Une sacrée noce/07

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 86p. 38-43).

vii

Prologue du sacrifice



Sortant de table, il fallait donc activer la digestion, et obtenir un peu d’aise, malgré les nourritures et la congestion du grand art. On fit venir l’orchestre qui attendait patiemment dans les sous-sols du Pâté-en-Croûte, et le guinche recommença.

Cette fois, ce n’était plus, comme durant l’après-midi, un souci de correction et d’observance du rythme qui bridait l’élan naturel de tout le monde. Tout à l’inverse la retenue et le savoir-vivre vaincus succombaient devant l’assaut des instincts. Auparavant, on ne dansait qu’avec une connaissance, au moins superficielle, des règles du jeu. Maintenant, l’indifférence était totale touchant la mesure et l’ordre du pas. Chacun, sur la musique, brodait une fantaisie chorégraphique à son gré. Ceux qui ne savaient pas danser, inventaient subitement la danse…

Certains couples s’entendaient aussi à ravir en esquissant de conserve, et sans cesser de s’enlacer, des pas différents. C’était délicieux. En sus, lorsqu’un des personnages s’y sentait poussé par un désir trop neuf ou une démangeaison trop précise, aucune gêne ne le retenait de manifester cela en public. Un charme vraiment primitif se dégageait de cet abandon général des femmes et des hommes au besoin tout nu des contacts les plus étroits. Quand d’occasion, le désir devenait trop ardent, les gens s’en allaient dans la pièce voisine pendant quelques instants. L’administration du Pâté-en-Croûte, qui connaissait ses habitués et tenait à leur offrir toutes les commodités compatibles avec le décorum, avait en effet aménagé le nécessaire.

C’était une chambre obscure, meublée de quatre divans aux ressorts un rien grinçants, mais toujours souples, cela qui donnait dans un coin de la salle de bal. Une simple tenture fermait la chambre. Cette étoffe était si facile à lever sans bruit pour rentrer ou sortir que personne ne s’apercevait des allées et venues dont la dite pièce était le témoin.

On y vit passer Pilocarpitte et le potard toujours salace, mais portant dans ses poches tous les objets indispensables à la pratique d’une hygiène méticuleuse. Cunéphine Lampader donna là, au père Lerousti, des sensations absolument inédites et dont le bonhomme fut éberlué. La délicate Finboudin s’abandonna aux mains du garçon d’honneur, Titi Bisetout, un adolescent déjà perverti.

Lerondufess retrouva sa veuve torride et envahissante, et tous comme toutes passèrent un petit moment, digestif, disait Ursule Tailvy, c’était la cousine de Josépha, et comptable chez un marchand de bananes, dans le civil, mais elle avait énormément d’ambition, dont celle d’écrire ses mémoires d’ancienne Reine aux fêtes de la Boustifaille. C’est elle qui vint, au nom de l’estimable société, solliciter Hector et Josépha de faire un tour aussi sur les divans de la chambre obscure. Comme disait Lerousti, ça serait l’honneur de cette noce si la nouvelle mariée, au lieu de perdre sa virginité dans un lieu secret et clos, consentait à la sacrifier dans l’affection et le désir cordial de ses amis, en public ou presque… Mais Josépha ne voulut point. Elle n’était pas, avouons-le, d’une chasteté indéfectible et elle avait goûté déjà des joies dont le mariage est le dispensateur, sans exclusivité. D’où, nécessité, pour elle, d’entourer sa nuit de noce d’une comédie un peu savante, d’une série de scènes graduées et expertes, qui laisseraient d’ailleurs à Hector le meilleur souvenir. Mais le moyen de jouer ce sketch dans ce petit salon secret, avec, à côté de soi, voire sur le même meuble de repos, un autre couple en amour. C’était perdre le bénéfice des longs calculs par lesquels, Josépha s’était assurée de berner son benêt d’époux.

Elle refusa donc d’aller s’épancher à côté et préféra danser, quoique la fatigue lui fit perdre et le sens du rythme à la danse, et le souci de résister aux attouchements insidieux des danseurs. Car tout le monde voulut « en suer une » en sa compagnie. Le potard, qui ne perdait jamais de vue ses certitudes de dandysme et ses préoccupations scientifiques, lui confia même à l’oreille, durant le black-bottom, que si elle y tenait, il lui remettrait une boîte de pommade de concombre. Elle avoua avec une ingéniosité exquise en ignorer l’emploi.

Quant à Hector, il faisait sauter, dans une cachucha de son invention, mitigée de valse, de tango et de chahut, toutes les femmes de la noce. Ni l’âge, ni la dignité ne le faisaient reculer. Il se rendit même dans la pièce à tenture fermante avec la jeune Lerondufess, fille unique du personnage de ce nom, alors en conversation politique avec Lerousti.

Josépha en fut ravie, car elle préférait pour son plan de nuit nuptiale, avoir affaire à un homme un peu flapi qu’à un athlète en grande forme.


La nouvelle épouse gravissait le lit (page 47).

Hector fut sollicité aussi par la subtile Finboudin-Canepête de se rendre à l’autel secret des offrandes amoureuses. Elle en était à son quatrième opérateur, et cela, loin de provoquer sa lassitude, n’arrivait qu’à la faire ardre d’un feu plus profond. Elle eut donc voulu goûter au nouvel époux. Hector n’y consentit point. Il commençait après une expérience avec Cunéphine, à redouter le fâcheux court-circuit.

Voyez-vous ce mari tomber impuissant à l’heure prochaine de transformer en femme sa vierge épouse dont il ne doutait nullement !

Ce scandale le terrifiait et il refusa dès lors, toutes offres, même tentantes, même accompagnées de promesses captieuses.

La soirée cependant, avançait en âge et en mélancolie. Il devait être minuit. Tout le monde se sentait las, sauf quelques fervents du tango qui voyaient en cette danse, un entraînement pour de futurs exploits sportifs. L’orchestre, lui aussi, baissait en art. Des couics assez peu protocolaires troublaient le bon ordre de sa musique. C’était la fin du jour nuptial. L’atmosphère abondait en poussières qui séchaient les lèvres et les gosiers. Les femmes semblaient sortir d’un sac de ville par les reîtres. Leurs yeux jetaient une ombre bleue sur les joues et au delà, et cette cernure lascive avait pourtant du charme, autant que si les corps avaient été nus.

Dans l’immense maison du Pâté-en-Croûte, les salles se vidaient peu à peu. Celle où tonitruaient un moment plus tôt, les membres de l’Académie des Colporteurs était soudain devenue muette. Le Syndicat des Pisseurs d’encre qui tenait des assises à l’étage au-dessus, venait de capituler. Quant aux Amis de Théopipe, dont c’était, ce jour-là, la grande fête, ils renonçaient à chanter plus outre les louanges de leur héros. On sait que Théopipe, le fameux romancier, auteur des Amours du Mort-Né, est célébré annuellement par une société de bons drilles présidés par Adamastor Polype. Mais on se lasse de tout, j’ai eu l’honneur de le confier au lecteur, même de dire l’éloge de Théopipe.

Alors, en catimini, Hector, héros de la nuit qui régnait et où son triomphe allait bientôt s’imposer tout à fait, Hector, et sa douce épouse Josépha virent que c’était le moment de s’esquiver. Il y avait une porte pour les sorties amoureuses et un escalier dérobé. Les nouveaux mariés s’y précipitèrent vers le taxi qui les mènerait au lieu du sacrifice…