Voyage d’un naturaliste autour du monde/Chapitre 13

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Traduction par Ed. Barbier.
C. Reinwald (p. 294-312).


CHAPITRE XIII


Chiloé. — Aspect général. — Excursion en bateau. — Indigènes. — Castro. — Renard domestique. — Ascension du San-Pedro. — Archipel des Chonos. — Péninsule de Tres Montes. — Chaîne granitique. — Matelots naufragés. — Port de Low. — Pomme de terre sauvage. — Formation de la tourbe — Myopotamus, loutre et souris. — Le cheucau et l’oiseau aboyeur. — Opétiorhynchus. — Caractère singulier de l’ornithologie. — Pétrels.

Chiloé et les îles Chonos.


10 novembre 1834. — Le Beagle quitte Valparaiso et se dirige vers le sud pour relever les côtes de la partie méridionale du Chili, celles de l’île de Chiloé et visiter ces îles nombreuses connues sous le nom d’archipel Chonos, en poussant jusque vers la péninsule de Tres Montes. Le 21, nous jetons l’ancre dans la baie de San Carlos, capitale de Chiloé.

Cette île a environ 90 milles (140 kilomètres) de longueur sur une largeur d’un peu moins de 30 milles (48 kilomètres). Elle est entrecoupée de collines, mais non pas de montagnes, et recouverte absolument d’une immense forêt, excepté là où on a défriché quelques champs autour de huttes couvertes en chaume. À une certaine distance, on croirait revoir la Terre de Feu, mais, vus de plus près, les bois sont incomparablement plus beaux. Un grand nombre d’arbres toujours verts, des plantes au caractère tropical, remplacent ici les sombres et tristes hêtres des côtes méridionales. En hiver le climat est détestable ; il ne fait pas, d’ailleurs, beaucoup plus beau en été. Je crois qu’il y a, dans les régions tempérées, peu de parties du monde où il tombe autant de pluie. Le vent y souffle toujours en tempête, le ciel est toujours couvert ; une semaine entière de beau temps est presque un miracle. Il est même difficile d’apercevoir la Cordillère ; pendant tout le temps qu’a duré notre premier séjour, nous n’avons aperçu qu’une seule fois le volcan d’Osorno et c’était avant le lever du soleil ; à mesure que le soleil s’élevait, la montagne disparaissait graduellement dans les profondeurs brumeuses du ciel, et ce lent effacement ne manqua pas de nous intéresser vivement.

À en juger par leur teint et par leur petite taille, les habitants semblent avoir trois quarts de sang indien dans les veines. Ce sont des gens humbles, tranquilles, industrieux. Bien que le sol fertile provenant de la décomposition des roches volcaniques soutienne une luxuriante végétation, le climat n’est cependant pas favorable aux produits qui ont besoin de soleil pour arriver à maturité. Il y a peu de pâturages pour les grands quadrupèdes ; en conséquence, les principaux aliments sont les cochons, les pommes de terre et le poisson. Les habitants portent tous d’épais vêtements de laine que chaque famille tisse elle-même et qu’on teint en bleu avec de l’indigo. Toutefois tous les arts sont encore à l’état le plus grossier et, pour en avoir la preuve, on n’a qu’à examiner leur singulier mode de labourage, leur mode de tissage, leur manière de moudre le grain ou la construction de leurs bateaux. Les forêts sont si impénétrables, que la terre n’est cultivée nulle part, sauf près de la côte et sur les îlots voisins. Aux endroits mêmes où existent des sentiers on peut à peine les traverser, tant le sol est marécageux ; aussi les habitants, comme ceux de la Terre de Feu, circulent-ils principalement sur le bord de la mer ou dans leurs bateaux. Bien que les vivres soient en abondance, les habitants sont très-pauvres ; il n’y a pas de travail et, en conséquence, les pauvres ne peuvent se procurer l’argent nécessaire pour acheter le plus petit objet inutile ; en outre, l’argent monnayé fait défaut à tel point, que j’ai vu un homme porter sur son dos un sac de charbon qu’il allait donner en payement d’un menu objet et un autre échanger une planche contre une bouteille de vin. Chacun est donc obligé de se faire marchand pour revendre ce qu’il a reçu dans ces nombreux échanges.

24 novembre. — La yole et la baleinière partent, sous le commandement de M. Sulivan, pour reconnaître la côte orientale de l’île de Chiloé, avec ordre de retrouver le Beagle à l’extrémité méridionale de l’île, point auquel le vaisseau se rendra après avoir fait le tour de l’île entière. J’accompagne cette expédition ; mais, au lieu de prendre ma place dans les bateaux, dès le premier jour, je loue des chevaux pour me conduire à Chacao, située à l’extrémité septentrionale de l’île. La route suit le bord de la mer, traversant de temps en temps des promontoires couverts de belles forêts. Dans ces endroits abrités, la route est faite de pièces de bois grossièrement équarries et placées les unes près des autres ; en effet, les rayons du soleil ne percent jamais le feuillage toujours vert, et le sol est si humide, si marécageux, que, sans ce dallage en bois, ni hommes ni bêtes ne pourraient suivre la route. J’arrive au village de Chacao au moment où mes compagnons, qui sont venus dans les bateaux, disposent les tentes pour passer la nuit.

Dans cette partie du pays on a quelque peu défriché, aussi y a-t-il de charmantes échappées sur la forêt. Chacao était autrefois le principal port de l’île, mais un grand nombre de vaisseaux s’y étant perdus à cause des courants dangereux et des nombreux écueils qui se trouvent dans les passes, le gouvernement espagnol a fait incendier l’église et a ainsi arbitrairement obligé le plus grand nombre des habitants de cette ville à aller demeurer à San Carlos. À peine avions-nous établi notre bivouac, que le fils du gouverneur vint, pieds nus, s’enquérir de ce que nous voulions. Voyant le drapeau britannique hissé au grand mât de la yole, il nous demanda avec la plus profonde indifférence si nous venions prendre possession de l’île. Dans plusieurs endroits, d’ailleurs, les habitants, tout étonnés de voir des embarcations de guerre, crurent, espérèrent même, qu’elles précédaient une flotte espagnole venant enlever l’île au gouvernement patriotique du Chili. Mais tous les fonctionnaires avaient été prévenus de notre prochaine visite et ils nous accablèrent de politesses. Le gouverneur vint nous rendre visite pendant que nous étions à souper ; c’était un ancien lieutenant-colonel au service de l’Espagne, mais il était alors horriblement pauvre. Il nous donna deux moutons et accepta en échange deux mouchoirs de coton, quelques ornements en cuivre et un peu de tabac.

25 novembre. — Il pleut à torrents ; nous côtoyons cependant l’île jusqu’à Huapi-Lenou. Toute cette partie orientale de Chiloé présente le même aspect : une plaine entrecoupée de vallées et divisée en petites îles ; le tout est recouvert par une impénétrable forêt vert noirâtre. Sur la côte, quelques champs défrichés entourent des huttes à toits fort élevés.

26 novembre. — La matinée est admirable. Le volcan d’Osorno vomit des torrents de fumée. Cette admirable montagne, formant un cône parfait tout recouvert de neige, s’élève en avant de la Cordillère. Des petits jets de vapeur s’échappent aussi de l’immense cratère d’un autre grand volcan dont le sommet affecte la forme d’une selle. Peu après, nous apercevons l’énorme Corcovado, qui mérite bien le nom de el famoso Corcovado. Nous apercevions donc d’un seul endroit trois grands volcans actifs, qui ont chacun environ 7000 pieds (2100 mètres) de hauteur. En outre, au loin vers le sud, s’élèvent d’autres cônes immenses recouverts de neige et qui, bien que n’étant pas en activité, doivent avoir une origine volcanique. Dans cette région, la ligne des Andes n’est pas aussi élevée qu’au Chili ; elle ne paraît pas non plus former une barrière aussi parfaite. Bien que cette grande chaîne de montagnes s’étende directement du nord au sud, elle m’a toujours paru plus ou moins courbe, grâce à une illusion d’optique. En effet, les lignes allant de chaque pic à l’œil du spectateur convergent nécessairement comme les rayons d’un demi-cercle ; or, comme, en raison de la transparence de l’atmosphère et de l’absence de tout objet intermédiaire, il est impossible de juger à quelle distance se trouvent les pics les plus éloignés, on croit avoir devant soi une chaîne de montagnes disposée en demi-cercle.

Nous débarquons dans l’après-midi et nous voyons une famille de pure race indienne. Le père ressemble beaucoup à York Minster ; on aurait pu prendre pour des Indiens des Pampas quelques jeunes garçons au teint bronzé. Tout ce que je vois me confirme de plus en plus la proche parenté des différentes tribus américaines, bien qu’elles aient toutes des langages différents. Cette famille savait à peine quelques mots d’espagnol. Il est fort agréable de voir que les indigènes en sont arrivés au même degré de civilisation que leurs vainqueurs de la race blanche, quelque infime d’ailleurs que soit ce degré de civilisation. Plus au sud, nous avons eu l’occasion de voir beaucoup d’Indiens de race pure, tous les habitants de quelques îlots ont même conservé leurs noms indiens. D’après le recensement de 1832, il y avait à Chiloé et dans ses dépendances quarante deux mille habitants, dont le plus grand nombre paraît être de sang mêlé. Onze mille portent encore leur nom de famille indien, bien qu’il soit probable que la plupart de ces derniers ne soient pas de race indienne pure. Leur mode de vie est absolument le même que celui des autres habitants et ils sont tous chrétiens. On dit cependant qu’ils pratiquent encore quelques étranges cérémonies et qu’ils prétendent converser avec le diable dans certaines cavernes. Anciennement, quiconque était convaincu de ce crime était envoyé à l’inquisition à Lima. Beaucoup d’habitants, qui ne sont pas compris dans les onze mille qui ont gardé leur nom indien, ressemblent entièrement aux Indiens. Gomez, gouverneur de Lemuy, descend de nobles espagnols et dans la ligne paternelle et dans la ligne maternelle, et cependant les croisements de cette famille avec les indigènes ont été si nombreux, qu’il est un véritable Indien. D’autre part, le gouverneur de Quinchao se vante beaucoup de ce que son sang espagnol est pur de tout croisement.

Nous atteignons dans la soirée une charmante petite baie située au nord de l’île de Caucahue. Les habitants se plaignent beaucoup ici du manque de terres. Ceci tient en partie à leur propre négligence, car ils ne veulent pas se donner la peine de défricher, et en partie aux restrictions imposées par le gouvernement ; il faut, en effet, avant d’acheter une pièce de terre, si petite qu’elle soit, payer 2 fr. 50 au géomètre par quadra (150 mètres carrés) qu’il mesure, et en outre le prix qu’il lui plaît de fixer pour la valeur de la terre. Après son évaluation, il faut mettre la pièce de terre par trois fois aux enchères, et, s’il ne se présente pas d’acquéreur à un prix supérieur, le premier postulant en devient propriétaire au prix d’évaluation. Toutes ces exactions empêchent le défrichement dans un pays où les habitants sont si pauvres. Dans la plupart des pays on se débarrasse facilement des forêts en les brûlant ; mais à Chiloé le climat est si humide, les essences forestières de telle nature, qu’il faut absolument abattre les arbres. C’est là un obstacle sérieux à la prospérité de cette île. Au temps de la domination espagnole, les Indiens ne pouvaient pas posséder de terres ; une famille qui avait défriché le sol pouvait se voir expulsée et son terrain était saisi par le gouvernement. Les autorités du Chili accomplissent aujourd’hui un acte de justice en donnant une pièce de terre à chacun de ces pauvres Indiens. D’ailleurs, la valeur du terrain boisé est fort peu considérable. Le gouvernement, pour rembourser une créance à M. Douglas, l’ingénieur de ces îles, lui a donné, dans les environs de San Carlos, 8 milles et demi carrés de forêts ; il les a revendus 330 dollars ou environ 1 750 francs.

Il fait beau pendant deux jours et nous arrivons le soir à l’île de Quinchao. Cette région est la partie la mieux cultivée de l’archipel ; une bande assez considérable sur la côte de l’île principale a été défrichée, ainsi que beaucoup d’îlots avoisinants. Quelques fermes paraissent très-confortables. Je suis curieux de savoir quelle fortune peuvent avoir certains de ces habitants, mais M. Douglas me répond qu’aucun d’eux n’a un revenu régulier. Un des plus riches propriétaires parvient peut-être, à force de travail et de privations, à accumuler 20 000 ou 25 000 francs ; mais, en ce cas, cette somme est cachée dans quelque coin, car chaque famille a l’habitude d’enterrer son trésor dans un pot de terre.

30 novembre. — Dans la matinée du dimanche, nous arrivons à Castro, ancienne capitale de Chiloé, aujourd’hui ville triste et déserte. On y retrouve les traces du plan quadrangulaire, ordinaire aux villes espagnoles ; mais les rues et la place sont actuellement recouvertes d’un épais gazon que broutent les moutons. L’église, située au milieu de la ville, est entièrement construite en bois et ne manque ni de pittoresque ni de majesté. Le fait qu’un de nos hommes ne put trouver à acheter à Castro ni une livre de sucre, ni un couteau ordinaire, donnera une faible idée de la pauvreté de cette ville, bien qu’il y ait encore quelques centaines d’habitants. Aucun d’eux ne possède ni montre ni pendule, et un vieillard, qui passe pour bien calculer le temps, frappe les heures sur la cloche de l’église absolument quand il lui plaît. L’arrivée de nos bateaux dans ce coin retiré du monde fut un véritable événement ; tous les habitants vinrent au bord de la mer nous voir planter nos tentes. Ils sont très-polis ; ils nous offrirent une maison, et un homme nous envoya même en cadeau un tonneau de cidre. Dans l’après-midi nous allâmes rendre visite au gouverneur, vieillard fort aimable, qui, par son extérieur et son mode de vie, nous représentait assez un paysan anglais. Le soir, la pluie se met à tomber avec violence et c’est à peine si cela suffit pour écarter les badauds qui continuent à entourer nos tentes. Une famille indienne, qui était venue en canot de Caylen pour faire quelques échanges, avait établi son bivouac auprès de nous. Ces pauvres gens n’avaient rien pour s’abriter de la pluie. Le matin venu, je demandai à un jeune Indien trempé jusqu’aux os comment il avait passé la nuit. Il me parut fort satisfait et me répondit : « Muy bien, señor. »

1er décembre. — Nous mettons le cap sur l’île de Lemuy. J’étais désireux de visiter une prétendue mine de charbon ; ce n’est qu’une couche de lignite de peu de valeur qui se trouve dans le grès (appartenant probablement à l’époque du tertiaire inférieur) dont se composent ces îles. Arrivés à Lemuy, nous eûmes beaucoup de peine à planter nos tentes, car nous nous trouvions au moment d’une grande marée et les bois venaient jusqu’au bord même de l’eau. En quelques instants, nous sommes entourés par une foule d’Indiens de race presque pure. Notre arrivée leur causa la plus grande surprise et l’un d’eux dit à un autre : « Voilà pourquoi nous avons vu tant de perroquets dernièrement ; le cheucau (un singulier petit oiseau à la poitrine rouge qui habite les forêts les plus épaisses et fait entendre les cris les plus extraordinaires) n’a pas crié pour rien : Prenez garde ! » Bientôt ils nous demandèrent à faire des échanges. Pour eux, l’argent avait peu ou pas de valeur, mais ils désiraient par-dessus tout se procurer du tabac. Après le tabac, l’indigo avait à leurs yeux le plus de valeur, puis le capsicum, les vieux habits et la poudre. Ils désirent se procurer ce dernier article dans un but bien innocent : chaque paroisse possède un fusil public et ils ont besoin de poudre pour tirer des salves le jour de la fête de leur saint patron et les jours de grande fête.

Les habitants de l’île Lemuy se nourrissent principalement de coquillages et de pommes de terre. À certaines époques ils attrapent dans les corrales ou haies recouvertes par la marée haute des poissons qu’elle y a laissés en se retirant. Ils possèdent aussi des poulets, des moutons, des chèvres, des cochons, des chevaux et des bestiaux ; l’ordre dans lequel j’énumère ces animaux indique leur nombre proportionnel. Je n’ai jamais rencontré peuple plus obligeant et plus modeste. Ils commencent par vous dire qu’ils ne sont pas Espagnols, mais de malheureux indigènes et qu’ils ont terriblement besoin de tabac et de quelques autres articles. À Caylen, la plus méridionale de ces îles, les matelots échangeront un rouleau de tabac valant à peine 3 sous pour deux poulets, dont l’un, dit l’Indien, a une peau entre les doigts et qui se trouva être un beau canard ; en échange de quelques mouchoirs de coton qui ne valaient certainement pas plus de 3 à 4 francs, nous nous procurâmes trois moutons et un gros paquet d’oignons. En cet endroit, la yole se trouvait à une assez grande distance du rivage et nous n’étions pas sans craindre que des voleurs ne tentassent de s’en emparer pendant la nuit. Notre pilote, M. Douglas, prévint donc le gouverneur du district que nous placions toujours des sentinelles pendant la nuit, que ces sentinelles portaient des armes chargées, qu’elles ne comprenaient pas un mot d’espagnol et que, par conséquent, on tirerait sur quiconque s’approcherait. Le gouverneur répondit, en faisant mille humbles protestations, que nous avions parfaitement raison, et il nous promit qu’aucun de ses administrés ne bougerait de chez lui pendant la nuit.

Pendant les quatre jours suivants, nous continuons notre route vers le sud. Le caractère général du pays reste le même, mais la population devient de plus en plus clair-semée. Sur la grande île de Tanqui, c’est à peine si l’on trouve un champ défriché, de tous côtés les branches des arbres pendent jusque dans la mer. Je remarquai un jour sur une falaise de grès quelques beaux plants de Gunnera scabra, plante qui ressemble à de la rhubarbe gigantesque. Les habitants mangent les tiges, qui sont acidulées, et se servent des racines pour tanner le cuir et pour préparer une teinture noire. La feuille de cette plante est presque circulaire, mais profondément dentelée sur les bords. J’en mesurai une qui avait près de 8 pieds de diamètre et par conséquent 24 pieds de circonférence ! La tige a un peu plus de 1 mètre de hauteur et chaque plant porte quatre ou cinq de ces énormes feuilles, ce qui lui donne un aspect grandiose.

6 décembre. — Nous arrivons à Caylen, appelé el fin del Cristiandad. Dans la matinée, nous nous arrêtons quelques minutes dans une maison située à l’extrémité septentrionale de Laylec, point extrême de la chrétienté dans l’Amérique du Sud, et, il faut bien le dire, cette maison n’est qu’une affreuse hutte. Nous nous trouvons par 43°10′ de latitude, ce qui est 2 degrés plus au sud que le rio Negro, sur la côte de l’Atlantique. Ces derniers chrétiens sont extrêmement pauvres et ils profitent de leur situation pour nous demander un peu de tabac. Comme preuve de la pauvreté de ces Indiens, je puis dire que, peu de temps auparavant, nous avions rencontré un homme qui avait fait trois jours et demi de marche et qui en avait autant à faire pour s’en retourner chez lui, et cela dans le seul but de recouvrer le prix d’une hachette et de quelques poissons. Quelle difficulté on doit avoir à acheter la moindre chose quand on prend tant de peine pour recouvrer une si petite dette !

Nous atteignons dans la soirée l’île de San Pedro, où nous trouvons le Beagle à l’ancre. En doublant une pointe de l’île deux officiers débarquent pour relever quelques angles avec le théodolite. Un renard (Canis fulvipes), espèce particulière, dit-on, à cette île, où elle est même fort rare, et qui est nouvelle, était assis sur un rocher. Il était si absorbé dans la contemplation des deux officiers, que je pus m’approcher de lui et lui casser la tête avec mon marteau de géologue. Ce renard, plus curieux ou plus ami des sciences, mais dans tous les cas moins sage que la plupart de ses frères, se trouve aujourd’hui dans le muséum de la Société zoologique.

Le capitaine Fitz-Roy profite d’un séjour de trois jours que nous faisons dans ce port pour essayer d’atteindre le sommet du San Pedro. Les bois, dans ces parages, sont quelque peu différents de ceux que l’on trouve dans les parties septentrionales de l’île. Les rochers sont formés de micaschiste, ce qui fait qu’il n’y a pas de plage, et que le rocher s’enfonce perpendiculairement dans la mer. Le paysage rappelle donc beaucoup plus celui de la Terre de Feu que celui des autres parties de Chiloé. C’est en vain que nous essayons de parvenir au sommet de la montagne ; la forêt est si impénétrable, que quiconque ne l’a pas vue ne peut se figurer ces encombrements de troncs d’arbres morts et mourants. Je puis affirmer que bien souvent et pendant plus de dix minutes nous n’avons pas touché le sol ; quelquefois nous en étions à 10 ou 15 pieds, si bien que les matelots qui nous accompagnaient s’amusaient à indiquer les profondeurs. D’autres fois, nous étions obligés de ramper à quatre pattes pour passer sous un tronc d’arbre pourri. Sur les parties inférieures de la montagne, on remarque de beaux winter bark, un laurier qui ressemble au sassafras et qui porte des feuilles odoriférantes, d’autres arbres enfin, dont je ne sais pas le nom, reliés ensemble par une sorte de bambou traînant. Nous nous trouvions là absolument dans la position du poisson dans un filet. Plus haut, sur les croupes de la montagne, les buissons remplacent les gros arbres, mais on rencontre encore çà et là un cèdre rouge ou un pin alerce. Je fus aussi fort heureux de retrouver, à une élévation d’un peu moins de 1000 pieds, notre vieil ami, le hêtre méridional. Mais ce ne sont ici que de pauvres arbres rabougris et c’est là, je crois, leur limite septentrionale. Dans l’impossibilité d’avancer, nous renonçons à faire l’ascension du San Pedro.

10 décembre. — La yole et la baleinière, sous le commandement de M. Sulivan, continuent de relever les côtes de Chiloé, mais je reste à bord du Beagle, qui quitte le lendemain San Pedro pour se diriger vers le sud. Le 13, nous pénétrons dans une baie située à la partie méridionale de Guayatecas ou archipel des Chonos ; ce fut fort heureux pour nous, car le lendemain éclate une terrible tempête, digne en tout point de celles de la Terre de Feu. D’immenses masses de nuages blancs s’empilent sur un ciel bleu foncé, des bandes de vapeurs noires et déchiquetées les traversent incessamment. Les chaînes de montagnes ne nous apparaissent plus que comme des ombres, et le soleil couchant projette sur les forêts une lumière jaune qui ressemble beaucoup à celle que peut donner une lampe à esprit-de-vin. L’eau est blanche d’écume et le vent siffle sinistrement à travers les cordages du vaisseau ; c’est, en somme, une scène terrible, mais sublime. Pendant quelques minutes apparaît un splendide arc-en-ciel, et il est curieux d’observer l’effet de l’embrun, qui, transporté par le vent à la surface de l’eau, transforme le demi-cercle ordinaire en un cercle complet ; une bande des couleurs du prisme part des deux extrémités de l’arc ordinaire et traverse la baie pour venir rejoindre le vaisseau et forme ainsi un anneau irrégulier, mais presque complet.

Nous restons trois jours en cet endroit. Le temps demeure fort mauvais, mais cela nous importe peu, car il est presque impossible de circuler dans ces îles. La côte est si accidentée, qu’essayer de se promener dans quelque direction que ce soit, c’est vouloir se livrer à une gymnastique continuelle sur les pointes aiguës des roches de micaschiste ; quant au sol un peu plus uni, il est couvert de forêts si épaisses, que nous portons tous à la figure, aux mains, sur tout le corps en mot, les traces des efforts que nous avons faits pour pénétrer dans leurs solitudes.

18 décembre. — Nous reprenons la mer. Le 20, nous disons adieu au Sud, et, favorisés par un bon vent, nous mettons le cap sur le Nord. À partir du cap Tres Montes, notre voyage se continue fort agréablement le long d’une côte élevée, remarquable par la hardiesse de ses collines, recouvertes de forêts qui poussent jusque sur leurs flancs presque à pic. Le lendemain, nous découvrons un port qui, sur cette côte dangereuse, pourrait être fort utile à un navire en détresse. On peut facilement le reconnaître à une colline de 1600 pieds de haut, plus parfaitement conique encore que la fameuse montagne en pain de sucre de Rio de Janeiro. Nous jetons l’ancre dans ce port et je profite de notre séjour pour faire l’ascension de cette colline. C’est là une excursion fort pénible, car les flancs sont tellement abrupts, qu’en quelques endroits je suis obligé de grimper sur les arbres. Il me faut traverser aussi plusieurs champs de fuchsia aux admirables fleurs tombantes, mais où on ne peut se diriger que difficilement. On éprouve une grande sensation de plaisir à atteindre le sommet d’une montagne, quelle qu’elle soit, dans ces pays sauvages. On a le vague espoir de voir quelque chose d’étrange, espoir souvent déçu, mais qui, cependant, me pousse toujours en avant. Chacun connaît d’ailleurs le sentiment de triomphe et d’orgueil qu’un paysage magnifique, vu d’une grande hauteur, fait naître dans l’esprit ; en outre, dans ces contrées peu fréquentées, un peu de vanité vient se joindre à ce sentiment : on se dit, en effet, qu’on est peut-être le premier homme qui ait posé le pied sur ce sommet ou qui ait admiré ce spectacle.

On ressent toujours un immense désir de savoir si un autre être humain a déjà visité un lieu peu fréquenté. Que l’on trouve un morceau de bois dans lequel se trouve un clou, et on l’étudie avec autant de soin qu’un hiéroglyphe. Plein de ce sentiment, je m’arrête, vivement intéressé, devant un amas d’herbes sous une saillie de rochers, dans un endroit retiré de cette côte sauvage. Cet amas d’herbes a certainement servi de lit ; auprès se trouvent les débris d’un feu et l’homme qui a habité cet endroit s’est servi d’une hache. Le feu, le lit, le choix de l’emplacement, tout indique la finesse et la dextérité d’un Indien, mais cependant ce ne peut être un Indien, car, dans cette partie du pays, la race est éteinte, grâce aux soins qu’ont pris les catholiques de transformer du même coup les Indiens en catholiques et en esclaves. J’en arrive à la conclusion que l’homme qui a fait ce lit dans cet endroit sauvage doit être quelque pauvre matelot naufragé qui, pendant son voyage le long de la côte, s’est reposé là pendant une triste nuit.

28 décembre. — Le temps est horrible, nous continuons cependant à relever la côte. Le temps nous semble bien long ; c’est toujours, d’ailleurs, ce qui arrive quand des tempêtes continuelles vous empêchent d’avancer. Dans la soirée, nous découvrons un autre port dans lequel nous pénétrons. À peine avions-nous jeté l’ancre, que nous apercevons un homme qui nous fait des signaux ; on met un canot à la mer et bientôt il ramène deux matelots. Six matelots avaient déserté un baleinier américain et débarqué un peu au sud de l’endroit où nous nous trouvons ; une lame avait bientôt brisé leur canot. Depuis quinze mois ils erraient sur la côte sans savoir où ils se trouvaient ni de quel côté diriger leurs pas. Quelle chance pour eux que nous ayons découvert ce port ! Sans cela ils auraient erré jusqu’à leur vieillesse sur cette côte sauvage et auraient fini par y trouver la mort. Ils avaient beaucoup souffert ; un de leurs compagnons s’était tué en tombant du haut d’une falaise. Quelquefois ils étaient obligés de se séparer pour trouver des aliments, et voilà la raison du lit solitaire que j’avais découvert. J’ai été tout étonné, après avoir entendu le récit de leurs souffrances, de voir qu’ils avaient si bien calculé le temps : ils ne se trompaient que de quatre jours.

30 décembre. — Nous jetons l’ancre dans une charmante petite baie au pied de quelques collines élevées, près de l’extrémité septentrionale du cap Très Montes. Le lendemain, après déjeuner, nous faisons l’ascension d’une de ces montagnes, qui a 2400 pieds (720 mètres) de hauteur. La vue est admirable. La plus grande partie de cette chaîne se compose de grandes masses de granite, masses solides et abruptes et qui paraissent contemporaines du commencement du monde. Le granite est recouvert de micaschiste qui, dans le cours des temps, s’est découpé en pointes étranges. Ces deux couches, si différentes par leurs formes extérieures, se ressemblent sur un point, l’absence de toute végétation. Accoutumés depuis si longtemps à voir se dérouler sous nos yeux une forêt presque universelle d’arbres vert foncé, ce n’est pas sans étonnement que nous contemplons ce paysage dénudé. La formation de ces montagnes m’intéresse beaucoup. Cette chaîne élevée et si compliquée a un magnifique aspect d’antiquité, mais elle est également inutile et à l’homme et à tous les autres animaux. Le granite a un attrait tout particulier pour le géologue. Outre qu’il est fort répandu, outre que son grain est très-beau et très-compacte, peu de roches ont donné lieu peut-être à plus de discussions sur leur origine. Nous voyons qu’il constitue ordinairement le roc fondamental, et, quelle que soit son origine, nous savons que c’est la couche la plus profonde de la croûte du globe jusqu’à laquelle l’homme ait encore pu pénétrer. Le point extrême des connaissances humaines dans un sujet, quel qu’il soit, offre toujours un immense intérêt, intérêt d’autant plus grand peut-être que rien ou presque rien ne le sépare du royaume de l’imagination.

1er janvier 1835. — La nouvelle année commence d’une façon digne de ces régions. Elle ne nous fait pas de promesses trompeuses : nous sommes assaillis par une terrible tempête du nord-ouest avec accompagnement d’une pluie diluvienne. Nous ne sommes pas destinés, grâce à Dieu, à voir l’année se terminer ici ; nous espérons être alors au milieu de l’océan Pacifique, là où une voûte azurée vous dit qu’il y a un ciel, un quelque chose au-dessus des nuages qui recouvrent notre tête.

Les vents du nord-ouest soufflent pendant quatre jours ; nous parvenons à grand’peine à traverser une vaste baie et nous jetons l’ancre dans un autre port. J’accompagne le capitaine, qui a pris un canot pour explorer une crique fort profonde. Je n’ai jamais vu un aussi grand nombre de phoques. Ils recouvrent littéralement tout espace un peu plat sur les rochers et sur le bord de la mer. Ils paraissent d’ailleurs avoir fort bon caractère, ils sont empilés les uns contre les autres et endormis comme autant de cochons ; mais les cochons eux-mêmes auraient eu honte de vivre dans une saleté aussi grande et de sentir aussi mauvais. Des quantités innombrables de vautours les surveillent attentivement. Ces oiseaux dégoûtants, à la tête dénudée et écarlate, bien faite pour se plonger avec délices dans la charogne, abondent sur la côte occidentale, et le soin avec lequel ils surveillent les phoques indique ce sur quoi ils comptent pour leur nourriture. L’eau, mais probablement seulement à la surface, est presque douce ; cela provient du grand nombre de torrents qui, sous forme de cascades, se précipitent dans la mer du haut des montagnes de granite. L’eau douce attire les poissons et ceux-ci attirent à leur tour un grand nombre de sternes, de goélands et deux espèces de cormorans. Nous voyons aussi un couple de magnifiques cygnes à cou noir et plusieurs de ces petites loutres, dont la fourrure est si estimée. À notre retour, nous nous amusons beaucoup à voir des centaines de phoques jeunes et vieux se précipiter impétueusement dans la mer à mesure que passe notre canot. Ils ne restent pas longtemps sous l’eau, ils reviennent presque immédiatement à la surface et nous suivent le cou tendu en donnant tous les signes de la plus profonde surprise.

7. — Après avoir relevé toute la côte, nous jetons l’ancre près de l’extrémité septentrionale de l’archipel des Chonos, dans le port de Low ; nous y restons une semaine. Ces îles, tout comme celle de Chiloé, se composent de couches stratifiées fort molles, et la végétation y est admirable. Les bois s’avancent jusque dans la mer. Du point où nous sommes à l’ancre, nous apercevons les quatre grands cônes neigeux de la Cordillère, y compris « el famoso Corcovado » ; mais dans cette latitude, la chaîne elle-même a si peu d’élévation, qu’à peine pouvons-nous apercevoir quelques crêtes au-dessus des îlots voisins. Nous trouvons ici un groupe de cinq hommes de Caylen, « el fin del Cristiandad », qui, pour venir pêcher dans ces parages, se sont aventurés à traverser dans leur misérable canot l’immense bras de mer qui sépare Chonos de Chiloé. Très-probablement, ces îles se peupleront bientôt comme se sont peuplées celles qui avoisinent la côte de Chiloé.


La pomme de terre sauvage pousse abondamment dans ces îles dans le sol sablonneux plein de coquillages, sur le bord de la mer. Le plant le plus élevé que j’aie vu avait 4 pieds de haut. Les tubercules sont ordinairement petits ; j’en ai trouvé quelques-uns, cependant, de forme ovale, qui avaient 2 pouces de diamètre ; ils ressemblent sous tous les rapports aux pommes de terre anglaises et ont la même saveur ; mais quand on les fait bouillir, ils se réduisent beaucoup et ont un goût aqueux et insipide, mais sans amertume. Il n’y a pas à douter que la pomme de terre ne soit indigène dans ces îles. On la trouve, selon M. Low, jusque par 50 degrés de latitude sud, et les Indiens sauvages de ces régions lui donnent le nom d’Aquinas ; les Indiens de Chiloé lui donnent un nom différent. Le professeur Henslow, qui a examiné les spécimens desséchés que j’ai rapportés en Angleterre, soutient que ces pommes de terre sont identiques à celles décrites par M. Sabine[1], de Valparaiso, mais qu’elles forment une variété que quelques botanistes considèrent comme spécifiquement distincte. Il est remarquable que la même plante se retrouve sur les montagnes stériles du Chili central, où il ne tombe pas une goutte d’eau pendant plus de six mois, et dans les forêts humides de ces îles méridionales.

Dans les parties centrales de l’archipel des Chonos, par 45 degrés de latitude, les forêts ont presque le même caractère que celles qui s’étendent le long de la côte pendant plus de 600 milles (965 kilomètres) jusqu’au cap Horn. On n’y trouve pas les graminées arborescentes de Chiloé, mais, d’autre part, le hêtre de la Terre de Feu y atteint un développement considérable et constitue une grande partie de la forêt ; cependant il n’y règne pas aussi exclusivement que plus loin au sud. Les plantes cryptogames trouvent ici un climat qui leur convient parfaitement. Dans le détroit de Magellan, comme je l’ai déjà fait remarquer, le pays semble être trop froid et trop humide pour qu’elles se développent bien ; mais dans ces îles, à l’intérieur des forêts, la variété des espèces de mousses, de lichens et de petites fougères, ainsi que leur grande abondance, est chose tout à fait extraordinaire[2]. À la Terre de Feu, les arbres ne croissent que sur le penchant des collines, toutes les parties plates étant recouvertes d’une couche de tourbe ; à Chiloé, au contraire, les plus magnifiques forêts se trouvent sur les parties plates. Le climat de l’archipel des Chonos ressemble plus à celui de la Terre de Feu que celui des parties septentrionales de Chiloé ; tous les endroits de niveau sont en effet recouverts par deux espèces de plantes : l’Astelia pumila et la Donatia magellanica, qui, en pourrissant, forment une couche épaisse de tourbe élastique.

À la Terre de Feu, dans les parties situées au-dessus de la région des forêts, la première de ces plantes éminemment sociables est l’agent principal de la production de la tourbe. Des feuilles nouvelles se succèdent toujours autour de la tige centrale comme autour d’un pivot ; les feuilles inférieures se pourrissent bientôt, et si l’on creuse la tourbe pour suivre le développement de la tige, on peut observer les feuilles encore à leur place et dans tous les états de décomposition jusqu’à ce que tige et feuille se confondent en une masse confuse. Quelques autres plantes accompagnent l’Astelia : çà et là un petit Myrtus rampant (Myrtus nummularia) qui a une tige ligneuse comme notre airelle et qui porte des baies sucrées, un Empetrum (Empetrum rubrum) qui ressemble à notre bruyère, un Jonc (Juncus grandiflorus), sont presque d’ailleurs les seules plantes qui poussent sur ces terrains marécageux. Ces plantes, bien que ressemblant beaucoup aux espèces anglaises des mêmes genres, sont cependant différentes. Dans les parties les plus plates du pays, la surface de la tourbe est entrecoupée par de petites flaques d’eau qui se trouvent à différentes hauteurs et qui semblent être des excavations artificielles. Des sources circulant sous le sol complètent la désorganisation des matières végétales et consolident le tout.

Le climat de la partie méridionale de l’Amérique semble particulièrement favorable à la production de la tourbe. Dans les îles Falkland presque toutes les plantes, même l’herbe grossière qui recouvre presque toute la surface du sol, se transforment en cette substance dont aucune situation n’arrête le développement ; quelques couches de tourbe ont jusqu’à 12 pieds d’épaisseur et les parties inférieures deviennent si compactes, quand on les fait sécher, qu’il est difficile de les faire brûler. Bien que, comme je viens de le dire, presque toutes les plantes se transforment en tourbe, c’est cependant l’Astelia qui constitue la plus grande partie de la masse. Fait remarquable quand on considère ce qui se passe en Europe, je n’ai jamais vu, dans l’Amérique méridionale, la mousse contribuer, par sa décomposition, à la formation de la tourbe. Quant à la limite septentrionale du climat qui permet la lente décomposition nécessaire à la production de la tourbe, je crois qu’à Chiloé (41 à 42 degrés de latitude sud) il n’y a pas de tourbe bien caractérisée, bien qu’il y ait beaucoup de marécages ; aux îles Chonos, au contraire, 3 degrés plus au sud, nous venons de voir qu’elle existe en abondance. Sur la côte orientale, dans la province de la Plata, par 35 degrés de latitude, un résident espagnol, qui avait visité l’Irlande, m’a dit qu’il avait souvent cherché cette substance, mais sans pouvoir la trouver. Il me montra, comme ce qu’il avait découvert de plus analogue, un terreau noir tourbeux, si parfaitement plein de racines, qu’il brûlait lentement, mais imparfaitement.

Bien entendu, la zoologie de ces petits îlots qui constituent l’archipel des Chonos est extrêmement pauvre. Deux espèces de quadrupèdes aquatiques sont assez communes : le Myopotamus coypus (espèce de castor, mais à la queue ronde), dont la belle fourrure bien connue donne lieu à un commerce considérable dans tout le bassin de la Plata. Mais ici il fréquente exclusivement l’eau salée ; nous avons vu que le grand rongeur, le Capybara, en fait quelquefois autant. Une petite loutre de mer est aussi fort abondante ; cet animal ne se nourrit pas exclusivement de poissons, mais, comme les phoques, pourchasse un petit crabe rouge qui va par troupes près de la surface de l’eau. M. Bynoe a vu à la Terre de Feu une de ces loutres en train de dévorer une seiche ; au port de Low nous en avons tué une autre qui emportait dans son trou un gros coquillage. Dans un endroit, j’ai pris dans un piège une singulière petite souris (M. brachiotis) ; elle paraît commune sur plusieurs des îlots, mais les habitants de Chiloé, au port de Low, m’ont dit n’en avoir jamais vu sur cette île. Quelle série de hasards[3] ou quels changements de niveau ont dû se produire pour que ces petits animaux se soient répandus dans cet archipel si profondément déchiqueté !

On trouve dans toutes les parties de Chiloé et des Chonos deux oiseaux fort étranges, alliés au Turco et au Tapacolo du Chili central, et qui les remplacent dans ces îles. Les habitants appellent un de ces oiseaux le Cheucau (Pteroptochos rubecula) ; il fréquente les endroits les plus sombres et les plus retirés des forêts humides. Quelquefois on entend le cri du cheucau à deux pas de soi ; mais quelles que soient les recherches auxquelles on puisse se livrer, on n’aperçoit pas l’oiseau ; d’autres fois, il suffit de rester immobile pendant quelques instants et le cheucau s’avance à la distance de quelques pieds de vous de la façon la plus familière. Puis il s’en va la queue relevée, sautillant au milieu de la masse de troncs pourris et de branchages. Les cris variés et étranges du cheucau inspirent une crainte superstitieuse aux habitants de Chiloé. Cet oiseau pousse trois cris bien distincts ; on appelle l’un le chiduco, c’est un présage de bonheur ; un autre, le huitreu, c’est un très-mauvais présage ; j’ai oublié le nom du troisième. Ces mots imitent le son produit par l’oiseau et, dans certaines circonstances, les habitants de Chiloé se laissent absolument conduire par ces présages ; mais il faut avouer qu’ils ont choisi pour prophète la petite créature la plus comique que l’on puisse imaginer. Les habitants appellent Guid-guid (Pteroptochos Tarnii) une espèce alliée, mais un peu plus grosse ; les Anglais lui ont donné le nom d’oiseau aboyeur. Ce dernier nom est caractéristique, car je défie qui que ce soit de ne pas prendre son cri, quand on l’entend pour la première fois, pour l’aboiement d’un petit chien dans la forêt. De même que le cheucau, on entend quelquefois le guid-guid à deux pas de soi sans pouvoir l’apercevoir et quelquefois aussi il s’approche sans témoigner la moindre crainte. Il se nourrit de la même façon que le cheucau ; d’ailleurs, ces deux oiseaux ont des habitudes presque semblables.

Sur la côte[4] on rencontre fréquemment un petit oiseau noirâtre (Opetiorhynchus patagonicus). Il a des habitudes fort tranquilles et vit toujours sur le bord de la mer, comme le bécasseau. Outre ces oiseaux, il y en a fort peu d’autres. Dans les notes que j’ai prises sur place, je décris les bruits étranges que l’on entend souvent dans ces sombres forêts, mais qui parviennent à peine à troubler le silence général. Tantôt on entend l’aboiement du guid-guid, tantôt le huitreu du cheucau, quelquefois aussi le cri du petit roitelet noir de la Terre de Feu ; le grimpereau (Oxyurus) accompagne de ses sifflements quiconque ose pénétrer dans la forêt ; de temps en temps on voit passer l’oiseau-mouche comme un éclair ; il bondit de côté et d’autre comme un insecte et fait entendre son cri aigu ; enfin, du haut de quelque arbre élevé tombe la note indistincte et plaintive du gobe-mouches à huppe blanche (Myiobuis). La grande prépondérance, dans la plupart des pays, de certains genres communs d’oiseaux, tels que les moineaux par exemple, fait tout d’abord éprouver quelque surprise quand on s’aperçoit que les espèces dont je viens de parler sont les oiseaux les plus communs d’une région. On trouve, très-rarement il est vrai, deux de ces espèces : l’Oxyurus et le Scytalopus, dans le Chili central. Quand on trouve, comme dans ce cas, des animaux qui semblent jouer un rôle si insignifiant dans le grand plan de la nature, on est tout porté à se demander dans quel but ils ont été créés. Mais il faut toujours se rappeler que ce sont peut-être là, dans d’autres régions, des membres essentiels de la société, ou qu’ils ont pu jouer un rôle important à d’autres époques. Si l’Amérique, au sud du 37e degré de latitude sud, venait à disparaître sous les eaux de l’Océan, ces deux oiseaux pourraient continuer à exister pendant longtemps dans le Chili central, mais il est fort improbable que leur nombre puisse s’accroître. Nous aurions alors un exemple de ce qui a dû inévitablement arriver pour beaucoup d’animaux.

Plusieurs espèces de Pétrels fréquentent ces mers méridionales ; l’espèce la plus grande, Procellaria gigantea (le Quebrantahuesos, ou casseur d’os, des Espagnols), se rencontre constamment et dans les bras de mer qui séparent les différentes îles et en pleine mer. Il ressemble beaucoup à l’albatros et par ses habitudes et par sa manière de voler ; de même que l’albatros, on peut le surveiller pendant des heures sans arriver à savoir de quoi il se nourrit. Ce pétrel est cependant un oiseau vorace, car quelques officiers en observèrent un, au port Saint-Antonio, qui poursuivait un plongeon ; ce dernier essaya de s’échapper en plongeant et en fuyant, mais à chaque instant le pétrel se précipitait sur lui et il finit par le tuer d’un coup de bec sur la tête. Au port Saint-Julian, on a vu ces grands pétrels tuer et dévorer de jeunes mouettes. Une seconde espèce (Puffinus cinereus), qui se rencontre en Europe, au cap Horn et sur la côte du Pérou, est beaucoup plus petite que le Procellaria gigantea, mais elle est, comme lui, noir sale. Cet oiseau se réunit par troupes et fréquente les détroits ; je ne crois pas avoir jamais vu troupe plus considérable d’oiseaux qu’une bande de ces pétrels derrière l’île de Chiloé. Des centaines de mille volèrent pendant plusieurs heures dans une même direction, formant une ligne irrégulière. Quand une partie de cette troupe se posa sur l’eau pour se reposer, la surface de la mer en devint noire et on entendit un bruit confus tel que celui qui s’élève d’une grande foule d’hommes à une certaine distance.

Il y a plusieurs autres espèces de pétrels ; je n’en citerai plus qu’un, le Pelacanoïdes Berardi, exemple de ces cas extraordinaires d’un oiseau appartenant évidemment à une famille bien déterminée, et qui, cependant, par ses habitudes et par sa conformation, se rallie à une tribu entièrement distincte. Cet oiseau ne quitte jamais les baies intérieures et tranquilles. Quand on le pourchasse, il plonge, puis il sort de l’eau à une certaine distance par une sorte d’élan et s’envole ; ce vol se continue rapide et en droite ligne pendant un certain laps de temps, puis tout à coup l’oiseau se laisse tomber, comme s’il venait de recevoir un coup mortel, et il plonge de nouveau. La forme du bec et des narines de cet oiseau, la longueur de son pied, la couleur même de son plumage, prouvent que c’est un pétrel ; d’autre part, ses ailes courtes et, par conséquent, sa puissance de vol si limitée, la forme de son corps et de sa queue, l’absence de pouce à son pied, son habitude de plonger, le choix de son habitation, le rapprochent singulièrement des pingouins. On le prendrait certainement pour un pingouin quand on le voit à une certaine distance, soit qu’il plonge ou qu’il nage tranquillement dans les détroits déserts de la Terre de Feu.




  1. Horticultural Transact., vol. V, p. 249. M. Caldcleugh a envoyé en Angleterre deux tubercules qui, cultivés avec soin, ont produit, dès la première année, de nombreuses pommes de terre et une grande quantité de feuilles. Voir l’intéressante discussion de Humboldt sur cette plante, laquelle, paraît-il, était inconnue au Mexique, Polit. Essay on New Spain, liv. IV, chap. ix.
  2. Au moyen de mon filet à insecte, je me procurai dans ces endroits un nombre considérable de petits insectes appartenant à la famille des Staphylinidæ, d’autres alliés au Pselaphus, et de petits hyménoptères. Mais la famille la plus caractéristique par la grande variété de ses espèces et par le nombre de ses individus, dans les parties les plus ouvertes de Chiloé et de l’archipel des Chonos, est celle des Telephoridæ.
  3. On dit que quelques oiseaux de proie emportent dans leurs nids leurs victimes encore vivantes. S’il en est ainsi, quelques animaux auront pu, de temps en temps, dans le cours des siècles, échapper à de jeunes oiseaux. On est forcé d’invoquer les causes de cette nature pour expliquer la présence des petits rougeurs sur des îles assez distantes les unes des autres.
  4. Je puis citer comme preuve de la grande différence qui existe entre les saisons des parties boisées et des parties ouvertes de la côte, que le 20 septembre, par 34 degrés de latitude sud, ces oiseaux avaient des jeunes dans leur nid, tandis que dans les îles Chonos, trois mois plus tard, en été, ils ne faisaient encore que de pondre. La distance entre ces deux endroits est d’environ 700 milles (1 125 kilomètres).