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Wikisource:Extraits/2019/37

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Edward Gibbon, Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, tome V, chapitre XXV : Gouvernement et mort de Jovien. Élection de Valentinien. Il associe son frère Valens au trône. Division définitive des empires d’Orient et d’Occident. Révolte de Procope. Administration civile et militaire. L’Allemagne, la Bretagne (aujourd’hui l’Angleterre), l’Afrique, l’Orient, le Danube. Mort de Valentinien. Ses deux fils, Gratien et Valentinien, succèdent à l’empire d’Occident. 1776

Traduction François Guizot 1819


CHAPITRE XXV.

État de l’Église. A. D. 363.

LES affaires publiques de l’empire se trouvèrent, à la mort de Julien, dans une situation précaire et dangereuse. Jovien sauva l’armée romaine au moyen d’un traité honteux, mais peut-être nécessaire [1], et sa piété consacra les premiers instans de la paix à rétablir la tranquillité dans l’Église et dans l’état. L’imprudence de son prédécesseur n’avait fait que fomenter les discordes religieuses qu’il feignait de vouloir apaiser, et la balance exacte qu’il affectait de tenir entre les partis ne servit qu’à perpétuer leurs débats par des alternatives de crainte et d’espoir, et par la rivalité des prétentions qui se fondaient d’un côté sur une longue possession, de l’autre sur la faveur d’un souverain. Les chrétiens oubliaient tout-à-fait le véritable esprit de l’Évangile, et l’esprit de l’Église avait passé chez les païens. La fureur aveugle du zèle et de la vengeance avait éteint dans les familles tous les sentimens de la nature. On corrompait, on violait les lois ; le sang coulait dans les provinces d’Orient, et l’empire n’avait pas de plus redoutables ennemis que ses propres citoyens. Jovien, élevé dans les principes et dans l’exercice de la foi chrétienne, fit déployer l’étendard de la croix à la tête des légions dans sa marche de Nisibis à Antioche, et le labarum de Constantin annonça aux peuples les sentimens religieux du nouvel empereur. Dès qu’il eut pris possession du trône, il fit passer aux gouverneurs de toutes les provinces une lettre circulaire dans laquelle il confessait les vérités de l’Évangile, et assurait l’établissement légal de la religion chrétienne. Les insidieux édits de Julien furent abolis, les immunités ecclésiastiques furent rétablies et étendues [2], et Jovien voulut bien exprimer ses regrets de ce que le malheur des circonstances l’obligeait à retrancher une partie des aumônes publiques. Les chrétiens chantaient unanimement les louanges du pieux successeur de Julien ; mais ils ignoraient encore quel symbole ou quel concile le souverain choisirait pour règle fondamentale de la foi orthodoxe ; et les querelles religieuses, suspendues par la persécution, se rallumèrent avec une nouvelle fureur aussitôt que l’Église se vit à l’abri du danger. Les évêques des partis opposés se hâtèrent d’arriver à la cour d’Édesse ou d’Antioche, convaincus par l’expérience qu’un soldat ignorant se déterminait par les premières impressions, et que leur sort dépendait de leur activité. Les chemins des provinces orientales étaient couverts de prélats homoousiens, ariens ou semi-ariens et eunomiens, qui tâchaient réciproquement de se devancer dans leur course pieuse : ils remplissaient de leurs clameurs les appartemens du palais, et fatiguaient et étonnaient peut-être l’oreille de l’empereur d’un singulier mélange d’argumens métaphysiques et de violentes invectives [3]. Jovien leur recommandait l’union et la charité, et les renvoyait à la décision d’un futur concile. Sa modération était regardée comme une preuve de son indifférence ; mais il fit bientôt connaître son attachement à la foi de Nicée par le profond respect qu’il montra pour les vertus célestes [4] du grand saint Athanase. Cet intrépide vétéran de la foi était sorti de sa retraite à l’âge de soixante-dix ans, aussitôt qu’il avait appris la mort de son persécuteur. Il était remonté sur son trône archiépiscopal aux acclamations du peuple, et avait sagement accepté ou prévenu l’invitation de Jovien. La figure vénérable de saint Athanase, son courage tranquille et son éloquence persuasive, soutinrent la réputation qu’il avait successivement acquise à la cour de quatre souverains [5]. Après s’être assuré de la confiance et de la foi de l’empereur chrétien, il retourna glorieusement dans son diocèse d’Alexandrie, qu’il gouverna pendant dix ans avec une sagesse mûrie par l’expérience, et une fermeté dont l’âge n’avait rien diminué [6]. Avant de quitter Antioche, il assura Jovien qu’un règne long et tranquille serait la récompense de sa dévotion orthodoxe. Le prélat était persuadé, sans doute, que dans le cas où des événemens contraires lui ôteraient le mérite de la prédiction, il lui resterait toujours celui d’un vœu dicté par la reconnaissance [7].

Jovien publie une tolérance universelle.

Dans la marche des événemens, le mouvement le plus léger employé à diriger ou à précipiter un objet dans le sens de la pente sur laquelle il est naturellement entraîné, acquiert bientôt un poids et une force irrésistible. Jovien eut le bonheur ou la prudence d’embrasser les opinions religieuses les plus conformes à l’esprit du temps, et celles que soutenaient de leur zèle les nombreux adhérens de la secte la plus puissante [8]. Le christianisme obtint, sous son règne, une victoire facile et décisive, et le paganisme, relevé et soutenu avec tant de soin et de tendresse par l’adresse de Julien, privé désormais de la faveur dont l’environnait le sourire du maître, tomba dans la poussière pour ne s’en relever jamais. On ferma ou on déserta les temples de la plupart des villes, et les philosophes qui avaient abusé d’une faveur passagère, crurent qu’il était prudent de raser leur longue barbe et de déguiser leur profession. Les chrétiens se virent avec joie maîtres de pardonner ou de venger les insultes qu’ils avaient souffertes sous le règne précédent [9]. Mais Jovien dissipa les terreurs des païens par un édit sage et bienveillant, qui, en proscrivant avec sévérité l’art sacrilège de la magie, accordait à tous ses sujets l’exercice libre et tranquille du culte et des cérémonies de l’ancienne religion. L’orateur Thémistius, envoyé par le sénat de Constantinople pour porter au nouvel empereur l’hommage de son fidèle dévouement, nous a conservé le souvenir de cette loi de tolérance. Il représente la clémence comme un des attributs de la nature divine, et l’erreur comme inséparable de l’humanité. Il appuie sur l’indépendance des sentimens, la liberté de la conscience, et expose assez éloquemment les principes d’une tolérance philosophique, dont la superstition elle-même, dans ses momens de détresse, ne dédaigne point d’invoquer le secours.