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Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique : chapitre 3
1848


CHAPITRE III.
ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS.



L’état social est ordinairement le produit d’un fait, quelquefois des lois, le plus souvent de ces deux causes réunies ; mais une fois qu’il existe, on peut le considérer lui-même comme la cause première de la plupart des lois, des coutumes et des idées qui règlent la conduite des nations ; ce qu’il ne produit pas, il le modifie.

Pour connaître la législation et les mœurs d’un peuple, il faut donc commencer par étudier son état social.



QUE LE POINT SAILLANT DE L’ÉTAT SOCIAL DES ANGLO-AMÉRICAINS EST D’ÊTRE ESSENTIELLEMENT DÉMOCRATIQUE.

Premiers émigrants de la Nouvelle-Angleterre. — Égaux entre eux. — Lois aristocratiques introduites dans le Sud. — Époque de la révolution. — Changement des lois de succession. — Effets produits par ce changement. — Égalité poussée à ses dernières limites dans les nouveaux États de l’Ouest. — Égalité parmi les intelligences.


On pourrait faire plusieurs remarques importantes sur l’état social des Anglo-Américains, mais il y en a une qui domine toutes les autres.

L’état social des Américains est éminemment démocratique. Il a eu ce caractère dès la naissance des colonies ; il l’a plus encore de nos jours.

J’ai dit dans le chapitre précédent qu’il régnait une très grande égalité parmi les émigrants qui vinrent s’établir sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre. Le germe même de l’aristocratie ne fut jamais déposé dans cette partie de l’Union. On ne put jamais y fonder que des influences intellectuelles. Le peuple s’habitua à révérer certains noms, comme des emblèmes de lumières et de vertus. La voix de quelques citoyens obtint sur lui un pouvoir qu’on eût peut-être avec raison appelé aristocratique, s’il avait pu se transmettre invariablement de père en fils.

Ceci se passait à l’est de l’Hudson ; au sud-ouest de ce fleuve, et en descendant jusqu’aux Florides, il en était autrement.

Dans la plupart des États situés au sud-ouest de l’Hudson, de grands propriétaires anglais étaient venus s’établir. Les principes aristocratiques, et avec eux les lois anglaises sur les successions, y avaient été importés. J’ai fait connaître les raisons qui empêchaient qu’on pût jamais établir en Amérique une aristocratie puissante. Ces raisons, tout en subsistant au sud-ouest de l’Hudson, y avaient cependant moins de puissance qu’à l’est de ce fleuve. Au sud, un seul homme pouvait, à l’aide d’esclaves, cultiver une grande étendue de terrain. On voyait donc dans cette partie du continent de riches propriétaires fonciers ; mais leur influence n’était pas précisément aristocratique, comme on l’entend en Europe, puisqu’ils ne possédaient aucuns privilèges, et que la culture par esclaves ne leur donnait point de tenanciers, par conséquent point de patronage. Toutefois, les grands propriétaires, au sud de l’Hudson, formaient une