Âme blanche/14

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La Renaissance du livre (p. 131-142).

XIV


— Line, ma chère petite, n’ayez pas peur…, ne craignez rien. J’ai quitté tantôt le pensionnat de ces messieurs Pluvinage…, et me voici.

C’est Jacques qui m’aborde dans la rue du Marais, en coup de vent, tandis que je me rends à mon école, un matin ; et je m’arrête, saisie de la rencontre, de ce qu’il a osé faire, épouvantée des conséquences que cela va avoir pour lui :

— Vous avez quitté ces messieurs Pluvinage ?

— Oui, ma chère, oui, et pour jamais.

— Allons donc ! Mais grand-père va vous renvoyer chez eux… vous y faire retourner de force.

— Je l’en défie bien.

— Il est votre tuteur ; il en a le droit…

— Aussi, vais-je le mettre dans l’impossibilité d’exercer ce droit.

J’ouvre de grands yeux, tremblante, bouleversée par l’assurance de ce garçon. Et il m’explique qu’il veut partir, quitter Bruxelles, absolument, que son plan est fait et que, sans son désir de me dire adieu, on ne l’aurait pas vu dans le quartier ce jour-là.

— Voici : ce matin, pendant le déjeuner des élèves, j’ai profité de l’absence fortuite du surveillant, d’une porte laissée ouverte par inadvertance et je me suis échappé ; je prends aussitôt mes jambes à mon cou. Or, vous le savez, Line, pour l’agilité, on ne me dépasse pas facilement : j’ai couru jusqu’ici sans reprendre haleine. Je ne voulais pas vous manquer. Je vous ai vue, tout est bien. Maintenant, je vais m’embarquer au canal sur le premier bateau en partance pour Anvers ou la Hollande — par le chemin de fer, on suivrait ma trace trop facilement — et, parvenu à bon port, mon intention est de m’engager comme mousse sur quelque grand transatlantique qui me mènera bien loin : je veux voir du pays. Le Canada et ses plaines en friches m’attirent. Je veux surtout échapper au pensionnat !

Il était très résolu, semblait heureux de sa liberté reconquise et parlait de sa fuite, de son engagement probable en qualité de mousse, de son expédition lointaine comme de choses toutes simples et naturelles, mais s’exaltait à l’idée de la nouvelle vie qu’il espérait. Il finit par me demander si je ne voulais pas en être.

— Moi…, moi ? fis-je.

— Vous, certainement, Line. Nous partirions ensemble. Ce serait joliment gai !

Le rouge m’était sauté au front à l’idée d’une telle incartade, et un petit tremblement nerveux agitait mes membres sans que je susse bien si c’était l’effroi ou la tentation de céder qui me faisait trembler ainsi. Mais, le pouvais-je ?… Et ma mère…, la pauvre innocente qui commençait à me connaître si bien, à aimer ma présence… pouvais-je l’abandonner ?

Mon hésitation fut de courte durée : comme Jacques insistait, je dis, revenue à la raison :

— Tout ce que je puis faire, c’est ce vous accompagner un bout de chemin.

Il me serra contre son cœur, d’un mouvement, ravi, et, prenant notre élan, nous nous mîmes à courir de toutes nos forces pour regagner le temps perdu durant notre discussion.

Au bord de l’eau, nous nous arrêtâmes un instant, irrésolus quant au chemin à prendre : était-ce du côté des quais ou de l’Allée-Verte que Jacques découvrirait le bateau à bord duquel il désirait monter ? Les beaux arbres de la Promenade nous attiraient…, et, bientôt, nous nous glissions sous leur ombrage. On était à la fin de mai ; les tilleuls commençaient à fleurir et toute l’allée était parfumée d’une délicate odeur de thé. Parfois, une petite grappe jaune tendre tombait de haut, à nos pieds, et mon camarade me disait :

— Ramassez-la, Line. Au moment de nous séparer, vous me donnerez ces fleurs de tilleul et je les mettrai dans ma poche. On ne sait pas ce qui peut arriver quand on entreprend un voyage au long cours.

Je les ramassai, très docile ; et nous avions une émotion délicieuse, une angoisse pleine de charme, à l’idée de tout ce qui pourrait arriver à Jacques et que nous ne savions pas. Ce danger plein de mystère dont il était menacé satisfaisait cet amour des aventures qui nous domine tous dans l’enfance et dont mon ami et moi nous étions absolument possédés. Derrière nous, vers la ville, les quais grouillants de monde avaient une agitation de fourmilière ; des trains, venus de la gare de l’Est, traversaient le Pont du Rivage, avec un gros bruit de ferraille.

Devant nous, c’était Laeken ; de l’autre coté, sur la rive gauche, un coin de Molenbeek était charmant avec ses prairies humides et vertes où de grandes vaches rousses paissaient ; à notre gauche, le canal de Willebroeck traînait, entre des berges gazonnées, piquées de renoncules tout en or, son eau lourde où glissaient les tjalks de Hollande aux massives ailes de bois ; les bacs carolorégiens ; les fins voiliers chargés d’arbres de Norvège écorcés et blancs ; les bateaux à vapeur reliant Bruxelles à Gand, Ostende, Anvers, La Haye… ; enfin, les barques à moules venues de Zélande, les longs chalands de Flandre remplis de briques, de foin, de chaumes, si profondément enfoncés dans l’eau qu’ils semblaient submergés jusqu’au bord de la carène, leur chargement surnageant seul. Les uns venaient vers le port ; les autres se dirigeaient vers Vilvorde. Ces derniers nous intéressaient exclusivement. Dès que nous en apercevions un arrivant lentement, nous nous postions debout sur la berge et nous attendions qu’il fût tout près pour décider si nous le choisirions. Plusieurs passèrent ainsi sans nous tenter : ils étaient, à notre avis, ou trop petits ou trop grands…, ou bien c’étaient les bateliers qui ne nous séduisaient guère. Enfin, nous en vîmes venir un, plus rapide et moins épais que les autres, avec un petit drapeau tricolore flottant au haut de sa vergue d’artimon. Il était chargé de foin, et une femme coiffée d’un bonnet de dentelles se tenait au gouvernail ; un homme barbu, en vareuse de laine écarlate, fumait sa pipe à l’arrière. Et quand ce bateau se fut approché, je pus lire son nom écrit en grandes lettres blanches à l’avant : Reyn bloem [1].

Reyn bloem ; vous avez lu Reyn bloem ? s’écria Jacques.

Et il ajouta, ayant à son tour, parfaitement déchiffré le nom du chaland :

Reyn bloem ; c’est le bateau de Flup !

Une grande agitation s’était emparée de mon ami, et il allait et venait nerveusement sous les tilleuls. Enfin, il lança en l’air et rattrapa au vol sa casquette, ce qui, chez lui, était l’indice de la joie la plus vive, puis il me dit : — Quelle chance, Line ; c’est bien la Reyn bloem, c’est Flup. Je vais monter sur ce bateau.

Ses gestes véhéments et ses cris d’appel finirent par attirer l’attention des bateliers du chaland et ceux-ci parurent reconnaître Jacques comme Jacques les reconnaissait :

— Mes amis, mes amis, abordez, répétait le petit garçon, de sa voix la plus sonore.

Des rires et de flatteuses exclamations lui répondaient bientôt du bord. La femme fit virer le gouvernail ; l’homme jeta des amarres et, prestement, tous deux furent à terre, rieurs, serrant les mains de Jacques :

— C’est Stanceke, ma nourrice et son mari, expliquait le jeune Holstein. Un bienfait du destin, Line, cette rencontre ; je vais les accompagner.

Et Stanceke de répondre, en serrant son nourrisson sur son cœur, tandis que les ailes vastes de son bonnet flamand caressait les joues de celui-ci :

— Vous voulez nous accompagner, mon agneau, à votre aise ; venez donc, montez sur la Reyn bloem, et cette gentille petite demoiselle aussi. Nous retournons chez nous avec ce foin, et votre chère présence à tous deux nous fera un bien meilleur voyage.

Mais Flup, le mari, ne trouvait pas l’aventure si simple. Il voulut savoir comment nous nous trouvions ainsi tout seuls, au bord de l’eau : — Monsieur Jacques, interrogea-t-il, je vous croyais en pension et à la garde d’un tuteur ?

— Oui, oui, mon brave, certainement, fit l’émule de Robinson en se grattant l’oreille ; mais voici : j’ai quitté pour toujours la pension, je ne veux plus entendre parler de mon tuteur et je prétends voyager, voir du pays.

— Hélas ! nous n’allons pas au delà de la Lys et de Tronchiennes ! se lamentait déjà la naïve Stanceke.

Cependant, Flup ne disait mot et ses sourcils en épis de seigle se fronçaient sous son front tanné, recuit, où s’amoncelaient les nuages. Il prit sa femme à part et je vis bien qu’il lui faisait observer l’impossibilité d’embarquer ainsi un enfant mineur sans l’assentiment de sa famille. Le résultat de ce conciliabule fut que Stanceke marqua de l’humeur à son époux, tandis que ce dernier, inébranlable, proposait à Jacques une visite au docteur Veydt afin d’obtenir son consentement à une petite excursion de ce jeune homme sur la Reyn bloem, suivie d’un séjour à Tronchiennes, dans la ferme de Flup, que leurs enfants gouvernaient seuls à l’heure actuelle.

Jacques faisait la moue ; il prit sa nourrice à témoin de ce qu’une telle démarche serait vexatoire et inutile ; mais, comme Flup ne cédait point, il fallut bien en passer par où il voulait. Et nous gagnâmes tous le bateau, où le patron de la Reyn bloem, descendu dans sa cabine, allait faire un bout de toilette.

Ce bateau… oh ! ce bateau, qu’il était joli, propre, ingénieusement aménagé ! je parle, naturellement, de l’intérieur, de ce qui était sous le pont, car, pour celui-ci, on n’y voyait, à la vérité, que du foin, rien que du foin…, une couche embaumée, haute de plus de deux mètres.

Un petit escalier raide, que nous descendons… Et voici la chambre à coucher de Stanceke et de Flup ; voici la cuisine où un poêle est allumé sur lequel diverses casseroles chauffent, exhalant des odeurs fortes de nourritures. Des meubles minuscules, que je trouve ravissants, sont rangés en un ordre parfait dans ces deux pièces dont les écoutilles sont ouvertes ; sur le châssis d’un hublot, dans la cuisine, à côté d’un pot de géranium rouge somptueusement fleuri, un gros chat tigré dort en toute quiétude. Le délicieux intérieur…, et comme je voudrais y pouvoir demeurer !

Ce fut toujours mon rêve, de vivre sur l’eau, justement en une embarcation comme celle-ci, qui eût marché sans grande vitesse, au gré du courant et, depuis un jour où Véronique m’avait menée en promenade à l’Allée Verte, du côté du canal, il me semblait qu’il n’y eut aucun bonheur comparable à celui des bateliers. L’eau noire et lisse était sillonnée de bateaux sur lesquels des hommes en tricot rouge, des femmes en camisole lilas se tenaient debout, immobiles, paisibles et silencieux. J’aurais voulu être à leur place, et vivre ainsi, dans cette immobilité, ce silence, cette paix, entre le ciel et l’eau. Je les regardais passer en souhaitant de les suivre, de les accompagner, de m’en aller avec eux, loin, loin, vers des contrées inconnues dont je n’aurais jamais aperçu le rivage…, et d’avancer ainsi sans bruit, sans effort apparent, sans mouvement sensible, au fil de quelque onde chimérique,

Toute l’existence des mariniers se résumait pour moi, alors, en cette image d’une absolue sérénité dans l’inaction, la contemplation et le mutisme. Ne les connaissant que pour les avoir observés à distance, mes pieds sur la berge, tandis qu’eux-mêmes voguaient sur le canal fluide, je n’aurais pu me figurer ces gens-là parlant, agissant, marchant comme je le faisais moi-même ; ils me représentaient plutôt des personnages de kaléidoscope, donnant l’illusion précise de la vie, mais avec ses formes et ses couleurs seulement, à l’exclusion de tout ce qui dénonce la vie par des actes, des gestes ou des sons. Ils réalisaient à mes yeux l’idéal de la félicité, non, de l’allégresse : celle-ci suppose de l’expansion, de la gaîté vibrante, du plaisir éclatant, et c’est tout le contraire, c’est de la jouissance discrète et profonde que devaient ressentir, je me l’imaginais, les bateliers dans leur nef lente.

Cette impression d’enfance m’est restée au cœur, avec la nostalgie de l’eau, de l’élément limpide et mystérieux qui vous mènera non pas exactement où vous voulez aller…, mais où vous ne savez pas bien, en y rêvant pourtant !

Et voilà que j’étais, enfin, sur une de ces embarcations tant contemplées naguère, par mes yeux ravis, tant convoitées, si ardemment observées dans leurs dispositions spéciales et le détail de leur arrangement extérieur. Et j’y avais pénétré, j’y marchais, j’en touchais du doigt les aîtres, j’en voyais de près les propriétaires… Et tout cela, aîtres et gens, dépassait mon rêve en singularité, en originalité, en charme imprévu et bizarre :

Quelle petite fille n’aurait été séduite par l’ordonnance intérieure de la Reyn bloem, par son mobilier reluisant, aux dimensions réduites, par sa batterie de cuisine lilliputienne, par ses hublots étroits, ornés de rideaux enrubannés, semblables à ceux garnissant les fenêtres des salons de poupées, mis en montre à la vitrine des bazars ! C’était comme si je fusse entrée dans un joujou, dans une de ces merveilleuses maisons des contes bleus, où rien ne manque de ce qui est essentiel à la vie pratique, où se trouvent tous les objets nécessaires à l’existence d’un ménage, mais strictement proportionné à la taille de l’enfance par la main de fées prévoyantes. Je me sentis là immédiatement à l’aise, et je courais d’une chambre à l’autre comme chez moi, comme si je me fusse enfin trouvée dans le logis adéquat à ma personne et à mes goûts.

Pourtant, l’idée d’y rester, de consentir à suivre Jacques dans ses projets de révolte et d’exode ne m’arrêta pas un instant. Et comme Flup, vêtu de ses habits du dimanche, tout à fait singulier dans une vareuse de laine pourpre, se disposait à franchir la passerelle afin de gagner la berge et, de là, la ville et la rue Marcq, pour sa démarche auprès de mon grand-père :

— Monsieur, dis-je bravement, je vais vous accompagner ; je n’irai pas à l’école ce matin. Je retourne à la maison.

— Oh ! Lina, Lina ! protestait le jeune Holstein, c’est ainsi que vous m’abandonnez ! Vous n’avez donc aucune affection pour moi |

Notre séparation lui faisait plus de chagrin qu’il ne voulait le montrer et, moi-même, j’avais l’âme bien triste à la perspective de ne plus le voir de longtemps, car il était toute la joie de ma sévère enfance et je devais garder de la Reyn bloem un souvenir enchanté. Mais avais-je Je droit d’être encore une enfant et de me laisser dominer par des tentations puériles ?

— Vous savez bien que je me dois à ma mère, répliquais-je simplement.

Et il comprit. Sans insister davantage, il me serra dans ses bras, gagna la cabine à destination culinaire, et je vis, par le hublot, son mouchoir blanc qu’il agitait au-dessus de la splendeur épanouie des géraniums.

Nous étions déjà dans l’Allée-Verte, Flup et moi.

Le marinier marchait deux pas en arrière de moi, par déférence : il était grave, rouge et pensif, pénétré de la solennité du rôle dont il se trouvait, soudain, investi et, visiblement, fort embarrassé de son personnage.

  1. Reyn bloem : Fleur pure.