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Une sacrée noce/Texte entier

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Éditions Prima (Collection gauloise ; no 86p. 1-48).


i

En voiture



Vrai, il passa un petit frisson sur l’échine de l’exquise Josépha, lorsque le vieux prêtre paterne lui enfila l’alliance à l’annulaire. Sur l’échine s’entend, et ailleurs. Pourtant, bien entendu, elle se contint. Nul des assistants ne devina l’effet symbolique d’un geste, en somme innocent, et bientôt tout le monde se dirigea, cérémonie terminée, vers le dehors.

Josépha donnait le bras à son mari. Car, cette fois, ils étaient positivement époux. Le maire, sanglé de tricolore, y avait passé ainsi que le prêtre en surplis. Époux ! Ils étaient époux ! Ainsi donc, à partir de cette minute, Josépha ne pouvait plus, ne devait plus rien refuser à Hector. (Il se nommait Hector.) Qu’il lui demandât de marcher à quatre pattes ou de se mettre en tenue d’Ève, de jouer les Messaline, les Sapho ou les prudes, elle lui devait obéissance. Ce n’est pas rien de se trouver ainsi réduite en esclavage par quatre paroles latines et le geste d’un adjoint bedonnant sous un drapeau. C’est même énorme, effrayant et redoutable… Et Josépha, en avançant dans la nef, regardait Hector à la dérobée. Saurait-il ce mari, se tenir dans les limites honnêtes et justes, durant l’exercice de son souverain pouvoir ? Cruelle et atroce énigme ! Bah ! songea Josépha, s’il n’y met pas un peu de savoir-vivre, je le ferai cocu… Et soulagée par cette promesse intime, elle osa mieux prendre conscience de son autorité cachée. Le code ne reconnaît point cette autorité de la femme, et il la tiendrait presque pour sacrilège.

Mais le code n’est pas de mise partout. Il existe d’autres circonstances, d’autres armes et d’autres tactiques de combat que celles de la pure légalité maritale, fort heureusement.

Josépha songea alors d’un coup aux luttes qui se déroulent avec le lit comme champ de Mars. Elles permettent à une épouse experte de prendre sur son maître, ce que je nommerai une bonne avance. Avec ça, comme dans les courses de six jours, on peut plus tard, durer sur l’acquis du début et décrocher la timbale. Que dis-je, la timbale ? Il faudrait imaginer les cent mille timbales de la vie, figurant la cohorte quotidienne des liesses, des joies et des petits bonheurs…

À ce point de ses réflexions, Josépha franchit la porte de l’église Sainte-Nafisse où on venait de consacrer son union avec le doux Hector. Devant les époux, tout pareil à un dragon dévorant et irrité de vase chinois, se dressait le photographe, armé de son appareil.

Il dit à Hector :

— Souriez, voyons !

Et à Josépha.

— Ne laissez pas pendre votre main gauche sur le ventre.

Elle enleva sa main en rougissant. C’est vrai. Dans sa songerie, elle se croyait nue, et d’instinct voulait protéger une pudeur, que d’ailleurs personne ne voulait, en ce moment, outrager.

Une femme obligeante, qui regardait la scène en connaisseuse, s’approcha avant que Josépha fut incarcérée sur la plaque au bromure du photographe augural. Elle murmura à l’oreille de la timide épousée.

— Je vais arranger votre robe !

Et, en professionnelle de la couture, elle drapa la soie blanche, fit ressortir la cuisse gauche qui tendit l’étoffe mince pour accuser le pli central. Cela délimitait utilement chaque jambe, et c’était prometteur.

— Là ! vous êtes chic.

L’obligation de Josépha lui fit murmurer :

— Merci !

Et le photographe opéra aussitôt, heureux d’en finir pour aller déjeuner.

Ensuite, les néo-mariés furent conduits à leur voiture. Une jeune fillette portait la queue immaculée de la robe gonflée par les appas de Josépha. Elle introduisit le tissu replié dans le taxi et murmura d’un air fûté en s’adressant au mari.

— À votre tour !

— Qu’est-ce qu’elle veut dire ? demanda Hector à sa femme.

— Je ne sais pas, répondit la douce et chaste épouse.

Et elle rougit encore, comme une aube intimidée.

— Ma chérie, murmura alors Hector tout ému. Et il se pencha pour embrasser sa femme sur les lèvres.

Elle le repoussa.

— Voyons, mon ami, attendez ce soir !

Lui, mécontent, se mit à rire.

— Nous attendrons ce soir pour le principal, mais les détails nous appartiennent déjà.

Et comme le taxi se mettait en route, il en profita pour glisser une main exploratrice sous la robe de satin blanc.

Josépha aggrava sa rougeur et ne se défendit qu’à moitié. Quoi, elle avait accepté de se marier : c’était pour subir la loi du mariage.

Au demeurant, sa combinaison-culotte était étanche comme le compartimentage d’un cuirassé. Et madame sa mère l’avait, en sus, avertie la veille :

— Josépha n’oublie point qu’un époux a des droits sur sa femme. Il les tient du code, du sacrement, de l’usage, des coutumes et de sa qualité de mâle. Il pourra t’advenir, disait-elle encore à sa fille, de ne pas goûter ses façons. Toutefois, n’en laisse rien voir. Si tu veux t’entendre avec ton mari, il faut apprendre à ne refuser ce qu’il désire qu’avec précaution et prudence. Le mieux est qu’il ne sente pas le refus.

Josépha se demandait avec angoisse comment on peut refuser sans que la partie adverse s’en aperçoive ? En tout cas, elle laissait en ce moment aller…

Butant à un grillage infranchissable, Hector comprit qu’il serait mauvais d’utiliser des moyens de conquête plus brutaux que sa douce visite légère. Il stoppa. Il voulut pourtant que sa femme comprit sa propre dépendance. Il murmura donc :

— Josépha, ma chérie, comme vous avez les jambes bien faites.

— Vous croyez ? demanda la jeune femme avec ingénuité.

— Certainement. Et je vous en aime follement.

Puis, sous semblant de démontrer les vertus esthétiques de Josépha, il releva la robe blanche sur les genoux dont la peau luisante transparaissait à travers la soie candide des bas.

— Vos genoux sont adorables.

— Ah !

— Oui ! Et plus haut, quelle merveille !

Et il tenta de nouveau un examen faussement naïf.

— Dites, Josépha, pourquoi avez-vous mis une culotte si épaisse et collante ?

— Mais, répondit la nouvelle mariée avec un délicat incarnat sur les joues, c’est ma combinaison de noces…

— De noces, soupira Hector !… Mais croyez-vous vraiment qu’il la fallait, à cette occasion-là, pareille à une cuirasse ?…

Josépha ne sut que répondre. Elle sourit un peu niaisement, comme il convenait, et le digne Hector, ayant une fois de plus constaté la vanité de ses travaux d’approches, retira une dextre indignée. Aussi bien, il était temps, et la morale, si Josépha n’avait pas été si bien défendue, courait un grand danger, car la voiture s’arrêtait et des badauds déjà en examinaient curieusement les occupants…



ii

À Table



Le festin nuptial avait lieu au grand restaurant du Pâté-en-Croûte. Grâce à son enseigne figurant une femme nue, très nue, qui sort d’un vol-au-vent en montrant ses trésors naturels, nul n’ignore cette maison renommée. Les gourmets la fréquentaient déjà au temps de la Révolution. Balzac y trôna, et plus tard Monselet comme, de nos jours, le syndicat du Tape-Tête y donne ses agapes. On voit que la famille d’Hector et celle de Josépha avaient choisi le bon réfectoire.

Le repas menaça dès le début d’être charmant et il le fut en vérité. La timide épousée d’abord, eut bien un peu l’air emprunté lorsqu’on lui jetait des gauloiseries un rien corsées, mais elle s’habitua peu à peu.

Il y avait là son oncle Théopompe Lerousti. Il en avait un beau stock, de ces blagues archi-raides qui font venir aux joues toutes les pudeurs des femmes. Toutefois, Bartholomé Campistrouil n’était pas moins bien fourni. Le premier aurait plutôt été spécialisé dans la plaisanterie scatologique, le second dans l’érotique. Mais il est peut-être vain de prétendre délimiter deux domaines séparés juste par quelques centimètres… Entourée donc de joyeuses plaisanteries, Josépha pouvait se divertir à coup sûr.

Lerousti disait :

— Ma petite Josépha sais tu jouer à l’écarté ?

— Non, mon oncle ! répondait la tendre jeune femme.

— Hé bien, Hector va te l’apprendre.

— Pourvu, ripostait Campistrouil, qu’il ne lui apprenne pas aussi le piquet.

— Sa flèche n’est pas assez affûtée pour faire pic et repic, grogna au bout de la table, Eustasie Labidoche, qui avait jadis tenté de séduire Hector.

— Ça suffira tout de même, certifia Lerousti, pour faire capot…

— Capot, à l’anglaise, ricana bêtement Cacamis-Riboulon, le marchand de lampes à souder pour les étoffes de laine, ruine des négociants et fabricants de machines à coudre.

— Ah ! mais non, pas à l’anglaise ! rectifia Lazare Trophignol, grand repopulateur qui avait douze neveux et sept nièces.

— Attention, répéta-t-il, ma petite Josépha, il faut éviter que pour la nuit, ton mari se mette en redingote.

— Mais monsieur, susurra la douce Josépha, on ne s’habille pas en tenue de soirée pour se mettre au lit.

— Tenue de soirée, grogna Jiji Rhubarb, le potard, qui avait également des prétentions à l’élégance et à l’encyclopédisme. Pensez-vous que la redingote soit une tenue de soirée ?

— La vraie tenue de soirée, opina Cunéphine Lampader, c’est de se mettre à poil.

— Lerousti se pencha pour dire à sa voisine Phanie Rombierh :

— Elle n’en a même pas.


…elle offrit des joues rebondies (page 10).

Et Lerondufess, le tenancier du bazar a un quatre-vingt quinze, s’écria pour prendre la parole lui aussi dans cette conversation spirituelle et délicate,

— Cunéphine, faites-nous voir comment vous faites.

La jeune Lampader en était à son deuxième litre d’Aramon extra-vieux avec cachet du château. Un peu partie, elle recula sa chaise et leva les jambes en l’air.

— Voilà, mon vieux Lerondufess !

— On ne voit rien, douta simplement Hector, qui voulait détourner l’attention des assistants pour explorer un tantinet les charmes de sa bien-aimée.

Cunéphine trouva la remarque de mauvais ton. Elle se tourna vers l’aimable nouvel époux.

— Ah ! tu ne vois rien, toi. Hé bien, regarde !

Et, montant sur sa chaise, elle offrit à Hector médusé un arrière-train massif, à faire éclater la robe qui le couvrait.

La belle Pilocarpitte, Agasie de son nom, jalousait depuis longtemps Cunéphine, elle lança :

— À nu, à nu !

— Ah ! On veut le voir à nu, tonna — un petit tonnerre de poche — la cynique Lampader, eh bien chiche !

Et, levant sa robe, elle offrit les joues rebondies de son séant, à l’état, si l’on peut dire, spontané. Tout le monde applaudit. On but une belle série de rasades, et Hector, tout à fait émoustillé, osa introduire la main dans le corsage de Josépha.

Ce faisant, il lui disait à l’oreille :

— Elle est mal élevée, cette Cunéphine !

À ce moment, la petite Finboudin-Canepête, la fille du gros marchand de conserves de mouron, qui avait entendu, s’approcha sournoisement et susurra après une exploration rapide et manuelle :

— Elle ne vous ressemble pas, monsieur Hector, vous l’êtes mieux, levé ?

Tout le monde, heureux, se versa des rouges bords d’Aramon 1803, étampé, pour fêter ce témoignage.

— Car, disait Lerousti, la vérité sort de la bouche des enfants.

On servit, à ce moment exact, les poulets rôtis. Tout le monde illico en réclama les croupions.

— Il faudrait, dit avec gravité Eusèbe Mancharsor, ancien notaire à Courgigi-sur-Bouligue, et qui, à ce titre, jouissait d’une estime de premier plan, il faudrait que ces poulardes fussent toutes en croupions…

— Dame, répondit Cunéphine Lampader, qui n’avait pas renoncé à l’esprit, c’est comme ça en amour.

— Ah ! dit la société sans comprendre.

— Oui ! bien sûr. Pour un homme qui aime, sa femme est tout entière propre à satisfaire son désir et de même pour une femme, son époux est…

… tout époux, bravo ! cria Bartholomé Campistrouil enthousiaste.

Et tout un chacun applaudit avec frénésie, en jetant à la tendre Josépha des regards flambants, évocateurs et salaces, comme s’il en pleuvait.

— Citoyens, dit alors Lerondufess, en se levant, et d’un ton solennel, citoyens, l’heure des toasts est venue…

— Bravo ! continua Pilocarpitte qui était parfaitement ivre et tentait en vain de dégrafer un peu plus son corsage déjà ouvert plus bas que le nombril.

Lerondufess lui adressa un regard approbateur, puis continua :

— Nous allons boire aux amours de Josépha et d’Hector.

— Bravo ! reprit Pilocarpitte en mettant ses deux jambes sur la table, aux amours d’Hector et de Josépha.

— Bravo, bravo !

Et on but, raide comme balle, par larges verres, du champagne Solférino, sec comme un coup de trique et qui moussait magnifiquement.



iii

Le bal



Lorsqu’on en fut aux liqueurs, Lerousti commanda pour Hector.

— Il faut du raide au mari.

Mais Lazare Trophignol reprit :

— Et pour la dame donc.

— Du raide à tout le monde, aboya Cunéphine Lampader, obstinément portée à l’enthousiasme.

Et on servit un trois-six qui ne craignait rien pour la raideur.

— Fichtre, ça vous éteint, avoua la Finboudin-Canepête, qui ouvrait un bec grand comme le tunnel du Simplon pour que l’air extérieur put rafraîchir ses muqueuses embrasées !

Josépha qui trouvait cette attitude disgracieuse et fermait la bouche crut avaler une torche allumée.

— Hein, s’exclama Pilocarpitte, ça vous chauffe l’avant-train.

— Tu parles, se désespéra Lerousti qui venait de perdre le souffle. Cette eau-de-vie là vaut son pesant d’électricité. Ça vous occit !

Seul, Hector continuait de porter beau. Pour montrer même à l’assistance qu’il en fallait un peu plus, si on voulait le rétamer, il s’offrit un second verre et l’absorba rubis sur l’ongle.

Il boit sec ton mari, dit Lerondufess à Josépha. C’est bon signe.

Cependant, le nouvel époux était parvenu à obtenir que sa charmante femme passât sa jambe sur la sienne. C’est une situation fort incommode et désagréable, mais elle est de tradition chez les amants qui veulent se promettre, sous la nappe, des affections éternelles et des délices proches. Hector sentait donc son sang couler plus vite dans ses artères, il percevait en sa tête, un tumulte magnifique, et cela lui promettait mille joies peu éloignées. Au surplus, il aurait été bien embêté s’il lui avait fallu définir ces joies, mais enfin, c’est le nom qu’on donne à la corvée de première nuit de noces. Il faut bien l’accepter…

— Si on guinchait un petit chouya ? dit alors Eusèbe Mancharsor, qui avait fait son service militaire aux zouaves et parlait l’argot subtil qui était à la mode sous Mac-Mahon.

— Oui, oui ! hurla Pilocarpitte, de plus en plus saoûle. On va danser.

— Moi, avoua Lerousti, je préfère faire une petite belotte.

— Il y aura de la belotte aussi, approuva Lerondufess. Tout le monde aura du plaisir pour son goût.

Ainsi fut fait. La belotte s’engagea entre les combattants vieillis sous le harnois et qui ignoraient les finesses du charleston et du black-bottom. Mais on avait un orchestre tout prêt à n’importe quelle fin, qui attendait dans les sous-sols du Paté-en-Croûte. Il monta, s’installa, et préluda. Les couples s’enlacèrent.

C’était décidément la félicité elle-même qui se dévouait ce jour-là pour réjouir le mariage d’Hector et de Josépha.

D’abord, les époux s’étreignirent parmi les coups d’œil égrillards et approbateurs. Ils dansaient bien, de façon un rien guindée, sans doute, mais il faut ça pour donner de la dignité au jour des épousailles.

Pilocarpitte dansait avec une extrême licence. Elle se frottait à son cavalier, Rhubarb, le jeune potard mondain, avec des mines de chatte en folie. Au surplus, elle était en folie réellement. Ce ne devait pas être le moindre labeur de ceux qui dansèrent en sa compagnie que d’éviter le scandale, car Pilocarpitte était sans cesse disposée à le provoquer. Cunéphine et Mancharsor faisaient, eux, un joli couple, correct et aimable. Certes, Cunéphine s’efforçait bien, par mille artifices condamnables, de relever sa jupette déjà écourtée au-dessus des limites fixées par les bienséances. Mancharsor, également, donnait à son enlacement un caractère plus qu’intime. Pourtant, cela restait du meilleur ton…

L’exquise Finboudin-Canepête s’était retirée avant la danse pour aller mettre un peu de désordre dans sa vêture intime. Elle avait déboutonné en bas sa chemise-enveloppe et abaissé les épaulettes qui la retenaient en haut. Ne fallait-il pas donner aux galants un peu d’espoir, et des promesses palpables ? C’est que la douce enfant rêvait de convoler en justes noces, elle aussi, comme Josépha. Mais pour cela, il fallait évidemment conquérir un époux, et cette conquête ne se fait généralement pas plus que celles de la guerre, avec des armes mouchetées.

Ainsi Finboudin démouchetait ses appas…

Son charleston fut un succès de premier ordre. Elle vous avait un chic étonnant pour gambiller en faisant des effets de croupe, et ne craignait aucune concurrence. Ses jambes, vêtues de soie rose pâle, agitaient, comme des cuillers ensorcelées, les désirs dans l’âme des hommes. Elles fouettaient la trouble écume des lubricités, et celles-ci montaient comme des blancs d’œufs.

Bientôt, le bal se libéra de ses façons pudiques. Les couples assoiffés se désaltéraient par moments. Ils revenaient alors à l’aire guinchante avec des faces écarlates et des mains libres comme des estampes de l’Enfer, à la Nationale… On vit, ma foi, la pudique Josépha elle-même s’en aller sous un prétexte vague dans la pièce à côté, où son époux la fourragea un instant, à la façon d’un médicastre qui tâte une appendicite.

Ils revinrent tous deux avec des yeux luisants et des oreilles empourprées. Aussitôt, Pilocarpitte, armée de son potard chéri, s’en alla, d’un air faussement naïf, faire un tour vers les pièces circonvoisines.

Dans l’une, il y avait des gens tristes qui festoyaient sans délices. C’étaient les héritiers d’une multimillionnaire qui sortaient de chez un notaire, où ils avaient appris leur promotion dans l’ordre de la plus grande fortune. Joyeux et sans souci, la veille encore, ils se trouvaient maintenant bondés de terreurs et de craintes. Comment faudrait-il donc conserver et grossir cette richesse inattendue, et d’autant plus redoutable ? Sombre méditation ! Pilocarpitte s’enfuit aussitôt.

Après ce salon, on tombait sur un escalier. Vous allez croire que nos amoureux allèrent plus loin ? Point du


…elle avait abaissé les épaulettes (page 15).

tout. Ils virent là un lieu spécialement disposé pour éteindre le feu qui les brûlait. En un tournehanche ce fut accompli…

Et la jolie Finboudin imitait le potard et son amie avec le père Troussequikin qui venait d’arriver, frais et dispos, comme toujours. Il n’était pas jeune, le bonhomme, mais il avait du cran. Il le fit bien voir…

Cunéphine et Trucubette, après s’être un moment esquivées, reparurent les seins à l’air, les joues écarlates et les yeux vernis de neuf. Trophignol et Cacamis séduisirent tour à tour, la veuve incandescente de feu Dubrancar, le riche industriel, fabricant de ciseaux en celluloïd et de miniatures sur éponges. La joie régnait enfin et c’est tout juste, si Hector, entraîné par l’exemple, ne prit pas une avance sur son compte marital, entre deux portes. Toutefois, Josépha s’y opposa.



iv

Le tour au Bois



Cependant, il était cinq heures après-midi. On ne pouvait pas songer danser ainsi jusqu’à l’heure probable et tardive du dîner. Tout le monde était en nage, et les jambes, agitées par le redoutable charleston, allaient bientôt refuser tout service. Que faire maintenant ? Les amoureux eussent bien gardé la chambre jusqu’à la nuit, mais la correction et les bienséances s’en fussent mal trouvées. On se réunit en concile pour délibérer à ce propos. C’est alors que la jeune Trucubine, Agéloa, soumit aux délibérants, cette proposition nouvelle :

— Si on allait au Bois ?

Lerousti, tout gaillard, répéta avec un air galant :

— Mais oui, si on faisait un peu son persil au Bois.

La jeune Finboudin approuva audacieusement :

— Moi, j’en suis, pour la balade au Bois.

— Et moi, donc, redit l’amoureuse Cunéphine, qui avait les yeux cernés jusqu’aux clavicules.

Quant à Pilocarpitte, elle hurla, sur l’air de la Madelon :

— Moi, j’en veux, du Bois de Boulogne…

Et le potard approuva en tapant du pied sur un rythme de gigue du meilleur aloi.

— Allons-y donc, dit le reste de la société.

Dix minutes plus tard, une escadre de taxis emportait la noce entière vers la porte Maillot. En tête, la voiture d’Hector et de Josépha, vernie en rouge écrevisse, menait le train d’un pneu sûr. Dire que pendant le trajet il n’y eut pas ça et là des privautés conquises, sur des genoux trop mal dissimulés, des seins quasi aérés déjà par d’abusives échancrures de guimpes, et même des séants pleins de rondeur et de bon vouloir, serait sans doute une affirmation téméraire. Cunéphine se laissa même investir ou peu s’en faut jusqu’à la porte du donjon. Par chance, une herse de linon crème veillait comme la duègne des infantes. L’huis définitif ne fut — cette fois-là — point vaincu. Seules Pilocarpitte et la Finboudin se permirent des amitiés mal convenables. C’est-à-dire par trop privées d’hommes. Dans leur taxi il n’y avait malheureusement que la vieille Barbausec, qui avait, en sa jeunesse, rôti une multitude de balais et ne s’offensait de rien, avec le père Pissasabau, grand-oncle de la mariée, qui dormit durant tout le trajet. C’est que l’infortuné brave homme avait quatre-vingt-douze ans. On s’explique donc les impudicités des jouvencelles. Au demeurant, Lerondufess, qui aurait dû donner le bon exemple, ne s’avisait-il pas de lutiner lui aussi la charmante, quoique mûre, Mme Odora Lacraquette. Celle-ci, veuve de trois maris, inflammable comme de l’amadou, et alliacée comme du phosphore, faillit donner à l’infortuné Lerondufess une crise cardiaque en l’étreignant si serré que la voix lui faillit à tous les bouts…

Odora, qui n’aimait pas ce genre d’affront le repoussa sans aménité.

— Vous avez été mis au monde par une éponge dit-elle d’un air de mépris.

Vexé, le pauvre Lerondufess se tut en ruminant sa vengeance.

Quant à Hector et Josépha, vous ne voudriez pas qu’ils fussent plus chastes que le reste de leur noce. Non ! Ils s’amusèrent un peu, d’autant qu’ils étaient seuls dans le taxi.

— Hector, dit Josépha, tout attendrie, m’aimez-vous, mon ami ?

— Si je vous aime, Josépha, mais j’en éclate. Mon amour est pareil à une pendaison, il est à l’étroit, et pourtant il saute… Et pour commenter d’un geste aimable son affirmation symbolique, il voulut prouver à sa femme l’étendue et la puissance de son vœu…

Elle détourna les yeux, pourtant, quoique avec un malin sourire.

— Hector, êtes-vous heureux ?

— Oui, ma chérie, mais un peu mieux cette nuit lorsque nous serons seuls. Et vous, Josépha, m’aimez-vous ?

— Oh ! mon cher mari, pouvez-vous le demander.

Mais cette question n’était qu’un artifice destiné à permettre une avance hardie sur les terres vierges que le nouveau mari rêvait de conquérir à cette minute, en y plantant son drapeau. Et Josépha ne réagit point, mais elle montra, par l’incarnat de ses belles joues, à quel point elle était émue et offensée dans ses meilleures pudeurs.

Bientôt, toute la caravane fut au Bois. On parcourut d’abord des allées au hasard et cette queue leu leu faisait rire d’élégants promeneurs. Mais lorsqu’on fut en un coin un peu désert, ayant vaguement l’aspect d’une jungle cantonale, et qui offrait des pelouses vertes encadrées de bouleaux galants, tout le monde jugea qu’il fallait s’arrêter un instant.

Bientôt, les couples, devenus soudain bucoliques, se répandirent sous les ombrages et par les sentes incertaines qui exploraient le sous-bois. Certains s’en furent à droite, d’autres à gauche, certains au milieu. Les gens âgés et rassis s’assirent sur l’herbette en regrettant l’absence d’un Aramon de qualité dont ils se fussent volontiers réjoui. Les femmes sans cavaliers errèrent au hasard en implorant le dieu qui fait naître et prospérer les satyres…

Quant aux amoureux, dont certains étaient même montés en grade dans les resserres, cabinets, ou escaliers du Pâté en Croûte, ils se mirent à jouer follement un rôle de poulains ivres de liberté. Ils sautaient et cabriolaient à qui mieux mieux.

Les femmes en perdaient toute vergogne et toute décence, Ils en virent de vertes, ce soir-là, les arbres du bois ! Les buissons furent témoins impassibles, mais certainement émus au fond, de scènes orgiaques où orgiastiques. Quant aux jolis tapis de fleurettes toutes neuves, qui couvraient çà et là, des coins impollués, il est probable qu’ils en conçurent honte et tristesse, car on leur offrit des visions trop intimes pour être honnêtes. Ici, la Finboudin-Canepête embrassait à grandes goulées, le garçon d’honneur de la noce. Le coquebin, tout ému, en perdit d’un trait tout le velouté des âmes adolescentes…

Plus loin, Pilocarpitte ouvrait, par un abandon de toutes jupes et dessous, des horizons grassouillets et vénustes aux regards concupiscents du père Lerousti… Cunéphine faisait la cabriole sans souci d’exhiber une toisonnette couleur de palissandre et toutes ses vêtures en baîllaient de désespoir. Quant aux autres héroïnes moins connues de la cérémonie, elles ne le cédaient point en impudicité aux plus qualifiées. Les cavaliers de ces dames et de ces demoiselles eurent sans doute toutes les peines du monde à rester purs dans de telles conjonctures. Certains, probablement, se laissèrent aller, devant tant de rose, de blond, de palpable, de gracieux, d’offert et d’attirant, jusqu’à commettre des actes éminemment damnables. Quelle tristesse ! C’est ainsi que Rhubarb, le fameux potard, le maître des élégances, passe pour avoir butiné la rose de Nicoline Bouchebée. Palamède Lampader, le propre frère de Cunéphine, tout puceau qu’il fût, ne laissa point sans hommages, les intimités de l’exquise Finboudin. Quant à Lerondufess, rajeuni de vingt ans par les exploits de tous ces amants pâmés, on dit qu’il décrocha la timbale à son tour, de connivence avec Mme Lacraquette qui, depuis longtemps, n’avait connu pareille fête.

Et le bois parut au crépuscule une plaisante et verdelette chambre à coucher…



v

Apéritif nuptial



On se fatigue de tout, même de comprendre, quoiqu’en dise je ne sais plus qui. On se lasse même de faire l’amour au Bois de Boulogne. Non pas que l’air y manque de pureté, le paysage d’agréments bucoliques, la verdure de charme et les passants de discrétion. Point du tout !

Mais enfin, malgré la naturelle déférence des gardes envers ceux qui pratiquent le geste repopulateur, malgré l’odeur délicate des menthes écrasées et l’entrain qui vous vient spontanément pendant ces communions avec la grande nature, il y a quelques petits cheveux au plaisir…

D’abord, on salit ses vêtements, et les teinturiers-dégraisseurs prennent fort cher pour les remettre en état. Ensuite, le sommier terrestre manque de ressorts. Enfin, on a beau avoir confiance dans son étoile et les circonstances, lorsqu’on trousse en public une moukère douée du nécessaire pour réjouir un honnête homme, on sait bien commettre un délit. Et cette idée du procès-verbal possible, nous coupe toujours un peu la chique, de sorte qu’il serait, malgré tout, plus agréable de se trouver au lit…

Et puis, la fatigue vient. Dame ! l’homme n’est pas d’acier trempé. Il subit la conséquence de ses efforts, et celle-ci, se manifeste par un abandon de ses énergies, un relâchement de sa tension naturelle qui rendent bien ironique tous efforts nouveaux vers la volupté…



Cunéphine faisait la cabriole (page 23).

Voilà pourquoi tout le monde finit par en avoir assez du Bois. Le soir tombait, d’ailleurs, apportant quelque mélancolie dans les âmes. Le ciel était semé de feuilles de rose, touchant symbole qu’évoquèrent, avec un intime frisson, toutes les belles filles mal agrafées qui s’étiraient dans le silence crépusculaire. Au nord-est, une lune fine et mince, incurvée et aquiline, se levait avec tendresse.

Un oisillon pépiait quelque part, et très loin une auto peut-être ministérielle grondait comme un bull-dog qui court après un os à moelle.

Douceur infinie de tant de soirs, depuis l’origine du temps, où l’homme repu de délices sent à la fois la tristesse et la fringale le posséder, vous remplissiez à cette minute les cœurs fragiles de Lerousti, écarlate et de Finboudin-Canepête, exquise poulette à peau mate. Cunéphine Lampader reboutonnait, avec une pudeur toute neuve, la fermeture de sa chemise enveloppe. Le potard tentait de mettre un rien d’ordre dans sa chevelure débraillée. Lerondufess, encore tout ému d’être amoureux, serrait sur son cœur, en une tardive sentimentalité, sa belle amie à peau virginale. Et tous, participaient à l’émotion ambiante, y compris Hector et Josépha.

Chère Josépha ! Elle avait dû déployer toute son énergie pour ne pas abandonner avant le dîner nuptial, sa rose à son époux. Il l’avait pressée, retroussée, renversée, étreinte avec un allant si héroïque, un entrain si galant que peu s’en était fallu de voir avant l’heure, le lis de la jeune épouse se faner.

Dans un hallier touffu, il avait, le timide Hector, trouvé l’audace de mettre à nu les charmes de sa femme légitime, mais qui ne se voulait consacrée qu’à une autre heure et plus commodément… C’était un gaillard Hector. Les protestations de Josépha crurent ne point l’émouvoir et peu s’en fallut qu’il n’accomplit sur-le-champ, l’œuvre charnelle…

Mais Josépha n’était pas ce qu’on peut nommer une novice. Elle avait bien pris son parti : cela ne se passerait pas au Bois. D’un tour de main, elle détourna donc la flèche d’amour et d’une souple acrobatie sut se dérober à l’effort cyclopéen…

Hector fut quinaud. Il n’en tira aucune vanité, au contraire. Tandis que sa femme remettait de la grâce dans une robe remontée jusqu’aux aisselles, retendait une jarretelle qu’Hector avait prise pour le blount du paradis, et retendait sur ses appas aux courbes savantes, une jupe réduite en surface et en épaisseur, l’époux congestionné sentait sa défaite plus cuisante et se tenait penaud à deux pas.

Ainsi va le monde que les perceptions philosophiques touchent surtout les humains à la fin des journées chargées en agapes et en cérémonies sociales, lorsqu’un rien de lubricité leur servit surtout de liant et de condiment…

L’on courut après les taxis. Ils attendaient très sages, en admirant leurs compteurs aux additions satisfaisantes. On s’engouffra dans les carrosseries en poussant des petits cris charmants. Cunéphine, criarde comme toujours, prétendait qu’on lui eut mis du poil à gratter dans sa culotte. Le potard rêvait de courir tout à l’heure jusqu’à sa pharmacie pour user à la fois de pommade au calomel, et d’un tonique propre à le rendre vigoureux pour la nuit proche. Car il était scrupuleux à la fois en hygiène et en galanterie…

Quant à Lerondufess, abandonné, sans que personne s’aperçut de sa disparition, il courait le bois à la recherche de son mouchoir, perdu il ne savait où ni quand. Il ignorait que Mme Lovepin, la tout aimable sage-femme, l’ayant ramassé par hasard, s’en était servi comme éponge de toilette.

Les taxis reparurent donc au Pâté-en-Croûte. Le glorieux restaurant ronflait alors de toutes ses rôtissoires et de tous ses moulins à café. Le dîner serait bon !

Et on se rua sur les apéritifs.

Le temps de dire ouf, et les bouteilles d’anis, de gentiane de picon et de pernod (un pernod pour jouvencelles) furent asséchées et cadaverisées. On avait à se remettre des émotions du Bois, des voyages en auto et de secrètes pâmoisons obtenues à force d’art ou d’industrie amoureuse. On atteignit enfin neuf heures moins dix, et déjà la société se levait pour aller dîner, lorsque Lerondufess parut. Il avait dû frêter une voiture à lui seul, après une heure de recherches vaines au clair de lune. Son mouchoir était décidément perdu. Il enrageait et faillit donner un coup de poing au garçon qui voulait lui servir un anis del Conos au lieu de l’anis del Balos, qui était sa consommation favorite. Enfin, il rattrapa tout le monde à table où l’on commençait de s’installer.

Le parcours du bois au Pâté-en-Croûte avait une fois de plus failli être mortel aux pudeurs de Josépha. Hector aurait voulu venger des récents déboires. Le taxi ne permettait pas à sa femme une défense aussi active que sur les herbes folles du Bois. Il poussa donc sa pointe hardiment, Josépha vit à nouveau sa robe nuptiale mise au pillage. Pauvre robe, dont le blanc symbole est la pureté, elle en voyait de toutes les couleurs depuis l’aube ! Bien plus que de garder soigneusement les trésors physiques de sa propriétaire, on eut dit qu’elle ne cherchait qu’à les exhiber… À tout bout de champ le satin immaculé livrait passage à des entrevisions dont le moins à dire, c’est qu’elles résignaient délibérément toute chasteté.

Mais Hector ne vint point au bout de son dessein. Le taxi ne fut pas témoin d’une scène propre à témoigner contre les mœurs nuptiales contemporaines. Josépha, qui avait de géniales tactiques et des stratégies de grand capitaine, fit semblant de se laisser investir, puis, au moment de l’assaut, elle leva le pont-levis. Et Hector resta en panne…



vi

Dîner nuptial



Lorsque tout le monde se retrouva à la vaste table en fer-à-cheval, on eut dit que trente années s’étaient écoulées depuis leur dernière réunion, qui datait de l’après-midi.

Les hommes s’adressaient des réflexions joyeuses comme après une longue séparation et les femmes conversaient ensemble avec des regards étonnés.

Puis le repas commença.

C’est la plus grave cérémonie du monde qu’un dîner de noces. D’abord il vient après une série de rites et de préparations qui ont eu comme résultat de mettre tout le monde hors de ses gonds de bienséance. D’où l’extrême liberté et l’exquis sans-gêne des paroles, des actes et des façons. Hector et Josépha, lui plus rubicond que jamais, elle toujours souriante dans sa robe blanche un rien froissée, se tenaient avec dignité aux places d’honneur.

L’œil émerillonné, tous les convives les entouraient, attentifs à trouver en toutes circonstances la plaisanterie d’actualité indispensable. Les occasions de calembours sont innombrables dans les repas de noces, et chacun s’efforçait de n’en perdre aucune.

On mangea avidement de toutes excellentes choses des ragoûts hautement poivrés et des salades gaillardement relevées. Il y eut un menu digne du Pâté-en-Croûte, et la fin vint devant toutes les panses remplies, les faces vultueuses et les voix un peu rauques de salacités mal comprimées. Alors commencèrent les chansons.

Hector poussa la sienne, On y voyait des brebis immaculées, avec une faveur au cou, errer sous la direction d’une pastoure amoureuses d’un berger. Et à chaque couplet, on reprit en chœur le refrain :

Viens vite, Léon me donner
Un coup de houlette…

Cette chanson eut un grand succès, mais celle de Cunéphine Lampader fit crouler — ou presque — la maison sous les bravos,

Et là, encore, vingt voix sonores, quoique peu justes, entonnèrent à chaque couplet, les lamentations de l’amant déçu :

Nicoline, Nicoline
Si tu voulais rigoler
On mouchèterait l’épine
Et personne ne s’ferait piquer.
  Nicoline…

Il fallut boire de l’Aramon Napoléon III stravelhio, pour dissiper l’émotion répandue par cette belle chanson, et Lerousti se leva pour y aller de son air favori.

Voyez ce beau fessier-là,
C’est celui d’A
C’est celui d’A…
Voyez ce beau fessier-là,
C’est celui d’Adada.

Puis ce fut le tour de la belle Finboudin-Çanepête. Elle perdit toute vergogne pour lancer :

Mon p’tit cœur a la peau lisse
Et une raie au mitan
Dans le centre est un calice
Pour fair’ l’amoureux content…

Ce fut magnifique. Lerondufess, ayant oublié la perte de son mouchoir, voulut embrasser la chanteuse, à qui succéda le potard heureux et onguenté :

Il chanta :

Ma maisonnette
A la forme d’un tuyau
Et la sonnette
Manque de corde à boyau.

Un poème si délicat transporta tous les assistants et lorsque vint la douce Pilocarpitte, on applaudissait encore.

Pilocarpitte avait l’âme attendrie et bourrée de naïveté, depuis un moment. Aussi choisit-elle une rengaine :


…elle avait même consenti à poser nue (page 35).

J’ai… perdu… ma… fleurette ;
Sous… les… efforts… d’Henri.
Mais… cette… pâquerette
Au… soir… a… refleuri.

Et ce fut le tour des autres, dont aucun ne voulut manquer d’y aller de sa goualante. On entendit des grivoiseries. Mais on lança aussi d’héroïques couplets sociaux.

Si le gueux a manqué de pain
Qu’il prenne son sabre et sa fronde
Et saute ainsi sur le rupin
Pour le bonheur du pauvre monde.

Ou encore :

 Vive le prolétaire !
 Sans la révolution
 Tout n’est qu’un cautère
 Sur un bras de coton.

Et enfin :

Je suis le soldat-laboureur
  Et mon épée
  Bien trempée
Du monde fera le labeur

Une émotion ardente et religieuse emplissait les âmes durant les chansons. On sentait vraiment passer la poésie, le lyrisme, la grandeur majestueuse de l’art et de la beauté.

Et ce fut sur un vrai délire de joie, dans le tonnerre des applaudissements les plus ardents, que la douce et pudique Josépha chanta la sienne, qui devait terminer la séance :

Il a un petit bitoquet
Tout coquet
Fluet.
Et
Pareil à un robinet,
Mais,
Quand il opère
Ah ! ma mère,
Quel austère
Compère !

En même temps, elle faisait les gestes appropriés à cette poésie délicate, et ce fut un tumulte d’admiration partout.

Lerondufess s’écria.

— Elle réussirait au cinéma.

Et Lerousti certifia :

— Sûr que pas une ne lui va au genou.

Mais Cunéphine, un peu jalouse, s’exclama :

— Elle chante bien, mais elle n’est pas photogénique.

À quoi Josépha ne répondit rien, se souvenant qu’on lui avait depuis peu certifié le contraire. Et ce n’était pas d’un apprenti qu’elle tenait cette certitude. Elle était allée se faire photographier chez Vandonguin, l’opérateur de la belle société. Là, assurée d’un photogénisme magnifique, elle avait même consenti à poser nue, de face, de dos, de profil, allongée, de côté, en enfilade et à rebours. Et quels compliments lui avait offert Vandonguin ! Il ne se tenait pas d’admiration, et il l’avait même si démonstrative que peu s’en fallut de voir, l’aimable Josépha perdre, faute de défense, la fleur qu’elle tenait pourtant à offrir intacte à Hector. Hélas ! On a des faiblesses, parfois, ici-bas. Enfin, elle s’en était tirée grâce à quelques concessions qui n’aliénaient point le bien central.

Vandonguin s’en était contenté. Il aurait d’ailleurs été bien ingrat de ne point consentir à se considérer comme satisfait. Combien est-il de femmes mariées amoureuses de leur époux et soumises à ses ordres, qui se refusent à lui concéder pourtant ce dont il s’agit.

Bref ! Josépha se savait photogénique. Elle n’ambitionnait aucunement de faire du cinéma. Bon pour Cunéphine, ce genre d’étalage-là. Quand on est, tel était sa gloire, vendeuse au Bas d’or, excellent métier qui ne fait point déroger de la noblesse, d’ailleurs, on ne quitte pas ça pour l’écran…

Pilocarpitte cependant, pour contrarier la jeune Lampader qui, depuis le matin lui prenait ses amoureux et ne les lui rendait qu’amorphes, Pilocarpitte remarqua :

— Oh ! si, que Josépha ferait bien dans un film, moi qui connais Léon Koenigsberg, le grand metteur en scène, je lui ai même dit…

Mais personne n’écoutait plus ces détails sans importance. Le moment était venu de se dégourdir un peu les jambes, et on se levait de table, après dégustation d’un dernier verre d’Aramon-champagne outresec, grand crémant 1898.

Ce vin notable, je vous prie de le croire, commençait d’éveiller dans les âmes et dans les corps des prurits redoutables, propres à effondrer bientôt toutes les barrières de la honte, de la vergogne et de la pudeur…



vii

Prologue du sacrifice



Sortant de table, il fallait donc activer la digestion, et obtenir un peu d’aise, malgré les nourritures et la congestion du grand art. On fit venir l’orchestre qui attendait patiemment dans les sous-sols du Pâté-en-Croûte, et le guinche recommença.

Cette fois, ce n’était plus, comme durant l’après-midi, un souci de correction et d’observance du rythme qui bridait l’élan naturel de tout le monde. Tout à l’inverse la retenue et le savoir-vivre vaincus succombaient devant l’assaut des instincts. Auparavant, on ne dansait qu’avec une connaissance, au moins superficielle, des règles du jeu. Maintenant, l’indifférence était totale touchant la mesure et l’ordre du pas. Chacun, sur la musique, brodait une fantaisie chorégraphique à son gré. Ceux qui ne savaient pas danser, inventaient subitement la danse…

Certains couples s’entendaient aussi à ravir en esquissant de conserve, et sans cesser de s’enlacer, des pas différents. C’était délicieux. En sus, lorsqu’un des personnages s’y sentait poussé par un désir trop neuf ou une démangeaison trop précise, aucune gêne ne le retenait de manifester cela en public. Un charme vraiment primitif se dégageait de cet abandon général des femmes et des hommes au besoin tout nu des contacts les plus étroits. Quand d’occasion, le désir devenait trop ardent, les gens s’en allaient dans la pièce voisine pendant quelques instants. L’administration du Pâté-en-Croûte, qui connaissait ses habitués et tenait à leur offrir toutes les commodités compatibles avec le décorum, avait en effet aménagé le nécessaire.

C’était une chambre obscure, meublée de quatre divans aux ressorts un rien grinçants, mais toujours souples, cela qui donnait dans un coin de la salle de bal. Une simple tenture fermait la chambre. Cette étoffe était si facile à lever sans bruit pour rentrer ou sortir que personne ne s’apercevait des allées et venues dont la dite pièce était le témoin.

On y vit passer Pilocarpitte et le potard toujours salace, mais portant dans ses poches tous les objets indispensables à la pratique d’une hygiène méticuleuse. Cunéphine Lampader donna là, au père Lerousti, des sensations absolument inédites et dont le bonhomme fut éberlué. La délicate Finboudin s’abandonna aux mains du garçon d’honneur, Titi Bisetout, un adolescent déjà perverti.

Lerondufess retrouva sa veuve torride et envahissante, et tous comme toutes passèrent un petit moment, digestif, disait Ursule Tailvy, c’était la cousine de Josépha, et comptable chez un marchand de bananes, dans le civil, mais elle avait énormément d’ambition, dont celle d’écrire ses mémoires d’ancienne Reine aux fêtes de la Boustifaille. C’est elle qui vint, au nom de l’estimable société, solliciter Hector et Josépha de faire un tour aussi sur les divans de la chambre obscure. Comme disait Lerousti, ça serait l’honneur de cette noce si la nouvelle mariée, au lieu de perdre sa virginité dans un lieu secret et clos, consentait à la sacrifier dans l’affection et le désir cordial de ses amis, en public ou presque… Mais Josépha ne voulut point. Elle n’était pas, avouons-le, d’une chasteté indéfectible et elle avait goûté déjà des joies dont le mariage est le dispensateur, sans exclusivité. D’où, nécessité, pour elle, d’entourer sa nuit de noce d’une comédie un peu savante, d’une série de scènes graduées et expertes, qui laisseraient d’ailleurs à Hector le meilleur souvenir. Mais le moyen de jouer ce sketch dans ce petit salon secret, avec, à côté de soi, voire sur le même meuble de repos, un autre couple en amour. C’était perdre le bénéfice des longs calculs par lesquels, Josépha s’était assurée de berner son benêt d’époux.

Elle refusa donc d’aller s’épancher à côté et préféra danser, quoique la fatigue lui fit perdre et le sens du rythme à la danse, et le souci de résister aux attouchements insidieux des danseurs. Car tout le monde voulut « en suer une » en sa compagnie. Le potard, qui ne perdait jamais de vue ses certitudes de dandysme et ses préoccupations scientifiques, lui confia même à l’oreille, durant le black-bottom, que si elle y tenait, il lui remettrait une boîte de pommade de concombre. Elle avoua avec une ingéniosité exquise en ignorer l’emploi.

Quant à Hector, il faisait sauter, dans une cachucha de son invention, mitigée de valse, de tango et de chahut, toutes les femmes de la noce. Ni l’âge, ni la dignité ne le faisaient reculer. Il se rendit même dans la pièce à tenture fermante avec la jeune Lerondufess, fille unique du personnage de ce nom, alors en conversation politique avec Lerousti.

Josépha en fut ravie, car elle préférait pour son plan de nuit nuptiale, avoir affaire à un homme un peu flapi qu’à un athlète en grande forme.


La nouvelle épouse gravissait le lit (page 47).

Hector fut sollicité aussi par la subtile Finboudin-Canepête de se rendre à l’autel secret des offrandes amoureuses. Elle en était à son quatrième opérateur, et cela, loin de provoquer sa lassitude, n’arrivait qu’à la faire ardre d’un feu plus profond. Elle eut donc voulu goûter au nouvel époux. Hector n’y consentit point. Il commençait après une expérience avec Cunéphine, à redouter le fâcheux court-circuit.

Voyez-vous ce mari tomber impuissant à l’heure prochaine de transformer en femme sa vierge épouse dont il ne doutait nullement !

Ce scandale le terrifiait et il refusa dès lors, toutes offres, même tentantes, même accompagnées de promesses captieuses.

La soirée cependant, avançait en âge et en mélancolie. Il devait être minuit. Tout le monde se sentait las, sauf quelques fervents du tango qui voyaient en cette danse, un entraînement pour de futurs exploits sportifs. L’orchestre, lui aussi, baissait en art. Des couics assez peu protocolaires troublaient le bon ordre de sa musique. C’était la fin du jour nuptial. L’atmosphère abondait en poussières qui séchaient les lèvres et les gosiers. Les femmes semblaient sortir d’un sac de ville par les reîtres. Leurs yeux jetaient une ombre bleue sur les joues et au delà, et cette cernure lascive avait pourtant du charme, autant que si les corps avaient été nus.

Dans l’immense maison du Pâté-en-Croûte, les salles se vidaient peu à peu. Celle où tonitruaient un moment plus tôt, les membres de l’Académie des Colporteurs était soudain devenue muette. Le Syndicat des Pisseurs d’encre qui tenait des assises à l’étage au-dessus, venait de capituler. Quant aux Amis de Théopipe, dont c’était, ce jour-là, la grande fête, ils renonçaient à chanter plus outre les louanges de leur héros. On sait que Théopipe, le fameux romancier, auteur des Amours du Mort-Né, est célébré annuellement par une société de bons drilles présidés par Adamastor Polype. Mais on se lasse de tout, j’ai eu l’honneur de le confier au lecteur, même de dire l’éloge de Théopipe.

Alors, en catimini, Hector, héros de la nuit qui régnait et où son triomphe allait bientôt s’imposer tout à fait, Hector, et sa douce épouse Josépha virent que c’était le moment de s’esquiver. Il y avait une porte pour les sorties amoureuses et un escalier dérobé. Les nouveaux mariés s’y précipitèrent vers le taxi qui les mènerait au lieu du sacrifice…



viii

Le sacrifice



Mme Bouldemou, l’estimée mère de l’exquise Josépha avait, peu d’instants avant le départ de sa fille, appelé celle-ci dans un coin. Elle lui donnait illico les conseils d’usage. Les larmes aux yeux, elle détaillait en mots innocents tout ce que sa fille devait s’engager à souffrir pour devenir femme.

— Tu entends, Josépha, s’il veut ceci, tu diras oui. Mais, s’il désire cela tu refuseras. Oh ! un refus élégant, craintif et un peu timide, mais cependant très net. Toutefois, ne crains pas qu’il agisse mal en réclamant telle autre chose. Tu pourras y consentir…

Mme Bouldemou entrait ainsi dans des précisions troublantes. Josépha écoutait sans donner signe de fatigue mais, en son for, elle pensait que ce fût vraiment la barbe.

— Oui, maman, répondait-elle en condensant une dernière fois tout son stock d’ingénuité.

— Tu comprends, ma fille, qu’il te faudra accepter la douleur s’il te fait mal, car cela te fera mal…

« Compte là-dessus » pensa Josépha…

— Mais, reprenait madame sa mère, tu auras des dédommagements. Là-dessus, ne t’en fais pas…

— Oui, maman !

Et la conversation s’éternisait, quant Hector, tout bouillant fit signe à sa femme et Josépha remarqua :

— Maman, Hector me fait signe.

Mme Bouldemou dut se résigner à voir partir sa fille avec un homme. C’était la troisième fois que pareille aventure lui advenait, et chaque fois elle pleurait comme si c’était la disparition d’un exemplaire unique…

Hector et Josépha se trouvèrent dans une vis d’escalier merveilleusement silencieux.

— Embrasse-moi ! dit goulument le mari.

Josépha lui posa un baiser sur la joue.

— Mieux que ça, dit l’époux en prenant d’une étreinte brutale les seins de sa femme.

Il aurait envahi d’autres détails de sa personne si tous deux ne s’étaient trouvés devant la porte.

La voiture les attendait, portière symboliquement ouverte. Ils s’y placèrent tranquillement. Une inquiétude serrait le cœur de Josépha à l’idée que dans peu d’instants un événement, qu’elle tenait d’ailleurs, pour insignifiant mais qu’on s’entendait autour d’elle pour juger considérable, allait advenir…

Le taxi roula, dans son borborygme de moteur. Hector, que le mouvement rendit soudain sentimental, s’exclama :

— Josépha, je t’aime !

Elle répondit, bandant toutes ses pudeurs.

— Moi aussi, Hector.

Il reprit.

— Josépha, tu es à moi.

Elle laissa couler cinq secondes, pour mettre sa réponse en valeur.

— Oui, Hector !

Et entre ses paupières un rien disjointes, elle regardait son mari, subitement intimidé, à l’heure même où elle avait pris le parti de ne plus rien lui refuser.

Tout rougissant, il continua :

— Josépha, bientôt, vous serez à moi.

Elle ne répondit point, devinant que les règles du jeu de chasteté lui faisaient un devoir de paraître ne pas comprendre. Il passa une main précautionneuse sur les genoux de sa femme.

— Josépha, tout le jour, j’ai failli vous saisir et vous violer…

Elle prit au passage la délicate occasion offerte, de couper cette conversation sans faste :

— Ne me dites plus vous, Hector.

Il fut surpris.

— Mais vous…

Elle frissonna de colère contre ce bélître qui ne comprenait décidément rien. Il ne semblait pas supposer qu’à cette minute tous deux jouaient une comédie. Elle ne devrait le tutoyer qu’après la défloraison ou du moins ce qu’on nomme ainsi, mais lui, avait droit de principe à tous les tutoiements.

Et le taxi, par chance, stoppa. Ils étaient arrivés.

Ils descendirent lentement, gênés par leurs désirs, leurs intentions contenues et un flot de réflexions complexes. La porte les absorba et ils gravirent lentement, dans un silence compact, un escalier à tapis rouge. En haut, ce fut l’appartement, puis la chambre à coucher, luisante de ses meubles neufs qui sentaient un peu le vernis. Par la fenêtre, un coin de Paris manifestait sa douceur bruyante. Des étoiles dessinant sur le ciel des arabesques mystérieuses, des lampes à arc violâtre, des becs de gaz verts, et des autos à respiration poussive, qui se hâtaient vers on se demandait quels labeurs ou plaisirs urgents.

Hector, déconcerté par la nouveauté d’une circonstance qui rompait trop avec celles dont il avait l’habitude, vint regarder un instant le sombre paysage. Derrière lui, Josépha, après une hésitation, se dévêtit en hâte.

Elle était belle. L’usage, d’ailleurs discret et modéré, qu’elle avait jusqu’alors fait de ses charmes lui donnait à cette heure une liberté et un sang-froid subtils dont sa grâce physique était rehaussée. Elle resta une minute à admirer le dos de son époux, demi-nue, les seins levés, la poitrine un rien haletante, et les jambes raides. Sa chemise, ouverte en bas plaquait sur un corps robuste et propre au plaisir. Elle s’étira comme un félin, levant vers le plafond ses bras polis et découvrant ses aines qui encadraient l’ombre fauve où Éros est généralement tapi.

Hector se tourna soudain. Les deux époux se trouvèrent face à face. Il y eut deux réactions fort différentes. Elle connut un instant de courte honte, baissa les mains devant ses yeux, hésita, puis courut vers le lit.

Lui, fut d’un trait étreint par la seule volonté amoureuse. Elle passa dans ses nerfs comme un courant électrique. En deux secondes, il arda soudain comme un bûcher. Il s’élança. À ce moment exact, la nouvelle épouse gravissait le lit, d’ailleurs bas, mais dans un jeu de croupe si saisissant et évocateur qu’Hector perdit d’un trait toutes ses hésitations et ses craintes. Il retint Josépha, par les hanches, posa un baiser au hasard sur la chair étalée, et quand il voulut parler, il constata avoir perdu le sens de la parole. Une autre volonté que celle de l’orateur le tenait tout entier.

Il abandonna enfin sa femme qui disparut en riant dans les draps. Il revit, ensuite, la jolie face narquoise qui l’appelait. Alors, quittant ses vêtements avec fureur, il les lança au hasard dans la pièce.

Le veston chût à terre. Le gilet fit voler des monnaies qui roulèrent à terre, le pantalon, à la volée, coiffa un guéridon, mais il fallut aussi enlever le reste qui est plus minutieux. Quel supplice |

Enfin, libéré de ses vêtures, il s’élança lui aussi au lit. Lorsque le corps de Josépha fut contre le sien, il crut que le sang lui sortait par les yeux et les narines, tant l’apoplexie l’envahit. Il n’y avait plus qu’un moyen de vaincre l’éclatement dont il se crut menacé : il le prit.

C’est-à-dire qu’il prit Josépha.

FIN