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Yvette (éd. Ollendorff, 1902)/L’Abandonné

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YvetteP. Ollendorff11 (p. 199-218).

L’ABANDONNÉ


— Vraiment, je te crois folle, ma chère amie, d’aller te promener dans la campagne par un pareil temps. Tu as, depuis deux mois, de singulières idées. Tu m’amènes, bon gré, mal gré, au bord de la mer, alors que jamais, depuis quarante-cinq ans que nous sommes mariés, tu n’avais eu pareille fantaisie. Tu choisis d’autorité Fécamp, une triste ville, et te voilà prise d’une telle rage de locomotion, toi qui ne remuais jamais, que tu veux te promener à travers champs par le jour le plus chaud de l’année. Dis à d’Apreval de t’accompagner, puisqu’il se prête à tous tes caprices. Quant à moi, je rentre faire la sieste.

Mme de Cadour se tourna vers son ancien ami :

— Venez-vous avec moi, d’Apreval ?

Il s’inclina, en souriant, avec une galanterie du temps passé : « Où vous irez, j’irai, » dit-il.

— Eh bien, allez attraper une insolation, déclara M. de Cadour. Et il rentra dans l’hôtel des Bains pour s’étendre une heure ou deux sur son lit.

Dès qu’ils furent seuls, la vieille femme et son vieux compagnon se mirent en route. Elle dit, très bas, en lui serrant la main : « Enfin ! — enfin ! »

Il murmura : « Vous êtes folle. Je vous assure que vous êtes folle. Songez à ce que vous risquez. Si cet homme… »

Elle eut un sursaut : « Oh ! Henri, ne dites pas Cet homme, en parlant de lui. »

Il reprit d’un ton brusque : « Eh bien ! si notre fils se doute de quelque chose, s’il nous soupçonne, il vous tient, il nous tient. Vous vous êtes bien passée de le voir depuis quarante ans. Qu’avez-vous aujourd’hui ? »

Ils avaient suivi la longue rue qui va de la mer à la ville. Ils tournèrent à droite pour monter la côte d’Étretat. La route blanche se déroulait sous une pluie brûlante de soleil.

Ils allaient lentement sous l’ardente chaleur, à petits pas. Elle avait passé son bras sous celui de son ami, et elle regardait droit devant elle d’un regard fixe, hanté !

Elle prononça : « Ainsi, vous ne l’avez jamais revu non plus ? »

— Non, jamais !

— Est-ce possible ?

— Ma chère amie, ne recommençons point cette éternelle discussion. J’ai une femme et des enfants, comme vous avez un mari, nous avons donc l’un et l’autre tout à craindre de l’opinion.

Elle ne répondit point. Elle songeait à sa jeunesse lointaine, aux choses passées, si tristes.

On l’avait mariée, comme on marie les jeunes filles. Elle ne connaissait guère son fiancé, un diplomate, et elle vécut avec lui, plus tard, de la vie de toutes les femmes du monde.

Mais voilà qu’un jeune homme, M. d’Apreval, marié comme elle, l’aima d’une passion profonde ; et pendant une longue absence de M. de Cadour, parti aux Indes en mission politique, elle succomba.

Aurait-elle pu résister ? se refuser ? Aurait-elle eu la force, le courage de ne pas céder, car elle l’aimait aussi ? Non, vraiment, non ! C’eût été trop dur ! elle aurait trop souffert ! Comme la vie est méchante et rusée ! Peut-on éviter certaines atteintes du sort, peut-on fuir la destinée fatale ? Quand on est femme, seule, abandonnée, sans tendresse, sans enfants, peut-on fuir toujours une passion qui se lève sur vous, comme on fuirait la lumière du soleil, pour vivre, jusqu’à sa mort, dans la nuit ?

Comme elle se rappelait tous les détails maintenant, ses baisers, ses sourires, son arrêt sur la porte pour la regarder en entrant chez elle. Quels jours heureux, ses seuls beaux jours, si vite finis !

Puis elle s’aperçut qu’elle était enceinte ! quelles angoisses !

Oh ! ce voyage, dans le Midi, ce long voyage, ces souffrances, ces terreurs incessantes, cette vie cachée dans ce petit chalet solitaire, sur le bord de la Méditerranée, au fond d’un jardin dont elle n’osait pas sortir !

Comme elle se les rappelait, les longs jours qu’elle passait étendue sous un oranger, les yeux levés vers les fruits rouges, tout ronds, dans le feuillage vert ! Comme elle aurait voulu sortir, aller jusqu’à la mer, dont le souffle frais lui venait par-dessus le mur, dont elle entendait les courtes vagues sur la plage, dont elle rêvait la grande surface bleue, luisante de soleil avec des voiles blanches et une montagne à l’horizon. Mais elle n’osait point franchir la porte. Si on l’avait reconnue, déformée ainsi, montrant sa honte dans sa lourde ceinture !

Et les jours d’attente, les derniers jours torturants ! les alertes ! les souffrances menaçantes ! puis l’effroyable nuit ! Que de misères elle avait endurées !

Quelle nuit, celle-là ! Comme elle avait gémi, crié ! Elle voyait encore la face pâle de son amant, qui lui baisait la main à chaque minute, la figure glabre du médecin, le bonnet blanc de la garde.

Et quelle secousse elle avait sentie en son cœur en entendant ce frêle gémissement d’enfant, ce miaulement, ce premier effort d’une voix d’homme !

Et le lendemain ! le lendemain ! le seul jour de sa vie où elle eût vu et embrassé son fils, car jamais, depuis, elle ne l’avait seulement aperçu !

Et, depuis lors, quelle longue existence vide où flottait toujours, toujours, la pensée de cet enfant ! Elle ne l’avait pas revu, pas une seule fois, ce petit être sorti d’elle, son fils ! On l’avait pris, emporté, caché. Elle savait seulement qu’il avait été élevé par des paysans normands, qu’il était devenu lui-même un paysan, et qu’il était marié, bien marié et bien doté par son père, dont il ignorait le nom.

Que de fois, depuis quarante ans, elle avait voulu partir pour le voir, pour l’embrasser. Elle ne se figurait pas qu’il eût grandi ! Elle songeait toujours à cette larve humaine qu’elle avait tenue un jour dans ses bras et serrée contre son flanc meurtri.

Que de fois elle avait dit à son amant : « Je n’y tiens plus, je veux le voir ; je vais partir. »

Toujours il l’avait retenue, arrêtée. Elle ne saurait pas se contenir, se maîtriser ; l’autre devinerait, l’exploiterait. Elle serait perdue.

— Comment est-il ? disait-elle.

— Je ne sais pas. Je ne l’ai point revu non plus.

— Est-ce possible ? avoir un fils et ne le point connaître. Avoir peur de lui, l’avoir rejeté comme une honte. — C’était horrible.


Ils allaient sur la longue route, accablés par la flamme du soleil, montant toujours l’interminable côte.

Elle reprit : « Ne dirait-on pas un châtiment ? Je n’ai jamais eu d’autre enfant. Non, je ne pouvais plus résister à ce désir de le voir, qui me hante depuis quarante ans. Vous ne comprenez pas cela, vous, les hommes. Songez que je suis tout près de la mort. Et je ne l’aurai pas revu !… pas revu, est-ce possible ? Comment ai-je pu attendre si longtemps ? J’ai pensé à lui toute ma vie. Quelle affreuse existence cela m’a fait. Je ne me suis pas réveillée une fois, pas une fois, entendez-vous, sans que ma première pensée n’ait été pour lui, pour mon enfant. Comment est-il ? Oh ! comme je me sens coupable vis-à-vis de lui ! Doit-on craindre le monde en ce cas-là ? J’aurais dû tout quitter et le suivre, l’élever, l’aimer. J’aurais été plus heureuse, certes. Je n’ai pas osé. J’ai été lâche. Comme j’ai souffert ! Oh ! ces pauvres êtres abandonnés, comme ils doivent haïr leurs mères ! »

Elle s’arrêta brusquement, étranglée par les sanglots. Tout le vallon était désert et muet sous la lumière accablante du jour. Seules, les sauterelles jetaient leur cri sec et continu dans l’herbe jaune et rare des deux côtés de la route.

— Asseyez-vous un peu, dit-il.

Elle se laissa conduire jusqu’au bord du fossé et s’affaissa, la figure dans ses mains. Ses
cheveux blancs, tordus en spirales des deux côtés de son visage, se déroulaient, et elle pleurait, déchirée par une douleur profonde.

Il restait debout en face d’elle, inquiet, ne sachant que lui dire. Il murmura : « Allons… du courage. »

Elle se releva : — « J’en aurai. » — Et, s’essuyant les yeux, elle se remit en marche d’un pas saccadé de vieille.

La route s’enfonçait, un peu plus loin, sous un bouquet d’arbres qui cachait quelques maisons. Ils distinguaient maintenant le choc vibrant et régulier d’un marteau de forge sur une enclume.

Et bientôt ils virent, sur la droite, une charrette arrêtée devant une sorte de maison basse, et, sous un hangar, deux hommes qui ferraient un cheval.

M. d’Apreval s’approcha.

— La ferme de Pierre Bénédict ? — cria-t-il.

Un des hommes répondit : « Prenez l’chemin de gauche, tout contre le p’tit café, et pi suivez tout drait, c’est la troisième après la celle à Poret. Y’a une sapinette près d’la barrière. Y’a pas à se tromper. »

Ils tournèrent à gauche. Elle allait tout doucement maintenant, les jambes défaillantes, le cœur battant avec tant de violence qu’elle suffoquait.

À chaque pas, elle murmurait, comme pour une prière : — « Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! » Et une émotion terrible lui serrait la gorge, la faisait vaciller sur ses pieds comme si on lui eût coupé les jarrets.

M. d’Apreval, nerveux, un peu pâle, lui dit brusquement : — « Si vous ne savez pas vous maîtriser davantage, vous allez vous trahir tout de suite. Tâchez donc de vous dominer. »

Elle balbutia : « Est-ce que je le puis ? Mon enfant ! Quand je songe que je vais voir mon enfant ! »

Ils suivirent un de ces petits chemins de campagne encaissés entre les cours des fermes, ensevelis sous un double rang de hêtres alignés sur les fossés.

Et, tout d’un coup, ils se trouvèrent devant une barrière de bois qu’abritait un jeune sapin.

— C’est ici, dit-il.

Elle s’arrêta net, et regarda.

La cour, plantée de pommiers, était grande, s’étendant jusqu’à la petite maison d’habitation, couverte en chaume. En face, l’écurie, la grange, l’étable, le poulailler. Sous un toit d’ardoises, les voitures, charrette, tombereau, cabriolet. Quatre veaux broutaient l’herbe bien verte sous l’abri des arbres. Les poules noires erraient dans tous les coins de l’enclos.

Aucun bruit. La porte de la maison était ouverte. Mais on ne voyait personne.

Ils entrèrent. Aussitôt un chien noir sortit d’un baril roulé au pied d’un grand poirier et se mit à japper avec fureur.

Contre le mur de la maison, en arrivant, quatre ruches posées sur des planches alignaient leurs dômes de paille.

M. d’Apreval, devant le logis, cria : « Y a-t-il du monde ? » — Une enfant parut ; une petite fille de dix ans environ, vêtue d’une chemise et d’une jupe de laine, les jambes nues et sales, l’air timide et sournois. Elle restait debout dans l’encadrement de la porte comme pour en
défendre l’entrée.

— Qué qu’vous voulez ? dit-elle.

— Ton père est-il là ?

— Non.

— Où est-il ?

— J’sais point.

— Et ta maman ?

— All’ est aux vaques.

— Va-t-elle revenir bientôt ?

— J’sais point.

Et, brusquement, la vieille femme, comme si elle eût craint qu’on l’entraînât de force, prononça d’une voix précipitée :

— Je ne m’en irai pas sans l’avoir vu.

— Nous allons l’attendre, ma chère amie.

Comme ils se retournaient, ils aperçurent une paysanne qui s’en venait vers la maison, portant deux seaux de fer-blanc qui semblaient lourds et que le soleil frappait par moments d’une flamme éclatante et blanche.

Elle boitait de la jambe droite, et, la poitrine roulée dans un tricot brun, terni, lavé par les
pluies, roussi par les étés, elle avait l’air d’une pauvre servante, misérable et sale.

— V’là maman, dit l’enfant.

Quand elle fut près de sa demeure, elle regarda les étrangers d’un air mauvais et soupçonneux ; puis elle entra chez elle comme si elle ne les avait pas vus.

Elle semblait vieille, avec une figure creuse, jaune, dure : cette figure de bois des campagnardes.

M. d’Apreval la rappela :

— Dites, madame, nous sommes entrés pour vous demander de nous vendre deux verres de lait.

Elle grommela, en reparaissant sur sa porte, après avoir posé ses seaux.

— Je n’vends point de lait.

— C’est que nous avons bien soif. Madame est vieille et très fatiguée. N’y a-t-il pas moyen d’avoir quelque chose à boire ?

La paysanne les considérait d’un œil inquiet et sournois.

Enfin, elle se décida.

— Pisque vous êtes là, je vas tout de même vous en donner, dit-elle.

Et elle disparut dans son logis.

Puis l’enfant sortit, portant deux chaises qu’elle posa sous un pommier et la mère s’en vint à son tour avec deux bols de lait mousseux qu’elle mit aux mains des visiteurs.

Puis elle demeura debout devant eux comme pour les surveiller et deviner leurs desseins.

— Vous êtes de Fécamp ? dit-elle.

M. d’Apreval répondit :

— Oui, nous sommes à Fécamp pour l’été. Puis, après un silence, il reprit :

— Est-ce que vous pourriez nous vendre des poulets toutes les semaines ?

La paysanne hésita, puis répondit :

— Mais, tout de même. C’est-il des jeunes que vous voulez ?

— Oui, des jeunes.

— Combien que vous payez ça, au marché ?

D’Apreval, qui l’ignorait, se tourna vers son amie :

— Combien donc payez-vous les volailles, ma chère, les jeunes volailles ?

Elle balbutia, les yeux pleins de larmes :

— Quatre francs et quatre francs cinquante.

La fermière la regarda de coin, étonnée, puis elle demanda :

— Est-elle malade, c’te dame, pisqu’all’ pleure ?

Il ne savait que répondre, et bégaya :

— Non… non… mais elle… elle a perdu sa montre en route, une belle montre, et ça lui a fait de la peine. Si quelqu’un la trouve, vous nous préviendrez.

La mère Bénédict ne répondit rien, jugeant ça louche.

Et soudain, elle prononça :

— V’là m’n’homme !


Elle seule l’avait vu entrer, car elle faisait face à la barrière.

D’Apreval eut un sursaut, Mme de Cadour faillit tomber en se tournant éperdument sur sa chaise.


Un homme était là, à dix pas, tirant une vache au bout d’une corde, courbé en deux, soufflant.

Il prononça, sans s’occuper des visiteurs :

— Maudit ! qué rosse !

Et il passa, allant vers l’étable où il disparut.

Les larmes de la vieille femme s’étaient taries brusquement, et elle demeurait effarée, sans paroles, sans pensée : — Son fils, c’était là son fils !

D’Apreval, que la même idée avait blessé, articula d’une voix troublée :

— C’est bien M. Bénédict ?

La fermière, méfiante, demanda :

— Qué qui vous a dit son nom ?

Il reprit :

— C’est le forgeron au coin de la grand-route.

Puis tous se turent, ayant les yeux fixés sur la porte de l’étable. Elle faisait une sorte de trou noir dans le mur du bâtiment. On ne voyait rien dedans mais on entendait des bruits vagues, des mouvements, des pas amortis par la paille semée à terre.

Il reparut sur le seuil, s’essuyant le front, et il revint vers la maison d’un grand pas lent qui le soulevait à chaque enjambée.

Il passa encore devant ces étrangers sans paraître les remarquer, et il dit à sa femme :

— Va me tirer une cruche d’cidre, j’ai sef.

Puis il entra dans sa demeure. La fermière s’en alla vers le cellier, laissant seuls les Parisiens.

Et Mme de Cadour, éperdue, bégaya :

— Allons-nous-en, Henry, allons-nous-en.

D’Apreval lui prit le bras, la souleva, et la soutenant de toute sa force, car il sentait bien qu’elle allait tomber, il l’entraîna, après avoir jeté cinq francs sur une des chaises.

Dès qu’ils eurent franchi la barrière, elle se mit à sangloter, toute secouée par la douleur et balbutiant :

— Oh ! oh ! voilà ce que vous en avez fait ?…

Il était fort pâle. Il répondit d’un ton sec :

— J’ai fait ce que j’ai pu. Sa ferme vaut quatre-vingt mille francs. C’est une dot que n’ont pas tous les enfants de bourgeois.

Et ils revinrent tout doucement, sans ajouter un mot. Elle pleurait toujours. Les larmes coulaient de ses yeux et roulaient sur ses joues, sans cesse.

Elles s’arrêtèrent enfin, et ils rentrèrent dans Fécamp.

M. de Cadour les attendait pour dîner. Il se mit à rire et cria, en les apercevant :

— Très bien, ma femme a attrapé une insolation. J’en suis ravi. Vraiment, je crois qu’elle perd la tête, depuis quelque temps !

Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre ; et comme le mari demandait, en se frottant les mains :

— Avez-vous fait une jolie promenade, au moins ?

D’Apreval répondit :

— Charmante, mon cher, tout à fait charmante.