Âme blanche/12

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La Renaissance du livre (p. 112-121).

XII


Je fus distraite de ces préoccupations, supérieures à mon âge, par un événement tout terrestre, survenu rue Marcq.

Un dimanche de l’hiver qui suivit, ma tante Josine descendit avec ces mots, de chez son père à la cuisine où nous venions, toutes quatre, de prendre notre premier déjeuner :

— C’est aujourd’hui que le fils de Staaf Holstein doit arriver de Courtrai ; le docteur se dispose à aller le prendre à la gare.

— Jésus-Christ ! s’écria Mme Veydt avec désespoir.

Et elle ajouta, s’adressant à la servante :

— Wantje, vous ferez le lit de la chambre d’étrangers ; venez, que je vous donne une paire de draps.

Restée seule avec ma tante Josine, je ne pus me retenir de demander si le petit Holstein allait demeurer toujours chez nous. Je le connaissais, pour l’avoir vu au dernier réveillon du docteur, où son père, veuf depuis peu, avait dû l’amener, faute de savoir à qui le confier, à Courtrai. Même, l’introduction de cet enfant dans notre maison, un pareil jour, avait été très mal prise par Mme Veydt ; cependant, il avait bien fallu faire contre mauvaise fortune bon cœur, et l’on m’avait appelée pour jouer avec lui, moi qui n’assistais jamais aux cérémonies de la St-Sylvestre.

Il se nommait Jacques, avait deux ans de plus que moi et me dépassait de toute la tête. C’était alors un gamin robuste et turbulent, assez mal élevé, qui, d’emblée, s’était déplu parmi les Veydt et ne s’était pas gêné pour le leur laisser voir. Très maladroit de ses mains, il avait tout de suite renversé son verre plein sur la nappe ; ce qui avait fait jeter les hauts cris à la famille entière…, et, quand le moment des congratulations était venu, n’avait jamais consenti à souhaiter la bonne année à personne, sinon à son père ; ce dont celui-ci se montra confus :

— Oh ! depuis que sa pauvre maman n’est plus là, il a bien changé ! répétait le brave homme ; et moi, concluait-il, je ne saurai jamais élever cet enfant : je suis trop faible.

Le petit, au nom de sa mère, s’était arrêté de manger et, comme il levait les yeux vers moi, je les avais vus gros de larmes.

Maintenant, par une douloureuse fatalité, le père de Jacques était mort, lui aussi, et, selon son dernier désir, c’était M. Veydt qui avait été. nommé tuteur de ce garçon. Ma tante Josine voulut bien m’expliquer qu’il allait demeurer rue Marcq quelques jours seulement, en attendant qu’on lui choisît un pensionnat pour y continuer ses études.


Jacques Holstein arriva vers les quatre heures, au moment du goûter : le bruit d’une voiture qui s’arrêtait devant notre porte ; un coup de sonnette ; la voix du docteur ordonnant à Wantje d’aider le cocher à monter le bagage du jeune voyageur à l’appartement qui lui était destiné ; celle de Mme Veydt recommandant qu’on fît en sorte de ne point égratigner les murs avec les angles de la malle… ; puis, le fils de Staaf Holstein vint nous retrouver à la cuisine.

Ma grand’mère s’occupait à couper, pour le goûter, des tartines de pain rassis extrêmement fines et singulièrement peu beurrées. Elle lui en offrit ; il refusa et refusa, de même, la tasse de café fumant qu’elle lui présentait.

Il avait encore beaucoup grandi, depuis si peu de mois que je ne l’avais vu, et on lui aurait donné quatorze ou quinze ans, bien qu’il en eût à peine douze. Il semblait triste, d’une profonde tristesse, malgré son visage rose et plein, malgré sa bonne grosse bouche enfantine et ses yeux clairs. Il avait ses cheveux châtains coupés en brosse et portait un costume de drap noir, d’une forme provinciale, avec un ruban de crêpe noué au bras gauche.

Ma tante lui demanda s’il avait fait un bon voyage ; à quoi il répondit sèchement que c’était un bien petit voyage, de Courtrai à Bruxelles, trois heures de chemin de fer, tout au plus, et qu’en effet le sien s’était accompli sans encombre.

Moi, je regardais le nouvel arrivant avec curiosité, mais sans me risquer à lui adresser la parole : la cohabitation avec la famille Veydt m’avait rendue timide jusqu’à la sauvagerie, et puis, je devinais chez Jacques Holstein une espèce d’hostilité, d’antipathie vague pour toute notre maison.

— Line, essayez donc de le distraire un peu, me dit Mme Veydt après le goûter et comme le petit demeurait immobile sur sa chaise, l’air maussade, indifférent à ce qui se passait autour de lui.

Au fond, j’étais bien heureuse de cette présence d’un enfant chez nous et je mourais d’envie de me lier avec ce garçon qui, lors de notre première rencontre, n’avait guère fait attention à moi pourtant :

— Voulez-vous jouer ? lui demandai-je enfin, réunissant tout mon courage, et en rougissant jusqu’aux cheveux.

Jacques m’examina longuement, d’abord, avec une sorte de surprise dédaigneuse, puis, avec de la condescendance et presque de la pitié :

— Jouer ! fit-il, en haussant les épaules, et à quel jeu savez-vous jouer, s’il vous plaît ?

Je rougis plus fort, devinant mon insuffisance dans les sortes de jeux qui devaient plaire à ce grand garçon et je gardai le silence jusqu’au moment où il me demanda :

— Y a-t-il un trapèze ici ?…

— Cet enfant perd la tête ! interrompit ma grand’mère, sans me laisser le temps de répondre que la maison ne contenait aucun objet de ce genre.

Et la vieille dame ajouta :

— Conduisez-le à la lingerie, ma fille : montrez-lui vos poupées. Et tâchez de ne rien salir, de ne rien abîmer là-haut, de vous amuser tous deux bien tranquillement.

En entendant cela, Jacques, oubliant son chagrin, était parti d’un grand éclat de rire — le plus franc, le plus limpide, le plus irrévérencieux des éclats de rire, — mais il m’avait prise par la main, et il m’entraînait vers la porte de la cuisine, en me demandant :

— Où est-elle, cette lingerie où l’on joue à la poupée ? Montrez-m’en, je vous prie, le chemin.

Dans l’escalier, que nous gravissions allègrement, je lui avouai tout le charme qu’avait pour moi cette chambre, le jour où Véronique y venait travailler. Jacques souriait, et il finit par me dire, d’une voix où la moquerie était fortement trempée d’émotion :

— Vous êtes une bonne petite fille vous, Évangéline, une petite âme toute blanche.

Mais, comme nous passions devant le cabinet du docteur et que je recommandais à mon compagnon de ne pas faire de bruit :

— Je le déteste ! gronda l’enfant, les poings tendus vers cette porte close, derrière laquelle mon grand-père sommeillait.

— Pourquoi ? fis-je, interloquée.

— Je ne saurais le dire au juste, mais il doit mériter qu’on le déteste, répondit Jacques Holstein.

— Oh ! murmurais-je, sans autrement protester.

Et, dans ma conscience d’honnête petite fille, un remords s’élevait de l’espèce d’indifférence où m’avait laissée ce sévère jugement porté sur le père de mon père.

— Je déteste la vieille dame aussi, poursuivit Jacques, et la vieille demoiselle, et la servante, et toute la maison.

— Non, non, ne dites pas cela, m’écriais-je enfin, bouleversée par la véhémence du nouvel arrivant, par la façon dont ce gamin à physionomie placide traitait mes parents.

— Oui, reprit-il, quand nous fûmes parvenus à la lingerie, oui, je les déteste. Mon pauvre papa, qui m’a donné M. Veydt pour tuteur, ne pouvait pas prévoir cela…, mais je vais être bien malheureux. On me mettra en pension, et, moi, voyez-vous, je m’échapperai, car jamais, jamais je ne pourrais tenir entre les quatre murs de ces prisons : je suis habitué au grand air ; à la campagne, dans la propriété de papa, je passais ma vie au bord de la Lys, parmi les champs et les prés, et j’étais libre !

Là, Jacques, que l’émotion suffoquait, s’interrompit ; et ce fut, durant un long moment, un balbutiement incompréhensible, des phrases sans suite, bégayées, des mots de regret pour son père mort, de véritables imprécations contre son tuteur, tout un discours exaspéré où son désespoir s’épanchait. Il finit par fondre en larmes. Puis, comme je lui serrais les mains, essayant de le consoler, de l’amener à la résignation recommandée aux affligés par mon catéchisme :

— Vous êtes trop petite, Évangéline, vous ne pouvez pas comprendre, murmura-t-il.

— Je me figurais, au contraire, que je le comprenais trop bien ; et, regardant six années en arrière, je me rappelais une fillette, presque bébé encore, et qui avait eu le même chagrin, les mêmes révoltes au moment où on l’introduisait dans cette glaciale maison.

— C’est triste d’être orphelin… dis-je.

Ses larmes redoublèrent et j’eus toutes les peines du monde à le calmer, à le décider à jeter un regard bienveillant sur une poupée qui était là, toute neuve, avec son petit trousseau, achetés, de mes économies, à l’intention de ma mère et que je devais porter à Uccle le jeudi suivant. Ce que je racontai à Jacques en lui disant l’état de la pauvre Mme Veydt jeune.

— Oh ! si j’étais plus grand et en possession de ma fortune, je la ferais sortir de son hospice, moi, votre maman, répétait-il, et nous saurions bien la soigner et la guérir, à nous deux !

L’échange de nos confidences avait fait de nous, immédiatement, une paire d’amis. Mais Jacques n’était pas organisé pour pouvoir tenir longtemps à la même place ; un besoin d’action le travaillait sans cesse, et, revenant à sa première idée :

— Donc, conclut-il, il n’y a pas de trapèze ici ?

Je lui expliquai que jamais ma grand’mère n’aurait admis chez elle un semblable engin.

— Ah ! s’écria-t-il, si seulement nous avions de bonnes cordes et un rouleau de store, j’aurais vite fait d’en organiser un dans son grenier, moi !

Cette idée d’un trapèze, dans le grenier de Mme Veydt, séduisit ce qui était resté en moi d’espièglerie frondeuse et, prenant Jacques par la main, je l’entraînai vers les combles, en disant :

— Allons voir si nous ne trouverons pas notre affaire là-haut.

Nous la trouvâmes si bien, qu’en peu de temps le trapèze était construit, les cordes, solidement fixées à une maîtresse-poutre, grâce à une échelle qui était là ; le rouleau de store attaché aux cordes par des nœuds coulants, nous nous balancions dessus à qui mieux mieux. Jacques allait même jusqu’à exécuter des tours de voltige qui me faisaient crier d’épouvante, puis, applaudir à sa bravoure.

Il était intrépide, sain et robuste ; son courage plaisait à ma faiblesse et, bientôt, de le sentir si sûr de lui, atténua mes alarmes ; je fus très confiante et je risquai, moi-même, d’assez périlleux exercices, rassurée par sa présence, par ces mots qu’il me répétait :

— N’ayez pas peur, Line ; je suis là.

Ce fut une heure délicieuse. Le grand chagrin de mon camarade semblait un peu engourdi : il lui arrivait de rire aux éclats comme je me figurais qu’il avait dû rire naguère, dans son beau pays du Furnes-Ambacht, et il était avec moi très complaisant, très patient, à la façon d’un grand frère, plein de sollicitude pour sa petite sœur.

Bientôt, il se mit à me parler de Robinson Crusoë : il avait lu et relu ce roman ; il était enthousiaste du héros de Daniel de Foë. Pour Jacques, vivre les aventures de Robinson, réalisait le rêve du bonheur suprême et il prétendit que nous jouions aux voyageurs échoués sur une île déserte. Il était Crusoë ; j’étais Vendredi. Le naufragé se construisait une hutte à l’aide de tous les matériaux découverts dans le grenier ; il se couvrait de peaux de fauves simulées par la fourrure d’une vieille descente de lit remisée là, depuis Dieu sait combien d’années ! Je parlais nègre et mon maître déplorait qu’il n’y eût pas, dans la maison la moindre bête domestique pour jouer le rôle du chat ou du perroquet de Robinson Crusoë.

Le crépuscule tombant me rappela à la réalité des choses : on approchait de l’heure du souper et il allait être temps de redescendre. Avant cela, je décidai Jacques à ranger de notre mieux le grenier, à ramener le trapèze vers les hautes solives et à l’y assujettir, afin qu’on ne pût pas trop facilement l’apercevoir. Et quand nous fûmes revenus à la lingerie où nous devions nous laver les mains :

— Vous ne bouderez plus ce soir, n’est-ce pas ? dis-je à Jacques.

— Je vous le promets, ma petite Lina, me répondit-il, en m’embrassant.