Âme blanche/15

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La Renaissance du livre (p. 143-152).


XV


La promenade de l’Allée-Verte à la rue Marcq s’accomplit d’un pas marin, balancé comme un roulis : j’imitais Flup, dont la marche sur la terre ferme, faisait penser à l’allure lourde et un peu pataude des animaux amphibies qui ont les pieds palmés. Il ne parlait guère et semblait extrêmement soucieux de la réception qui l’attendait chez mon grand-père. Comme nous parvenions en vue de la demeure de celui-ci, l’arrêt brusque d’une vigilante devant le seuil me frappa ; trois hommes vêtus de noir, à tournure policière, en sortirent bientôt ; l’un d’eux sonna, et, je ne sais pourquoi, leur entrée dans la maison, quand Wantje les eut introduits, me troubla profondément.

Nous marchions sur leurs pas Mlle Josine, accourue au coup de sonnette, n’aperçut d’abord que ces trois étrangers, et je la vis pâlir, tandis qu’elle disait, en les introduisant dans le salon d’apparat, dont les volets étaient fermés :

M. le docteur Veydt, mon père, est occupé pour le moment.

— Ma tante, ma tante, écoutez-nous, l’interrompis-je aussitôt, en entraînant Flup vers ce même salon plein d’ombre, d’où je croyais que les hommes noirs allaient se retirer.

Mais il n’en fut rien, et je demeurai stupéfaite d’entendre l’un d’eux faire cette réponse à la vieille fille :

— Il n’importe, Madame. La présence de M. Veydt ici n’est pas indispensable à la pénible mission que nous avons à remplir et dont je vous révélerai le caractère particulièrement délicat quand nous serons seuls. Veuillez, toutefois, faire ouvrir les contrevents qui masquent les fenêtres de cette chambre.

Plus pâles, beaucoup plus pâles que je ne les avais jamais vues, devinrent les joues de ma tante, pendant qu’elle ordonnait à la bonne d’agir selon le vœu de ces messieurs, et d’ouvrir tout de suite les volets. Cependant, elle avait remarqué l’homme qui m’accompagnait ; et, très digne, très maîtresse d’elle-même en dépit d’une émotion que décelait tout son aspect physique :

— Permettez, en ce cas, Messieurs, que je termine d’abord avec ma nièce.

Et elle ajouta, les lèvres frémissantes, ses yeux inquiets tournés vers moi :

— Qu’est-ce encore, dites-moi, Line ?

Dans un discours haletant, bref et confus, Flup et moi nous le lui dîmes. Les sombres visiteurs, discrètement, regardaient par la fenêtre, maintenant transparente, d’un air détaché.

Ma tante finit par comprendre nos explications et, chose singulière, le récit de la fugue de Jacques, au lieu de la fâcher, la laissa distraite, indifférente.

Quand nous en vînmes à lui exprimer le désir de ce jeune homme, ses idées de voyage en bateau, de séjour à la campagne, une espèce de satisfaction, une visible impression de soulagement passa sur ses traits maigres et décomposés. Elle s’empressa d’acquiescer à la demande de Flup, elle dit :

— Je prends tout sur moi ; j’autorise le pupille de mon père à partir avec vous, M. Flup ; j’ai la procuration du docteur Veydt.

Comme le patron de la Reyn bloem, dans son langage rustaud, mais prudent, réclamait « un petit mot décrit, pour sa décharge morale » elle lui rédigea immédiatement, sur un coin de table, un billet autorisant, au nom de M. Veydt dont elle avait les pleins pouvoirs, Jacques Holstein à naviguer sur la Reyn bloem en compagnie des époux Flup.

Je tombais des nues ; cette indulgence conciliante, cette bienveillance presque débonnaire, cette usurpation autorisée des droits et prérogatives du docteur cadraient si peu avec les habitudes de Mlle Josine ! Flup, assez surpris lui-même de l’excessive aisance de son ambassade, serrait le précieux papier dans sa bourse, saluait tout le monde et se retirait, de son pas traînard et cadencé.

Il était parti et la porte de la maison se refermait sur sa vareuse écarlate avant que je fusse revenue de mon étonnement.

Ma tante, beaucoup plus préoccupée qu’elle n’eût voulu le paraître, mais, d’un objet sans rapport avec l’entrée ou la sortie du marinier, avait dirigé vers le groupe des hommes noirs un regard que j’avais surpris et qui était plein d’épouvante ; ses mains, agitées, s’attachaient fébrilement au dossier d’une chaise et, dans le mouvement de ses lèvres muettes, se lisait une angoisse qui me fit tressaillir. Elle devait avoir oublié ma présence, ne songeait évidemment plus à moi et, comme celui des trois intrus qui semblait le plus important revenait auprès d’elle, déclinant ses noms et qualités :

— Maître Préherbu, huissier près la Cour d’appel…

— Ah ! fit-elle, d’une voix défaillante.

— Je viens, Madame, avec mes deux témoins, poursuivait l’homme, afin de procéder à la…

— Je sais, l’interrompit-elle, avec une hâte extraordinaire, et comme si elle eût craint que le mot, le mot terrible, le mot humiliant ne fût prononcé. Puis, elle ajouta, redevenue, du moins en apparence, calme, froide, résignée :

— Faites, Messieurs.

Comment en arrivais-je, avec mon faible jugement de fillette ignorante de la vie, comment en arrivais-je à comprendre la sorte d’exercice auquel se livrèrent, chez nous, les trois individus à tournure policière ? Comment en vins-je à savoir que c’était là ce qu’on nomme, en termes judiciaires, une « saisie-gagerie »…, comment pût-il se faire que je me rendisse aussitôt un compte exact de la situation et que je susse si nettement ce qui l’avait provoquée, ce qui l’avait rendue fatale, inévitable, enfin, ce qui la rendait aujourd’hui irrémissible ?

C’était, soudain, comme si, depuis longtemps, j’eusse pénétré ce qui se passait de désastreux entre les murs — pourtant si discrets ! — de cette maison ; comme si j’eusse lu, sous les nuages de leur front, la pensée de ceux qui l’habitaient avec moi et qui, eux, savaient la vérité. Mille indices frappants de ruine, de désordre et d’erreur s’accumulant au sein de cet intérieur, d’apparence si honorable et si correcte, me revinrent à l’esprit : la parole déçue et un peu vexée du professeur Oppelt à qui, c’était certain, on ne payait pas régulièrement la pension de ma pauvre mère ; l’allusion timide de M. Pluvinage, l’aîné, aux trimestres échus de Jacques Holstein ; l’avarice devenue sordide de ma grand’mère ; l’angoisse croissante de Mlle Josine devant les demandes d’argent pressantes et réitérées de son père…, enfin, des rentrées nocturnes de celui-ci, titubantes et bruyantes, qui réveillaient tout le monde, qui faisaient se lever ma tante de son lit, précipitamment, et répondre d’avance à la question muette de mes yeux ouverts et consternés :

— Ce n’est rien, Line, un malaise du docteur ; j’y vais ; rendormez-vous.

Maintenant, hélas : il n’était plus de feinte possible ; tous les pieux mensonges de cette fille à l’amour filial passionné devenaient superflus : je savais. Mon grand-père, par des dépenses plus ou moins avouables, mais exagérées, par une vie extérieure restée pour nous pleine de mystère, mais que je devinais peu orthodoxe, nous avait ruinés tous, en se ruinant lui-même ; et l’on allait vendre jusqu’à ses meubles pour l’apuration de ses dettes.

— Ma tante, qu’allons-nous devenir ? m’écriais-je, tout d’un coup, devenue très lâche devant la brusque appréhension d’une réalité si effrayante.

Les recors, occupés au dénombrement de notre mobilier en détaillaient les différents articles à haute voix, dans la salle à manger ; l’armoire aux porcelaines de Delft et aux argenteries Henri II, béante, laissait voir le vide lamentable de ses rayons soigneusement recouverts d’un papier brun où le poids des objets avait imprimé leur forme ; il y avait en déroute, par terre, des piles d’assiettes et des piles de linge damassé,

Et je pus mesurer l’étendue du découragement, de l’absolue et profonde désespérance de Mlle Veydt, quand elle, l’énergique et la vaillante, elle répondit à ma question, tout bas, l’œil égaré, en me serrant la main :

— Je ne sais pas, Line, ce que nous allons devenir.

Ce fut son seul moment de défaillance.


On gagnait le vestibule, pour la continuation de l’inventaire, à l’étage. Ma tante dit, soudain, en s’arrêtant devant l’escalier :

— Veuillez m’attendre ici, Messieurs. Je reviens à l’instant.

Et elle gravit de son pas naturel les quelques marches qui la séparaient de l’entresol. Parvenue là, je la vis entrer chez son père, tout droit, sans frapper, ce qui ne lui arrivait jamais. Nous étions, les huissiers et moi, immobiles devant le degré.

Combien de minutes s’écoulèrent ? Cinq, peut-être ; peut-être six ou sept. Pas davantage, à coup sûr. Et j’entendis un bruit net, sec, bref, que je ne pus définir.

Au même instant, Mlle Josine, blanche comme une hostie, mais très calme, ouvrait au large la porte du cabinet de son père, puis, formulait distinctement cette phrase, d’une voix où il y avait plus d’apaisement que de désespoir :

M. le docteur Veydt n’est plus ; il vient de se suicider.

Aussitôt, ce fut dans la maison un grand tumulte ; M. Préherbu avait envoyé un de ses clercs à la recherche d’un médecin ; un autre courait faire la déposition au commissariat de police.


Je m’étais enfuie au jardin ; j’étais sans pensée et presque sans souffle, en proie à une émotion qui me faisait claquer des dents, qui me mettait une sueur froide dans le dos. Je ne pleurais point : la mort de mon grand-père ne me causait pas, à proprement parler, de chagrin car je n’avais pour lui aucune affection véritable, je le connaissais si peu ! Mais c’est l’attitude de ma tante Josine, qui, en dépassant tout ce que j’aurais jamais pu imaginer, révolutionnait mes nerfs et mes sentiments. Qu’avait été, au juste, son rôle dans cette tragédie ? Appréciant cette femme à sa valeur, sachant l’étendue de son adoration pour M. Veydt, le culte dont elle entourait la personne et le caractère de celui-ci, je me doutais qu’elle avait dû souhaiter ardemment de le voir mort plutôt que déshonoré… Mais jusqu’où avait été son intervention pour l’accomplissement d’une telle fin ?

Je sentais là, de la part de la vieille demoiselle, une espèce d’héroïsme surhumain, mais je ne savais pas exactement si c’était de l’admiration ou bien une répugnance horrifiée que m’inspirait une fermeté si stoïque.

Comme l’après-midi s’avançait, elle vint vers moi ; j’étais inerte, dans un état de prostration d’où me fit sortir sa voix extraordinairement grave :

— Line, me dit-elle, votre grand-père n’est plus de ce monde ; priez pour lui.

Et, enfin attendrie, le cœur enfin touché à la place sensible, j’eus d’elle une pitié immense ; je me jetai à genoux dans le gazon, j’éclatai en sanglots et je m’écriai :

— Mon Dieu, pardonnez au pauvre pêcheur… exaucez-moi et recevez-le dans votre ciel, parmi les anges.


On me mena dans la chambre mortuaire, ce même cabinet où une bonne partie de l’existence équivoque du docteur s’était passée, où son suicide avait eu lieu et que la présence de son long corps roide, étendu sur un canapé drapé de linges blancs, faisait paraître plus étroit. Sur le revers du drap, sa main rigide tenait l’arme assassine, un revolver de fort calibre. Pour tenter un réveil de vie et d’intelligence dans ce crâne percé de six balles, on avait mis des sangsues sur les tempes du suicidé, sur la nuque, derrière les oreilles, et, pour cela, on avait coupé ses beaux cheveux ; la barbe aussi, cette barbe de prophète, pure, éblouissante comme une tombée de neige, avait disparu. On avait dû tailler à tort et à travers, d’une main brusque et hâtive, dans toute cette blancheur sacrée, car des mèches inégales s’échelonnaient vers le front, découvraient le menton, et celui qui dormait là son suprême sommeil n’avait plus rien du prestigieux vieillard pour qui le mot « vénérable » semblait avoir été inventé. C’était une fort misérable dépouille humaine, sans guère de noblesse en dépit de la grande sérénité de la Mort.

J’avais peine à reconnaître mon aïeul et je songeais que sa destinée eût été, sans doute, bien différente s’il eût été privé plus tôt ou s’il n’eût jamais été pourvu de l’artifice de ces cheveux magnifiques et de cette barbe imposante, aujourd’hui tombés sous des ciseaux profanes.

Mon implacable mémoire d’enfant venait de me rappeler un mot de Jacques Holstein affirmant que tous les avantages physiques du docteur Veydt se résumaient en l’abondance, la santé et la splendeur de son système pileux.

Et je baisai mon grand-père au front, en constatant que sa beauté même n’avait été qu’attitude, mascarade et fausse apparence.

Cependant, j’étais satisfaite que Jacques fût absent et de savoir qu’il ne verrait jamais le docteur ainsi que je venais de le voir : en aveu de sa personnalité véritable et tel, enfin, que la nature l’avait fait.