Visions de l’Inde/Chapitre V

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Société d’Editions Littéraires et Artistiques (p. 199-220).

CHAPITRE V

Agra


L’Apothéose de la fleur. — Deux Anglais causent… — La Tombe du Grand Akbar. — Le Fort et le Palais des Mongols. — Et Sha-Jahan pleura. — La Mosquée-Perle.


I

L’Apothéose de la fleur.

Agra ! Le Taj dans le lointain, quand j’arrive, le miraculeux poème de marbre, « la merveille du monde ». Je n’ose le visiter en sautant du train, parce qu’il me semble qu’après, tout sera terne et sans beauté.

De loin, son dôme, ses minarets s’élancent, hardis, gracieux… Je passe les heures de la méridienne à me reposer dans ce large hôtel qui est la fraîcheur même, tandis que s’étend, à l’entour, une ceinture de feu. Pour le lunch, s’assied près de moi un Anglais pris de la goutte et qui s’ennuie d’être seul.

Il daigne entrer en conversation. Il a la bouche pleine de sa maladie, et, quoique traînant un pied énorme dans une pantoufle déchirée, il ne se lasse pas de gravir des monuments, il veut avoir tout vu. Sa moustache grise, son sourire de côté, l’exhibition de ses insignes maçonniques, tout dénote l’aventureux, sinon l’aventurier. Naturellement il a parcouru le monde et connaît toute la prostitution éparse dans les deux hémisphères. Aussi apprécie-t-il les Françaises, non sans insolence. Elles sont, pour lui, les plus élégantes et les plus savantes courtisanes. Son autre préoccupation est de réduire tout ce qu’il voit à une valeur monétaire. Il est d’une magistrale ignorance pour ce qui touche à l’histoire, et, hors sa maladie, rien ne l’intéresse profondément. Nous allons ensemble, le soir, voir l’Etmaddoulah.


On nomme ainsi la tombe d’un aventurier venu de Téhéran. Il s’appelait Ghaias-ud-Din, fut le père de Nur-Jahan, épouse de l’empereur Jahangir et l’aïeul de Muntaz-Mahal, la « Dame du Taj ». Celle-ci voulut le célébrer par un palais d’argent, mais on l’en dissuada, car l’argent était, alors, trop coûteux, et surtout trop « portatif ». Ce chercheur de fortune mérite qu’on esquisse sa physionomie complexe et bien orientale.

Tripoteur et vénal, il n’en était pas moins un poète. Il cultivait ses classiques, détestant l’inactivité, et il profita de sa haute situation de vizir pour se faire combler de présents. Il savait garder intact son orgueil tout en se laissant acheter. Par exemple, il n’était point paresseux comme les Hindous au milieu desquels il vivait. Ce voleur tenait très exactement le compte des finances du royaume qu’il pillait à son profit. Jahangir le prisait au point qu’il déclarait que sa société lui était « plus agréable que les drogues enivrantes ». Il sut ne se faire jamais un ennemi, et jamais il ne se mit en colère ; l’amour des belles-lettres, l’avait conduit à une parfaite maîtrise. Il resta courtisan jusqu’à sa dernière heure.

Lorsqu’il fut sur le point de rendre l’âme, son gendre Jahangir lui rendit visite. Nur-Jahan, qui avait accompagné son époux, se pencha sur son père agonisant pour lui demander : « Pouvez-vous reconnaître et voir encore Sa Majesté ? » Ghaias-ud-Din utilisa son dernier soupir pour une dernière flatterie. Il répondit avec à propos en récitant deux vers d’un poëme national :

Même si un aveugle-né avait la chance d’être ici aujourd’hui Il te connaîtrait sûrement à la splendeur de ton front.
Et ceci dit, il mourut.

Nous traversons un jardin dont les fragrances nous poursuivent jusque sur les tombes. Des tombes, il y en a partout, dans chaque chambre, la plupart vides, — et pour l’ornement. Car, là, seuls, sont enterrés l’aventurier persan, sa femme et son serviteur fidèle, dont il ne voulut se séparer jamais — même après sa mort. Ce prévaricateur qui connaissait trop le cœur humain ne mangeait aucun mets et ne buvait aucune boisson sans les faire goûter d’abord par précaution à son domestique.

Rien de plus aimable, de plus gai aussi que ces sépultures de l’Asie musulmane. À Constantinople déjà, l’humble pierre colorée et incrustée de fleurs, dans les innombrables cimetières, n’avait pu me donner l’impression du deuil. Ici, c’est mieux encore. On ne sent que la richesse et le plaisir. Dieu sait pourtant quels prodiges les artistes ont dû accomplir pour animer ces murs morts vraiment, puisque le visage de l’homme, la silhouette des animaux en sont chassés par le commandement du prophète !

Les fleurs et les vases qui les portent se multiplient dans les panneaux de marbre ; ces vases et ces fleurs, par la magie de l’art, ressemblent quand même à des êtres vivants. Ils sont fantastiques. Une imagination exquise et variée en fait des monstres charmants. Ces vases sont animés ; ils se gonflent en ventres heureux, parfois se dédoublent en un couple de poissons qui se tordent… Les pétales qui s’effeuillent pourraient bien être des papillons chimériques. Cette tombe d’un homme est l’apothéose de la Fleur…


II

Deux Anglais causent…

Mon Anglais a soif, après ces longues promenades ; et, comme il ne saurait rentrer si tôt à l’hôtel, il trouve l’opportunité de nous faire convier tous deux par un industriel sur notre route au « wisky and soda » et au cigare.

Nous nous sommes arrêtés à une usine de coton. Nous traversons d’abord les ateliers où de douces filles trient des filaments ; elles font leur ouvrage avec plaisir, sourient de ce sourire résigné où il y a du printemps néanmoins et qui me paraît spécial à l’Inde. Le « home » de notre hôte est d’une simplicité ultra rustique. Ses mains sont noires, sa blouse est sordide, son museau volontaire saillit sous l’éteignoir de son casque colonial. Depuis vingt ans qu’il habite dans Agra, il amassa péniblement roupie sur roupie, mais son cœur de commerçant n’a jamais pu communier avec les beautés subtiles et solennelles de ce pays qu’il hait, car il n’en perçoit que les inconvénients climatériques ; et, quoique le maître, il se sent exilé au milieu d’une race qu’il méprise et qui lui reste étrangère. Son espoir, c’est de revenir en Angleterre, dans son district, les poches lourdes de souverains. Là-bas, sa fille, qu’il ne connaît pas, va se marier. Au-dessus du pupitre de sa correspondance commerciale, s’étalent une carte du Transvaal, les portraits de Roberts et du député obscur représentant son district, entre des drapeaux. L’Angleterre vit là, dans ce coin terrible où l’été est si brûlant que les nuits sans brise, étouffantes, presque mortelles, firent s’enfuir à Delhi, ruinée, l’empereur Sha Jahan et y reconstruire une nouvelle capitale…

On cause de l’Afrique du sud, et pas un mot n’est échangé par ces deux hommes sur la guerre et contre ses horreurs ; ils n’ont qu’une pensée : l’or qui gît autour de Pretoria, qui deviendra une propriété britannique. Je les étudie, de type si différent l’un de l’autre : celui-ci, gros, joufflu, policé ; celui-là maigre, aigu, rude, — possédés tous deux par une double passion : l’Angleterre et l’Argent.


III

La Tombe du Grand Akbar.

— Agra, Sâb, c’est le croissant de la lune tombé sur les bords de la Jumna, c’est le collier de perles dont le ciel fit cadeau à l’Inde, c’est le sourire d’Allah !

Le mufti qui nous accompagne, mon Anglais et moi, me montre d’un geste ample la ville pareille, en effet, à un arc pâle oublié près du fleuve, avec ses palais des Mille et Une Nuits et ses tombes qui sont comme les énormes grains d’ambre de quelque chapelet musulman.

Nous voilà, rêvant à Sikandra, sur la terrasse extrême qui couronne le tombeau du grand Akbar.

— Regardez, Sâb, le dôme du Taj au loin, le Taj où repose la plus belle des Béguns. On dirait une grande étoile de lait qui brillerait malgré le jour. Là, j’enseigne les adolescents qui veulent connaître le sens secret du Koran glorieux écrit dans le marbre des murs et des coupoles. Et nous lisons, sur le tombeau d’amour, le livre de l’éternelle vie !

Ce mufti n’est pas le premier guide venu. Il m’a été donné parle « commissionner », à qui il apprend l’hindoustani et le poutchou ; car il est non seulement prêtre, mais « mounchi », c’est-à-dire professeur. Ses yeux, où la science et la subtilité s’allient, étincellent dans sa face de Mongol au pigment moins coloré que la peau des Hindous ; et le turban blanc, immense, replié douze fois, lui fait une molle couronne. Qu’il est différent des brahmanes, aveulis et superstitieux, ou des « sanyasis » horribles ! Allah, le dieu unique, transfigure l’idolâtre, fait du sauvage un homme. Dans l’Inde, un musulman vaut cent Hindous. Il nous accompagne jusqu’à Sikandra, à sept milles d’Agra. Il est monté près du cocher, sur la Victoria que mon camarade d’occasion a su obtenir pour le prix modeste d’une carry[1]. Mon Anglais n’a pas voulu qu’il s’assît devant nous sur la banquette, d’abord pour mieux allonger son pied malade, ensuite parce qu’il méprise tout indigène, si savant soit-il.


Une longue route bordée d’acacias nous conduit de notre hôtel à Sikandra ; c’est un dôme de verdure, un frais parasol qui ne nous abandonne pas. Déjà le soleil est puissant. Nous traversons un des quatre portiques. Chacun d’eux regarde un des points cardinaux, et tous conduisent à ce mausolée par des avenues dallées où l’ombre des arbustes est chargée de parfums.

— Sâb, continue le prêtre, vous n’êtes pas ici comme à l’Etmadoullah, chez un aventurier, mais chez le plus grand roi du monde. J’ai lu, dans la bibliothèque de mon père, parmi les manuscrits consacrés au Prophète (béni soit-il), l’histoire d’Alexandre, de Louis XIV, de Napoléon, écrite en anglais… Ce sont des ombres auprès d’Akbar, ce soleil. Depuis Stamboul jusqu’au pays de Kachmyr, les enfants et les femmes eux-mêmes savent sa gloire, il est vénéré dans les déserts de l’Afrique. Il descendait de Tamerlan, c’est lui surtout qui éleva dans Agra, sa capitale, ces colossales et délicates beautés. Il aima toutes les choses grandes, douces, nobles : les batailles, le luxe, les palais, les femmes, les bains, les religions et la magie… Il fit appeler à sa cour les « Padres », les Jésuites, et les combla d’honneurs. Il épousa une chrétienne catholique à qui il permit d’adorer ses images. Il détestait tellement le fanatisme et les persécutions que devant son trône les brahmanes, les muftis, les bonzes du Bouddha, les prêtres de Jésus, pouvaient se disputer à leur aise… mais il les empêchait de se manger le nez… Vous autres qui ne vous croyez pas des barbares, vous n’avez jamais eu de gouvernement aussi tolérant… Et Akbar mourut fidèle à Allah et au Koran glorieux ! Alikousalam à lui et à sa demeure suprême !

La joie goûtée à la tombe de l’aventurier s’amplifie ici en magnifique allégresse. Cette maison de mort est un séjour de fête et d’art. On monte de plates-formes de marbre en plates-formes de marbre, on dirait pour une ascension de paradis. De plus en plus la vue est délicieuse. Les escaliers sont de marbre, les pavillons de marbre ; partout où mon pied, où ma main se pose, c’est du marbre encore. Non pas cette blancheur banale, froide, que les modernes sculptent, mais une matière comme dorée, tant elle a bu de soleil. Nous arrivons enfin au sommet de cette pyramide de terrasses. De cet étage suprême, à travers les brisures du plus exquis treillage de marbre, la campagne se déroule reposante, verte, striée de routes et de fleuves. Au loin, le blanc dôme du Taj apparaît comme une lune qui se lèverait en plein jour du côté de l’est. Je m’appuie au balcon royal ciselé avec une patience d’orfèvre ; et, tout autour, les pavillons des étages inférieurs se lèvent vers moi, vastes ou mignons, faits pour grouper, dans leur merveilleuse corbeille, les musiciens et les femmes… Car ce peuple étrange n’eut jamais peur de la mort. Akbar célébra ses victoires dans les jardins et sur les terrasses de Sikandra. Depuis qu’il y est enseveli, le peuple s’y porte aux jours de fête et il boit, mange, rit, danse dans ce palais de joie, construit sur de la poussière humaine.

Un mouvement coloré m’intrigue dans un pavillon. Ce sont deux enfants embrassés. Leurs doigts s’entrelacent comme les brins de jonc qui forment les paniers. Ils sourient, presque nus, avec cette innocence et cette tendresse réservée à l’Inde. Ce sont sans doute des fiancés de douze ans que les parents et les astrologues ont joints et qui réalisent déjà, sous la protection du grand mort, la volonté de la Race et des Étoiles.

Le mufti m’entraîne vers le cénotaphe au milieu de cette terrasse. Il est d’une nudité géométrique et florale — dur pistil d’une fleur de marbre que le temps n’a pas su briser… Il n’y a pas d’autre nom sur cette pierre que le nom d’Allah. Lisez : « Allah ouk Akbar. Allah seul est grand. » Formule de fierté et de modestie, par laquelle l’empereur rappelle que ce nom d’Akbar (grand) est digne de Dieu seul, — mais que cependant il l’a porté.

Les restes matériels de l’empereur ne gisent pas là ; ses ossements dorment en bas dans les caves, sous terre ; ici il y a son âme qui regarde le ciel et plane sur le monde.

Mais mon Anglais n’écoute pas l’orientale faconde du mounchi ; il tâte avec sa canne la tombe magnifique, où il s’est prosaïquement assis, et, jetant un regard circulaire sur cette architecture de rêve :

« Oh ! dit-il avec flegme, voilà un endroit excellent pour les garden-parties. »


IV

Le Fort et le Palais des Mongols.

« Celui qui n’a pas vu Agra n’a pas étreint tout le bonheur ! » dit le proverbe anglo-indien. Et, en effet, il me semble aujourd’hui que mon âme s’est agrandie, calmée au contact de ces beautés altières, alors que les complexités et le délire hindous réveillèrent dans mes nerfs les ancêtres barbares et nonchalants, les rêves monstrueux, les fièvres et les paresses… Agra, tu es désormais en moi-même comme une femme admirée autant qu’aimée…

Lorsque je visitai les palais et le fort, célèbres entre tous dans l’Inde du Nord, et dont le luxe et la grâce n’ont pas été dépassés même à Delhi, cette impression de femme m’a toujours suivi. C’est qu’ici la guerre et l’amour, la force et la volupté sont vraiment des sœurs. Quelle jeunesse et quelle fraîcheur malgré le temps qui a effacé les peintures et malgré la barbarie des envahisseurs ! Pourtant, je sens toujours entre ces monuments et moi une distance : sans doute la différence des races, le temps écoulé ; et puis le christianisme nous a habitués à une chaleur d’âme qui manque ici totalement. Ici règnent la grâce monotone des conquérants mongols, la noblesse de ceux qui, sur la ruine des superstitions et des idolâtries, s’enivrèrent avec l’unité de Dieu.

Le Dewan-Khas, le Dewan-y-Am (la salle du jugement, la salle d’audience) offrent les témoignages d’une architecture si fleurie de mosaïques et d’arabesques que nos Élysées et nos Hôtels-de-Ville paraissent à côté stupides et mornes. Les arcades sont dentelées comme des corolles. Les pierres précieuses constellent les murs comme s’ils étaient des chairs de reines. La Tour du Jasmin, où s’assemblaient les favorites est, à elle seule, une parure montée dans du marbre.

J’ai évoqué les petites princesses couleur de citron ou de thé, enfouissant leurs rêves de liberté et de caprice, en des pavillons isolés, comme elles cachaient en des trous profonds, où je n’ai plus trouvé que le vide, leurs perles et leurs saphirs…

De là se déroule le plus magnifique spectacle : du haut des minarets du Taj, je n’en ai pas admiré un plus beau. Des îles sortent du sein de la Jumna ; c’est une variété de détails incomparables, la vie moderne avec les laborieuses blanchisseuses étalant leurs linges sur des buissons desséchés, et le Taj au loin, et les fossés tout près, et, dans le fond, la ville atténuée dans sa fumeuse haleine.

Je ne saurai suivre par ordre les différentes salles, les demeures innombrables dans ce palais d’Akbar. Je suivrai seulement la trace que ces splendeurs ont laissée dans mon souvenir. Je revois la petite mosquée, délice de piété blanche avec un mirab réduit qui enchâsse la pierre où priait Akbar entre ses deux fils ; puis l’emplacement étroit où fut emprisonné pendant sept ans l’empereur Sha-Jahan, devenu l’esclave de son fils, et les souterrains étranges avec leurs portes aujourd’hui obstruées, qui conduisaient aux places les plus importantes de la ville.

Tous ces monuments énormes sont aussi pleins de puérilités et de jeux que de robustesse et de crimes… Dans une cour intérieure, des dalles de couleurs différentes simulent un damier géant. Les Empereurs y jouaient aux échecs avec des pions vivants. C’étaient des princesses vêtues de robes aux tons éclatants qui donnaient toute la gamme de l’arc-en-ciel. Elles se mouvaient selon la nécessité du jeu et les caprices du joueur. Et elles glissaient de dalle en dalle comme les pièces animées d’un échiquier. Ainsi ce plaisir, fait de combinaisons abstraites, devenait un délice pour la vue et une impression d’art…

Tout près, la salle des bains, dans la pénombre, inquiète, encore, incrustée de miroirs qui semblent avoir gardé l’image de ces nudités choisies, charriées vers Sa Majesté Mongole des quatre coins du monde. Ils sont hypnotiques et luxurieux, ces miroirs, comme des yeux fixes qui se seraient repus pendant plusieurs siècles du troupeau des épouses et des concubines, amollies par les voluptés alternativement chaudes ou fraîches des réservoirs avant de monter vers les appartements secrets pour servir à des débauches subtiles. Maintenant ils ne reflètent plus rien, ils captent seulement la rare lumière éparse dans la demi-obscurité, et ils scintillent faiblement comme des prunelles d’aveugle. Plus loin s’étale la pierre noire qui fut le trône d’Akbar et d’où il considérait la lutte des éléphants contre les tigres, dans les fossés profonds du fort… L’âme de ces conquérants était gracieuse et cruelle. La volupté y fraternise avec l’assassinat ! Dans les souterrains j’ai regardé avec horreur la chambre lugubre où ces « BarbeBleue » d’Asie faisaient pendre les désobéissantes et les curieuses, tout près d’un abîme ouvert encore et qui entraînait les beaux cadavres dans les eaux de la Jumna…

Il est difficile de se rendre compte de la vie mélancolique, oisive et prisonnière, que traînaient les femmes en ce palais. Les « zenanas[2] » ont gardé leur secret. Tout ce que nous savons, c’est que, d’un côté, habitaient les femmes hindoues, et de l’autre les musulmanes. Ces chambres vides se ressemblent toutes. Elles n’ont plus d’âme. Le jardin seul est encore tout douceur et tout parfum. Le soleil et les fleurs n’ont pas changé tandis qu’est tombée en désuétude l’œuvre des hommes.


V

Et Sha-Jahan pleura.

Je me suis assis, las de ces civilisations éteintes et qui pèsent sur notre cerveau de toutes leurs barbaries et de toute leur magnificence, dans l’appartement simple et nu où Sha-Jahan, un descendant d’Akbar, fut emprisonné par son propre fils après avoir été longtemps le maître de l’Asie. Par un de ces revers fréquents dans les dynasties orientales, il finit son existence misérablement, dans un coin du palais.

Le mufti, qui observe la religion de ce passé fastueux, me conte d’une voix émue les derniers moments de ce Sha-Jahan presque aussi grand qu’Akbar et qui fut l’époux de Mumtaz Mahal, l’ « Exaltée du Palais », la Dame du Taj… Justement de ce coin du palais, je distingue le merveilleux monument de mort et d’amour dont le dôme blanc se détache sur la pureté du ciel comme un grand sein nu d’amante.

« Sha-Jahan, dit le mufti, sentit que sa dernière heure venait. Alors il implora son fils, Aureng-Zeb, devenu son ennemi et son maître : « Je veux voir, vivant encore, le Taj, la place sainte où je reposerai près de ma Bien-Aimée. »

Comme son père redouté n’avait plus que le souffle, le fils ombrageux céda. On porta le vieux sultan sur une chaise de marbre jusqu’à cette fenêtre où nous sommes. Et il vit le Taj, et il pleura. »

L’après-midi tombant mettait des flammes roses sur le monument impassible, doux en effet comme une poitrine de femme. Les pleurs de Sha Jahan remémorés par mon ami le mufti me semblèrent, quoique séchés depuis des siècles, les plus belles pierreries de ces palais qui sont pourtant les plus précieux coffrets de l’Asie. Sha-Jahan pleura ! sa domination était tombée, mais son amour et sa gloire étaient immortels. Il avait accompli le devoir de l’homme, qui est d’exprimer sa vie en un acte durable de beauté. Il pouvait mourir en paix. Et d’autres larmes devant le Taj mouillèrent mes yeux de jeune homme.

— Pourquoi pleurez-vous, Sab, questionne le mufti, puisque vous n’êtes pas Mongol ?

— C’est sur moi-même que je pleure, mufti. Ne devons-nous pas construire notre tombeau, le lieu sacré où reposeront notre amour et le mystère de notre âme, que ce soit un beau marbre, une grande action ou un poème harmonieux ? Mais nous sommes de mauvais architectes, des ouvriers infidèles et étourdis… Et combien s’en vont sans avoir laissé une demeure à leur périssable souvenir !…

— Ne t’afflige pas, Sab, le Prophète a dit : « Celui qui a pleuré une seule fois sincèrement a gagné le paradis ! »


VI

La Mosquée-Perle.

Un souffle de prière m’entraîne vers les dalles glacées de la mosquée Perle, de Moti-Musjid. J’ai besoin d’élever mon âme au-dessus de ces admirables ruines, vers Quelque Chose, vers Quelqu’Un qui n’est jamais détruit… Je laisse mon camarade britannique s’entretenir avec la nuée des guides sur le prix des réparations faites à certaines mosaïques lors d’une récente visite du prince de Galles. Les lacks de roupies remplissent les bouches, l’admiration croît avec les sommes. Le mufti m’accompagne. J’aime sa solennité, j’aime son amour pour ces grandeurs dont son sang charrie encore la fierté.

Tout de suite, après le gateway de Delhi aux tours massives gardées par des soldats anglais et indous, au-dessus de fondations en grès rouge, l’édifice extraordinaire « la mosquée-perle » s’étend devant l’œil charmé, — immense perle, en effet, qui aurait été creusée et travaillée par la main des génies. Oui, des « génies », car il y a là encore je ne sais quoi de nu, d’aéré, de trop austère et de trop joli pourtant qui étonne notre conception du temple. Non, je ne pourrai pas prier ici. Cela ne me semble ni humain, ni surhumain, mais « inhumain ». Pourtant, comme je suis loin des infâmes pagodes de Kali à Calcutta et à Bénarès, boueuses et sanglantes !

— Vous ne pouvez nous comprendre entièrement, Sâb, dit l’Asiatique qui devinait mes doutes. Vous êtes des visages blancs et votre épiderme porte la trace des neiges qui furent comme la poussière de vos déserts, à vous, les hommes de l’Ouest. Vous avez eu froid dans vos ancêtres. Nous, les amis du soleil, nous avons construit nos temples avec la toiture libre du firmament. »

Le mufti a raison, nos églises sont des monuments pour des corps et des âmes frileux. Notre méditation recherche la chaleur des lourdes portes closes, la lumière des vitraux coloriés ou des flambeaux artificiels. Il n’en est pas ainsi pour ces peuples de soleil, accoutumés à dormir sous des lentes. Des fleurs éternelles sont ciselées sur les murs ; ces arcades sont de grandes fleurs aussi, mais vides, en creux ; ces voûtes sont uniformes. Le « mirab », niche creuse, remplace notre autel et désigne la Mecque lointaine. Nos églises, à nous, sont surtout des refuges ouverts aux femmes qui occupent parfois toute la nef. Ici, parquées derrière des murs, elles sont prisonnières et entassées comme un troupeau.

Le chef-d’œuvre s’affirme dans la simplicité du fronton — elle fait songer à l’art dorique — et dans la suavité de ces dômes blancs à flèches dorées, semblables de loin à des bulles d’argent pâle que la brise a épargnées. Tout le long de la corniche s’élancent de sveltes pavillons aux colonnes légères. Une fois dans la cour intérieure où la piscine seule émerge faiblement, envoûté par cette enceinte de marbre sur laquelle plane un bleu éternel, le voyageur se croit transporté loin de la terre tachée et sordide, en le paradis de l’Islam. Mais ce paradis n’est pas le nôtre. Il rappelle ce paysage de Baudelaire, où tout est inorganique, pierre ou métal. Le crépuscule grave m’enveloppe dans cette mosquée pure et païenne. Il s’y fait aride, différent de nos crépuscules émus, où dans les roses du couchant saigne encore le sang de la croix. Crépuscule de Wordsworth, vous revenez dans ma mémoire. Mais vous êtes chrétien, vous n’êtes pas musulman !

Quiet as a nun breathless with adoration,
dit le poète : « Calme comme une nonne inanimée à force de prière. » Décidément, nos soirs sont plus humains, mouillés de larmes, épuisés d’amour. Les seuls pleurs qu’ait séchés le soleil d’Allah sur ces dalles magnifiques, sont les gouttes de sueur qui ruisselèrent sur le corps des guerriers…

… Le fort est resté « le fort » malgré tout, c’est-à-dire une agglomération de murailles hostiles ; et ces palais autour de moi, ces palais vides, où me suivent des gardiens obséquieux et sourdement pleins de dédains, ne sont plus que des fantômes durcis. Ce qui est réel, hélas ! ce sont ces boulets mis en tas, ces canons, ces soldats anglais qui courent à bicyclettes, ou, en costumes kaki, comptent les couvertures devant servir au corps de garde.

— Ils n’ont respecté que le Taj, Sâb… Vous le verrez demain ; c’est vraiment la merveille du monde !


  1. Voiture indigène.
  2. Harems hindous.