Aller au contenu

Voyage d’un naturaliste autour du monde/Chapitre 19

La bibliothèque libre.
Traduction par Ed. Barbier.
C. Reinwald (p. 461-482).


CHAPITRE XIX


Sydney. — Excursion à Bathurst. — Aspect des forêts. — Bandes d’indigènes. — Extinction graduelle des indigènes. — Épidémies engendrées par des agglomérations d’hommes en bonne santé. — Montagnes Bleues. — Aspect des grandes vallées qui ressemblent à des golfes. — Leur origine et leur formation. — Bathurst ; politesse des classes inférieures. — État de la société. — Terre de Van-Diémen. — Hobart Towa. — Tous les indigènes bannis. — Mont Wellington. — Détroit du Roi-Georges. — Aspect mélancolique du pays. — Bande d’indigènes. — Nous quittons l’Australie.

Australie.

12 janvier 1836. — Un vent favorable nous pousse presque au point du jour à l’entrée du port Jackson. Au lieu de voir un pays verdoyant, couvert de belles maisons, des falaises jaunâtres qui s’étendent à perte de vue nous rappellent les côtes de la Patagonie. Un phare solitaire, bâti en pierres blanches, nous indique seul que nous approchons d’une grande ville populeuse. Nous entrons dans le port ; il nous paraît grand et spacieux ; il est entouré de falaises formées de grès stratifiés horizontalement. Le pays, presque plat, est couvert d’arbres rabougris ; tout indique la stérilité. À mesure que nous avançons, cependant, le pays devient plus beau ; on commence à apercevoir quelques belles villas, quelques jolis cottages situés sur le bord de la mer. Plus loin encore, des maisons en pierre à deux ou trois étages, des moulins à vent situés sur l’extrémité d’un promontoire, nous indiquent le voisinage de la capitale de l’Australie.

Nous jetons enfin l’ancre dans le port de Sydney. Nous y trouvons un grand nombre de beaux vaisseaux ; le port tout entier est entouré par des magasins. Dans la soirée, je fais ma première promenade dans la ville ; je reviens plein d’admiration pour ce que j’ai vu. C’est là, sans contredit, une des preuves les plus admirables de la puissance de la nation anglaise. En quelques années, dans un pays qui ne semble pas offrir autant de ressources que l’Amérique méridionale, on a fait mille fois plus qu’on n’a fait là-bas pendant des siècles. Mon premier sentiment est de me féliciter d’être Anglais. Quelques jours après, quand la ville me fut mieux connue, mon admiration diminua peut-être bien un peu ; cependant Sydney est une belle ville. Les rues sont régulières, larges, propres et parfaitement entretenues ; les maisons sont grandes, les boutiques bien garnies. On peut comparer cette ville aux immenses faubourgs qui entourent Londres et à quelques autres grandes villes de l’Angleterre ; mais on ne remarque pas, même auprès de Londres et de Birmingham, une croissance aussi rapide. Le nombre de grandes maisons ou d’autres édifices récemment achevés est réellement étonnant ; néanmoins chacun se plaint de la cherté des loyers et de la difficulté qu’il y a à se procurer une maison. J’arrivais de l’Amérique méridionale, où, dans les villes, on connaît immédiatement tous les gens riches ; aussi rien ne me surprenait-il davantage que de ne pas savoir immédiatement à qui appartenait, par exemple, la voiture que je voyais passer.

Je loue un homme et deux chevaux pour me conduire à Bathurst, centre d’une grande région pastorale, situé à environ 120 milles dans l’intérieur. J’espère ainsi me rendre compte de l’aspect général du pays. Je pars le 16 janvier, au matin. Notre première étape nous conduit à Paramatta, petite ville qui ne le cède en importance qu’à Sydney. Les routes sont excellentes ; elles sont faites d’après les procédés indiqués par Mac Adam. Pour les construire, on a fait venir des cailloux de carrières situées à plusieurs milles de distance. Sous bien des rapports on pourrait se croire en Angleterre ; peut-être seulement les cabarets sont-ils plus nombreux ici. Ce qui étonne le plus, ce sont les chaînes des déportés ou des forçats qui ont commis quelque crime dans la colonie ; ils travaillent enchaînés sous la garde de sentinelles qui ont le fusil chargé. Je crois qu’une des principales causes de la prompte prospérité de cette colonie est que le gouvernement, ayant à sa disposition des gens condamnés aux travaux forcés, a pu créer immédiatement de bonnes routes dans toutes les parties du pays. Je passe la nuit dans un petit hôtel très-confortable, situé près du bac d’Emu, à 35 milles de Sydney, au pied des montagnes Bleues. Cette route est très-fréquentée ; c’est la première qui ait été ouverte dans la colonie. Toutes les propriétés sont entourées de hautes palissades, car les fermiers ne sont pas encore parvenus à faire pousser des haies. On rencontre à chaque instant des maisons à l’aspect extrêmement confortable ; beaucoup de pièces de terre sont cultivées, mais cependant la plus grande partie reste encore dans l’état où elles étaient quand on les a découvertes.

L’extrême uniformité de la végétation forme le caractère le plus remarquable du paysage de la plus grande partie de la Nouvelle-Galles du Sud. Partout on voit des bouquets d’arbres ; le sol est couvert en partie de pâturages assez maigres, et on ne peut pas dire que la verdure soit très-brillante. Les arbres appartiennent presque tous à une seule famille ; presque tous aussi ont leurs feuilles placées dans une position verticale, au lieu de l’être dans une position presque horizontale, comme en Europe. Le feuillage est d’ailleurs assez rare ; il a une teinte toute particulière, vert pâle, sans aucun reflet brillant. En conséquence, les bois paraissent ne pas donner d’ombre ; c’est là une perte de confortable pour le voyageur qui traverse ce pays sous les rayons brûlants d’un soleil d’été ; mais, d’un autre côté, c’est une chose importante pour le fermier, car l’herbe pousse jusqu’au pied même de l’arbre. Les feuilles ne tombent pas périodiquement ; ce caractère paraît commun à l’hémisphère méridional tout entier, c’est-à-dire l’Amérique méridionale, l’Australie et le cap de Bonne-Espérance. Les habitants de cet hémisphère et des régions intertropicales perdent ainsi un des spectacles les plus splendides — bien que pour nous ce soit un spectacle très-ordinaire — que puisse offrir la nature, je veux dire l’éclosion des premières feuilles. Ils peuvent répondre, il est vrai, que nous payons ce spectacle fort cher, car la terre est recouverte pendant bien des mois par de véritables squelettes dénudés. Cela est parfaitement vrai ; mais il faut ajouter que nous n’en comprenons que mieux la beauté exquise de la verdure du printemps, beauté dont ne peuvent jouir ceux qui vivent entre les tropiques et dont les yeux ont été rassasiés pendant toute l’année des brillantes productions de ces magnifiques climats. Le plus grand nombre des arbres, à l’exception de quelques gommiers, n’atteint pas une grosseur considérable, mais beaucoup sont grands et assez droits. L’écorce de quelques Eucalyptus tombe annuellement ou pend le long du tronc en immenses morceaux agités par le vent, ce qui donne aux forêts un aspect désagréable et triste. Il est impossible de trouver un contraste plus complet, sous tous les rapports, que celui qui existe entre les forêts de Valdivia et de Chiloé et celles de l’Australie.

Dans la soirée, nous rencontrons une vingtaine d’indigènes ; chacun d’eux, selon la coutume, porte un paquet de javelots et d’autres armes. Je donne 1 shilling à un jeune homme qui semble les commander ; ils s’arrêtent immédiatement et lancent leurs javelots pour mon amusement. Ils portent quelques vêtements, et la plupart d’entre eux savent quelques mots d’anglais. Leur figure respire la bonne humeur ; leurs traits ne sont pas désagréables et ils paraissent bien moins dégradés que je ne le supposais. Ils savent admirablement se servir de leurs armes. On place une casquette à 30 mètres de distance, et ils la transpercent avec une de leurs lances, qu’ils envoient avec leur bâton de jet ; on dirait une flèche lancée par l’archer le plus expérimenté. Ils ont la plus grande sagacité dès qu’il s’agit de poursuivre l’homme ou les animaux ; j’ai entendu plusieurs d’entre eux faire des remarques qui prouvent beaucoup de finesse. Mais rien ne peut les décider à cultiver le sol, à bâtir des maisons et à s’établir à poste fixe en quelque endroit que ce soit ; ils ne veulent même pas se donner la peine de soigner les troupeaux qu’on leur donne. En somme, ils me paraissent un peu plus élevés que les Fuégiens dans l’échelle de la civilisation.

Il est très-curieux de voir, au milieu d’un peuple civilisé, une quantité de sauvages inoffensifs, qui crient de toute part sans savoir où ils passeront la nuit, et qui se procurent leurs aliments en chassant dans les bois. À mesure que l’homme blanc s’avance dans l’intérieur, il envahit des territoires appartenant à plusieurs tribus. Bien qu’environnées de toutes parts, ces tribus ne se mêlent pas les unes aux autres et se font même quelquefois la guerre. Un engagement a eu lieu dernièrement, les adversaires choisirent très-singulièrement pour champ de bataille la grande place du village de Bathurst. C’était une bonne idée d’ailleurs, car les vaincus purent se réfugier dans les maisons.

Le nombre des indigènes décroît rapidement. Pendant tout mon voyage, à l’exception de la troupe dont je viens de parler, je n’ai rencontré que quelques gamins élevés par des Anglais. Cette disparition provient sans doute de l’usage des spiritueux, des maladies européennes (les maladies européennes les plus simples, telles que la rougeole[1], provoquent chez les sauvages les ravages les plus épouvantables) et de l’extinction graduelle des animaux sauvages. On dit que la vie errante des sauvages fait périr une quantité d’enfants pendant les premiers mois de leur vie ; or, à mesure qu’il devient plus difficile de se procurer des aliments, il devient aussi plus nécessaire d’errer beaucoup. En conséquence, la population, sans qu’on puisse attribuer la mortalité à la famine, décroît de façon extrêmement soudaine, comparativement à ce qui se passe dans les pays civilisés. Dans ces derniers pays, en effet, le père peut ruiner sa santé en accomplissant un travail au-dessus de ses forces, mais, en ce faisant, il ne nuit en rien à la santé de ses enfants.

Outre ces causes évidentes de destruction, il paraît y avoir ordinairement en jeu quelque agent mystérieux. Partout où l’Européen porte ses pas, la mort semble poursuivre les indigènes. Considérons, par exemple, les deux Amériques, la Polynésie, le cap de Bonne-Espérance et l’Australie, partout nous observons le même résultat. Ce n’est pas l’homme blanc seul, d’ailleurs, qui joue ce rôle de destructeur ; les Polynésiens d’extraction malaisienne ont aussi chassé devant eux, dans certaines parties de l’archipel des Indes orientales, les indigènes à peau plus noire. Les variétés humaines semblent réagir les unes sur les autres de la même façon que les différentes espèces d’animaux, le plus fort détruit toujours le plus faible. Ce n’était pas sans tristesse que j’entendais, à la Nouvelle-Zélande, les magnifiques indigènes me dire qu’ils savaient bien que leurs enfants disparaîtraient bientôt de la surface du sol. Tout le monde a entendu parler de la diminution inexplicable, depuis l’époque du voyage du capitaine Cook, de la population indigène, si belle et si saine, de l’île de Taïti ; là, au contraire, on aurait pu s’attendre à une augmentation de population, car l’infanticide, qui régnait autrefois avec une intensité si extraordinaire, a presque entièrement cessé : les mœurs ne sont plus aussi mauvaises, et les guerres sont devenues beaucoup moins fréquentes.

Le révérend J. Williams soutient dans son intéressant ouvrage[2] que, partout où les indigènes et les Européens se rencontrent, « il se produit invariablement des fièvres, des dyssenteries ou quelques autres maladies qui enlèvent une grande quantité de monde. » Il ajoute : « Il est un fait certain et qu’on ne peut contester, c’est que la plupart des maladies qui ont régné dans les îles pendant ma résidence y ont été apportées par des bâtiments ; ce qui rend ce fait plus remarquable encore, c’est qu’on ne pouvait constater aucune maladie dans l’équipage du vaisseau qui causait ces terribles épidémies[3]. » Cette affirmation n’est pas aussi extraordinaire qu’elle pourrait le paraître tout d’abord ; on pourrait, en effet, citer plusieurs cas de fièvres terribles qui se sont déclarées sans que les gens qui en ont été la cause première en aient été eux-mêmes affectés. Dans la première partie du règne de Georges III, quatre agents de police vinrent chercher, pour le conduire devant un magistrat, un prisonnier qui était resté longtemps enfermé dans un cachot : bien que cet homme ne fût pas malade, les quatre agents moururent en quelques jours d’une terrible fièvre putride ; toutefois la contagion ne s’étendit à personne autre. Ces faits sembleraient indiquer que les effluves d’une certaine quantité d’hommes qui ont été enfermés pendant quelque temps ensemble deviennent un véritable poison pour ceux qui les respirent, et que ce poison devient plus virulent encore si les hommes appartiennent à des races différentes. Quelque mystérieux que paraissent ces faits, sont-ils en somme plus surprenants que cet autre fait si bien connu, c’est-à-dire que le corps d’un homme, immédiatement après sa mort et avant que la putréfaction ait commencé, engendre quelquefois des principes si délétères, qu’une simple piqûre faite avec un instrument dont on s’est servi pour le disséquer cause une mort certaine ?

17 janvier. — Nous traversons à l’aube le Nepean dans un bac. Bien que cette rivière soit, en cet endroit, large et profonde, le courant est très-peu sensible. Nous débarquons dans une plaine et nous atteignons bientôt le flanc des montagnes Bleues. La montée n’est pas très-roide, on a tracé la route avec beaucoup de soin sur le flanc d’une falaise de grès. Au sommet s’étend une plaine presque plate ; elle s’élève cependant imperceptiblement vers l’ouest et finit par atteindre une altitude de plus de 3 000 pieds. Un nom si grandiose que celui de montagnes Bleues me faisait espérer une immense chaîne de montagnes traversant le pays. Au lieu de cela, une plaine légèrement inclinée présente un escarpement peu considérable du côté des basses terres qui s’étendent jusqu’à la côte. De cette première élévation, le spectacle des forêts, situées à l’orient, est très-remarquable, car les arbres sont magnifiques. Mais, dès qu’on est parvenu sur le plateau de grès, le paysage devient extrêmement monotone ; la route est bordée de chaque côté par des arbres rabougris, appartenant toujours à la famille des Eucalyptus. À l’exception de deux ou trois petites auberges, on ne rencontre ni maisons ni terres cultivées ; la route est solitaire, c’est à peine si l’on voit, de temps en temps, un chariot attelé de bœufs et plein de balles de laine.

Nous nous arrêtons vers midi, pour faire reposer nos chevaux, à une petite auberge appelée le Weatherboard. Là on se trouve à une altitude de 2 800 pieds au-dessus du niveau de la mer. À environ un mille et demi de cette auberge se trouve un endroit qui vaut une visite. À l’extrémité d’une petite vallée dans laquelle coule un petit ruisseau un gouffre immense s’ouvre tout à coup au milieu des arbres qui bordent le sentier ; ce gouffre a une profondeur de 1 500 pieds à peu près. Si l’on fait quelques mètres de plus, on se trouve sur le bord d’un vaste précipice ; l’on découvre à ses pieds une grande baie ou un golfe, car je ne sais quel autre nom lui donner, absolument recouvert d’une épaisse forêt. Le ruisseau semble aboutir à l’entrée d’une baie, car les falaises s’écartent de plus en plus de chaque côté, et on aperçoit une série de promontoires tels qu’on en voit sur le bord de la mer. Ces falaises sont composées de couches horizontales de grès blanchâtre ; la muraille est si absolument perpendiculaire, que, en bien des endroits, si l’on se tient sur le bord et qu’on jette une pierre, on la voit frapper les arbres dans l’abîme que l’on a au-dessous de ses pieds. Cette muraille est si continue, que, si l’on veut atteindre le pied de la cataracte formée par le petit ruisseau, on est obligé de faire un détour de 16 milles. Devant soi, à environ 5 milles, on voit une autre ligne de falaises qui paraît complètement fermer la vallée, ce qui justifie le nom de baie donné à cette immense dépression. Si l’on s’imagine un port dans lequel on ne peut entrer qu’après de nombreux détours et qui est entouré par des falaises taillées à pic, que ce port ait été desséché, et que l’eau en ait été remplacée par une forêt, on aura absolument l’idée de cette dépression. C’était la première fois que je voyais quelque chose de semblable, et j’ai été frappé de la magnificence du spectacle.

Dans la soirée nous atteignons le Blackheath (Bruyère noire). Le plateau de grès a atteint ici une altitude de 3 400 pieds ; il est toujours couvert d’arbres rabougris. On aperçoit de temps en temps une profonde vallée ressemblant à celle que je viens de décrire ; mais la profondeur de ces vallées est telle, et les côtés en sont si escarpés, que c’est à peine si on peut en distinguer le fond. Le Blackheath est une auberge très-confortable tenue par un vieux soldat, elle me rappelle les petites auberges du nord du pays de Galles.

18 janvier. — Dans la matinée je me rends à 3 milles de distance pour voir le saut de Govett, vallée ressemblant beaucoup à celle que j’ai décrite auprès du Weatherboard, mais peut-être plus étonnante encore. À sept heures, cette vallée est remplie de vapeurs bleues qui, tout en nuisant à l’effet général du spectacle, font paraître plus grande encore la profondeur à laquelle se trouve la forêt qui s’étend à nos pieds. Ces vallées, qui ont pendant si longtemps opposé une barrière insurmontable aux colons les plus entreprenants qui se dirigeaient vers l’intérieur, sont extrêmement remarquables. Des vallons qui ressemblent à de véritables bras, s’élargissant à leur extrémité supérieure, partent souvent de la vallée principale et pénètrent dans le plateau de grès ; d’autre part, le plateau forme souvent des promontoires dans ces vallées et laisse quelquefois au milieu d’elles des masses immenses presque isolées. Pour descendre dans quelques-unes de ces vallées on est souvent obligé de faire un détour de 20 milles ; il en est dans lesquelles on a pénétré tout dernièrement pour la première fois et où les colons n’ont pas pu encore conduire leurs bestiaux. Mais le caractère le plus singulier de leur conformation est que, bien qu’elles aient quelquefois plusieurs milles de largeur à une de leurs extrémités, elles se rétrécissent ordinairement à l’autre extrémité, et cela de telle façon qu’un homme ne peut en sortir. L’inspecteur général Sir T. Mitchell[4] essaya en vain, en marchant d’abord, puis en rampant entre des masses de grès, de traverser la gorge par laquelle la rivière Grose va rejoindre le Nepean ; cependant la vallée du Grose dans sa partie supérieure, où je l’ai vue, forme un magnifique bassin presque de niveau ayant plusieurs milles de largeur, entouré de toutes parts par des falaises dont les sommets ne se trouvent jamais à moins de 3 000 pieds au-dessus du niveau de la mer. On a fait descendre par un sentier que j’ai suivi, sentier en partie naturel, en partie taillé par le propriétaire dans la vallée du Wolgan, des bestiaux qui ne peuvent plus en sortir, car cette vallée est, dans toutes ses autres parties, entourée par des falaises perpendiculaires ; 8 milles plus loin, cette vallée, qui a une largeur moyenne d’un demi-mille, se rétrécit à tel point, que ni hommes ni bêtes ne peuvent traverser la coupure qui la fait communiquer avec une vallée voisine. Sir T. Mitchell affirme que la grande vallée qui contient la rivière Cox et tous ses affluents se rétrécit, à l’endroit où elle rejoint la vallée du Nepean, de façon à former une gorge ayant 2 200 mètres de largeur et près de 1 000 pieds de profondeur. Je pourrais citer bien d’autres cas analogues.

La première impression que l’on ressente, en voyant les couches horizontales se reproduire exactement de chaque côté de ces immenses dépressions, est qu’elles ont été creusées, comme toutes les autres vallées, par l’action des eaux. Mais, quand on réfléchit à l’énorme quantité de pierres qui, en admettant cette supposition, aurait dû être entraînée à travers des gorges si étroites qu’un homme ne peut souvent y passer, on en arrive à se demander si ces dépressions ne proviennent pas plutôt d’un affaissement. D’autre part, si l’on considère la forme irrégulière des vallons qui se détachent de la vallée principale, si l’on considère les promontoires étroits que forme le plateau dans ces vallées, on est forcé de rejeter cette explication. Il serait absurde d’attribuer ces dépressions à l’action des eaux actuelles ; ces eaux, provenant du drainage du plateau, ne tombent pas toujours d’ailleurs, comme je l’ai remarqué auprès du Weatherboard, à l’endroit qui forme la tête de ces vallées, mais dans un des vallons de côté. Quelques habitants m’ont dit qu’ils ne voyaient jamais un de ces vallons, qui ressemblent à des baies avec des promontoires s’écartant de chaque côté, sans être frappés de leur ressemblance avec les côtes de la mer. Cette remarque est certainement fondée ; en outre, sur la côte actuelle de la Nouvelle-Galles du Sud, les nombreux ports remplis de baies, ordinairement reliés à la mer par une ouverture fort étroite, creusée dans la falaise de grès, ouverture variant d’un mille de largeur à un quart de mille, ressemblent beaucoup, bien que sur une petite échelle, aux grandes vallées de l’intérieur. Mais alors se présente immédiatement une difficulté presque insurmontable : comment se fait-il que la mer ait creusé ces immenses dépressions dans ce plateau et qu’il ne se trouve à l’ouverture que des gorges si étroites, au travers desquelles a dû passer l’immense quantité de matériaux enlevés par les eaux ? La seule explication que je puisse donner de cette énigme est qu’il semble se former aujourd’hui des bancs, affectant les formes les plus irrégulières et dont les côtés sont très-escarpés, dans plusieurs mers, par exemple dans les Indes occidentales et dans la mer Rouge. J’ai lieu de supposer que ces bancs sont formés par des dépôts de sédiments apportés par des courants violents sur un fond irrégulier. Il est impossible de douter, après avoir examiné les cartes des Indes occidentales, que, dans quelques cas, la mer, au lieu de déposer les sédiments qu’elle contient sous forme de couches uniformes, les entasse autour de roches et d’îles sous-marines ; j’ai remarqué, en outre, dans bien des parties de l’Amérique du Sud, que les vagues ont le pouvoir de former des falaises escarpées, même dans les ports. Pour appliquer ces notions aux plateaux de grès de la Nouvelle-Galles du Sud, il faut se figurer que les couches ont été entassées par l’action des courants violents et des ondulations d’une mer libre sur un fond irrégulier ; il faut se figurer, en outre, que les espaces que nous voyons aujourd’hui sous forme de vallées n’ont pas été remplis, et que leurs flancs se sont façonnés en falaises pendant une lente élévation du sol ; dans ce cas, le grès enlevé aurait été emporté par la mer au moment où elle a ouvert les gorges étroites pour se retirer, ou plus tard par l’action des pluies.

Peu après avoir quitté le Blackheath, nous descendons du plateau de grès par la passe du mont Victoria. On a dû, pour ouvrir cette passe, enlever une quantité énorme de pierres ; cette route, par le plan qui a présidé à sa formation, par la façon dont elle a été exécutée, peut se comparer aux plus belles routes qui soient en Europe. Nous pénétrons alors dans un pays moins élevé d’un millier de pieds environ ; les rochers sont actuellement en granite, et, grâce à ce changement, la végétation est plus belle. Les arbres sont plus éloignés les uns des autres et les pâturages beaucoup plus verts et beaucoup plus abondants. À Hassan Walls, je quitte la grande route ; je fais un court détour pour me rendre à la ferme de Walerawang afin de remettre une lettre que l’on m’a donnée à Sydney pour le chef de l’établissement. M. Browne m’invite à passer quelques jours avec lui, invitation que j’accepte avec beaucoup de plaisir. Cette ferme, ou plutôt cet établissement pour l’élevage des moutons, est une des plus intéressantes de la colonie. On y trouve cependant plus de bestiaux et de chevaux qu’il n’y en a d’ordinaire dans ces fermes, cela provient de ce que quelques-unes des vallées sont marécageuses et que les pâturages y sont un peu plus grossiers. Près des bâtiments d’habitation on a défriché une certaine quantité de terrain pour y cultiver du blé ; on faisait la moisson au moment de ma visite, toutefois on ne cultive en blé que ce qui est absolument nécessaire pour les besoins des ouvriers de la ferme. Il y a toujours ici environ quarante convicts comme travailleurs, actuellement il y en a un peu plus. Bien qu’on trouve dans cette ferme tout ce qui est nécessaire, elle ne paraît pas être une résidence confortable, cela tient peut être à ce qu’il n’y a pas une seule femme. La soirée d’un beau jour donne ordinairement à tout ce qui est campagne un air de bonheur tranquille ; mais ici, dans cette ferme isolée, les teintes les plus brillantes des bois environnants ne peuvent me faire oublier que je me trouve au milieu de quarante coquins ; ils viennent de cesser leurs travaux. On peut comparer ces hommes à des nègres, mais sans pouvoir éprouver pour eux la compassion qu’on ressent pour ces derniers.

Le lendemain matin, M. Archer, le sous-directeur, a la bonté de me conduire à la chasse au kangourou. Nous passons la plus grande partie de la journée à cheval, mais sans beaucoup de succès, car nous ne voyons ni un kangourou, ni même un chien sauvage. Nos lévriers poursuivent un rat kangourou qui se réfugie dans un arbre creux, où nous allons le prendre ; cet animal a la taille du lapin, mais il ressemble au kangourou. Il y a quelques années, le gibier sauvage abondait dans ce pays, mais actuellement il faut aller fort loin pour trouver l’émeu et le kangourou devient fort rare ; ces deux animaux ont disparu devant le lévrier anglais. Il se peut qu’il se passe encore fort longtemps avant qu’ils soient complètement exterminés, mais leur disparition est certaine. Les indigènes demandent toujours à emprunter les chiens des fermiers ; ceux-ci les leur prêtent, leur donnent les morceaux de rebut des animaux qu’ils peuvent tuer et quelques gouttes de lait, et ce sont là les moyens qu’ils emploient pour pénétrer pacifiquement de plus en plus loin vers l’intérieur. Les indigènes, aveuglés par ces piètres avantages, sont heureux de voir s’avancer l’homme blanc qui semble destiné à s’emparer de leur pays.

Bien que notre chasse soit si malheureuse, la course n’en est pas moins agréable. Les arbres sont si espacés, qu’on peut facilement galoper à travers les forêts. Le pays est entrecoupé de quelques vallées à fond plat où l’on ne trouve que du gazon, aussi se croirait-on dans un parc. De toutes parts on voit les marques du feu ; cela donne au paysage une uniformité désespérante, car la seule différence consiste en ce que ces traces sont plus ou moins récentes, en ce que les troncs d’arbres sont plus ou moins noirs. Il y a fort peu d’oiseaux dans ces bois ; j’ai cependant vu de grandes bandes de cacatois blancs dans un champ de blé, et quelques magnifiques perroquets ; on trouve assez fréquemment des corneilles qui ressemblent à nos choucas et un autre oiseau qui ressemble un peu à la pie. Dans la soirée je vais me promener auprès d’étangs qui, dans ce pays si sec, représentent le lit d’une rivière ; j’ai la chance d’apercevoir plusieurs spécimens de ce mammifère fameux, l’Ornithorhynchus paradoxus. Ils plongeaient ou se jouaient à la surface de l’eau, mais on voyait si peu leur corps, qu’on aurait pu facilement les prendre pour des rats d’eau. M. Browne en tua un ; c’est certainement un animal fort extraordinaire, les spécimens empaillés ne peuvent pas donner une bonne idée de la tête et du bec, car ce dernier se contracte en durcissant[5].

20 janvier. — Une longue journée à cheval me conduit à Bathurst. Nous suivons un sentier à travers la forêt pour aller rejoindre la grande route, le pays est très-désert. Nous sentons ce jour-là le vent de l’Australie qui ressemble au siroco, et qui souffle des déserts de l’intérieur. On voit des nuages de poussière dans toutes les directions ; on dirait que le vent a passé à travers une fournaise. J’ai su plus tard que le thermomètre, placé à l’extérieur des maisons, avait indiqué 119 degrés F. (48°,3 C), et dans un appartement hermétiquement fermé, 96 degrés F. (35°,5 C). Dans l’après-midi nous apercevons les dunes de Bathurst. Ces plaines ondulées, mais presque plates, sont fort remarquables en ce qu’il ne s’y trouve pas un seul arbre ; elles sont recouvertes par une espèce d’herbe brune. Nous traversons ces plaines pendant plusieurs milles, et nous arrivons à la ville de Bathurst, située au milieu de ce qu’on pourrait appeler une vallée fort large ou une plaine étroite. On m’avait dit à Sydney de ne pas me faire une trop mauvaise opinion de l’Australie en jugeant le pays par ce que je verrais le long de la route ; on m’avait prévenu aussi de ne pas m’en faire une trop bonne opinion par ce que je verrais à Bathurst ; j’avoue que, sous ce dernier rapport, il était parfaitement inutile de me prévenir. Il est juste de dire cependant que la saison n’était pas favorable, car la sécheresse était fort grande. La cause de la grande prospérité de Bathurst est cette herbe brune qui paraît si étrange quand on la voit pour la première fois, mais qui est excellente pour les moutons. La ville se trouve à une altitude de 2 200 pieds au-dessus du niveau de la mer sur les bords du Macquarie ; c’est une des rivières qui se dirigent vers l’intérieur de ce continent à peine connu. La ligne de partage qui sépare les rivières se dirigeant vers l’intérieur, de celles qui se dirigent vers la côte, a une hauteur d’environ 3 000 pieds et s’étend dans la direction du nord au sud à une distance d’environ 80 à 100 milles de la côte. D’après les cartes, le Macquarie semble être une rivière fort respectable ; c’est d’ailleurs la plus grande de celles qui drainent cette région ; à ma grande surprise cependant, je ne trouve qu’une succession d’étangs séparés par des espaces presque secs. Ordinairement il y a un petit courant, quelquefois aussi des inondations considérables. Quelque peu d’eau qu’il y ait dans cette région, c’est encore beaucoup, paraît-il, comparativement à ce qu’on trouve un peu plus loin.

22 janvier. — Je me remets en route pour revenir à Sydney ; je suis une route différente, appelée la ligne de Lockyer, qui traverse un pays plus montagneux et plus pittoresque. Nous faisons une longue étape ; la maison où nous devions passer la nuit se trouve à quelque distance de la route et ce n’est pas sans peine que nous parvenons à la trouver. Dans cette occasion, comme dans toutes les autres d’ailleurs, je n’ai qu’à me louer de la politesse des classes inférieures, fait d’autant plus remarquable quand on pense à ce qu’elles sont et à ce qu’elles ont été. La ferme où je passe la nuit appartient à deux jeunes gens qui viennent d’arriver et qui commencent leur vie de colons. On ne trouve chez eux aucune espèce de confort, mais cela est compensé pour eux, et au delà, par la certitude d’une prompte réussite.

Nous traversons le lendemain un pays presque tout en flammes, d’immenses nuages de fumée traversent à chaque instant la route. Vers midi, nous rejoignons la route que nous avons déjà suivie et je fais l’ascension du mont Victoria. Je m’en vais coucher à l’auberge du Weatherboard, et, avant qu’il soit nuit, je vais contempler une dernière fois la vallée dont j’ai parlé. En retournant à Sydney je passe une soirée fort agréable avec le capitaine King à Dunheved. C’est ainsi que se termine ma petite excursion dans la colonie de la Nouvelle-Galles du Sud.

Avant d’arriver ici, les trois points qui m’intéressaient le plus étaient : l’état de la société chez les classes supérieures, la situation des convicts et les avantages qui pouvaient déterminer les colons à venir s’établir dans le pays. Il va sans dire qu’après un séjour aussi court mon opinion ne saurait avoir un grand poids ; cependant il est aussi difficile de ne pas se faire d’opinion, qu’il est difficile de juger correctement les choses. En somme, d’après ce que j’ai entendu dire, beaucoup plus que d’après ce que j’ai vu, l’état de la société a été un désappointement pour moi. Les habitants me semblent dangereusement divisés sur presque tous les sujets. Ceux qui, d’après leur position, devraient avoir la conduite la plus respectable, mènent une vie telle que les honnêtes gens ne peuvent guère les fréquenter. Il y a beaucoup de jalousie entre les enfants des émancipés riches et les colons libres ; les premiers considèrent les derniers comme des aventuriers. La population entière, riches et pauvres, n’a qu’un but, gagner de l’argent. Dans les classes les plus élevées on ne parle que d’une chose : la laine et l’élevage des moutons. La vie domestique y est presque impossible, car on est toujours entouré par des domestiques convicts. Combien ne doit-il pas être désagréable d’être servi par un homme qui, la veille peut-être, a été fouetté en public sur votre demande pour quelque faute peu importante ! Les domestiques femmes sont bien pire encore, aussi les enfants se servent-ils des expressions les plus grossières, et on doit se considérer comme fort heureux s’ils ne contractent pas des habitudes extrêmement mauvaises.

D’autre part, les capitaux rapportent à leur propriétaire, sans qu’il ait à se donner aucune peine, un intérêt triple de celui qu’il pourrait espérer en Angleterre ; s’il a un peu de prudence, il est sûr de faire fortune. Il peut se procurer, un peu plus cher qu’en Angleterre il est vrai, tout ce qui constitue le luxe, mais aussi les aliments sont meilleur marché que dans la mère patrie. Le climat est admirable et parfaitement sain ; il me semble toutefois que l’aspect peu agréable du pays lui fait perdre une grande partie de son charme. Les colons ont, en outre, un grand avantage, c’est que leurs fils, tout jeunes encore, leur rendent des services importants. Il n’est pas rare de voir des jeunes gens de seize à vingt ans diriger des fermes lointaines, mais il faut alors que ces jeunes gens restent constamment dans la société des convicts. Je ne sache pas que le ton de la société ait pris un caractère particulier ; mais, étant données ces habitudes, considérant le peu de travail intellectuel qui se fait dans la colonie, il me semble que les vertus sociales ne peuvent aller qu’en dégénérant. En résumé, la nécessité seule pourrait m’amener à émigrer.

Je ne saurais donner d’opinion, car je ne comprends pas beaucoup ces sujets, sur l’avenir possible de cette colonie. Les deux principaux produits d’exportation sont la laine et l’huile de baleine ; or il y a une limite à ces deux produits. Il est impossible de creuser des canaux dans ce pays ; on ne peut donc pas se livrer à l’élevage des moutons très-loin dans l’intérieur, car les dépenses du transport de la laine, ajoutées à celles de l’élevage et de la tonte, se monteraient beaucoup trop haut. Les pâturages sont partout si pauvres, que les colons ont été obligés de s’avancer déjà beaucoup dans l’intérieur ; en outre, à mesure qu’on s’éloigne du bord de la mer, le pays devient plus stérile. L’agriculture ne pourra jamais se pratiquer sur une grande échelle, à cause des sécheresses. Il me semble, par conséquent, que l’Australie devra se borner à devenir plus tard le centre du commerce de l’hémisphère méridional ; peut-être aura-t-elle aussi des fabriques, car elle possède du charbon de terre et a ainsi à sa disposition tout ce qu’il faut comme puissance motrice. Le pays habitable s’étendant le long de la côte, ses colons étant Anglais, elle deviendra certainement une puissance maritime. Je me figurais que l’Australie pourrait bien devenir un pays aussi grand et aussi puissant que l’Amérique septentrionale, mais maintenant que je l’ai vue, j’ai quelque peu laissé de côté ces rêves de grandeur pour elle.

J’ai eu encore moins l’occasion de juger ce qu’il en est véritablement de la condition des convicts. On se demande tout d’abord si la transportation est une punition ; personne, dans tous les cas, n’oserait soutenir que ce soit une peine bien dure. Je pense toutefois que cela a peu d’importance aussi longtemps que les malfaiteurs de la même patrie redouteront ce châtiment. Les convicts ne manquent de rien ; ils peuvent espérer la liberté et une certaine aisance ; s’ils se conduisent bien, ils sont certains d’y arriver.

Dès qu’un homme est libéré, et il obtient cette libération s’il se conduit bien après un nombre d’années proportionnel à la longueur de la peine qu’il subit, il peut circuler librement dans une région donnée, aussi longtemps qu’on ne le soupçonne d’aucun crime. Quoi qu’il en soit, sans parler de l’emprisonnement en Angleterre et de la terrible traversée, les années qu’il doit passer en Australie comme convict sont extrêmement malheureuses. Comme une personne fort intelligente me l’a fait remarquer, les convicts n’ont d’autre plaisir que la sensualité ; or ils ne peuvent satisfaire cette passion. L’énorme récompense, c’est-à-dire le pardon, que le gouvernement peut leur donner, l’horreur profonde qu’ont tous les criminels pour la prison, préviennent certainement les crimes. Mais il ne faudrait pas croire qu’ils ne redeviennent pas criminels parce qu’ils ont honte de commettre un crime ; ils ne connaissent pas ce sentiment, et je pourrais citer des preuves bien curieuses à l’appui de cette assertion. Tout le monde m’a dit, et j’avoue que c’est là un fait curieux, que presque tous les convicts sont extrêmement lâches ; il s’en trouve qui, entraînés par le désespoir, deviennent indifférents à la vie, mais ils mettent bien rarement à exécution un plan qui demande du sang-froid et un long courage. Au résumé, ce qui me semble le plus triste, c’est que, bien qu’en vertu de ce qu’on pourrait appeler un progrès légal il se passe dans cette population de convicts bien peu de choses qui tombent sous l’application de la loi, il me semble impossible qu’on en arrive à un progrès moral. Des gens en position de juger m’ont affirmé qu’un convict qui essayerait de se convertir au bien, ne pourrait pas le faire tant qu’il reste dans la société de ses compagnons de crime ; la vie serait pour lui une longue suite de misères et de persécutions. Il ne faut pas oublier non plus le mauvais exemple, les vices engendrés par l’entassement dans les prisons et à bord des transports. En somme, la transportation n’a pas atteint le but qu’on se proposait, si on l’examine uniquement au point de vue de la peine ; elle n’a pas non plus atteint ce but, si on l’examine au point de vue de la moralisation, mais, dans ce cas, tout autre système aurait sans doute échoué aussi. Elle a réussi, au contraire, dans une mesure plus grande qu’on ne pouvait peut-être l’espérer comme moyen de donner à des criminels l’air d’honnêtes gens, et comme moyen de convertir des vagabonds absolument inutiles dans un hémisphère, en citoyens si actifs dans un autre hémisphère, qu’ils ont créé un pays magnifique et un grand centre de civilisation.

30 Janvier 1836. — Le Beagle met à la voile pour se rendre à Hobart Town dans la terre de Van-Diémen. Le 5 février, après une traversée de six jours, dont la première partie a été belle, mais dont la seconde a été froide et désagréable, nous entrons dans la baie des Tempêtes ; le temps qu’il fait justifie admirablement cette terrible appellation. Cette baie devrait plutôt porter le nom d’estuaire, car elle reçoit les eaux du Derwent. Auprès de l’embouchure se trouvent des plateaux de basalte fort élevés ; mais plus loin le sol devient montagneux et est recouvert de forêts peu épaisses. Le flanc des collines qui entourent la baie est cultivé ; les champs de blé et de pommes de terre paraissent fort prospères. Dans la soirée, nous jetons l’ancre dans une jolie petite baie, sur les bords de laquelle s’élève la capitale de la Tasmanie. L’aspect de cette ville est bien inférieur à celui de Sydney. Hobart Town est situé au pied du mont Wellington, montagne s’élevant à 3 100 pieds de hauteur, mais fort peu pittoresque. Autour de la baie on voit de beaux magasins et un tout petit fort. Quand on quitte les colonies espagnoles, où les fortifications sont ordinairement si magnifiques, on est frappé malgré soi de l’insuffisance des moyens de défense de nos colonies. Comparativement à ce que j’avais vu à Sydney, ce qui m’étonne le plus c’est le petit nombre des grands édifices existant déjà ou en construction. D’après le recensement de 1833, Hobart Town contient 13 826 habitants et la Tasmanie entière en contient 36 503.

On a transporté tous les indigènes sur une île dans le détroit de Bass, de telle sorte que la terre de Van-Diémen offre cet immense avantage qu’elle est débarrassée de toute population indigène. Cette cruelle mesure est devenue inévitable comme le seul moyen de mettre fin à une terrible succession de vols, d’incendies et de meurtres, commis par les noirs et qui tôt ou tard aurait amené leur extermination complète. J’avoue que tous ces maux et toutes leurs conséquences ont été probablement causés par l’infâme conduite de quelques-uns de nos compatriotes. Trente années est une période bien courte pour bannir jusqu’au dernier indigène d’une île presque aussi grande que l’Irlande. La correspondance engagée à ce sujet entre le gouvernement anglais et ses représentants à la terre de Van-Diémen est fort intéressante. Un grand nombre d’indigènes avaient été tués ou faits prisonniers dans les combats continuels qui se succédèrent pendant nombre d’années ; rien cependant ne semble avoir convaincu ces peuplades de notre immense supériorité autant que la mise en état de siège de l’île entière en 1830 et la proclamation en vertu de laquelle on appelait aux armes toute la population blanche pour s’emparer de tous les indigènes. Le plan adopté ressemblait beaucoup à celui des grandes chasses de l’Inde ; on avait formé une grande ligne s’étendant à travers toute l’île dans le but de chasser les indigènes dans un cul-de-sac, sur la péninsule de Tasman. Ce plan échoua ; les indigènes bâillonnèrent leurs chiens et parvinrent à traverser les lignes pendant une nuit sombre. Il n’y a pas lieu d’en être surpris, si l’on considère le développement extraordinaire de leurs sens et les ingénieux moyens qu’ils emploient pour surprendre les animaux sauvages. On m’a assuré qu’ils peuvent se cacher sur un sol presque découvert ; il est même presque impossible de le croire si on ne l’a pas vu ; leur corps noir se confond avec les racines d’arbres noircies que l’on trouve dans tout le pays. On m’a raconté à ce sujet un pari qu’avaient fait des Anglais avec un indigène ; ce dernier se tenait debout, parfaitement en vue, sur le flanc d’une colline dénudée ; il pariait que, si les Anglais fermaient les yeux pendant moins d’une minute, il se cacherait de façon à ce qu’ils ne pussent plus le distinguer sur le sol, et il gagnait son pari. Les indigènes, comprenant parfaitement le mode de guerre qu’on leur faisait, connurent les plus vives alarmes, car ils connaissent admirablement la puissance des blancs. Bientôt après, treize d’entre eux, appartenant à deux tribus, vinrent se rendre, reconnaissant absolument leur impuissance. Enfin, grâce aux démarches intrépides de M. Robinson, homme plein d’activité et de bienveillance, qui ne craignit pas de visiter les indigènes les plus hostiles, ils se rendirent tous. On les transporta alors dans une île où on leur fournit des vêtements et des aliments. Le comte Strzelecki constate qu’« à l’époque de leur déportation en 1835, il restait encore 210 indigènes ; en 1842, il n’y en avait plus que 34. Ainsi, tandis que toutes les familles de l’intérieur de la Nouvelle-Galles du Sud, indigènes préservés du contact des blancs, ont des enfants en quantité considérable, les indigènes transportés sur l’île Flinders n’ont eu que quatorze enfants, pendant une période de huit ans[6] ! »

Le Beagle doit rester dix jours à Hobart Town ; je profite de ce séjour pour faire plusieurs excursions intéressantes dans le voisinage, principalement dans le but d’étudier la conformation géologique de l’île. Un point attire tout d’abord mon attention : ce sont des couches contenant beaucoup de fossiles appartenant à la période devonienne ou carbonifère ; je trouve la preuve d’un petit soulèvement du sol à une date récente, et enfin je découvre une couche solitaire et superficielle de craie jaunâtre ou de travertin, qui contient de nombreuses impressions de feuilles d’arbre et de coquillages terrestres qui n’existent plus aujourd’hui. Il est assez probable que cette petite carrière est tout ce qui reste de la végétation de la terre de Van-Diémen à une époque éloignée.

Le climat est plus humide que celui de la Nouvelle-Galles du Sud, aussi le sol est-il plus fertile. L’agriculture est très-florissante, les champs cultivés ont un bel aspect et les jardins sont pleins de légumes et d’arbres fruitiers. J’ai vu quelques fermes charmantes situées dans des endroits retirés. L’aspect général de la végétation ressemble à celui de l’Australie ; peut-être les arbres sont-ils d’un vert un peu plus gai et les pâturages plus abondants. Je vais une fois faire une longue promenade sur la côte de la baie en face de la ville ; je traverse la baie dans un bateau à vapeur dont les machines ont été entièrement construites dans la colonie ; or il y a à peine trente-trois ans que les Anglais se sont établis ici ! Un autre jour, je fais l’ascension du mont Wellington en compagnie de quelques officiers ; nous avions pris un guide, car les forêts sont si épaisses, qu’ayant voulu aller seul je m’étais perdu. Malheureusement notre guide est un niais qui nous fait prendre par le versant méridional de la montagne, versant le plus humide, où la végétation est plus active et où, par conséquent, la difficulté de l’ascension est beaucoup plus considérable, grâce aux troncs d’arbres pourris qui sont là en presque aussi grand nombre qu’à la Terre de Feu ou à Chiloé. Il nous faut cinq heures et demie d’un véritable travail avant d’atteindre le sommet. Dans bien des endroits, les Eucalyptus atteignent une grosseur considérable et forment une magnifique forêt. Dans quelques ravins humides on trouve de magnifiques fougères arborescentes, j’en ai vu une qui avait au moins 20 pieds de haut et 6 pieds de grosseur. Les branchages forment des parasols fort élégants, qui répandent une ombre si épaisse, qu’on peut la comparer au crépuscule. Le sommet de la montagne, large et plat, est composé d’immenses masses angulaires de grès. On se trouve alors à 3 100 pieds au-dessus du niveau de la mer. Le temps était splendide et la vue admirable ; au nord, le pays se présente sous forme d’une masse de montagnes boisées ayant à peu près la même hauteur que celle sur laquelle nous nous trouvons et affectant les mêmes formes ; au sud, le pays est découpé en baies nombreuses. Nous restons quelques heures au sommet de la montagne, puis nous redescendons par une route plus facile, mais il n’en est pas moins huit heures du soir quand nous arrivons au Beagle.

7 février. — Le Beagle quitte la Tasmanie et, le 6 mars, nous arrivons au détroit du Roi-Georges, situé au sud-ouest de l’Australie. Nous y restons huit jours, les plus désagréables de tout notre voyage. Le pays, vu du sommet d’une colline, n’est qu’une immense plaine boisée ; çà et là quelques collines de granit absolument nues. Un jour nous faisons une longue excursion dans l’espoir de chasser les kangourous. Partout le sol est sablonneux, stérile, il n’y pousse que des broussailles, des graminées grossières ou des arbres rabougris ; on se serait cru sur le haut plateau de grès des montagnes Bleues ; on trouve cependant ici en assez grande quantité le Casuarina, arbre qui ressemble quelque peu au pin écossais ; l’Eucalyptus se rencontre plus rarement. Dans les parties ouvertes, on voit beaucoup de graminées arborescentes, plantes qui ressemblent un peu aux palmiers, mais qui, au lieu d’être surmontées par une couronne de belles feuilles, ne portent à leur sommet qu’une touffe de filaments grossiers. Vue à une certaine distance, la belle couleur verte des broussailles semble indiquer une grande fertilité, mais une seule promenade suffit pour dissiper cette illusion.

J’accompagne le capitaine Fitz-Roy au cap Bald Head, cap dont ont parlé tant de navigateurs ; les uns s’imaginaient y voir des coraux, les autres des arbres, pétrifiés dans la position où ils ont poussé. Selon moi, les couches ont été formées par le vent qui a soulevé des particules de sable excessivement fines, composées de débris de coquillages et de coraux ; ce sable s’est accumulé sur les branches et sur les racines des arbres, ainsi que sur beaucoup de coquillages terrestres. Des infiltrations calcaires ont alors consolidé toute la masse, et les cavités cylindriques, laissées vides par la pourriture du bois, se sont trouvées remplies par des espèces de stalactites. Le temps a détruit les parties les plus molles, et, aujourd’hui, les racines et les branches, changées en pierre dure, s’élèvent au-dessus de la surface du sol, offrant tout l’aspect d’une forêt de pierres.

Pendant que nous nous trouvions au détroit du Roi-Georges, une tribu assez considérable d’indigènes, appelés les Cockatoos blancs, vint nous visiter ; nous offrons à ces indigènes, aussi bien qu’à ceux qui demeurent dans le voisinage, quelques paquets de riz et de sucre et nous leur demandons de nous donner le spectacle d’un corrobery ou grande danse. Au crépuscule ils allument des petits feux et les hommes commencent leur toilette, qui consiste à se couvrir le corps de lignes et de points blancs. Dès que tout est prêt, on active les feux, autour desquels s’assoient les femmes et les enfants pour assister au spectacle. Les deux tribus forment deux partis distincts qui dansent généralement l’un en face de l’autre. Cette danse consiste à courir de côté ou à marcher en file indienne en marquant le pas avec soin ; pour ce faire, ils frappent le sol du talon, poussent une espèce de grognement et frappent l’une contre l’autre leur massue et leur lance ; il est inutile d’ajouter qu’ils font d’autres gestes extraordinaires, ils étendent les bras et se contorsionnent le corps de toutes les façons possibles. C’est, en somme, un spectacle grossier et barbare et qui n’a pour nous aucune espèce de signification, mais nous observons que les femmes et les enfants y assistent avec le plus grand plaisir. Ces danses représentaient probablement, dans le principe, des actes bien définis, tels que des guerres et des victoires. Il y en a une appelée la danse de l’Émeu, pendant laquelle chaque homme étend le bras de manière à imiter la forme du cou de cet oiseau ; dans une autre, un homme imite les mouvements du kangourou, un second s’approche et semble lui porter un coup de lance.

Quand les deux tribus dansaient ensemble, le sol résonnait sous leurs pas et l’air retentissait de leurs cris sauvages. Tous étaient fort animés, et ces individus presque nus, vus à la lueur du feu, s’agitant avec une hideuse harmonie, présentaient certainement le spectacle complet d’une fête chez les sauvages les plus infimes. Nous avions vu à la Terre de Feu bien des scènes curieuses de la vie sauvage, mais nous n’en avions jamais vu une, je crois, qui fût aussi animée et où les acteurs semblassent aussi à leur aise. Quand la danse fut terminée, la tribu entière s’accroupit sur le sol en formant un cercle immense ; on leur distribua du riz sucré au milieu de véritables hurlements de joie.

Après plusieurs retards désagréables causés par le mauvais temps, nous mettons enfin à la voile le 14 mars ; nous quittons le détroit du Roi-Georges pour nous rendre à l’île Keeling. Adieu Australie ! Vous n’êtes encore qu’un enfant, mais sans doute régnerez-vous un jour dans l’hémisphère méridional ; vous êtes trop grande et trop ambitieuse pour qu’on puisse vous aimer, mais vous n’êtes pas encore assez puissante pour qu’on vous respecte. Je vous quitte donc sans chagrin et sans regrets.




  1. Il est fort à remarquer que la même maladie se modifie très-considérablement dans différents climats. À Sainte-Hélène, on redoute autant que la peste l’introduction de la fièvre scarlatine. En différents pays, étrangers et indigènes sont affectés par certaines maladies contagieuses de façons aussi différentes que s’ils étaient des animaux distincts. On pourrait citer, à l’appui, des faits qui se sont produits au Chili et, selon Humboldt, au Mexique.
  2. Narrative of Missionary Enterprise, p. 282.
  3. Le capitaine Beechey (chap. iv, vol. I) constate que les habitants de l’île Pitcairn sont fermement convaincus qu’après l’arrivée de chaque navire ils seront atteints d’affections cutanées et d’autres maladies. Le capitaine Beechey attribue ces maladies au changement de nourriture pendant le séjour des navires. Le docteur Macculloch (Western Isles, vol. II, p. 32) dit : « On affirme qu’à l’arrivée d’un étranger (à St. Kilda), tous les habitants attrapent un rhume, pour employer l’expression vulgaire. » Le docteur Macculloch semble considérer cette histoire comme fort risible, bien qu’on l’ait souvent affirmé. Toutefois, il ajoute qu’il s’est informé auprès des habitants, qui lui ont tous répondu la même chose. Dans le Voyage de Vancouver, on trouve une affirmation presque semblable, par rapport à Otaïti. Le docteur Dieffenbach, dans une note qu’il a mise à la traduction qu’il a faite de ce volume, dit que les habitants des îles Chatham, et que ceux de quelques parties de la Nouvelle-Zélande, ont la même conviction. Il serait impossible que cette croyance fût devenue presque universelle dans l’hémisphère septentrional, aux antipodes et dans le Pacifique, si elle ne reposait pas sur quelques observations certaines. Humboldt (Polit. Essay on King. of new Spain, vol. IV) dit que les grandes épidémies, à Panama et à Callao, éclatent toujours à l’arrivée de bâtiments venant du Chili, parce que les habitants de cette région tempérée éprouvent pour la première fois les effets des zones torrides. Je puis ajouter que j’ai entendu dire moi-même, dans le Shropshire, que des moutons importés par des vaisseaux, et bien que se trouvant en parfait état de santé, sont souvent la cause de maladies, si on les place dans un troupeau.
  4. Travels in Australia, vol. I, p. 154. Je saisis cette occasion pour remercier Sir T. Mitchell des détails intéressants qu’il m’a donnés sur ces grandes vallées de la Nouvelle-Galles du Sud.
  5. J’ai trouvé, en ce même endroit, le trou conique d’un fourmi-lion ou de quelque autre insecte analogue. J’y vis d’abord tomber une mouche qui disparut immédiatement ; puis une grosse fourmi ; celle-ci fit les efforts les plus violents pour s’échapper, et je pus observer alors cette espèce de bombardement avec des grains de sable dont ont parlé Kirby et Spence (Entomol., vol. I, p. 425). Mais la fourmi fut plus heureuse que la mouche ; elle échappa aux terribles mâchoires cachées à la base du trou conique. Ce trou australien n’a à peu près que la moitié de la grandeur de ceux que fait le fourmi-lion européen.
  6. Physical Description of New South Wales and Van Diemen’s Land, p. 354.