Une seconde mère/15

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Librairie Hachette (p. 179-196).


« J’ai d’excellentes nouvelles de papa, mes petits. »

XV

Un grand parti.


Un matin, Mme de Hautmanoir appela Jacques et Gina dans sa chambre. Elle tenait une lettre à la main.

Mme de Hautmanoir.

J’ai d’excellentes nouvelles de papa, mes petits. Vous savez qu’il était à Cannes ces jours derniers, il m’écrit qu’il a poussé son voyage jusqu’à Rome. (Et, lisant un passage de la lettre) :

« Je vous serai reconnaissant, ma chère mère, (me dit-il), de bien vouloir renvoyer les enfants à Brides. Il y a deux mois que je ne les ai vus ; je suis impatient de les embrasser dès mon retour, c’est-à-dire dans une huitaine. » En conséquence, mes chers enfants, pour obéir à papa, et, quoiqu’il m’en coûte extrêmement de me séparer de vous, il faut vous préparer à partir avec Lison.

Jacques, embrassant sa grand’mère.

Vous ne venez pas avec nous, chère grand’mère ?

Mme de Hautmanoir.

Non, mon enfant, pas en ce moment.

Gina, l’embrassant à son tour.

Mais vous viendrez bientôt, n’est-ce pas ?

Mme de Hautmanoir, préoccupée.

Oui, oui, sans doute, mon petit chou. (Et elle sortit de la chambre.)

Jacques.

As-tu remarqué, Gina, comme grand’mère a les yeux rouges ?

Gina.

Oui, bien sûr elle a pleuré.

Jacques.

Cependant elle n’a pas l’air triste.

Gina.

Non, elle paraît même plutôt contente.

Jacques, songeur.

Comme c’est singulier !

Gina, pensive.

Que peut-elle bien avoir ?

Mais, pour l’instant, les deux enfants n’en surent pas plus long.

Trois jours plus tard, Mme de Hautmanoir les conduisit à la gare et, très émue, les pressa sur son cœur avec plus de tendresse encore que de coutume.

Mme de Hautmanoir.

Adieu, chers enfants, que Dieu vous bénisse et vous protège. Soyez bien bons, bien sages, n’est-ce pas ?

Jacques.

Oui, oui, chère grand’mère, et à bientôt, promettez-le-nous ?

Gina, câline, attirant par le cou Mme de Hautmanoir.

Et puis n’ayez pas de peine, ma petite grand’mère.

« Mais je n’ai pas de peine du tout, ma chérie », répondit Mme de Hautmanoir, en s’efforçant de sourire, mais les yeux pleins de larmes qu’elle essayait vainement de retenir.


Le train entrait en gare.

Mme de Hautmanoir.

Tenez, montez dans ce compartiment, il n’y a personne, vous serez là bien tranquilles avec Lison.

Et, une dernière fois, elle serra ses petits-enfants dans ses bras.

Une seconde après, le train s’ébranla.

Jacques et Gina, debout derrière les vitres du wagon, envoyèrent des baisers à leur grand’mère jusqu’à ce qu’ils l’eussent complètement perdue de vue.

Gina, s’asseyant sur la banquette, à Jacques, en face d’elle.

Mais qu’a-t-elle donc, grand’mère ?

Jacques fit un geste évasif, il n’en savait rien.

Ils étaient à Brides pour dîner.

Le lendemain, Jacques arrive dans la salle d’études pour prendre, avec Gina, son petit déjeuner du matin. Ils sont seuls.

Gina.

Mais quelle figure tu fais, Jacques, es-tu malade ?

Jacques, sombre.

Ce ne serait rien que cela !

Gina, interdite.

Comment ! Pourquoi ?

Jacques.

Il se passe, ma pauvre Gina, des choses épouvantables.

Gina.

Ah ! mon Dieu, tu me fais peur.

Jacques.

Eh ! oui, que veux-tu ! c’est ainsi.

Gina.

Qu’y a-t-il, enfin ?

Jacques.

Tu veux le savoir ?

Gina, d’une voix tremblante.

Oui, certes.

Jacques.

Eh bien ! hier soir, Lison, après t’avoir déshabillée et couchée, est descendue à la cuisine, tu t’es endormie…

Gina.

En effet, je me suis endormie tout de suite.

Jacques.

Moi, j’étais aussi dans mon lit, mais je ne pouvais pas dormir. Je pensais à grand’mère, à papa, à des tas de choses enfin. Tout à coup, une vive lumière frappa mes yeux : c’était Lison qui rentrait dans sa chambre dont, par mégarde, la porte était restée entre-bâillée. Elle ne s’en aperçut pas tout d’abord. Je t’entendis qui causait avec la mère Buisson et elle lui dit ceci, écoute bien, Gina : « Ah ! il s’en passe de belles en notre absence, ma pauvre madame Buisson ! Monsieur nous en ménage une surprise ! — Mais quoi donc, mademoiselle Lison ? — Ah ! vous ne savez pas la nouvelle, je vois ça ; moi, je l’ai apprise à la Saulaie, il y a déjà trois semaines, par le maître d’hôtel qui est l’ami du valet de chambre de M. de Saint-Rambert, vous savez bien, M. de Saint-Rambert, du château des Bouquets ? Il est à Cannes en ce moment. — Oui, oui, eh bien ? — Eh bien, sa demoiselle, Mlle Solange, va épouser notre maître. — Elle est si gentille ! répondit la mère Buisson. — Ah ! bien, c’est tout ce que vous trouvez à dire, repartit Lison. Vous ne pensez donc pas aux deux enfants, pauvres victimes ! ni à nous non plus qu’on va peut-être mettre à la porte et en tout cas qu’on voudra régenter… » Je n’en ai pas entendu davantage, car, tout à coup, Lison, s’avisant que la porte de ma chambre était ouverte, vint, sur la pointe des pieds, sa lampe d’une main et de l’autre cachant la lumière, pour voir si je dormais. Je fermai les yeux, elle s’y trompa. « Il dort comme un plomb… heureusement », dit-elle tout bas. Puis elle ferma la porte avec précaution.

Eh bien ! qu’en dis-tu, Gina ?

Gina, embarrassée.

Que veux-tu, Jacques ?

Jacques, bondissant.

Comment, ce que je veux ? Je ne veux pas avoir de belle-mère, moi. Je veux empêcher papa de nous en donner une.

Gina.

Mais pourquoi ? Mlle Solange n’est pas méchante.

Jacques.

Pas méchante, à présent ; mais, quand elle sera notre belle-mère, elle fera comme les autres, comme Mme Fichini avec Sophie. As-tu oublié comme elle la battait ?

Gina, vivement.

Non, non.

Jacques.

Et aussi comme dans Gersinde ou la Marâtre du Gévaudan.

Gina, interloquée.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

Jacques.

Un livre que j’ai trouvé dans le tiroir de Lison.

Gina, avec reproche.

Oh ! Jacques, tu sais que grand’mère défend qu’on lise des livres sans permission.


« Elle vint pour voir si je dormais. »

Jacques.

Que veux-tu ! je n’avais rien à lire ce jour-là, je m’ennuyais.

Gina.

Eh bien, qu’est-ce qu’il y a, dans ce livre ?

Jacques.

C’est l’histoire d’une belle-mère, ça s’appelle aussi une marâtre, qui a jeté la pauvre Gersinde, sa belle-fille, dans une oubliette où elle a eu les pieds mangés par les rats. Veux-tu, toi, Gina, être jetée dans une oubliette, autrement dit dans un trou sous terre, et avoir les pieds mangés par les rats ?

Gina, terrifiée.

Oh ! Jacques, quelle horreur !

Jacques.

Te rappelles-tu que nous nous demandions pourquoi grand’mère pleurait ? Nous le savons à présent. Elle connaissait la nouvelle, elle. Elle pensait que nous allions être très malheureux.

Gina.

Évidemment.

Jacques.

Et puis, as-tu oublié notre serment ?

Gina.

Mais que faire ! mon Dieu, que faire !…

Jacques.

Écoute, Gina, il faut prendre un grand parti, j’y ai réfléchi cette nuit : partons tous les deux. Nous avons assez d’argent, en réunissant nos deux bourses.

Gina.

Moi, j’ai quinze francs soixante-quinze centimes.

Jacques.

Et moi, dix-huit francs vingt. Ça fait… ça fait… beaucoup d’argent.

Gina.

Alors, nous ne verrions plus grand’mère, ni papa ? Ce serait affreusement triste.

Jacques.

Mais si, Gina, laisse-moi finir. Avant de partir, nous écrirons, à papa, une lettre dans laquelle nous lui dirons que nous ne voulons pas avoir de belle-mère, et, comme il tient à nous, il n’épousera pas Mlle Solange, et nous reviendrons.

Gina.

Oh ! non, écoute, Jacques, je ne veux pas partir, cela me fait trop de peine et aussi trop peur d’être là, seuls tous les deux, sans personne.

Jacques, piqué.

Bon, bon, petite poltronne, reste si tu le veux. Moi je partirai, je partirai tout seul.

Gina, sautant au cou de Jacques.

Non, mon Jacques, je ne te laisserai jamais partir tout seul, j’irai avec toi. Je ferai ce que tu voudras.

Jacques, embrassant Gina.

Bien, Gina, j’en étais sûr… Nous ne serons pas malheureux, d’ailleurs ; nous pourrons aller nous louer dans une ferme, du côté de Verneuil par exemple. Je serai page[1]. Tu as bien vu déjà, autour de nous, des pages de mon âge dans les fermes ? Ils sont là pour aider à tous les travaux. Toi, tu pourras soigner les lapins et les poules : ce n’est pas difficile, c’est même très amusant.


Gina paraît peu enthousiasmée ; elle baisse la tête sans répondre.

Jacques.

À présent, il faut faire nos préparatifs, sans que personne puisse se douter de rien. Gardons du pain de notre déjeuner, tu as des tablettes de chocolat que grand’mère t’a données, dans ton sac. Tâchons, sans en avoir l’air, de prendre, à table, quelques fruits, des gâteaux, même un peu de viande froide, si c’est possible, pour nos provisions de voyage. Dans ma petite valise, nous mettrons, chacun, une chemise, une paire de bas, des mouchoirs, avec nos peignes, nos brosses, nos savons, et, s’il y a encore de la place, une paire de bottines de rechange.


Gina, séduite par l’étrangeté de la proposition, en oublie les périls de l’entreprise et finit par sourire.

Gina.

Quand partirons-nous ?

Jacques.

Le plus tôt possible : demain, par exemple. Nous devons justement aller reprendre nos leçons au presbytère ; au lieu de nous y rendre, nous irons tout droit à la gare. Comme Jenny est chez son oncle, personne ne s’en apercevra.

Gina.

Mais le chef de gare nous reconnaîtra !

Jacques.

C’est vrai… Eh bien ! au lieu d’aller à la gare de Boisfleuri, nous irons à celle de Saint-Firmin où l’on ne nous connaît sûrement pas, puisque jamais nous n’y prenons le train.


Vraiment Jacques a du génie, Gina ne peut s’empêcher de l’admirer, car il trouve réponse à tout.

Sur ces entrefaites, Lison entra, les enfants se turent.

Dans la journée, ils employèrent de vraies ruses de sauvages pour préparer leur fuite sans donner l’éveil à personne. À table, Jacques profita d’un moment d’inattention de Joseph, qui les servait, pour fourrer dans sa poche une tranche de jambon roulée dans du pain. Gina prit de même un morceau de pain d’épice et deux gaufres. Pendant le repas des domestiques, ils coururent à leur chambre, ouvrirent vivement leurs armoires et leurs commodes, afin d’y prendre les vêtements et les objets qu’ils devaient mettre dans la valise de Jacques, puis, la valise faite, ils la portèrent dans leur petit jardin et la cachèrent dans leur cabane à outils, avec un panier qu’ils avaient eu soin, auparavant, de garnir de poires et de pommes.

Enfin ils respirèrent.

Jacques.

Tout est prêt, maintenant, et personne n’a rien vu. Il ne nous reste plus qu’à écrire à papa.

Dans la soirée, restés seuls, un instant, ils se dépêchèrent d’écrire à leur père.

Jacques tenait la plume, Gina le regardait faire.


 « Mon cher Papa,

« Pardonnez-nous la peine que nous allons vous causer ; mais c’est plus fort que nous. Il paraît que nous allons avoir une belle-mère. Nous ne pourrons pas vivre avec elle, nous serions trop malheureux ; aussi nous préférons partir. Nous espérons, mon cher papa, que vous ne serez pas trop fâché contre nous, que vous ne voudrez pas notre malheur, et que vous aimerez mieux revoir vos enfants qui vous aiment.

« Jacques.
« Gina. »


La lettre finie, Jacques l’introduisit dans une enveloppe qu’il ferma soigneusement, y mit l’adresse et la glissa dans sa poche.

Jacques.

Là ! c’est fait. Demain matin, nous la mettrons, bien en vue, sur le bureau de la chambre de papa qui la trouvera, en arrivant à Brides.

Gina, toute émue et tremblante.

Ô Jacques ! Que c’est triste de partir ainsi. Si nous restions ?

Jacques.

Quoi, Gina ! C’est ainsi que tu es brave ? (L’embrassant) : Allons, allons ! un peu de courage. Tu as confiance en moi, n’est-ce pas ? Eh bien ! je te promets que, dans très peu de jours, nous serons de retour ici, et alors, plus de crainte, nous vivrons, désormais, tous les deux, heureux et tranquilles, auprès de papa.


  1. En Normandie, il y a, dans presque toutes les fermes, un petit serviteur d’une douzaine d’années auquel on donne le nom de page.