe de velours noir, elle était toujours en noir, parfois avec un ruban gris ou lilas. Elle venait d’ouvrir un écrin et elle attachait à son cou et à ses bras blancs et ronds encore, en dépit de ses quarante-cinq ans, des joyaux de famille qu’elle n’avait pas portés depuis vingt ans.

Je les admirais.

— Oui, c’est joli, mais je ne me reconnais plus avec des diamants, Marthe. Je les porterai deux ou trois fois, et puis, je les abandonnerai à ma belle-fille.

— À votre belle-fille. Est-ce que M. Rochdale ?…

— Non, répondit-elle en souriant, M. Rochdale n’a pas encore fait son choix, mais j’espère qu’il ne tardera pas. Les jeunes gens font bien de se marier de bonne heure, surtout quand ils sont riches et bien nés. Je serai bien contente quand mon fils aura choisi une femme.

Elle avait l’air de croire qu’il n’avait qu’à choisir, comme les rois et les sultans.

Je souris. Elle se méprit sur ma pensée et reprit avec une nuance de sévérité :

— Vous vous trompez, Marthe. Je vous répète que je serais extrêmement satisfaite si cela arrivait aujourd’hui.

— Ah ! madame Rochdale, quelle est la veuve, mère d’un fils unique, qui ait jamais été extrêmement satisfaite lorsqu’elle a découvert tout d’un coup, pour la première fois, qu’elle n’était plus tout au monde pour lui, qu’une femme étrangère avait surgi, pour l’amour de laquelle il était tenu de quitter son père et sa mère ?

— C’est une parole juste, mais les mères ont peine à la comprendre au premier abord.

J’ai pensé depuis que c’était une étrange coïncidence que l’événement eût précisément justifié ce soir-là les paroles de madame Rochdale. La plus jolie, et incontestablement la plus aimable de toutes les jeunes filles du comté parmi lesquelles on pouvait supposer que le jeune Rochdale jetterait le mouchoir, c’était mademoiselle Célandine Childe, la nièce et l’héritière de sir John Childe… Je me rappelle avoir été frappée de ce nom un peu étrange, emprunté au poème de Wordsworth, et qui allait merveilleusement à mademoiselle Childe, disait madame Rochdale.

Je fus de même avis lorsqu’en regardant à la portière de la salle de bal, je l’aperçus au milieu des autres jeunes filles comme on aperçoit une pâquerette au milieu d’un pré. Elle était plus petite que toutes les autres danseuses, très blanche, avec des cheveux couleur d’or, les seuls cheveux vraiment dorés que j’aie jamais vus. Sa tête était penchée comme le calice d’une fleur dans l’herbe. Sa robe était d’un vert pâle comme pour perpétuer l’illusion. Peut-être la nature elle-même avait-elle approprié cette nuance au teint de la jeune fille. Gaie, délicate, innocente et pure, dès qu’on la regardait, on se prenait à avoir envie de la serrer dans son sein comme une fleur.

Le bal eut un grand succès. Madame Rochdale remonta dans sa chambre bien longtemps après minuit ; mais ses joues brillaient encore de tout l’éclat de l’orgueil maternel. Elle avait retrouvé un air de jeunesse, et il fallait bien admettre ce fait, constamment soutenu par les générations précédentes, que nos mères et nos grand’mères étaient infiniment plus jolies que nous. Assurément aucune des beautés de la salle de bal ne pouvait, à mon sens, se comparer à madame Rochdale. J’avais envie de le lui dire. J’essayai d’insinuer vaguement quelque chose qui se rapprochât un peu de ma pensée.

Madame Rochdale répondit, sans s’apercevoir du compliment :

— Oui, j’ai vu dans ma jeunesse de bien belles personnes, mais mon fils m’a fait remarquer, ce soir, plusieurs jeunes filles qu’il admirait, une entre autres.

— Était-ce mademoiselle Childe, madame ?

— Comme vous êtes fine, petite Marthe ! Comment avez-vous pu deviner cela ?

Je répondis en m’excusant que, dans le coin où je servais les glaces, j’avais entendu plusieurs personnes remarquer les attentions de M. Rochdale pour mademoiselle Childe.

— Vraiment ? dit-elle avec un peu d’aigreur. Au bout d’un instant elle ajouta avec une certaine hauteur :

— Vous vous êtes trompée, ma chère, M. Rochdale ne serait pas assez impoli pour faire une attention exclusive à qui que ce fût parmi ses hôtes ; mais mademoiselle Childe est étrangère dans nos environs. Elle reprit bientôt : — C’est une charmante jeune fille. Mon fils me l’a fait remarquer, et… et je suis parfaitement de son avis.

Je laissai tomber la conversation, et madame Rochdale ne la reprit pas.

Un mois après, je me demandais si elle ignorait ce que tous les domestiques du château et tous les villageois de Thorpe savaient à merveille et discutaient sans relâche à la cuisine, à l’office, à la porte des chaumières, c’est-à-dire que, depuis un mois, notre jeune maître renonçait à ses chiens, à ses chasses à la loutre et même aux courses du comté pour aller faire assidûment sa cour à Ashen-Dale.

Cependant sir John et mademoiselle Childe vinrent deux fois déjeuner au château. Je la vis, la jolie petite créature, accompagnant madame Rochdale qui allait donner à manger aux cygnes ; elle avait plus que jamais l’air d’une fleur. Une fois, M. et madame Rochdale montèrent en cérémonie dans le carrosse de famille, où ils furent secoués pendant deux heures pour aller et deux heures pour revenir par les mauvais chemins qui firent presque mourir le vieux cocher ; ils étaient allés dîner à Ashen-Dale.

Enfin, pendant la semaine de Noël, après vingt Noëls passés solitairement, notre dame du château fit ses préparatifs pour aller passer trois jours au même endroit, comme c’est l’habitude parmi les familles du comté, un jour de repos, un jour de gala et le jour du départ.

J’étais à la porte quand elle revint au château. Ses joues ordinairement colorées et fraîches étaient un peu pâles, ses yeux étincelaient ; mais elle avait les paupières alourdies comme si elle retenait depuis longtemps ses larmes. M. Rochdale ne conduisait pas, il était assis à côté d’elle et paraissait aussi un peu grave. Il lui donna tendrement la main pour sortir de voiture. Elle lui répondit par un sourire affectueux et monta l’escalier en s’appuyant sur son bras.

Ce soir-là, les domestiques qui avaient été à Ashen-Dale discutèrent la question avec ceux qui étaient restés à la maison, et tout fut réglé d’une manière satisfaisante, jusqu’à la fortune de la mariée et à sa robe de noces de Bruxelles ou de point d’Angleterre.

Cependant madame Rochdale ne disait toujours rien. Elle avait l’air heureux ; mais elle était pâle, toujours pâle. Notre jeune maître était d’une gaieté inimaginable. C’était, comme je l’ai dit, un beau et aimable jeune homme, un peu changeant dans ses goûts et facile à influencer, disaient quelques personnes ; mais il n’y avait que les vieilles gens de cet avis-là, et on ne les écoutait pas. Nous regardions mademoiselle Célandine Childe comme la plus heureuse personne du monde.

Elle avait l’air du même avis lorsqu’au bout d’un certain temps elle vint rendre une visite de trois jours ; ensuite sir John s’en retourna ; mais il laissa mademoiselle Childe au château.

Le soir (c’était le moment de l’année où on commence à s’apercevoir de la soirée), en passant près de la porte du salon, j’avais entendu notre jeune maître qui parlait à mademoiselle Childe des « primevères dans les bois » ; ce soir-là j’aidais madame Rochdale à sa toilette. Elle était debout devant sa fenêtre. C’était après le dîner ; elle était remontée chez elle pour se reposer.

— Voyez, Marthe.

Elle me montrait la terrasse qui conduisait à l’étang. Les deux jeunes gens se promenaient lentement, lui, ne la quittant pas du regard, elle, les yeux baissés, baissés jusqu’à terre ; mais son bras s’appuyait sur celui de M. Rochdale avec une sérénité et une confiance qui disaient assez qu’elle se sentait le droit de s’y appuyer toute sa vie.

— C’est donc vrai, madame Rochdale ?

— Oui, Marthe. Que dites-vous de mes enfants ?

Quelques larmes lui vinrent aux yeux : ses lèvres tremblèrent légèrement ; mais elle les regardait et souriait toujours.

— Êtes-vous satisfaite, madame ?

— Tout à fait. C’est ce qu’il peut arriver de plus heureux au monde… pour lui. Ils se marieront à Noël.

— Et vous…

Elle me mit doucement la main sur les lèvres et dit en souriant :

— Nous avons le temps de penser à cela, tout le temps.

À partir de ce jour-là, elle devint peu à peu moins pâle, et retrouva entièrement son humeur sereine et égale. Il était évident qu’elle commençait à aimer beaucoup sa future belle-fille, il eût été difficile de faire autrement et ce n’était point par une simple forme qu’elle les appelait tous deux « ses enfants ».

Pour Célandine, qui n’avait jamais connu sa mère, elle semblait aimer madame Rochdale presque autant que son fiancé. Les deux dames étaient constamment ensemble, et elles paraissaient promettre ce spectacle, qu’on dit inouï, d’une mère et d’une belle-fille aussi unies que si elles eussent été de la même chair et du même sang.

Les commères branlaient la tête en disant : « Cela ne durera pas. » Je crois que cela eût duré. Pourquoi non ? C’étaient deux femmes au cœur élevé, tendre, dévoué. Toutes deux étaient prêtes à aimer ce qu’il aimait, à renoncer à tout pour le rendre heureux. En lui, le fils et le fiancé, elles se rencontraient, en lui elles apprirent à s’aimer.

Il est étrange que les femmes n’en jugent pas toujours ainsi, étrange qu’une jeune fille ne s’attache pas de préférence, après sa propre mère, à la femme qui a porté celui qu’elle aime, qui l’a nourri, soigné, qui a souffert pour lui plus qu’aucune autre créature ne peut souffrir, excepté sa femme, encore pas toujours. Il est bien étrange qu’une mère, affectueuse et bonne pour tout ce qui plaît à son fils, pour son cheval ou son chien, n’aime pas, par-dessus tout, la créature qu’il aime le mieux au monde, celle de qui dépendent, sa vie durant, son bonheur, son repos et son honneur. Hélas ! pourquoi faut-il qu’une relation si simple, si naturelle, si sainte, semble si pénible et reste presque sans exemple, même parmi les femmes vertueuses de ce monde ! Mères, femmes, à qui la faute ? Est-ce parce que chacune exige trop pour elle-même, trop peu pour l’autre, parce que l’une oublie qu’elle a été jeune, l’autre qu’elle sera vieille un jour ? Ou bien est-ce que, dans le plus tendre dévoûment des femmes, il reste un grain de jalousie qui leur fait oublier cette vérité aussi profonde en amour qu’en charité : « qu’il vaut mieux donner que recevoir ! » Peut-être une vieille fille comme Marthe Stretton n’a-t-elle pas le droit de discuter cette question. Mais je veux dire une chose, c’est que je puis pardonner beaucoup à une belle-fille qu’on n’aime pas, rien à celle qui n’aime pas.

Et maintenant après cette longue digression, qui n’est pas aussi étrangère au sujet qu’elle peut paraître au premier abord, je reviens à mon histoire.

L’année grandit, puis elle décrut ; vers la fin, madame Rochdale me dit que c’était une des années les plus heureuses qu’elle eût jamais connues.

Je le crois d’autant plus que comme la plupart des grands bonheurs, elle avait commencé par une douleur vaincue. Mais personne ne s’aventurait à parler de cela, et peut-être la mère ne se fût-elle pas avoué maintenant à elle-même l’existence momentanée de la douleur.