Voyage en Orient (Nerval)/La Cange/IV

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Calmann Lévy (Œuvres complètes de Gérard de Nerval, II. Voyage en Orient, Ip. 203-205).


IV — LE SIRAFEH


À l’entrée du mutahir, tous les enfants vinrent s’asseoir quatre par quatre autour des tables rondes où le maître d’école, le barbier et les santons occupèrent les places d’honneur. Les autres grandes personnes attendirent la fin du repas pour y prendre part à leur tour. Les Nubiens s’assirent devant la porte et reçurent le reste des plats, dont ils distribuèrent encore les derniers reliefs à de pauvres gens attirés par le bruit de la fête. Ce n’est qu’après avoir passé par deux ou trois séries d’invités inférieurs que les os parvenaient à un dernier cercle composé de chiens errants attirés par l’odeur des viandes. Rien ne se perd dans ces festins de patriarche, où, si pauvre que soit l’amphitryon, toute créature vivante peut réclamer sa part de fête. Il est vrai que les gens aisés ont l’usage de payer leur écot par de petits présents, ce qui adoucit un peu la charge que s’imposent, dans ces occasions, les familles du peuple.

Cependant arrivait, pour le mutahir, l’instant douloureux qui devait clore la fête. On fit lever de nouveau les enfants, et ils entrèrent seuls dans la salle où se tenaient les femmes. On chantait : « Ô toi, sa tante paternelle ! ô toi, sa tante maternelle ! viens préparer son sirafeh ! » À partir de ce moment, les détails m’ont été donnés par l’esclave présente à la cérémonie du sirafeh.

Les femmes remirent aux enfants un châle dont quatre d’entre eux tinrent les coins. La tablette à écrire fut placée au milieu, et le principal élève de l’école (arif) se mit à psalmodier un chant dont chaque verset était ensuite répété en chœur par les enfants et par les femmes. On priait le Dieu qui sait tout, « qui connaît le pas de la fourmi noire et son travail dans les ténèbres, » d’accorder sa bénédiction à cet enfant, qui déjà savait lire et pouvait comprendre le Coran. On remerciait en son nom le père, qui avait payé les leçons du maître, et la mère, qui, dès le berceau, lui avait enseigné la parole.

« Dieu m’accorde, disait l’enfant à sa mère, de te voir assise au paradis et saluée par Moryam (Marie), par Zeynab, fille d’Ali, et par Fatime, fille du prophète ! »

Le reste des versets était à la louange des faquirs et du maître d’école, comme ayant expliqué et fait apprendre à l’enfant les divers chapitres du Coran.

D’autres chants moins graves succédaient à ces litanies.

« Ô vous, jeunes filles qui nous entourez, disait l’arif, je vous recommande aux soins de Dieu lorsque vous peignez vos yeux et que vous vous regardez au miroir !

 » Et vous femmes mariées ici rassemblées, par la vertu du chapitre 37 : la Fécondité, soyez bénies ! — Mais, s’il est ici des femmes qui aient vieilli dans le célibat, qu’elles soient, à coups de savate, chassées dehors ! »

Pendant cette cérémonie, les garçons promenaient autour de la salle le sirafeh, et chaque femme déposait sur la tablette des cadeaux de petite monnaie ; après quoi, on versait les pièces dans un mouchoir dont les enfants devaient faire don aux faquirs.

En revenant dans la chambre des hommes, le mutahir fut placé sur un siège élevé. Le barbier et son aide se tinrent debout des deux côtés avec leurs instruments. On plaça devant l’enfant un bassin de cuivre où chacun dut venir déposer son offrande ; après quoi, il fut amené par le barbier dans une pièce séparée où l’opération s’accomplit sous les yeux de deux de ses parents, pendant que les cymbales résonnaient pour couvrir ses plaintes.

L’assemblée, sans se préoccuper davantage de cet incident, passa encore la plus grande partie de la nuit à boire des sorbets, du café et une sorte de bière épaisse (bouza), boisson enivrante, dont les noirs principalement faisaient usage, et qui est sans doute la même qu’Hérodote désigne sous le nom de vin d’orge.