Âme blanche/13

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La Renaissance du livre (p. 122-130).

XIII


Durant la quinzaine que Jacques Holstein passa chez nous, ma vie se trouva bien transformée. J’étais à l’âge où l’on subit facilement les influences étrangères et il en eut une décisive sur moi. Il n’était ni un mystique, ni un rêveur, lui, mais un simple et franc petit garçon qui, immédiatement, se prit à m’aimer de tout son cœur. Il avait l’indépendance de caractère, le sens droit, l’âme fraîche des êtres sains, élevés librement en pleine nature. Une espèce d’instinct suppléait chez lui à l’observation et à l’expérience. Il peignait les personnes d’un mot, et il les avait jugées d’un coup d’œil. Son instruction était assez négligée et, au point de vue de la science, il était fort arriéré pour son âge ; ses parents s’étaient préoccupés surtout de lui donner une éducation virile et hygiénique ; il avait gagné à ce système une santé de fer et une singulière aptitude à tous les exercices violents. Mme Veydt qui, d’emblée, témoigna à Jacques une profonde antipathie, l’appelait : « le Sauvage », et il y avait certainement en lui de la bravoure, de la spontanéité, de la candeur et, aussi, de la finesse des peuples enfants ; cela tenait plus à sa nature essentielle qu’à son âge. La douceur obtenait tout de lui et il était, pour ceux qui l’avaient compris, l’ami le plus sûr, le plus absolument dévoué, le plus enthousiaste. Quand il n’aimait pas, c’était souvent sans raison positive, sans aucun motif qu’il eût pu définir, il disait : « Je n’aime pas telle personne parce que je ne l’aime pas, parce que je ne pourrais pas l’aimer, je le sens. »

Et ce « je le sens » était sans réplique. Il employait fréquemment cette expression et, vraiment, avait raison de s’en servir car Jacques agissait surtout par sentiment ; c’était un intuitif et un sensitif. En cela, nos deux natures se rapprochaient, avaient des affinités extraordinaires et c’est, probablement, ce qui fit notre affection si soudaine, notre union si étroite.

Avec un camarade passionné pour la gymnastique, la course, le golf, le jeu de barres, j’eus vite fait d’envoyer loin de moi les imaginations romanesques et l’espèce de mysticisme qui me possédaient au moment de l’arrivée de celui-ci rue Marcq.

Très désœuvré chez nous, où ses moindres mouvements étaient interrompus par les exclamations désapprobatrices des trois femmes, il avait demandé et obtenu de me conduire à mon couvent le matin ; de venir m’y reprendre, le soir, et nous faisions ainsi ensemble deux charmantes promenades quotidiennes, de la rue Marcq à la rue du Marais et vice-versa. Le docteur ne se hâtait point de choisir un collège à son nouveau pupille et la vie de celui-ci était si insupportable chez les Veydt qu’il me disait parfois :

— Le croiriez-vous, Lina, sans ces quelques minutes que nous passons ensemble chaque jour, je souhaiterais presque d’entrer au plus vite en pension, malgré mon horreur pour ces sortes d’établissements ?

À la maison, il demeurait froid, maussade, hostile, prêt à la révolte au moindre mot, et ma grand’mère composait avec lui pour éviter les scènes.

Cette antipathie décidée qu’il manifestait aux Veydt mettait une petite gène entre nous. Il se défendait de me montrer trop ouvertement ses dispositions à leur égard et elles éclataient malgré lui dans tous ses actes, dans ses moindres paroles :

— Oh ! quand je serai grand, quand je serai grand je saurai bien vous faire sortir d’ici, Lina, répétait-il, et nous irons demeurer ensemble, dans mon pays, à Nederbraekelen ; j’y achèterai une ferme avec beaucoup de bestiaux, beaucoup de champs, de prés, de bois, et nous y vivrons heureux.

C’était son idéal, son rêve d’avenir et, si son père avait vécu, je crois qu’on lui eût permis de le réaliser. Même, après la mort de ce dernier, le subrogé tuteur de Jacques, un oncle maternel qu’il aimait beaucoup, n’eût pas été éloigné d’en faire tout simplement un agriculteur puisque telle semblait être sa vocation ; mais le conseil de famille, entraîné par M. Veydt, s’était élevé tout entier contre cette prétention. On avait donc vendu le domaine de Staaf Holstein, sous prétexte que continuer cette exploitation agricole dont le maître avait disparu était impossible ; et le subrogé tuteur avait eu beau faire remarquer le désavantage de cette vente brusque d’établissements en plein rapport, le docteur y avait tenu la main et l’on avait réalisé toutes les propriétés. C’était le plus sérieux grief que son pupille articulât contre lui :

— L’argent, l’argent, je m’en moque ! s’exclamait Jacques, parfois. Qu’il gère mon argent à sa guise, ce n’est pas moi qui lui chercherai jamais chicane pour cela…, mais, m’enlever à mon cher pays pour me mettre en pension !…

À ce mot « d’argent », je rougissais, malgré moi, blessée à l’idée que la fortune de Jacques était à la disposition de mon grand-père et de ce que celui-ci eût tant insisté pour liquider cet héritage, alors que lui-même devait avoir, durant des années, la haute main sur un capital si considérable. Je me rappelais qu’il en avait été à peu près de même pour notre fortune, à ma mère et à moi, et, d’une parole de M. Lorentz disant un jour, à propos d’un petit lopin de terre que nous possédions à Vichte-Sainte-Marie, en Flandre, disant au docteur, sur le pas de la porte, au moment de le quitter, après une conversation où nos intérêts avaient été débattus entre eux :

— Pour le bien de ma sœur et de la petite, gardons-leur cette parcelle de champs, cette ferme des Tilleuls, à Vichte ; cela ne rapporte guère, je le sais. Mais c’est sûr, et je ne suis pas follement épris du papier, moi, je vous l’avoue. Les si brillantes opérations de Bourse dont vous me parliez tantôt me font peur.

Cela avait été formulé très discrètement, presque timidement, par un homme qui professait à l’égard de M. Veydt la vénération générale ; mais, j’en avais conclu qu’il pouvait n’être pas mauvais d’avoir un coin de terre en Flandre plutôt que beaucoup d’argent en papier, dans son tiroir. Sans bien définir mon sentiment, qui restait enfantin, cette rage de transformer la propriété foncière en valeurs de banque me paraissait un peu excessive.

Jacques, lui, ne s’arrêtait point à ces considérations-là : il avait la nostalgie de ses plaines flamandes, et il en voulait surtout au docteur de l’avoir éloigné d’elles. Cependant, la façon dont il jugeait son tuteur me faisait voir ce dernier sous un jour nouveau et, peu à peu, l’aveugle respect que Mme et Mlle Veydt m’avaient inculqué à l’endroit de celui-ci diminuait, s’éclairait d’une lueur fugitive grâce à quoi il m’apparaissait moins divin que je ne m’étais habituée à le croire :

— Toute sa supériorité, c’est d’être pourvu d’abondants cheveux, d’un blanc admirable, et d’une barbe de patriarche, déclara Jacques, un jour.

Et, comme j’essayais de me figurer la tête de mon grand-père privée de sa chevelure et, ce que deviendrait son visage sans la barbe neigeuse dont il était orné, j’eus un mouvement de recul devant le peu que cette double amputation pourrait laisser de sa beauté vénérable.


Quand Jacques nous eut quittés pour le pensionnat auquel on s’était enfin arrêté, la maison me parut désespérément vide. L’hiver s’achevait en dégels boueux, en pluies lentes et glaciales. J’allais à mon couvent sans entrain, j’en revenais sans joie et je souffrais de l’absence de ce garçon, avec qui j’étais liée depuis deux semaines seulement, comme de celle d’un ami, d’un frère que j’eusse toujours connu, avec qui j’eusse été élevée.

Son pensionnat était situé dans le haut de la ville, vers le Bois de la Cambre. C’était une de ces institutions qui se chargent de conduire les jeunes gens aux écoles officielles choisies par leur famille : Jacques Holstein, comme beaucoup d’autres pensionnaires, suivait les cours de l’athénée. On pouvait aller lui rendre visite le premier dimanche de chaque mois et les règlements autorisaient les élèves à passer un autre dimanche chez leurs parents ou correspondants. Mais les Veydt profitèrent peu de cette double tolérance : Jacques ne vint pas chez nous deux fois durant une année pleine et je me souviens de lui avoir fait une seule visite durant tout le temps qu’il resta chez MM. Pluvinage frères. Mon grand-père m’y avait conduite ; les maîtres lui firent grand accueil et Jacques fut si content de me revoir qu’il oublia de saluer son tuteur :

— Oh ! ma chère Lineke, me dit-il, en me sautant au cou, quel bonheur, quel bonheur !

Je répétai :

— Quel bonheur !

Et nous nous serrions l’un contre l’autre, souriant, les yeux pleins de larmes, tandis que M. Pluvinage, l’aîné, se plaignait à M. Veydt du peu d’application de son élève, de l’ardeur de celui-ci pour le jeu, de sa paresse à l’étude.

Je compris que, seuls, le mécontentement des directeurs et, peut-être, leur appel, avaient provoqué notre visite et, comme je voyais le beau front de M. Veydt se charger de nuages et ses yeux limpides s’obscurcir :

— Grand-père, m’écriais-je, voulant arrêter la réprimande que je sentais venir et dont je devinais l’effet sur Jacques, grand-père, ne le grondez pas ! Il ne le fera plus…

Mais l’enfant m’avait mis sa main devant la bouche et il répliquait vivement :

— Ne vous engagez pas en mon nom, ma chère, car je recommencerai, aussi vrai que je me moque d’eux tous !

— Oh ! firent, sur des modes différemment scandalisés, le directeur et M. Veydt.

Et ce dernier entreprit de catéchiser son petit-neveu, en lui parlant de l’obligation qu’a tout être créé de travailler pour mériter le bienfait de la vie. Il parla du droit naturel et de l’industrie des fourmis ; des mineurs du Borinage et de la sagesse laborieuse des castors. Le directeur écoutait avec béatitude ; Jacques paraissait distrait. Cependant, il finit par répondre :

— Messieurs, essayez de faire de moi un agriculteur, et vous verrez si le travail me rebute !

— Nous y penserons, nous y penserons, murmura le vieillard, à qui M. Pluvinage était en train de démontrer que si, vraiment, Jacques Holstein était attaché à cette idée de s’occuper de la culture des champs, il y aurait peut-être quelque sagesse à le libérer du grec et du latin, en essayant de l’école de Gembloux.


— Lina, ma petite âme blanche, je m’enfuirai d’ici, je trouverai moyen de m’enfuir, me disait Jacques, au comble de l’exaltation.

Ces messieurs, nous laissant à nos épanchements puérils, s’entretenaient de sujets assurément inaccessibles à nos faibles intelligences. Mais, comme j’allais quitter le pensionnat en compagnie de mon grand-père, ma fine ouïe de gamine perçut cette phrase murmurée à l’oreille de M. Veydt par le directeur qui semblait craindre l’importunité de sa demande :

— Et, pour le trimestre échu, Monsieur, comment vous plairait-il de le solder ?

— Ah ! vraiment, il a y un trimestre échu ?

— Mais…, mais, je croyais vous en avoir instruit par un mot, dernièrement reprit M. Pluvinage, très gêné.

— Il suffit, Monsieur, repartait déjà mon aïeul, de sa voix magnifique et imposante, le nécessaire sera fait.

Et, à ce moment, ce n’est certes pas lui qu’on eût pu croire en faute.