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Valentine (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 34

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 74-75).
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XXXIV.

Le lendemain, à peine était-elle levée que le comte et M. Grapp demandèrent à être admis dans son appartement. Ils apportaient différents papiers.

— Lisez-les, Madame, dit M. de Lansac en voyant qu’elle prenait machinalement la plume pour les signer. Elle leva en pâlissant les yeux sur lui ; son regard était si absolu, son sourire si dédaigneux, qu’elle se hâta de signer d’une main tremblante, et les lui rendant :

— Monsieur, lui dit-elle, vous voyez que j’ai confiance en vous, sans examiner si les apparences vous accusent.

— J’entends, Madame, répondit Lansac en remettant les papiers à M. Grapp.

En ce moment il se sentit si heureux et si léger d’être débarrassé de cette créance qui lui avait suscité dix ans de tourments et de persécutions, qu’il eut pour sa femme quelque chose qui ressemblait à de la reconnaissance, et lui baisa la main en lui disant d’un air presque franc :

— Un service en vaut un autre, Madame.

Le soir même, il lui annonça qu’il était forcé de repartir le lendemain avec M. Grapp pour Paris, mais qu’il ne rejoindrait point l’ambassade sans lui avoir fait ses adieux et sans la consulter sur ses projets particuliers, auxquels, disait-il, il ne mettrait jamais d’opposition.

Il alla se coucher, heureux d’être débarrassé de sa dette et de sa femme.

Valentine, en se retrouvant seule le soir, réfléchit enfin avec calme aux événements de ces trois jours. Jusque-là, l’épouvante l’avait rendue incapable de raisonner sa position ; maintenant que tout s’était arrangé à l’amiable, elle pouvait y reporter un regard lucide. Mais ce ne fut pas la démarche irréparable qu’elle avait faite en donnant sa signature qui l’occupa un seul instant ; elle ne put trouver dans son âme que le sentiment d’une consternation profonde, en songeant qu’elle était perdue sans retour dans l’opinion de son mari. Cette humiliation lui était si douloureuse qu’elle absorbait tout autre sentiment.

Espérant trouver un peu de calme dans la prière, elle s’enferma dans son oratoire ; mais alors, habituée qu’elle était à mêler le souvenir de Bénédict à toutes ses aspirations vers le ciel, elle fut effrayée de ne plus trouver cette image aussi pure au fond de ses pensées. Le souvenir de la nuit précédente, de cet entretien orageux dont chaque parole, entendue sans doute par M. de Lansac, faisait monter la rougeur au front de Valentine, la sensation de ce baiser, qui était restée cuisante sur ses lèvres, ses terreurs, ses remords, ses agitations, en se retraçant les moindres détails de cette scène, tout l’avertissait qu’il était temps de retourner en arrière, si elle ne voulait tomber dans un abîme. Jusque-là le sentiment audacieux de sa force l’avait soutenue, mais un instant avait suffi pour lui montrer combien la volonté humaine est fragile. Quinze mois d’abandon et de confiance n’avaient pas rendu Bénédict tellement stoïque qu’un instant n’eût détruit le fruit de ces vertus péniblement acquises, lentement amassées, témérairement vantées. Valentine ne pouvait pas se le dissimuler, l’amour qu’elle inspirait n’était pas celui des anges pour le Seigneur ; c’était un amour terrestre, passionné, impétueux, un orage prêt à tout renverser.

Elle ne fut pas plus tôt descendue ainsi dans les replis de sa conscience, que son ancienne piété, rigide, positive et terrible, vint la tourmenter de repentirs et de frayeurs. Toute la nuit se passa dans ces angoisses, elle essaya vainement de dormir. Enfin, vers le jour, exaltée par ses souffrances, elle s’abandonna à un projet romanesque et sublime, qui a tenté plus d’une jeune femme au moment de commettre sa première faute : elle résolut de voir son mari et d’implorer son appui.

Effrayée de ce qu’elle allait faire, à peine fut-elle habillée et prête à sortir de sa chambre qu’elle y renonça ; puis elle y revint, recula encore, et après un quart d’heure d’hésitalions et de tourments, elle se détermina à descendre au salon et à faire demander M. de Lansac.

Il était à peine cinq heures du matin ; le comte avait espéré quitter le château avant que sa femme fût éveillée. Il se flattait d’échapper ainsi à l’ennui de nouveaux adieux et de nouvelles dissimulations. L’idée de cette entrevue le contraria donc vivement, mais il n’était aucun moyen convenable de s’y soustraire. Il s’y rendit, un peu tourmenté de n’en pouvoir deviner l’objet.

L’attention avec laquelle Valentine ferma les portes, afin de n’être entendue de personne, et l’altération de ses traits et de sa voix, achevèrent d’impatienter M. de Lansac, qui ne se sentait pas le temps d’essuyer une scène de sensibilité. Malgré lui, ses mobiles sourcils se contractèrent, et quand Valentine essaya de prendre la parole, elle trouva dans sa physionomie quelque chose de si glacial et de si repoussant qu’elle resta devant lui muette et anéantie.

Quelques mots polis de son mari lui firent sentir qu’il s’ennuyait d’attendre ; alors elle fit un effort violent pour parler, mais elle ne trouva que des sanglots pour exprimer sa douleur et sa honte.

— Allons, ma chère Valentine, dit-il enfin en s’efforçant de prendre un air ouvert et caressant, trêve de puérilités ! Voyons, que pouvez-vous avoir à me dire ? Il me semblait que nous étions parfaitement d’accord sur tous les points. De grâce, ne perdons pas de temps ; Grapp m’attend, Grapp est impitoyable.

— Eh bien, Monsieur, dit Valentine en rassemblant son courage, je vous dirai en deux mots que j’ai à implorer de votre pitié : emmenez-moi.

En parlant ainsi, elle courba presque le genou devant le comte, qui recula de trois pas.

— Vous emmener ! vous ! y pensez-vous, Madame ?

— Je sais que vous me méprisez, s’écria Valentine avec la résolution du désespoir ; mais je sais que vous n’en avez pas le droit. Je jure, Monsieur, que je suis encore digne d’être la compagne d’un honnête homme.

— Voudriez-vous me faire le plaisir de m’apprendre, dit le comte d’un ton lent et accentué par l’ironie, combien de promenades nocturnes vous avez faites seule (comme hier soir, par exemple) au pavillon du parc depuis environ deux ans que nous sommes séparés ?

Valentine, qui se sentait innocente, sentit en même temps son courage augmenter.

— Je vous jure sur Dieu et l’honneur, dit-elle, que ce fut hier la première fois.

— Dieu est bénévole, et l’honneur des femmes est fragile. Tâchez de jurer par quelque autre chose.

— Mais, Monsieur, s’écria Valentine en saisissant le bras de son mari d’un ton d’autorité, vous avez entendu notre entretien cette nuit ; je le sais, j’en suis sûre. Eh bien, j’en appelle à votre conscience, ne vous a-t-il pas prouvé que mon égarement fut toujours involontaire ? N’avez-vous pas compris que si j’étais coupable et odieuse à mes propres yeux, du moins ma conduite n’était pas souillée de cette tache qu’un homme ne saurait pardonner ? Oh ! vous le savez bien ! vous savez bien que s’il en était autrement, je n’aurais pas l’effronterie de venir réclamer votre protection. Oh ! Évariste, ne me la refusez pas ! Il est temps encore de me sauver ; ne me laissez pas succomber à ma destinée ; arrachez-moi à la séduction qui m’environne et qui me presse. Voyez ! je la fuis, je la hais, je veux la repousser ! Mais je suis une pauvre femme, isolée, abandonnée de toutes parts ; aidez-moi. Il est temps encore, vous dis-je, je puis vous regarder en face. Tenez ! ai-je rougi ? ma figure ment-elle ? Vous êtes pénétrant, vous, on ne vous tromperait pas si grossièrement. Est-ce que je l’oserais ? Grand Dieu, vous ne me croyez pas ! Oh ! c’est une horrible punition que ce doute !

En parlant ainsi, la malheureuse Valentine, désespérant de vaincre la froideur insultante de cette âme de marbre, tomba sur ses genoux et joignit les mains en les élevant vers le ciel, comme pour le prendre à témoin.

— Vraiment, dit M. de Lansac après un silence féroce, vous êtes très-belle et très-dramatique ! Il faut être cruel pour vous refuser ce que vous demandez si bien ; mais comment voulez-vous que je vous expose à un nouveau parjure ? N’avez-vous pas juré à votre amant cette nuit que vous n’appartiendriez jamais à aucun homme ?

À cette réponse foudroyante, Valentine se releva indignée, et regardant son mari de toute la hauteur de sa fierté de femme outragée :

— Que croyez-vous donc que je sois venue réclamer ici ? lui dit-elle. Vous affectez une étrange erreur, Monsieur ; mais vous ne pensez pas que je me sois mise à genoux pour solliciter une place dans votre lit ?

M. de Lansac, mortellement blessé de l’aversion hautaine de cette femme tout à l’heure si humble, mordit sa lèvre pâle et fit quelques pas pour se retirer. Valentine s’attacha à lui.

— Ainsi vous me repoussez ! lui dit-elle, vous me refusez un asile dans votre maison et la sauvegarde de votre présence autour de moi ! Si vous pouviez m’ôter votre nom, vous le feriez sans doute ! Oh ! cela est inique, Monsieur. Vous me parliez hier de nos devoirs respectifs ; comment remplissez-vous les vôtres ? Vous me voyez près de rouler dans un précipice dont j’ai horreur, et quand je vous supplie de me tendre la main, vous m’y poussez du pied. Eh bien ! que mes fautes retombent sur vous !…

— Oui, vous dites vrai, Valentine, répondit-il d’un ton goguenard en lui tournant le dos, vos fautes retomberont sur ma tête.

Il sortait, charmé de ce trait d’esprit ; elle le retint encore, et tout ce qu’une femme au désespoir peut inventer d’humble, de touchant et de pathétique, elle sut le trouver en cet instant de crise. Elle fut si éloquente et si vraie que M. de Lansac, surpris de son esprit, la regarda quelques instants d’un air qui lui fit espérer de l’avoir attendri. Mais il se dégagea doucement en lui disant :

— Tout ceci est parfait, ma chère, mais c’est souverainement ridicule. Vous êtes fort jeune, profitez d’un conseil d’ami : c’est qu’une femme ne doit jamais prendre son mari pour son confesseur ; c’est lui demander plus de vertu que sa profession n’en comporte. Pour moi, je vous trouve charmante ; mais ma vie est trop occupée pour que je puisse entreprendre de vous guérir d’une grande passion. Je n’aurais d’ailleurs jamais la fatuité d’espérer ce succès. J’ai assez fait pour vous, ce me semble, en fermant les yeux ; vous me les ouvrez de force : alors il faut que je fuie, car ma contenance vis-à-vis de vous n’est pas supportable, et nous ne pourrions nous regarder l’un l’autre sans rire.

— Rire ! Monsieur, rire ! s’écria-t-elle avec une juste colère.

— Adieu, Valentine ! reprit-il ; j’ai trop d’expérience, je vous l’avoue, pour me brûler la cervelle pour une infidélité ; mais j’ai trop de bon sens pour vouloir servir de chaperon à une jeune tête aussi exaltée que la vôtre. C’est pour cela aussi que je ne désire pas trop vous voir rompre cette liaison qui a pour vous encore toute la beauté romanesque d’un premier amour. Le second serait plus rapide, le troisième…

— Vous m’insultez, dit Valentine d’un air morne, mais Dieu me protégera. Adieu, Monsieur ; je vous remercie de cette dure leçon ; je tâcherai d’en profiter.

Ils se saluèrent, et, un quart d’heure après, Bénédict et Valentin, en se promenant sur le bord la grand’route, virent passer la chaise de poste qui emportait le noble comte et l’usurier vers Paris.